La France qu’on oublie

Texte paru dans le Figaro daté du 4 avril 2017.

 

Le 26 février, François Bayrou déclarait au cours d’une émission : « Il y a une culture française, et j’en suis le défenseur. » Le 2 avril, devant les caméras, volte-face : « La culture française n’existe pas. » Il aura suffi d’un mois, et d’un ralliement, pour ce nouveau reniement : avec de tels « défenseurs », la France a de quoi s’inquiéter…

Sur le fond, un tel déni de réalité laisse incrédule. Comment M. Bayrou, agrégé de lettres, peut-il choisir d’ignorer à ce point ce qui fait la France ? Un tel propos peut bien se donner une façade savante, il est pourtant démenti par les faits, et par tous ceux qui hors de France ne peuvent même pas comprendre un tel débat. Car le monde entier sait qu’il y a une culture française ; il n’y a que nous pour le nier ! Notre pays est toujours la première destination touristique au monde, et ce n’est pas grâce à Orly et au RER B. Si 83 millions de visiteurs étrangers sont venus l’an passé en France, en dépit de nos infrastructures vieillissantes, de l’insécurité et de la menace terroriste, c’est parce que la France est pour eux d’abord un patrimoine, une architecture, des œuvres d’art, un art de vivre – bref, une culture, qui vaut qu’on traverse la planète pour venir s’émerveiller. Il n’y a que M. Macron pour dire sans plaisanter : « L’art français, je ne l’ai jamais vu. » Ingratitude des héritiers qui refusent leur propre héritage…

Ce cas d’aveuglement volontaire ne doit pas prêter à sourire : il est le symptôme d’un déni très profond, dont les conséquences sont graves, qui se font sentir depuis plusieurs décennies déjà. Rien de nouveau en effet dans cette dépression française ; et M. Macron ne fait que rajeunir la voix qui porte le même discours démoralisant, un discours tellement vieux au fond qu’il ne voit plus d’avenir pour la France que dans son euthanasie. N’être plus qu’un hub où l’on entre et sort de façon indifférente, jusqu’à ce multiculturalisme dont le discours de Marseille a constitué une sorte d’éloge halluciné, en ne définissant plus les Français que comme une juxtaposition de communautés définies par leurs origines extérieures… C’est au nom de ce projet que M. Macron devait dire et répéter qu’il n’y a pas de culture française. Non pas parce que c’est vrai, mais parce qu’il le faut, au nom de l’accueil de l’autre, de la diversité sans différences, de la mondialisation heureuse – bref, au nom du progrès. Rien de nouveau finalement cet espoir apolitique d’une disparition des nations : En Marche est l’aboutissement de la fascination postmoderne pour l’universelle mobilité d’un monde sans frontières, et c’est tout logiquement que M. Macron nous demande nos voix pour diriger un pays dont il dit qu’il n’existe pas.

Mais ce déni de soi, pavé de bonnes intentions, est fondé sur un contresens tragique. Pour s’ouvrir vers l’extérieur encore faut-il avoir une intériorité ; pour accueillir encore faut-il demeurer, et pour partager avec l’autre avoir quelque chose à offrir. On ne peut que mettre en danger l’unité d’une société quand on en retire ce qui peut fonder le commun. Or la culture est le seul bien qui puisse être infiniment partagé sans que personne n’en soit lésé : et c’est cet héritage commun qu’une parole politique irresponsable condamne depuis trop longtemps. Le déni dont M. Macron se fait aujourd’hui l’avocat est déjà responsable de la crise éducative profonde que nous traversons : des millions de jeunes grandissent dans notre pays, auxquels nous n’avons pas transmis la maîtrise d’une langue, d’une histoire, d’une pensée – d’une culture par laquelle leur vie pouvait s’enraciner, devenir féconde et s’élargir aux dimensions de la cité. Comment s’intégrer à un pays dont on dit qu’il n’a pas de culture et pas d’identité ? Comment se reconnaître dans une histoire dont on affirme qu’elle n’a rien produit, sinon des crimes contre l’humanité ?

La culture ne peut pas diviser, au contraire : ce n’est qu’en elle que nous pourrons puiser des raisons d’aimer la France, sans  chauvinisme sectaire, mais pour partager largement son aventure singulière. Pourquoi sinon être français, et pourquoi le devenir, si la France n’existe pas ? Car la France est une culture. L’un des plus grands écrivains à l’avoir épousée, Milan Kundera, l’expliquait ainsi : « L’ambiance spirituelle de toute ma jeunesse tchèque fut marquée par une francophilie passionnée. » Et si cette passion résiste encore, dans le monde entier, même aux erreurs et aux fautes de notre pays dans l’histoire, c’est parce que « l’amour de la France ne résidait jamais dans une admiration des hommes d’Etat français, jamais dans une identification à la politique française ; il résidait exclusivement dans la passion pour la culture de la France : pour sa pensée, sa littérature et son art. » Kundera avertissait déjà : une mondialisation qui nie les cultures ne pourra qu’aboutir à l’effacement de la France, « et l’indifférence à la France deviendra francophobie. » Il est malheureux que des responsables politiques français n’entendent pas aujourd’hui cet avertissement. Pour l’avenir de notre pays, et du monde auquel notre héritage peut encore apporter des sources singulières de vie et d’inventivité, la culture française n’a pas droit au suicide. Voilà éclairé, par la tentation du déni, l’enjeu de cette élection. Toute culture est fragile, nous le savons, et celle que nous avons reçue l’est plus que jamais aujourd’hui – comme l’écrivait Kundera : « Une raison de plus d’aimer la France ; sans euphorie ; d’un amour angoissé, têtu, nostalgique. »

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