Bellamy : « Avec EDIP, nous renversons la logique de la dépendance militaire aux États-Unis »
Article initialement paru dans Le Point
Le Parlement européen adopte EDIP, le programme européen de l’industrie de défense pour sortir de la dépendance américaine. Les explications de son co-rapporteur, François-Xavier Bellamy.
L’élection de Donald Trump et son attitude belliqueuse ont sans doute beaucoup contribué à éveiller les esprits. Ce jeudi, le Parlement européena adopté le texte EDIP, sur l’industrie de défense européenne pour corriger cette dangereuse dépendance américaine. Un vote en commissions croisées assez en consensuel : 90 voix pour, 20 contre, et 5 abstentions. Un marathon de 80 heures de négociations. Ce n’est que le début d’un long processus qui prendra des années. Le Conseil, également saisi du texte, est resté bloqué lorsque l’Allemagne de Scholz a reculé. Le nouveau chancelier Merz devrait pouvoir reprendre la discussion.
Mais l’adoption d’EDIP ne s’est pas faite sans pénibles négociations de dernières minutes. À la veille du vote, les parlementaires polonais ont tenté une nouvelle fois de faire obstacle à la clause de préférence européenne, relançant les discussions à quelques heures du vote programmé. Leur ultime tentative de différer le vote au mois de juin a échoué en commission.
Les Français, paradoxalement, n’étaient pas tout à fait unis alors qu’ils ont tout à gagner. On notera ainsi l’absence d’implication du ministre français de la Défense, Sébastien Lecornu, réticent à toute initiative européenne dans ce domaine. « Il vaut mieux ne rien faire que de faire mal », avait-il déclaré au début de l’année.
Une position qui avait occasionné des tensions avec le Quai d’Orsay, chargé précisément de faire avancer les projets européens selon les directives du président Macron. Le faible poids de Matignon depuis que François Bayrou occupe le poste de Premier ministre ne permet pas de trancher entre les ministres, y compris sur un dossier aussi sensible que la défense… C’est dire.
Le Point : Vous êtes rapporteur du texte sur l’industrie de défense européenne (EDIP) depuis octobre dernier. Le compromis voté aujourd’hui a-t-il été difficile à établir ?
François-Xavier Bellamy : Ce compromis semblait impossible à obtenir il y a quelques mois. C’est une véritable trajectoire de rupture avec la dépendance actuelle, qui est le coeur du problème de sécurité des Européens. L’année dernière, les Européens ont acheté environ 79 % de leur équipement militaire hors de l’Union européenne, dont 63 % aux États-Unis. Cette dépendance n’était pas un accident, mais un choix géopolitique assumé. Nous avons réuni une majorité au Parlement pour renverser cette logique : un matériel militaire sera financé par EDIP s’il contient au minimum 70 % de composants européens. À travers ce programme industriel, nous commençons le travail pour retrouver la maîtrise de notre destin : c’était le coeur de la campagne que j’ai menée l’an dernier pour l’élection européenne.
Quelles sont les conditions exactes de cette clause de préférence européenne fixée dans ce texte ?
Le principe, c’est ce minimum de 70 % de contenu européen. Ce n’est qu’un minimum – il y a un bonus pour les industries qui vont au-delà. Et il y a par ailleurs d’autres conditions, qui sont cumulatives : ces produits de défense doivent aussi être conçus en Europe – beaucoup d’entreprises produisent actuellement sur le sol de nos pays des armements développés hors d’Europe.
Enfin, il y a un troisième critère déterminant : ces matériels ne doivent pas être soumis à une licence juridique extra-européenne. Concrètement, les États-Unis ont développé une licence appelée ITAR qui interdit d’utiliser un armement américain, ou contenant des composants américains, sans l’autorisation du gouvernement américain. On ne peut ni le revendre, ni l’exporter, ni le transformer sans leur autorisation. C’est une perte de souveraineté considérable.
Quand la France a décidé d’intervenir au Mali, par exemple, il a fallu demander en urgence aux États-Unis la permission d’utiliser des matériels que nous leur avions pourtant achetés et payés, mais qu’on n’avait pas le droit d’employer sans leur autorisation. Les trois critères que nous fixons permettront d’éviter cette situation de vulnérabilité.
Quels ont été les obstacles à surmonter pour parvenir à ce compromis ?
Il y a eu un très grand travail de conviction à faire, pour répondre à deux grandes inquiétudes. La première :notre industrie est-elle capable de produire pour atteindre cet objectif ? Est-ce que ce programme ne va pas se trouver privé de débouchés parce que nous ne sommes pas à l’échelle ? Ma réponse est que, sur ce sujet, si on veut, on peut. Ce qui a manqué à nos pays ces dernières décennies pour assurer plus souverainement leur défense, ce n’est pas la capacité technique, c’est la volonté politique.
Cela se lit dans cette seconde inquiétude : de nombreux pays européens, y compris la France, trouvent des garanties de sécurité importantes dans leur alliance avec les États-Unis. Quand je proposais cette ligne d’indépendance pour nos industries de défense, beaucoup ont craint que cela ne conduise à une rupture avec l’allié américain. Des Premiers ministres, des ministres de la Défense dans plusieurs pays m’ont partagé cette préoccupation. L’un d’entre eux m’a dit : « Si on dit aux Américains qu’on veut faire tout seuls, ils vont vraiment nous dire « faites tout seuls »… » Ce risque était tétanisant pour la politique européenne en matière d’industrie de défense.
Comment le dossier ukrainien s’est-il invité dans les conversations ?
Les Européens ont compris ces dernières semaines qu’ils n’avaient pas le choix. Cette dépendance n’est pas saine, et elle met en danger la souveraineté de nos pays, mais aussi potentiellement leur sécurité. Nous ne pouvons pas attendre le résultat d’une élection américaine pour savoir si nous serons toujours défendus. J’espère que les États-Unis resteront nos alliés – nous avons tellement à défendre ensemble, à commencer par le principe même de nos démocraties. Mais si nous voulons une alliance forte, il faut être des alliés forts. On ne peut plus rester dans cette situation où un pays fort assume la protection d’un continent dépendant. Il est temps de sortir de l’adolescence stratégique, et d’assumer nos responsabilités de manière adulte.
Justement, les États-Unis, qui ont longtemps combattu l’idée d’autonomie stratégique européenne, ont-ils exercé des pressions pendant les négociations ?
Oui. Mais il y a une contradiction dans le discours américain. L’administration nous dit : « Vous, Européens, avez été trop longtemps les passagers clandestins de notre effort de défense. » Et ils ont raison. Nous avons profité de la sécurité qu’ils payaient à notre place, ce qui nous a permis de financer nos modèles sociaux avec un moindre effort. Désormais, les États-Unis ont décidé que c’était « America first ». Mais puisqu’ils veulent que nous sortions de cette dépendance, ils ne peuvent pas exiger simultanément des pays européens qu’ils continuent à acheter leurs armements aux États-Unis. Ces deux injonctions sont contradictoires.
Il ne s’agit pas de couper les ponts, bien sûr. Je ne doute pas que de nombreux pays européens continueront d’acheter américain. Sur beaucoup de sujets, nous ne disposons pas des technologies ou des capacités de production en Europe. La France non plus n’est pas autosuffisante – les catapultes de notre prochain porte-avions sont américaines, parce qu’on ne fabrique pas soi-même des catapultes quand on fait un porte-avions tous les 40 ans.
Ce n’est pas un problème en soi d’avoir des échanges industriels et commerciaux avec un grand pays allié. En revanche, vivre sous l’injonction d’une dépendance structurelle, s’interdire de développer sa propre industrie de défense, c’est une faiblesse dont l’Europe doit sortir aujourd’hui.
Le programme lui-même, c’est 1,5 milliard du budget européen. Mais il y aurait 20 milliards en plus ? D’où viennent-ils ?
L’effort actuel en Europe en matière de défense est une fusée à trois étages : d’abord, l’instrument de flexibilité qui permet aux États d’aller au-delà des 3 % de déficit pour investir dans leur défense (environ 650 milliards attendus). Ensuite,l’instrument SAFE, à travers lequel la Commission emprunte 150 milliards pour les prêter aux États membres. Et enfin EDIP,qui a été programmé il y a longtemps pour fonctionner avec seulement 1,5 milliard d’euros. Or seul EDIP porte cet effet de levier décisif pour notre industrie européenne.À LIRE AUSSI Face à Trump et Poutine, l’Europe fait sa révolution militaire
Ce montant est évidemment insuffisant. Notre proposition est donc d’utiliser 20 milliards d’euros sur les 150 milliards d’euros de SAFE pour financer EDIP. La manière d’organiser concrètement ce financement doit encore être négociée avec le Conseil.
Au Conseil, il y a eu un blocage allemand sur la règle du contenu européen. Peut-on le dépasser avec le nouveau chancelier Merz qui arrive ?
Un compromis était sur le point d’être adopté,mais après que la Pologne a obtenu une dérogation pour fabriquer des obus sud-coréens sous licence, l’Allemagne a demandé au dernier moment la même dérogation, cette fois pour des missiles Patriots américains construits sur son territoire. C’est ce qui a bloqué, car il s’agit de produits très différents – les missiles comportent une dimension technologique bien plus forte, et engagent plus de souveraineté.
Ce mouvement était sans doute très lié au contexte électoral allemand, à l’approche des législatives de février. Je ne doute pas que la négociation pourra se débloquer maintenant. Puisque le Parlement a défini aujourd’hui sa position, le Conseil va sans doute avancer rapidement pour que nous puissions entrer dans les derniers ajustements du programme EDIP.
Comment avez-vous réussi à trouver un terrain d’entente avec Raphaël Glucksmann, votre co-rapporteur, sur un sujet aussi sensible que la défense ?
Nous avons eu une excellente coopération depuis qu’il a été nommé rapporteur. Nous avions bien sûr des divergences, mais nous partageons le sentiment que ce sujet engage l’avenir de la sécurité de nos pays et la protection de nos démocraties – un enjeu qui suppose de s’élever au-delà des clivages partisans.
Nous étions totalement alignés sur l’ambition de rendre l’Europe moins dépendante. Nos visions étaient plus distinctes sur les questions de gouvernance : je crois que ce sont les États membres qui doivent être les décideurs en dernier ressort, en matière d’industrie de défense, car ce sont eux qui gardent la responsabilité d’équiper leurs forces armées nationales. Raphaël Glucksmann penchait davantage pour un pouvoir accru de la Commission.
Dans la réaction européenne actuelle à l’urgence du réarmement, j’observe que ce sont les États qui restent en première ligne. Personne n’évoque aujourd’hui l’idée fantasmagorique d’une armée européenne. Ce qui se dessine correspond, je crois, à ce que l’Europe doit faire : renforcer les États membres dans leur responsabilité pour la défense du continent, avec la diversité de leurs approches stratégiques.
L’industrie française de défense est-elle la grande gagnante de ce texte ?
Mon objectif a toujours été que l’Europe soit moins dépendante. Tous nos pays ont intérêt à sortir d’une situation de vulnérabilité stratégique qui menace nos démocraties. Mais c’est un fait que l’agenda de l’EDIP correspond sans doute à ce que l’industrie française a pu porter, en suscitant parfois une forme d’incompréhension en Europe, au cours des dernières décennies.
Quand nos amis grecs ont décidé d’investir dans le Rafale, c’est parce qu’ils comprenaient qu’acheter des avions américains les aurait rendus plus vulnérables face à la Turquie, qui est la deuxième armée de l’Otan. Toute l’Europe a à gagner dans le fait que nos pays soient moins dépendants et plus souverains. Si c’est une occasion pour des entreprises françaises de tirer parti de leur investissement de long terme dans cet effort d’autonomie, je ne vais pas le regretter.
Ce qui est vrai, c’est que la France a besoin de gagner une meilleure compréhension des dynamiques européennes pour faire valoir ses intérêts. Nous nous trouvons trop souvent dans une situation d’auto-isolement par un regard très distant sur ce qui se décide à Bruxelles et à Strasbourg. Notre industrie de défense était la deuxième exportatrice au monde l’an dernier, mais elle exporte paradoxalement plus facilement dans le reste du monde qu’en Europe. Pourquoi ? Parce que nous n’écoutons pas suffisamment nos partenaires européens, leurs préoccupations, l’urgence dans laquelle ils se trouvent. Nous devons apprendre à partager notre vision dans leur propre vocabulaire. J’espère avoir montré avec ce vote sur EDIP que nous sommes capables, sans nous renier, d’emmener avec nous nos partenaires européens.