Le peuple ukrainien a besoin de tout, sauf de fausses promesses

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Tribune de François-Xavier Bellamy et Céline Imart parue dans le Monde le 14 mars 2024

 

Depuis deux ans, le peuple ukrainien résiste à l’attaque de la Russie. Dans ce combat où se joue son avenir et celui de notre continent, il a besoin de tout, sauf de fausses promesses. Les récentes déclarations du président de la République sur l’éventualité d’un envoi de troupes au sol ne sont d’aucune aide aux forces ukrainiennes ; en divisant les occidentaux, elles fragilisent l’Ukraine, et l’Europe, et la France.

Face à un agresseur déterminé, rien n’est plus dangereux que de brandir une menace manifestement inutilisable.

Mieux vaut encore jouer sur l’incertitude ; en faisant en fait le choix de sortir de l’ambiguïté – à nos dépens, Emmanuel Macron a contraint beaucoup d’alliés, l’OTAN même, et son propre gouvernement pour finir, à contredire ses annonces : les soutiens de l’Ukraine ne peuvent envisager d’envoyer leurs forces combattre la Russie. Si aucune puissance occidentale n’est entrée en guerre ouverte avec Moscou même aux heures les plus dures de la guerre froide, ce n’est pas par “esprit de défaite”, mais parce que cela ne pouvait qu’ajouter au danger. Et ce n’est pas une France en plein déclassement stratégique et diplomatique qui renversera cette équation.

Emmanuel Macron a en effet dégainé une arme qu’il aura lui-même largement contribué à décharger sous les yeux du monde entier : le repli de la présence française en Afrique, les revers qu’y ont connu nos armées faute de lucidité politique, les incohérences bruyantes sur l’Ukraine ou sur Israël, mais aussi la trajectoire budgétaire intenable du pays, l’effondrement record de sa balance commerciale, la cession de nombreux actifs essentiels… Tout cela contribue à disqualifier le scénario d’une puissance française déployant des forces conventionnelles importantes en Ukraine. 

En réalité, ce coup de communication ne visait à couvrir qu’Emmanuel Macron

En matière d’aide militaire, la France arriverait au 15ème rang des pays européens, très loin des 17,1 milliards d’euros de matériels donnés par l’Allemagne. Le gouvernement conteste ce chiffrage, mais contrairement à l’Institut Kiel qui l’a publié, il se refuse à indiquer sa méthodologie. Et le principal problème tient surtout au fait qu’il ne s’est pas préparé à agir dans la durée : après avoir cédé des matériels existants, la France ne peut bien sûr désarmer ses propres forces pour soutenir l’Ukraine.

Il fallait donc mobiliser massivement notre industrie de défense pour prendre le relais. Sur ce plan, elle est encore plus loin du compte… Lassé d’apparaître comme l’un des soutiens les plus inefficaces, notre président a donc riposté avec ce qu’il sait faire de mieux : une nouvelle polémique. De ce point de vue, l’opération est réussie ; mais on peut comprendre l’irritation de nos alliés européens à qui Paris fait soudain des procès en “lâcheté”, quand ils alertent depuis plus longtemps, et agissent avec plus d’efforts.

Il est temps de revenir au sérieux : la situation en Ukraine n’est pas le prétexte d’un clivage politicien utile pour les élections, c’est la tragédie d’un peuple dont l’issue engage l’avenir de l’Europe

Il est temps de revenir au sérieux : la situation en Ukraine n’est pas le prétexte d’un clivage politicien utile pour les élections, c’est la tragédie d’un peuple dont l’issue engage l’avenir de l’Europe. L’accord bilatéral signé par Paris ne suffira pas à assumer le défi : il faut relancer massivement notre industrie de défense et l’orienter vers la production des matériels et surtout des munitions dont les forces ukrainiennes ont un besoin vital. Reconstruire un travail diplomatique patient et déterminé pour contrer le récit de Vladimir Poutine et l’isoler des pays qu’il a ciblés. Soutenir l’économie ukrainienne sans fragiliser nos producteurs, en utilisant le marché européen comme un couloir commercial vers les débouchés internationaux. Mettre fin au contournement des sanctions, et saisir enfin, pour financer cet effort, les milliards de biens mal acquis russes en Europe. 

Ce sont des actions concrètes qui renforceront l’Ukraine. Les promesses sans lendemain ne peuvent que la fragiliser.

C’est aussi pour cette raison qu’il faut regarder lucidement le processus d’adhésion de Kiev à l’Union européenne. Nous ne pouvons fermer la porte à ce peuple voisin, attaqué précisément parce qu’il veut être européen ; ce serait une faute morale, et un suicide géopolitique. Mais la différence entre nos économies, nos modèles sociaux, nos standards de production, est si massive, qu’une entrée de l’Ukraine dans l’UE déstabiliserait toute les politiques européennes. Nous ne renforcerons pas l’Europe en retirant la PAC ou les fonds structurels à l’essentiel des États-membres, en créant une nouvelle concurrence intenable pour tous ceux qui produisent dans nos pays, et en ajoutant encore à la complexité de la décision collective. Les mêmes raisons ont conduit au gel des élargissements qui depuis des années contribue à discréditer l’Europe partout à ses frontières.

puisqu’il ne serait pas raisonnable d’élargir une Union fragilisée par ses propres crises intérieures, choisissons l’exigence de la vérité et de l’inventivité, et construisons ensemble cette nouvelle étape de l’histoire européenne au lieu de vendre des chimères

La situation que traverse l’Ukraine nous oblige à sortir de cette impasse en retrouvant l’imagination : inventons avec le peuple ukrainien une manière d’être européen qui ne passe pas nécessairement par le fait d’être un État-membre de l’Union européenne. Structurons le statut d’État-associé, qui permettrait une action partagée dans de nombreux domaines d’intérêts communs, sans déstabiliser tout le projet européen. Nous pouvons organiser bien des outils de convergence sur le plan agricole, industriel, commercial, dans l’intérêt même de nos producteurs, qui n’impliquent pas pour autant un accès au marché intérieur ou au budget de la PAC ; nous pouvons développer des moyens de solidarité qui n’exigeront pas de retirer les fonds structurels à nos régions.

Le modèle que nous inventerons ainsi doit pouvoir servir à arrimer à l’Europe bien d’autres pays qui l’attendent. 

Leur opposer un refus, ou pire encore, comme aujourd’hui, une candidature sans fin, ce serait laisser les marches du continent devenir une zone d’influence russe, chinoise, ou turque… Mais puisqu’il ne serait pas raisonnable d’élargir une Union fragilisée par ses propres crises intérieures, choisissons l’exigence de la vérité et de l’inventivité, et construisons ensemble cette nouvelle étape de l’histoire européenne au lieu de vendre des chimères.

Le moment que nous vivons est en effet historique : il impose le sens des responsabilités, la lucidité dans la réflexion, le courage dans l’effort, l’imagination pour échapper aux faux dilemmes que voudraient imposer de vieilles habitudes. À cette condition seulement seront possibles le relèvement de l’Ukraine, de l’Europe, et de la France.