Un an après

François-Xavier Bellamy

Il y a tout juste un an, le 28 août 2014, la publication des Déshérités m’a plongé dans une aventure inattendue. « Voilà comment, écrivait Rousseau à Malesherbes, je devins auteur presque malgré moi. » Poussé par quelques amis, et par la confiance d’un éditeur, à achever de rédiger cet humble essai sur l’école et la transmission, je n’imaginais pas un instant qu’il rencontrerait un tel écho. Ce petit ouvrage a suscité en particulier tant de demandes de conférences qu’il m’a littéralement jeté sur les routes : en un an, 177 rencontres m’ont conduit dans toute la France, de Lille à Lyon, de Metz à Bordeaux, de Nantes à Toulouse…

De cette année si intense, je voudrais garder quelques enseignements.

Le premier, c’est l’émerveillement profond qu’ont suscité en moi ces rencontres. Alors que nous constatons la pauvreté culturelle et intellectuelle qui fragilise notre pays, c’est une belle promesse d’avenir que de découvrir, partout en France, une soif nouvelle, une curiosité, un appétit de savoir, de comprendre et de réfléchir, et les engagements qu’ils entraînent. Émerveillement de rencontrer, partout en France, des associations culturelles vivantes et actives, des libraires qui se battent pour défendre le livre et la lecture, des étudiants qui font vivre sur leurs campus des débats souvent exigeants. Émerveillement de rencontrer, soir après soir, un public toujours nombreux, capable de rester deux ou trois heures plongé dans la philosophie, la littérature, la poésie, et d’en demander encore… Émerveillement de recevoir tant de courrier, de lecteurs si variés, tant de témoignages, d’encouragements, d’objections passionnantes parfois, et tant de bienveillance toujours.

J’ai eu la chance d’être le témoin d’une vitalité, d’une intelligence, d’une soif que le prisme médiatique reflète malheureusement trop peu ; et il m’est arrivé bien souvent de me dire que je ne méritais pas une telle chance.

Et cependant, pendant cette même année, le débat public sur l’éducation, aura apporté presque chaque jour des preuves supplémentaires de la crise de la transmission que notre pays traverse. Le « choc des incultures » nous a violemment rattrapés le 7 janvier dernier, et se rappelle à nous sans cesse à travers ces milliers de jeunes qui ont rempli par la violence le vide de l’héritage que nous avions laissé. Ce même vide que continuent de creuser, dans une persévérance inconsciente, les promoteurs de la réforme du collège et de la réforme des programmes – les mêmes qui organisent, depuis quarante ans, la déconstruction de toute transmission à l’école. Bien des lecteurs m’ont dit en souriant que l’intuition des Déshérités n’avait cessé d’être confirmée par l’actualité de ces derniers mois ; comme j’aurais préféré, hélas, que ce ne soit pas le cas !

La publication des Déshérités m’a installé dans une sorte de poste d’observation étonnant. Depuis un an, parents, collègues enseignants, chefs d’établissement ou même formateurs, vous êtes très nombreux à me raconter vos expériences de terrain. Je reçois ces jours-ci les récits de plusieurs jeunes profs qui entrent en formation à la veille de leur première rentrée ; et je peux donc attester que rien n’a changé… On expliquait hier à de jeunes collègues que demander le silence en classe, c’est « exercer contre les élèves, en stratégie descendante, une violence privative de parole » : comme vous le voyez, rien ne change ! Et pourtant tout change : car ces collègues qui m’écrivent, jeunes ou non, passionnés depuis toujours ou récemment reconvertis dans l’enseignement (et vous êtes nombreux dans ce cas…), ces parents et grands-parents, savent désormais ce qui les anime, l’immense désir de transmettre qu’ils ont au cœur. Ce désir, la crise actuelle nous a poussé à en prendre une claire conscience, et rien maintenant ne nous le fera perdre : ni les pesanteurs de l’institution, ni l’anachronisme des débats, ni le sectarisme encore tenace, ni l’ampleur immense du défi.

Tout au long de cette année, j’ai vécu ces rencontres comme autant de « signaux faibles » – ou plutôt de signes discrets mais forts. Le changement est en cours ; en fait, il a déjà eu lieu. De cette année passée, je garderai une seule image, qui suffit à le prouver : c’est le sourire immense de ces gamins des quartiers nord de Marseille pendant qu’ils me récitaient, enthousiastes, des pages de poésie française. Le cours Ozanam, qui les accueille, est le résultat de cette révolte devant la tragédie scolaire, et de ce désir de transmettre : créé et porté par une équipe de jeunes enseignants, il suscite, comme partout, la confiance des familles et la joie des enfants. Le changement a déjà eu lieu. Pendant que les désaffections s’enchaînent au sein du Conseil supérieur des programmes, les vocations se multiplient partout, que ce soit vers l’enseignement public ou ces nouvelles écoles qui ouvrent en banlieue, avec au fond un même projet : transmettre ce qu’il y a de meilleur dans la culture que nous avons reçue, « à tous ces enfants qui en sont les légitimes héritiers »…

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Il me reste à vous dire un immense merci pour votre bienveillance et vos encouragements : la seule chose qui compte, c’est que chacun puisse accompagner et enraciner cette prise de conscience, cette réconciliation avec notre culture qui est, je le crois profondément, la condition de notre avenir commun. J’espère que l’écho des Déshérités aura pu contribuer humblement à cette tâche. Après cette année si dense, je voudrais pour ma part retrouver le silence, le temps de lire et d’apprendre ; les seules rencontres seront donc pour l’essentiel celles des Soirées de la Philo, un beau projet qui se développe, encore au service de la transmission… Je vous en parlerai bientôt. En attendant, à tous ceux que j’ai pu rencontrer cette année, qui m’ont fait la confiance de me lire ou la joie de m’écrire, je voudrais redire encore ma profonde reconnaissance.

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