Cette crise peut nous rapprocher, ou achever de nous séparer.

Cette crise peut nous rapprocher ou achever de nous séparer

Texte initialement paru dans le journal La Croix du 7 avril 2020, disponible ici.


Méditer sur le confinement : belle occasion que nous offrent vos pages. Mais cette réflexion est d’abord l’expression d’un privilège… Impossible de ne pas penser à tous ceux à qui cette période n’offrira pas la quiétude nécessaire pour méditer. Les soignants en premier lieu, engagés dans une longue et éprouvante bataille : nous avons retrouvé du temps, quand eux en manquent cruellement, dans la course contre la montre qu’ils mènent pour sauver des vies. Mais aussi les parents qui doivent poursuivre leur travail tout en s’improvisant enseignants, sans un instant de répit ; les enfants inquiets de ces ruptures difficiles à comprendre. Les personnes auxquelles ce confinement fera subir le poids écrasant de leur solitude. Les familles privées de visiter un proche en maison de retraite, ou à l’hôpital. Oui, pour beaucoup, il n’est pas du tout évident que ce confinement soit une occasion paisible pour lire, méditer et revenir à l’essentiel, comme nous l’avons tant entendu…

Notre vie publique doit faire une place à cette part d’épreuve. Il serait dévastateur que les médias, les intellectuels, les politiques parlent seulement de ce moment comme un temps de retraite heureux, philosophique et citoyen. J’ai lu avec stupeur, comme beaucoup, les « récits de confinement » publiés récemment dans plusieurs titres, sous la plume de personnalités connues. L’une raconte son « exode » dans une maison au pays basque, et l’épreuve de devoir aller faire ses courses car le supermarché ne livre plus. L’autre, envoyant de splendides photos d’un lever de soleil en Normandie, a le sentiment de vivre une de ces « histoires qu’on invente à Hollywood ». Une troisième, dans sa maison du XIème arrondissement, a assez de pinceaux pour « s’amuser pendant un mois », et conclut : « Ce confinement est une merveille. ».

Le danger du ressentiment

Des années de hausse des prix de l’immobilier ont contraint des millions de Français à vivre, avec pourtant un ou deux salaires, dans des logements de plus en plus restreints ; et soudain, pour beaucoup, ce qui n’était plus qu’un point de passage dans nos vies mobiles devient le seul espace disponible. Tout le monde n’a pas une vie de rechange. Dans un tel moment, une conscience élémentaire de notre appartenance à un pays, à un corps social durement éprouvé, devrait appeler un peu de décence commune.

Cette crise peut nous rapprocher, car l’épidémie nous réveille concrètement au fait que nos vies sont liées par une solidarité de fait. Elle peut aussi achever de nous séparer, si s’impose l’indifférence décomplexée. Ce qui caractérise ce moment, c’est que nous retrouvons brutalement l’expérience de la rareté des ressources – expérience que toute notre société de consommation, fondée sur une illusion d’abondance infinie, tentait de nous faire oublier. Le principe de l’économie n’est pas la richesse des nations, mais leur pauvreté. Ce retour au réel sera brutal. Si nos élites cherchent à faire durer l’illusion, à s’épargner le choc que la société va vivre, elles la feront exploser. Il suffira de peu de contre-exemples pour conduire la maladie politique qui ronge la France à sa phase terminale. Face au risque sanitaire, nous le savons, chacun de nous peut, par son comportement, protéger ou menacer la société ; c’est aussi le cas pour éviter la contagion du ressentiment, peut-être plus dangereuse encore, qui peut naître de cette crise. Refuser d’être testé, quand ce n’est pas nécessaire, si tant d’autres ne le peuvent pas. S’abstenir de tout passe-droit. Prendre sa part de l’effort commun. Ne pas mettre en scène un bonheur privé dans une telle épreuve publique.

« Selon que vous serez puissants ou misérables… » Ce vers si connu de la Fontaine est la morale des Animaux malades de la peste, et ce n’est pas pour rien. L’épidémie agit comme un révélateur. Une artiste citée plus haut trouve ce moment « extrêmement joyeux ». Pendant ce temps, le livreur qui lui apporte ses courses travaille sans protection pour ne pas perdre son SMIC – alors qu’il ne pourra pas voir ses propres parents s’ils sont hospitalisés. Révélateur brutal : avons-nous encore conscience d’être liés ? La vacuité du « vivre ensemble » se révèle quand il est question de souffrir ensemble. Cette déliaison, cette distance, est comme le point d’aboutissement de la « sécession des riches », analysée par Jérôme Fourquet il y a deux ans [1]. Bien sûr, expliquait-il, il y a toujours eu des milieux sociaux plus ou moins favorisés ; la nouveauté tient à ce que l’évolution de l’urbanisme, de l’école, du travail, la suppression du service national, tout cela fait que les membres des classes favorisées non seulement ne se mélangent pas avec les personnes de milieux populaires, « mais, souvent, n’ont même plus l’occasion ou la nécessité de les côtoyer ou de les croiser ». Pour clamer sa joie dans un moment d’épidémie, il faut être convaincu que rien ne va vous arriver ; et ne même plus avoir conscience que cette chance n’est pas partagée…

Il n’y a pas de « startup nation »

L’épidémie révèle l’éloignement de ces milieux sociaux confinés sur eux-mêmes qui forment l’archipel français. Mais elle doit nous rappeler aussi à leur interdépendance. Ceux qui peuvent travailler de chez eux éprouvent en même temps l’impossibilité de l’autarcie individuelle. Vous restez chez vous, grâce à ceux qui continuent de sortir. Le travail à distance coupe la société en deux. Mais ce sera, espérons-le, l’occasion pour bien des cols blancs de redécouvrir les cols bleus. La mondialisation, la digitalisation, la financiarisation de l’économie, avaient rendu « le travail invisible », pour reprendre les mots de l’économiste Pierre-Yves Gomez.

Aujourd’hui nous faisons l’expérience que le monde virtuel ne suffit pas, que nous ne survivons pas sans agriculteurs, sans pêcheurs, sans ceux qui transforment leurs produits et les apportent jusqu’à nous – sans les travailleurs qui doivent sortir encore jour et nuit, pas ou peu protégés, pour maintenir l’ordre public, enseigner aux enfants des soignants, accompagner nos aînés, garantir les biens essentiels. « Ceux qui réussissent » réalisent qu’ils ne sont rien sans « les gens qui ne sont rien ». Il n’y a pas de « startup nation ». Les cadres sup en télétravail ont besoin du courage des caissières. Ce sont les derniers de cordée qui nous tirent. Quand le château de cartes financier s’écroule, quand l’océan des marchés se replie, on voit réapparaître les piliers fondamentaux de l’économie réelle. Et l’on prend conscience que les « personnels essentiels » sont aussi, bien souvent, ceux qui sont en bas de l’échelle et touchent de petits salaires – à commencer par ceux qui chaque jour sauvent des vies à l’hôpital, et qui depuis un an maintenant soignaient tout en faisant grève pour dénoncer leurs conditions de travail…

Bien sûr, la crise est profonde, et elle remonte à loin. L’important n’est pas de dénoncer, mais de repenser pour demain notre modèle de société, à la lumière de cette expérience. Et en attendant, d’éviter de provoquer par inconscience une lutte de classes face au virus, qui finirait de défaire l’unité française. Cette crise peut nous rapprocher, ou nous détruire ; et cela dépend de nous maintenant.

[1] 1985-2017 : Quand les classes favorisées ont fait sécession, Fondation Jean Jaurès, 2018 (télécharger)
Crédit photo : Capture d’écran, AP-HP