Archive d’étiquettes pour : santé

Grand débat avec Alain Finkielkraut

Débat avec Alain Finkielkraut pour Le Figaro Magazine. Propos recueillis par Alexandre Devecchio et Pierre-Alexis Michau

Vous partagez le même diagnostic concernant la crise de l’école et plus largement concernant la faillite de la transmission. Tous deux, vous tentez de réhabiliter la notion d’héritage en opposition notamment aux thèses de Pierre Bourdieu…

Alain Finkielkraut – Le livre de Bourdieu et Passeron Les Héritiers, publié en 1964, a eu un retentissement énorme, et une influence qui se fait encore sentir sur l’institution scolaire, à travers les réformes qui y sont menées sans trêve depuis bientôt cinquante ans. Le titre lui-même a porté un coup terrible aux idéaux républicains. La République avait imaginé de répondre à la cooptation bourgeoise par la sélection des meilleurs, fondée sur l’égalité des chances. Or, Bourdieu est venu dire que cette égalité des chances est en vérité un leurre, le faux-nez de la hiérarchie sociale. Il affirme, statistiques à l’appui, que cette opposition entre mérite et héritage est mensongère et qu’elle permet aux dominants de légitimer leur domination par le biais des inégalités scolaires. Selon lui, ce sont les mieux lotis, les bien-nés qui réussissent à l’école ; et ceux qui viennent des milieux les plus défavorisés sont conduits à penser qu’ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes de leur destin social, car ils n’obtiennent pas de bonnes notes.

Le mot de « sélection » est dès lors devenu absolument interdit :

Bourdieu, avec cette réflexion, a traumatisé l’institution scolaire. Celle-ci, pour répondre à sa critique, a voulu bannir le processus de sélection, au moins dans l’enseignement secondaire. Le mot de « sélection » est dès lors devenu absolument interdit. Mais comme on a abandonné toute sélection, on a fini par accueillir des élèves plus faibles dans des classes plus avancées, et on a donc dû réviser les exigences à la baisse afin de s’adapter à ces jeunes. Cela explique l’effondrement de l’École que l’on connaît depuis des années. Et parce qu’on a appliqué les thèses de Bourdieu, ce sont justement les élèves des milieux les plus aisés qui parviennent à s’en sortir, car ils ont les moyens de pallier la chute du niveau scolaire qu’il a provoquée, en allant dans le privé, dans des lycées d’excellence, ou en bénéficiant du soutien scolaire. Ce livre a donc déclenché une véritable catastrophe, et mis en place le processus même qu’il prétendait critiquer. Bourdieu semblait penser que les héritiers, les enfants de la bourgeoisie, n’avaient besoin de fournir aucun effort, qu’ils trouvaient leur diplôme dans le berceau, ce qui est complètement absurde. Quelle que soit notre famille, si on veut entrer à l’ENS ou à Polytechnique, il faut travailler jour et nuit.

Il ne s’agit donc plus, aujourd’hui, d’apprendre et de transmettre, mais de mettre en examen et de déconstruire :

Après Les Héritiers, les choses ont encore empiré, car on en est venu à remettre en question l’héritage lui-même. Au départ, on a dénoncé le monopole de la bourgeoisie sur le capital culturel mais, par la suite, on a questionné la valeur même de ce capital. Bourdieu et Passeron parlaient encore de la « bonne volonté culturelle » de la petite bourgeoisie. Par la suite, dans La Reproduction, Bourdieu désignait la culture générale sous le nom « d’arbitraire culturel ». Ainsi, le contenu de la culture transmise par la bourgeoisie n’a plus de valeur particulière, ce n’est qu’une culture parmi d’autres, qui s’impose parce qu’elle est dominante. Et puis ce mouvement s’est encore radicalisé avec le phénomène woke, et la mise en cause des DWEMS (les Dead White European Males), ces représentants d’une culture non seulement dominante, mais sexiste et raciste. Il ne s’agit donc plus, aujourd’hui, d’apprendre et de transmettre, mais de mettre en examen et de déconstruire. Le malheur de notre temps est précisément cette grande répudiation de l’héritage, par un présent arrogant, qui pense avoir trouvé la solution du problème humain dans la chasse à toutes les formes de discrimination.

François-Xavier Bellamy – Je partage absolument le diagnostic que vient de poser Alain Finkielkraut. En réalité, Pierre Bourdieu a produit l’école qu’il dénonçait : en disqualifiant l’héritage, il a fait des déshérités. Je l’ai vécu comme professeur dans le secondaire pendant une dizaine d’années : aujourd’hui, selon que l’on vient d’une famille favorisée ou d’une famille aux marges du « capital culturel », les chances de s’en sortir ne sont pas du tout les mêmes.

« Lorsqu’on est victime de l’injustice scolaire, on n’a même pas les mots pour dire, ni pour penser, la privation que l’on a vécue. »

Nous avons le système scolaire le plus inégalitaire de tous les pays de l’OCDE. Ce simple fait devrait tous nous empêcher de dormir, car c’est la plus grave des injustices. Lorsqu’on est victime d’une injustice économique, on peut s’en plaindre et demander réparation ; lorsqu’on est victime d’une injustice politique, on peut la contester publiquement ; mais lorsqu’on est victime de l’injustice scolaire, on n’a même pas les mots pour dire, et pour penser, la privation que l’on a vécue. Tant de jeunes Français sont aujourd’hui condamnés à cette relégation, qui détruit de l’intérieur le principe même de la vie civique.

 

 

Pourquoi avoir choisi de faire de la politique plutôt que de continuer à enseigner la philosophie ?

François-Xavier Bellamy – Je n’avais pas prévu de faire de la politique. Mais la vie m’a donné des occasions imprévues de m’engager, et j’ai accepté cette mission ; quand on s’inquiète d’un monde qui semble en train de se défaire, comment renoncer à une chance d’agir pour reconstruire ? En entrant dans le champ politique, j’espère prolonger mon travail de professeur d’une autre manière.

L’enseignement reste néanmoins essentiel ; et je voudrais dire toute ma reconnaissance envers mes collègues qui continuent d’enseigner, malgré le moment de délire dans lequel est plongée l’Éducation nationale, à force de déni de réalité. Le ministre Pap Ndiaye est actuellement en train de présenter son « pacte » aux enseignants, qui consiste à leur demander un travail supplémentaire incompréhensible, révélateur de l’artifice complet qu’est devenu le monde éducatif, où l’on parle de tout sauf d’enseigner. Ce « pacte » atteint un sommet de fiction tragique, ou comique, comme on voudra : il est désormais question de distribuer des « demi-pactes », ou des « pactes et demi », en fonction des choix que feront les professeurs. Tout cela n’a plus aucun sens ; et beaucoup de mes collègues sont piégés dans un douloureux sentiment d’absurde. La faillite de l’école est, à bien des égards, comparable à d’autres effondrements que nous connaissons aujourd’hui, par exemple celui de l’hôpital public. La seule différence, c’est qu’à l’école, on ne voit pas des gens mourir sur des brancards ; il est donc plus facile d’oublier la gravité de la crise qu’elle traverse. La question éducative semble toujours au dernier plan de nos préoccupations collectives. C’est dramatique, car c’est notre avenir qui se joue là.

Vous êtes tous les deux des Européens attachés à l’identité nationale. Mais l’UE est-elle aujourd’hui compatible avec la nation ?

François-Xavier Bellamy – Il ne s’agit pas de savoir s’il faudrait plus d’Europe ou plus de nation. Une union authentiquement européenne commencerait par reconnaître la singularité de son propre modèle de civilisation. L’Europe n’est pas une construction, un projet, une structure administrative ou institutionnelle, c’est une civilisation qui a commencé il y a plus de vingt-cinq siècles. Ainsi, nous sommes liés ensemble, pas seulement par une proximité géographique ou par des intérêts communs, mais d’abord par des principes que nous héritons de cette histoire millénaire. Et c’est cela qui pourrait donner son sens à l’union européenne. Mais parce qu’elle se refuse à penser cette histoire, l’Union européenne se tourne contre ses propres racines. La Commission, il y a un an, voulait interdire à ses fonctionnaires de souhaiter « joyeux Noël », pour être inclusive ; et en même temps, également au nom de l’inclusion, elle finançait une campagne de publicité affirmant que « La liberté est dans le hijab »… Cette commission mérite bien peu d’être appelée européenne.

« L’Europe n’est pas une construction, un projet, une structure administrative ou institutionnelle, c’est une civilisation qui a commencé il y a plus de vingt-cinq siècles. »

L’Europe ne peut être un grand tout uniformisateur ; nous ne serons jamais la Chine ou les États-Unis, qui sont chacun liés, par exemple, par une langue commune. Nos pays européens ont une civilisation en commun, mais chacun une culture propre. Ces singularités sont l’indice de la fécondité de notre civilisation, qui a partie liée avec la pluralité. Face à une mondialisation qui se réorganise, à des défis technologiques inédits, à la rivalité d’empires immenses en devenir, l’Europe doit être à la hauteur de sa mission historique. Fondée sur le triple héritage d’Athènes, de Rome et de Jérusalem, elle a quelque chose à dire au monde sur la raison et la liberté, sur le sens du bien commun, et sur la dignité infinie de la personne humaine.

 

 

Alain Finkielkraut – L’Union européenne s’est conçue, dès l’origine, non comme une civilisation, mais précisément comme une construction, ce qui pose des problèmes. Elle a voulu faire table rase du passé européen, du passé de guerre, de conflits nationaux exacerbés… Elle s’est donc voulue, d’entrée de jeu, post-nationale. Les bâtisseurs de l’Europe se sont pensés non comme des héritiers, mais exclusivement comme des innovateurs. Le modèle absolu de ce comportement était la culpabilité allemande. Les plus européistes des Européens sont des philosophes et sociologues allemands, tels que Jürgen Habermas qui entend substituer au patriotisme substantiel un patriotisme constitutionnel, c’est-à-dire l’amour exclusif des normes, des lois et des valeurs. On retrouve là encore le thème de la répudiation de l’héritage. Nous avons été jusqu’à envisager la candidature de la Turquie dans l’Union européenne. Pour croire que la Turquie fait partie de l’Europe, il faut que l’Europe elle-même ne fasse plus partie de l’Europe.

La convention citoyenne sur la fin de vie va rendre ses conclusions fin mars, et va sans doute ouvrir la porte à ce que certains appellent le droit de mourir dans la dignité, et d’autres, l’euthanasie. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Alain Finkielkraut – Je n’aime pas l’idée de « mourir dans la dignité ». Ceux qui choisissent de vivre jusqu’au bout, ne sont pas pour autant indignes. Mais je n’aime pas non plus qu’on adopte une position de principe au nom du serment d’Hippocrate ou du « Tu ne tueras point ». On peut prendre l’exemple d’une personne qui est au bout du bout de l’Alzheimer, de la démence sénile. Elle ne communique plus, ne parle presque plus, son visage est inexpressif, et un jour, en murmurant, elle demande à un proche de l’aider à partir. Que faire face à une demande pareille ? Pour moi, la morale n’est pas le souci de la morale, mais le souci d’autrui. Il ne faut pas se réfugier dans le cinquième commandement, mais prendre ce cas pour ce qu’il est, aider cette personne en lui accordant une mort miséricordieuse. La médecine peut tout réparer aujourd’hui, le corps est devenu un appareil, sauf le cerveau. Par conséquent, comme l’a écrit la neurologue Anne-Laure Boch, la médecine fabrique des handicapés, des nonagénaires vivants mais déments. Je crois qu’il faut se mettre à l’écoute de leurs demandes, c’est la conception que je me fais de la morale.

François-Xavier BellamyLa question de l’euthanasie ne peut appeler simplement des réponses de principe, qui feraient l’économie de la grande difficulté des situations vécues. L’essentiel me semble être de se demander, comme l’a fait Alain Finkielkraut, ce que nous devons répondre lorsque s’exprime auprès de nous, personnellement ou comme société, la demande de la mort. Il y a bien sûr ces fins de vie extrêmement difficiles – mais l’appel de la mort ne se limite pas à ces situations : en Belgique, l’euthanasie est possible pour les souffrances physiques comme psychologiques ; pourquoi la douleur de jeunes atteints de dépression ne serait-elle pas prise au sérieux ? Mais en réalité, quand quelqu’un demande à mourir, il y a deux manières de réagir : la première consiste à l’aider à partir. La deuxième consiste à se demander où nous avons échoué pour qu’elle en arrive là… Si un ami me demande de l’aider à en finir, je crois que mon devoir n’est pas de le tuer, mais de tout faire pour qu’il retrouve la vie. Quand la médecine accompagne vraiment ceux qui souffrent, la demande de la mort disparaît, parce que le vivant, par nature, ne veut pas mourir. Pour qu’il en arrive à vouloir mourir, il faut un immense échec de la société, qui a manqué d’entourer et de soigner comme il le faudrait.

« Quand la médecine accompagne vraiment ceux qui souffrent, la demande de la mort disparaît, parce que le vivant, par nature, ne veut pas mourir. »

C’est trop souvent le cas aujourd’hui, dans notre système de soins tellement fragilisé. Vingt-six départements en France n’ont aucun service de soins palliatifs ; si on apprenait qu’il y avait un seul département en France sans commissariat de police, il serait construit dans la semaine ! Comment accepte-t-on qu’il y ait autant de lieux où l’on meurt mal en France ? Ce n’est pas les mourants qu’on abandonne qui perdent leur dignité, mais la société qui préfère encore leur offrir de mourir au lieu de se donner les moyens d’accompagner, d’entourer, de soulager la vie, jusqu’au bout.

Pass sanitaire : une remise en cause profonde et inédite de notre modèle de société

François-Xavier Bellamy - pass sanitaire

Tribune publiée dans Le Figaro du 15 juillet 2021 avec Loïc Hervé, sénateur de la Haute-Savoie et vice-président du parti Les Centristes. Photo : François BOUCHON/Le Figaro

Les libertés fondamentales, l’égalité des droits, l’amitié civique, ne sont pas des privilèges pour temps calmes : c’est un héritage qui nous oblige.

Depuis l’apparition du coronavirus, nous sommes passés par bien des expériences inédites, et nous avons vu vaciller, de confinements en couvre-feu, la rassurante et illusoire évidence de nos libertés publiques. Mais il ne faut pas se méprendre : la vraie rupture historique pour notre modèle de société date de lundi dernier, avec les mesures annoncées par le président de la République. Si nous nous sommes opposés, il y a plusieurs mois déjà, à la création du « pass sanitaire » par le Parlement européen et le Parlement français, c’est parce que nous refusons absolument le monde qui se dessine sous nos yeux.

S’opposer au pass sanitaire n’est pas être « anti-vaccin ».

Une précision d’abord, dans la confusion et les caricatures du moment : s’opposer au pass sanitaire n’est pas être « anti-vaccin ». La vaccination est un progrès scientifique prodigieux, et l’une des plus belles pages de l’histoire de notre pays est sans doute d’y avoir largement contribué à travers l’œuvre de Pasteur. Mais comment comprendre que cette tradition scientifique aboutisse à la déraison que nous constatons aujourd’hui ? Avec dix-huit mois de recul, nous connaissons désormais le coronavirus : nous savons chez quels sujets il provoque des formes graves, et lesquels il laisse indemne. 93% des victimes du coronavirus en France avaient plus de 65 ans ; 65% avaient un facteur de comorbidité. En-dessous de 40 ans, sans facteur de comorbidité, le risque de mourir du coronavirus est quasi inexistant. Pourquoi alors ne pas adopter la même stratégie de vaccination que celle qui a lieu chaque année face à la grippe saisonnière ? Rappelons que, sans susciter aucune opposition, plus de 10 millions de vaccins ont été administrés l’an dernier contre cette épidémie, majoritairement pour les personnes vulnérables, âgées ou présentant une fragilité particulière. Le nombre de morts est ainsi contenu chaque année, sans qu’il soit jamais question de vacciner toute la population tous les ans au motif qu’il faudrait éviter la circulation du virus. On ne traite pas les plus jeunes d’irresponsables égoïstes parce qu’ils ne se font pas vacciner contre la grippe ! Ce débat doit être mené sans simplisme et sans leçons de morale : oui, on peut être favorable aux vaccins, y compris à une campagne très large pour vacciner les personnes vulnérables face à cette épidémie, et affirmer que la stratégie de masse actuellement choisie semble hors de toute mesure : pourquoi faudrait-il vacciner un adolescent, qui ne risque absolument rien du coronavirus, au motif qu’il faut protéger les personnes âgées, si celles-ci sont vaccinées ? C’est faire complètement l’impasse sur le nécessaire arbitrage entre bénéfice et risque, y compris du point de vue collectif.

Mais là n’est même pas le problème essentiel, en un sens. Ce que nous n’accepterons jamais, c’est la transformation de nos vies quotidiennes, de nos relations humaines, de notre modèle de société, qui s’accomplira de manière certaine et probablement irréversible par la mise en œuvre du « pass sanitaire ». Pour la première fois dans notre histoire, il faudra présenter un document de santé pour effectuer les actes les plus simples du quotidien – prendre un train, entrer dans un magasin, aller au théâtre… L’accès à un espace public sera différencié selon vos données de santé. Comment une telle révolution peut-elle s’opérer avec une justification si faible , sans débats approfondis, en caricaturant tous ceux qui osent s’en inquiéter ? Rappelons pourtant combien ces contraintes inédites paraissaient inimaginables il y a encore quelques mois : lorsque certains s’inquiétaient que le vaccin puisse devenir le critère d’une existence à deux vitesses, on les traitait de complotistes. Lorsque le pass sanitaire a été créé, le gouvernement jurait que jamais, jamais il ne conditionnerait l’accès à des actes quotidiens – seulement à des événements exceptionnels réunissant des milliers de personnes. C’est d’ailleurs à cette condition explicite qu’un tel dispositif avait été accepté par les autorités administratives compétentes pour la protection des libertés ou des données privées. Le fait que l’État méprise à ce point la parole donnée, sur des sujets aussi graves et en un temps aussi court, a de quoi inquiéter n’importe quel Français sur l’avenir de la liberté.

Le fait que l’État méprise à ce point la parole donnée, sur des sujets aussi graves et en un temps aussi court, a de quoi inquiéter n’importe quel Français sur l’avenir de la liberté.

Car c’est bien tout notre modèle de société qui est aujourd’hui menacé. Si le gouvernement a la certitude que la vaccination générale est absolument indispensable, alors il devrait en tirer toutes les conséquences, et la rendre obligatoire. Nous ne pensons pas cela ; mais ce serait au moins, du point de vue démocratique, une décision plus loyale que l’hypocrisie de cette contrainte déguisée. Ce serait surtout éviter de basculer dans ce nouveau monde où l’État contraindra chaque citoyen à contrôler son prochain pour savoir s’il faut l’exclure. Le serveur d’un bistrot sera sommé de vérifier la vaccination et la pièce d’identité d’un client pour pouvoir servir un café ; les mariés devront demander un QR code à leurs invités avant de les laisser entrer ; le patron licenciera un employé s’il n’a pas de pass sanitaire. Et la police viendra sanctionner ceux qui n’auront pas participé efficacement à ce contrôle permanent. Qui peut prétendre qu’un tel dispositif permet de « retrouver la liberté » ? Ne pensez pas que, parce que vous êtes vacciné, vous aurez « une vie normale » : quand on doit présenter dix fois par jour son carnet de santé et sa carte d’identité, pour acheter une baguette ou faire du sport, on n’a pas retrouvé la liberté. Quand chacun doit devenir le surveillant de tous les autres, on n’a pas « une vie normale ».

Quand chacun doit devenir le surveillant de tous les autres, on n’a pas « une vie normale »

On nous dira qu’il faut choisir entre le pass sanitaire et le confinement généralisé : ce chantage est absurde. Dès lors que les plus vulnérables sont vaccinés, il n’y a aucune raison de revenir au confinement, aucune raison en particulier de fermer les amphis et d’enfermer les adolescents. Nous n’avons pas à choisir entre deux manières inutiles d’abandonner la liberté. Ce combat n’est pas individualiste, au contraire : c’est se sentir vraiment responsables d’un bien commun essentiel que de défendre cette liberté aujourd’hui gravement menacée. Il y a là un défi de civilisation : face aux modèles autoritaires qui triomphent ailleurs dans le monde, l’Europe et la France doivent montrer qu’une action publique efficace, même en temps de crise, n’impliquera jamais d’abandonner nos principes. Les libertés fondamentales, l’égalité des droits, l’amitié civique, ne sont pas des privilèges pour temps calmes : c’est un héritage qui nous oblige.


bellamy pass sanitaire

Euthanasie : nous voilà de nouveau devant un point de bifurcation essentiel.

Texte initialement publié sur le site Valeurs Actuelles.

Alors que la France entière apprenait cette semaine les dernières mesures sanitaires, que tous les esprits sont préoccupés par une pandémie et la détresse sociale immense causée par les confinements successifs, et pendant que des milliers de soignants livrent une longue et difficile bataille pour la vie, c’est donc le moment que des députés ont choisi pour faire avancer le droit de mourir plus vite. Pardon, de mourir “digne”, de mourir mieux. D’être “aidé à mourir”. Le droit d’être tué.

Le mot paraîtra peut-être dur ; j’en suis désolé, mais quel autre terme employer ? La loi Leonetti, adoptée en 2005, avait dessiné un chemin clair et largement partagé pour que toute vie finissante puisse être accompagnée, soignée, soulagée. Cette loi avait été adoptée à l’unanimité, preuve que nous sommes capables d’être unis même sur des sujets si sensibles. Mais c’était une autre époque, celle où le législateur prenait le temps de la concertation, de l’écoute, et d’une sensibilité accrue quand l’humain était en jeu. Où l’on ne s’attaquait pas les yeux fermés à des équilibres bioéthiques essentiels dans le seul but d’imposer un agenda idéologique, fût-ce au milieu d’une crise majeure…

C’est donc avec un mélange d’obsession et d’improvisation que quelques députés ont décidé de défaire l’équilibre de cette loi Leonetti, déjà modifiée en 2016, et dont les élus de tous bords regrettent pourtant que la France ne l’ait pas encore pleinement mise en œuvre. Les textes d’accompagnement qui en étaient issus ont été publiés seulement en 2018 pour l’hôpital, en 2019 pour les autres lieux de soin… Moins de trois ans plus tard, alors que, en matière de soins palliatifs en particulier, tout manque encore pour que les soignants et les patients bénéficient pleinement de ce dispositif, l’urgence serait d’effacer d’un trait de plume tout le travail qui avait mené à ce texte d’absolu consensus ? Personne ne peut soutenir sérieusement cette accélération absurde…

De fait, comme le dit Jean Leonetti lui-même, avec le texte proposé à l’Assemblée, il ne s’agit pas seulement d’aller plus vite, ou d’aller plus loin ; mais d’aller ailleurs… La dernière loi créait les conditions pour accompagner les souffrants dans les derniers moments de la vie. Elle refusait qu’on retire la vie. Celle qu’on nous propose aujourd’hui permettra de demain donner la mort. Elle ne supprimerait pas seulement l’équilibre trouvé il y a quinze ans, mais une ligne de conduite millénaire, celle que Thomas Mesnier, député LREM et médecin de profession, rappelait en citant en séance le serment d’Hippocrate qu’il avait un jour prêté : “Je ne provoquerai jamais la mort délibérément”.

Jamais. L’histoire nous a assez appris, quand la vie humaine est en jeu, la nécessité de tracer des lignes rouges infranchissables. Bien sûr, les progrès extraordinaires de la science et de la médecine, qui ont permis de faire durer la vie malgré la vieillesse et la maladie, ont créé aussi, de ce fait, des situations inédites d’incertitude éthique. Où s’arrêtent les soins nécessaires, où commence l’acharnement inutile ? A quel moment chercher à maintenir en vie un corps à l’agonie peut-il devenir une violence ? Comment laisser partir quelqu’un sans pourtant l’abandonner ? C’est à ces questions difficiles que la loi Leonetti répondait, en intégrant la nécessité d’accompagner la fin de la vie, sans résister aveuglément à la mort – mais sans jamais la provoquer. Jamais. Car rien ne peut justifier qu’un médecin supprime délibérément la vie qui est entre ses mains.

Rien, et même pas qu’un patient le demande. L’instinct de survie est si intense chez l’être humain, comme dans toute vie organique, que l’appel de la mort devrait être regardé comme le symptôme d’un drame absolu – c’est alors à ce drame qu’il faut remédier. C’est là, de toute évidence, que se trouve notre responsabilité collective… Si la vie devient invivable – alors que nous n’avons jamais disposé d’un savoir aussi étendu et de moyens aussi avancés pour soulager la souffrance et entourer les souffrants, c’est que nous avons manqué à cette responsabilité. Si un jour un ami se sent si désespéré qu’il me demande de le tuer, je ne lui prouverai pas ma solidarité en m’exécutant – en l’exécutant. Ce serait montrer, en réalité, une indifférence inhumaine… « La vie est bonne par-dessus tout, écrivait le philosophe Alain, car exister est tout, et ne pas exister n’est rien ». Qu’un vivant puisse souffrir au point de vouloir mourir, cela ne peut que constituer pour ceux qui l’entourent une alerte absolue, le signe qu’il ne faut reculer devant aucun effort pour qu’il retrouve le goût de la vie. Et c’est une exigence politique : le plus grand amour des proches ne peut suffire, si eux-mêmes se sentent démunis. Il faut donc non seulement aider les souffrants, mais aider les aidants, soutenir les soignants, et ne jamais mesurer notre engagement collectif pour cela. Ce serait le prétexte au moindre effort, à la moindre réponse publique, et à la moindre humanité, que d’offrir à celui qui souffre le droit d’être tué – ou même, comme cette proposition de loi le prévoit, de permettre à un proche de demander la mort pour celui qu’il accompagne.

Ce serait le prétexte au moindre effort, à la moindre réponse publique, et à la moindre humanité, que d’offrir à celui qui souffre le droit d’être tué – ou même, comme cette proposition de loi le prévoit, de permettre à un proche de demander la mort pour celui qu’il accompagne.

En imaginant une réponse si glaçante, n’est-ce pas surtout nous qui préférons détourner le regard ? « Nous n’avons pas toujours assez de force pour supporter les maux d’autrui », écrivait encore Alain. Il n’a jamais été simple de recevoir l’image de notre fragilité que nous renvoient les malades, les mourants ; mais nous n’avons pas le droit pour autant de faire sentir à qui que ce soit que sa vie est intolérable. Ceux qui défendent le droit à mourir « dans la dignité » affirment par là que la souffrance, l’épreuve, la dépendance, peuvent rendre une personne indigne de vivre. Mais c’est notre regard qui crée cette indignité… Le regard d’une société où seules comptent la performance, et l’apparence. Une société dont il vaut mieux disparaître plutôt que de paraître diminué. Voilà le vrai problème, au fond. Qu’on puisse imaginer qu’il faut « mourir dans la dignité » plutôt que de vivre « indigne » : cela seul devrait nous indigner sur l’inhumanité d’un monde où il n’est pas clairement reconnu que toute vie vaut d’être vécue, dans chacun de ses moments – et ceux qui précèdent la fin ne sont pas pas les moins importants.

Nous voilà de nouveau devant un point de bifurcation essentiel. Saurons-nous tout faire pour que la vie soit vivable, même dans l’épreuve, et jusqu’à ses derniers instants ? Ou préférerons-nous donner aux malades, aux vieux, aux tremblants, aux assistés, aux infirmes, aux déprimés, le droit d’être tués ? « Il était méprisé, abandonné de tous, homme de douleurs, familier de la souffrance, et nous l’avons méprisé, compté pour rien » : la foi qui a fondé la civilisation européenne rappelle, avec la fête de Pâques, que dans la plus extrême faiblesse se cache la plus absolue dignité. Espérons aujourd’hui que, par-delà toutes nos différences, « celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas » soient capables, une nouvelle fois, de redire ensemble qu’ils croient en l’homme et en la valeur infinie de toute vie.

Autonomie stratégique et Covid-19 : entretien au JDD

François-Xavier Bellamy au Parlement européen
Entretien avec François-Xavier Bellamy sur les questions d’autonomie stratégique dans la gestion de la crise du coronavirus, initialement paru sur le site du Journal du Dimanche, disponible à ce lien. Propos reccueillis par Christine Ollivier.

Il faut que la puissance publique puisse investir sur des chaînes de valeur industrielles stratégiques, pour regagner notre autonomie dans des secteur essentiels comme la défense, l’alimentation ou la santé.

Comment jugez-vous la gestion de la crise du coronavirus par l’exécutif ?

Cette gestion assez erratique est d’abord marquée par la contrainte que représente la pénurie des moyens les plus essentiels. Le gouvernement tente bien sûr de répondre sur tous les fronts, sanitaire comme économique, mais aucun artifice de communication ne peut cacher cette pénurie. Où sont les masques ? Les tests de dépistage ? Les équipements qui permettraient de protéger ceux qui travaillent, de diagnostiquer les malades ?

Comment expliquer ces pénuries ?

Nous avons renoncé ces dernières années à nous prémunir face au risque de crise. La France s’est laissée endormir, comme d’autres pays occidentaux, par le sentiment d’une sécurité illusoire. Le fait d’avoir cessé ces dernières années d’organiser un stock stratégique de masques en est un exemple. La situation actuelle est aussi le résultat d’un renoncement du politique à imposer une stratégie, et de sa dissolution dans l’économie mondialisée.

Aujourd’hui, nous n’avons pas de respirateurs parce que nous n’en produisons presque pas. Nous avons confié à la Chine le soin de produire nos masques. On imagine ce que donnerait notre dépendance actuelle en cas de guerre… En 30 ans, nous sommes passés de 20% à 80% de principes actifs de nos médicaments importés en-dehors de l’Europe : le résultat d’une politique de santé qui s’est résumée à faire pression à la baisse sur le prix des médicaments. Nous avons préféré des économies de courte vue à notre autonomie industrielle. Nous en payons le prix fort.

Est-ce un phénomène français ou européen ?

C’est à la fois français et européen. Il y a longtemps qu’il n’y a plus de politique industrielle en France. Si l’Allemagne est capable de réaliser des tests de dépistage à grande échelle, c’est parce qu’elle a conservé, elle, une capacité industrielle.

Mais nous vivons aussi l’échec d’une Europe qui s’est surtout préoccupée de sa politique de la concurrence, et de l’ouverture des marchés. En exposant nos entreprises à des compétiteurs étrangers moins-disant sur le plan social, environnemental et réglementaire, en privilégiant exclusivement le consommateur, nous avons fragilisé notre économie. Cette erreur dramatique nous laisse démunis aujourd’hui. Nous ne produisons plus ce dont nous avons besoin.

Que faudrait-il changer ?

Cette crise doit être l’occasion d’une prise de conscience, à laquelle nous appelons depuis la campagne européenne. Nos gouvernants doivent réaliser que nous sommes dans une impasse. La politique européenne ne peut plus se contenter de fixer des normes, elle doit permettre de définir des stratégies. Notre priorité doit être de redonner des règles à la mondialisation, de réapprendre à produire ce que nous consommons.

Et au plan national, il est temps de réagir : après avoir constaté l’incapacité de l’Etat à garantir la sécurité, à assurer l’éducation, nous voyons désormais son échec sur le front de la santé. Il est stupéfiant de réaliser que la 7ème puissance économique mondiale, dont les dépenses publiques représentent 56% du PIB, n’est même pas capable de donner des masques à ses infirmières. Nos hôpitaux doivent désormais être secourus par des entreprises privées ou des acteurs étrangers…

Faut-il donc plus d’Etat ?

Le dérapage des finances publiques n’a pas été synonyme d’une meilleure protection pour les Français, on le vérifie aujourd’hui. Il a permis aux gouvernements de s’acheter un répit électoral à court terme, au lieu de préparer les stratégies nécessaires à l’échelle d’une génération. L’Etat doit simplement retrouver ses missions fondamentales.

Emmanuel Macron a annoncé un plan d’investissement massif pour l’hôpital. A-t-il raison ?

On peut regretter qu’il ait fallu cette crise pour que soient enfin entendus les personnels hospitaliers, qui depuis un an continuent de travailler tout en faisant grève pour dénoncer l’état du système de santé. Il faut éviter toute arrogance quand on est à la tête d’un Etat qui envoie au front ses soignants avec si peu de protection et tant d’impréparation. Réinvestir dans l’hôpital est simplement nécessaire. Et ce n’est pas antinomique avec la nécessité de rompre avec les excès de la dépense publique : notre pays est à la fois suradministré et incapable de faire face à ses missions sur le terrain. S’il faut réformer la dépense publique, c’est bien pour pouvoir investir de nouveau dans ces missions fondamentales.

Faut-il remettre en cause la mondialisation ?

Il faut redéfinir un équilibre. Nous devons cesser d’organiser nous-mêmes la concurrence déloyale à laquelle nous exposons nos entreprises. Ceux qui veulent importer sur le marché européen doivent respecter les mêmes règles que ceux qui y produisent. Et par ailleurs, il faut que la puissance publique puisse investir sur des chaînes de valeur industrielles stratégiques, pour regagner notre autonomie dans des secteur essentiels comme la défense, l’alimentation ou la santé.

L’Europe a-t-elle été à la hauteur de la crise et suffisamment solidaire ?

Non, clairement. Il est difficile d’être solidaires quand nous subissons tous une pénurie de biens vitaux pour faire face à la crise sanitaire. On voit resurgir les égoïsmes, parfois de manière brutale. J’ai dénoncé la confiscation en République tchèque de masques et de respirateurs destinés à l’Italie. Que des pays européens se disputent les biens de première nécessité envoyés par la Chine, c’est un spectacle qui devrait tous nous réveiller!

Des plaintes ont été déposées contre l’exécutif pour sa gestion de la crise. Y aura-t-il des responsabilités à chercher après la crise ?

Ce n’est vraiment pas l’urgence du moment. Nous devons pouvoir continuer à poser toutes les questions nécessaires pour la sécurité des Français, y compris quand elles suscitent de vrais débats, sans manquer à l’unité qu’exige ce moment. L’unité ne veut pas dire le silence imposé, mais elle suppose de ne pas se projeter dans une chasse aux coupables qui n’apporterait rien. Demain, il sera nécessaire de comprendre et de tirer les enseignements de cette crise, mais nous ne gagnerions rien à sombrer dans une division inutile.

 

Le choix à faire

Avant d’y revenir de façon plus approfondie dans Demeure, je republie ici à l’occasion de la décision du CCNE cet article paru dans Le Figaro il y a un an, le 16 septembre 2017, après l’annonce par Marlène Schiappa de « l’extension de la PMA ». 

 

Alors nous y voilà rendus, à cette frontière si longtemps rêvée, si longtemps imaginée, à cette frontière tant redoutée aussi. À la plus essentielle de toutes les frontières. Celle que les légendes de l’humanité ont tenté de décrire pendant des millénaires, celle qui a hanté les nuits des alchimistes, celle dont tant de héros et de puissants dans l’histoire ont recherché avidement la trace… La véritable Finis Terrae, le seuil du monde humain connu. Nous voilà prêts à passer la ligne. Et finalement ce n’est pas si impressionnant que cela. Et c’est peut-être ce qui est le plus inquiétant, au fond.

Il n’y a qu’un pas à faire, et nous allons le faire presque sans y penser. Juste un pas de plus, comme n’importe quel pas. Sans voir la ligne sous nos pieds.

On nous en avait pourtant parlé, de cette fameuse frontière dont les progrès de la science ne cessent de nous rapprocher. Le transhumanisme. L’homme augmenté. Nous avons eu le temps de l’imaginer, ce nouveau monde incroyable, qui devenait peu à peu attirant ou vaguement terrifiant à mesure qu’il semblait devenir possible.

Monde où la médecine ne servirait plus à réparer les corps, mais à les mettre au service de nos rêves. Monde où le donné naturel ne serait plus une limite, ni un modèle – où l’individu enfin émancipé des frontières ordinaires du vivant pourrait modeler sa vie, et celle des autres, à la mesure de son désir. Nous avons eu le temps de l’imaginer, ce monde de science-fiction.

Eh bien, nous y voilà. Et finalement c’est tout simple, de passer la frontière. Je ne pensais pas que cela paraîtrait si simple, et que cet événement inouï passerait presque inaperçu. Je suis sur le quai de la gare, ce matin. C’est une journée parfaitement banale. Les gens autour de moi semblent plongés dans leurs préoccupations quotidiennes. Et pourtant, nous sommes sur le point de changer de monde.

Je lis et relis cette notification sur mon portable. Entre les manifestations du jour et les résultats d’un match, cette information en apparence anodine: Marlène Schiappa annonce que la PMA sera bientôt ouverte aux couples de femmes et aux célibataires, « une mesure de justice sociale ». « Évidemment », a-t-elle dit. Évidemment.

Comment n’y avais-je pas pensé. Comment avons-nous pu croire que le transhumain allait débarquer tout de suite avec son cerveau augmenté, son cœur rechargeable, ses yeux bioniques… Nous étions tellement naïfs.

Finalement, c’est à cela que devait ressembler l’entrée dans le nouveau monde : à Marlène Schiappa chez Jean-Jacques Bourdin, évoquant, sans même en mesurer l’importance, la mutation inouïe – cette révolution probablement plus importante que tout autre événement dans l’histoire de l’humanité: désormais, lorsque notre pouvoir technique se saisira de nos corps, ce sera pour nier ce qu’ils sont, et non pour les réparer.

La nature n’existe plus. S’ouvre le règne du désir.

Une annonce de Marlène Schiappa, ça n’a pas l’air si décisif, bien sûr. Vous devez penser que je délire. Encore un rétrograde angoissé, et ses « passions tristes ». Je connais déjà par cœur les refrains qu’entonneront les partisans du progrès dans leur bonne conscience innocente, incapables sans doute de comprendre (c’est la meilleure excuse qu’on puisse leur trouver) quels intérêts gigantesques ils servent par leur naïveté enthousiaste.

Quoi, diront-ils, la société évolue, faut-il rester immobile ? Pourquoi refuser à des personnes qui désirent avoir un enfant le secours de la science ? Et surtout, au nom de quoi refuser à des femmes ce qui est accordé à des couples hétérosexuels? C’est une mesure de « justice sociale », a dit Marlène Schiappa. Si vous y résistez, ce ne peut être que par homophobie, par lesbophobie, par machisme même.

Comment s’opposer au fait que la PMA, qui existe déjà, puisse être ouverte à toutes les femmes ? Mais là réside le sophisme qui dissimule la frontière que nous sommes sur le point de franchir.

Mensonge en effet, puisqu’il faut bien l’annoncer: en fait, la procréation médicalement assistée ne sera jamais ouverte aux couples de femmes, ni aux célibataires. Parce que ce n’est pas possible.

Comme son nom l’indique, la PMA est un acte médical. Un acte qui pose des questions éthiques en lui-même, mais qui est dans son essence un acte thérapeutique, en ce sens qu’il vise à remédier à une pathologie. Le geste médical est un geste technique qui se donne pour objectif la santé: l’état d’un corps qu’aucune anomalie ne fait souffrir. Il met les artifices parfois prodigieux dont l’homme est capable au service de l’équilibre naturel du vivant. C’est quand la santé est atteinte, suite à un accident ou à une maladie, que la médecine intervient pour tenter de rétablir le cours régulier de la nature.

La procréation médicalement assistée est donc le geste thérapeutique par lequel un couple qui se trouve infertile pour une raison accidentelle ou pathologique, peut recouvrer la fécondité qu’un trouble de santé affectait.

Ce dont parle Marlène Schiappa, c’est en fait tout autre chose : en apparence, le même geste pratique ; en réalité, le contraire d’une thérapeutique. Ce n’est plus un acte médical : c’est une prestation technique. La différence est aussi grande, qu’entre greffer un bras à une personne amputée, et greffer un troisième bras sur un corps sain.

Les femmes auxquelles s’adresse Marlène Schiappa n’auront pas recours à une procréation médicalement assistée, pour une raison assez simple: ce n’est pas un problème de santé. Que pourrait guérir la médecine ? Quand notre désir n’implique pas que soit corrigé un échec aux lois de la biologie, mais qu’on organise cet échec, il s’agit d’un acte absolument nouveau – d’une procréation artificiellement suscitée.

Il n’est plus question de rétablir la nature, mais de s’en arracher. Le but n’est plus que nos corps soient réparés, mais qu’ils soient vaincus. Et que soit enfin brisée cette impuissance douloureuse de leur condition sexuée, qui nous faisant hommes ou femmes, interdit à chacun d’entre nous de pouvoir prétendre être tout, et de se suffire pour engendrer.

Pour la première fois dans l’histoire, la science médicale est détournée du principe qui la règle depuis ses commencements – préserver ou reconstituer la santé, pour être mise au service exclusif du désir. Et nous ne parlons pas ici de chirurgie esthétique ; il s’agit de créer des vies. Jamais un corps humain n’a été fécond sans contact avec l’altérité biologique.

Si nous décidons aujourd’hui d’autoriser un geste technique qui renie notre condition de vivants, nous faisons le premier pas d’une longue série. Nous choisissons la toute-puissance du désir contre l’équilibre naturel. Nous décidons de nous rêver plutôt que de nous recevoir.

C’est cette logique qui nous conduira de proche en proche jusqu’au monde de science-fiction que l’état de nos savoirs met presque à notre portée, ce monde où l’invasion de la technique dans nos corps libérera une surenchère inédite dans la consommation et la compétition vitale. Inutile de tenter de dissocier chacune des étapes qui suivront. «Une fois passée la borne, écrivait Pascal, il n’y a plus de bornes. »

Pour la première fois dans l’histoire, la science médicale est détournée du principe qui la règle depuis ses commencements – préserver ou reconstituer la santé, pour être mise au service exclusif du désir. Et nous ne parlons pas ici de chirurgie esthétique ; il s’agit de créer des vies. Jamais un corps humain n’a été fécond sans contact avec l’altérité biologique.

Nous ne voyons pas la frontière, et pourtant elle est là. Nous assistons sans le savoir à l’acte de naissance du transhumain. Ce que Marlène Schiappa vient de nous annoncer, ce n’est rien de moins que le passage de la grande frontière. L’histoire se joue avec les circonstances qu’elle se trouve, et qu’elle dépasse souvent, c’est vrai…

Mais nous, alors, serons-nous à la hauteur ? Depuis la nuit des temps, les civilisations humaines ont pressenti le débat qui s’engage aujourd’hui, sans oser imaginer qu’il puisse se réaliser de façon si concrète. Voici Prométhée déchaîné. Nous voilà obligés chacun à un choix lucide, en conscience. Il ne s’agit pas de gauche ou de droite, de croyants ou d’athées, d’homos ou d’hétéros. Une seule question compte : quelle humanité voulons-nous ?

C’est là sans doute la question politique majeure qui attend notre génération. Oh bien sûr, on nous explique déjà que l’avenir est écrit d’avance, que ce pas en avant est inévitable. « Hypocrisie, dira-t-on : vous savez que cette pratique est légale à l’étranger ; voulez-vous seulement obliger des femmes à quitter la France pour obtenir ce qu’elles espèrent ?» – comme si nous n’avions pas le choix, comme si nous ne pouvions plus fixer des règles puisque l’argent permet de tout contourner.

Au fond, ceux qui voudraient franchir toutes les limites veulent dissoudre en même temps la nature et la politique, puisque dans ces deux ordres il se trouve des lois qui gênent encore le règne infini du désir. Si notre droit doit s’adapter aux évolutions de la société – comme si toute « évolution de la société » était spontanée, constatable et juste – autant dissoudre tout de suite la politique et laisser les choses se faire.

Bref, il faudrait donc abdiquer et reconnaître que nous n’avons déjà plus le choix. La PMA se fera, « évidemment » ; et toutes les autres lignes seront franchies, tôt ou tard. A quoi sert donc le débat ? Dans l’esprit du progressisme, la démocratie n’existe plus, puisque la seule position valable consiste à consentir à ce qui sera.

Mais il reste encore assez d’hommes et de femmes pour savoir que leurs pauvres corps, limités, vulnérables, mortels, sont une merveille à recevoir, à aimer et à transmettre.

Qu’il vaut la peine de croire encore à la sagesse d’une fécondité qui suppose l’altérité, même dans ce que ce mystère comporte parfois de douleur et de silences dans l’itinéraire de nos vies.

Qu’il serait fou d’imaginer que nous serons plus heureux en poursuivant, comme un mirage destructeur, la surenchère infinie de nos désirs, qu’aucune transgression nouvelle ne suffira à satisfaire.

Et il reste encore, j’en suis sûr, assez d’hommes et de femmes pour continuer de croire en la politique, quand elle tente d’améliorer l’état du monde plutôt que d’abdiquer notre responsabilité, et quand elle consiste à prononcer librement les oui et les non collectifs qui nous protègent de la folie où tombe une société sans limites.

Dans l’esprit du progressisme, la démocratie n’existe plus, puisque la seule position valable consiste à consentir à ce qui sera.

Oui, nous avons le choix. Et c’est aujourd’hui qu’il faut le poser, en résistant aux fausses évidences, aux intimidations partisanes, à l’illusion d’un sens de l’histoire, au fantasme de toute-puissance. Nous avons le choix. Nous pouvons, au nom du supposé progrès, nous laisser dicter nos choix par nos seuls désirs, aveugles à tout ce qui nous précède et à tout ce qui nous suivra.

A l’heure où l’écologie nous a appris les catastrophes que cette logique avait produites, il serait absurde de transférer sur nos propres corps la violence d’une technique débridée dont nous tentons de protéger notre planète, et les vivants qui l’habitent. La nature en nous aussi appelle le respect. Céder au désir quand il exige que cette frontière soit franchie, c’est toujours répondre d’une fragilité qu’il menace pour l’avenir: comment regarderons-nous ces enfants que notre société, au nom du progrès « évidemment », aura fait naître orphelins de père ?

La voilà, la vraie frontière. De l’autre côté du monde humain connu, ce qui se dessine ressemble plutôt à l’inhumain. Nous avons encore un peu de temps pour nous réveiller ; et pour choisir librement de nous accepter tels que nous sommes.

Là serait le vrai progrès – évidemment.