Reconquérir le langage


Colin Firth dans "Le Discours d'un roi", un film sur le discours politique.

La question de la vérité hante le débat politique en cette période électorale. La vérité est la première promesse des candidats, et le mensonge la première accusation. Cette invocation permanente renvoie un écho paradoxal : la parole politique est discréditée comme elle ne l’a sans doute jamais été.

La fragilisation de la parole politique est liée à des causes qui lui sont extérieures, et notamment au développement des nouvelles technologies : la présence permanente de l’image témoigne d’un pouvoir supérieur à celui des mots. Les réseaux sociaux sont venus disperser un langage politique autrefois rare et centralisé, le tirer parfois vers l’anecdote et le bavardage. Les nouvelles technologies, en donnant un accès instantané au savoir et à l’information, ont aussi permis le développement du fact-checking, qui vient sur les plateaux de télévision concurrencer en direct la parole de l’invité.

Mais ce discrédit est aussi dû à la parole politique elle-même, aux innombrables contradictions, à l’habitude des promesses non tenues, au dialogue de sourds qu’entretiennent partis et adversaires.

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Pouvoir des mots, pouvoir sur les mots

La parole politique entretient un rapport singulier avec la vérité. Elle a une dimension performative : les mots qu’emploie le responsable politique agissent. C’est une expérience banale, et pourtant mystérieuse, que celle du pouvoir des mots. Seuls les mots changent l’histoire. Ils peuvent agir dans une vie pour guérir, ou pour détruire. Ils peuvent créer des liens ou les distendre, fonder une unité ou isoler les individus. Dans l’ordre du pouvoir politique, les mots peuvent réunir un pays ou le dissoudre – et ce sont parfois les mêmes mots qui peuvent prendre des significations contradictoires.

Le responsable politique est d’abord responsable de la qualité du sens des mots qu’il emploie. Une promesse n’est pas susceptible d’être vraie ou fausse ; elle peut seulement être tenue, ou pas. Lorsqu’elle ne l’est pas, la première conséquence est l’érosion de la confiance que nous portons à la parole. C’est là la singularité de la parole politique.

Le scientifique ne fait que décrire ce dont il parle ; en ce sens, il ne saurait dévaluer les mots qu’il utilise. En revanche, la politique peut prescrire : elle conjugue au futur la correspondance de la parole et du réel. Cette correspondance dépend alors de l’exigence éthique du politique qui s’engage à rendre réel ce qu’il a dit.

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Connotation ou communication

Lorsque l’action politique manque à cette exigence, la parole politique se trouve largement dévaluée. Le premier symptôme de cette dévaluation, c’est que les mots, qui nous sont communs par essence – puisqu’ils servent à communiquer – sont utilisés pour leur connotation, et non pour leur signification. Pour le dire simplement, ils sont, particularisés, partagés entre les familles politiques. On ne se pose pas la question de savoir s’il est bon de parler du travail, on dit que c’est un mot de droite. Les communicants vendent aux candidats des listes de mots « connotés » pour leur électorat. En ce sens, ils ne cherchent pas à susciter une véritable communication, mais une identification. Le mot « égalité » est ainsi un clin d’oeil pour la gauche, le terme de « morale » pour la droite. Parler d' »immigration », c’est pencher vers l’extrême droite. Dire « lutte », ça parle à l’extrême gauche. Voilà comment on finit par ne plus rien se dire qui dépasse vraiment les clivages convenus ; on ne se parle plus.

Lorsque le langage est dévalué, l’activité politique devient profondément difficile. Bernanos, dans la période confuse de l’après-guerre, identifie les troubles que traverse le pays à l’absence d’une parole crédible : « Quiconque tenait une plume à ce moment-là s’est trouvé dans l’obligation de reconquérir sa propre langue, de la rejeter à la forge. Les mots les plus sûrs étaient pipés. Les plus grands étaient vides, claquaient dans la main. »

Ouvrir un journal, écouter un discours, suffit pour mesurer combien le commentaire politique s’est résigné aujourd’hui à cette perte de sens du langage politique. « Les mots même mentent. » Il nous reste à reconquérir notre langage. Là encore, l’engagement politique local, l’expérience des solidarités proches et concrètes, pourrait servir de point de départ.

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