François-Xavier Bellamy et Jean-Dominique Merchet: «La France est-elle prête pour la guerre?»
Article initialement paru dans Le Figaro
GRAND ENTRETIEN – S’ils plaident tous deux pour un réarmement européen, le journaliste, auteur de Sommes-nous prêts pour la guerre ?, est favorable à la construction d’une Europe de la défense, tandis que le député européen souhaite le renforcement de nos forces armées nationales.
LE FIGARO.- Emmanuel Macron a dit de la menace russe qu’elle était existentielle . Êtes-vous de son avis ?
Jean-Dominique MERCHET. – La Russie est une menace, mais la qualifier d’existentielle pour la France est peut-être exagéré. Cela étant, il s’exprimait sur la situation européenne. Il y a des parties de l’Europe pour lesquelles la Russie est une menace existentielle : l’Ukraine, les pays baltes… La Russie, pour eux, est angoissante. Vis-à-vis de la France, elle a des comportements agressifs, mais parler de menace existentielle est trop fort.
François-Xavier BELLAMY. – La menace existentielle pour la France n’est pas tant la Russie que la fragilité de notre démocratie dans un monde où les rapports de force redeviennent le langage des grandes puissances. Nous sommes confrontés à des régimes autoritaires, voire totalitaires, déterminés à prouver que la démocratie doit sortir de l’histoire, qu’elle est une forme obsolète d’organisation des sociétés. C’est la Russie, mais aussi la Chine, l’Iran, et à travers lui le terrorisme islamiste, dont la France a déjà payé le prix. Nous savons que la menace existe, et rien ne serait plus dangereux que de retomber dans la paisible torpeur du déni.
J’entends beaucoup dire qu’il faut refuser la guerre et choisir la paix : c’est une évidence. Mais il faut vouloir la paix dans la liberté et la souveraineté, ne serait-ce que pour éviter d’être un jour frappés par la guerre. C’est la grande leçon de toute l’histoire de l’Europe… Et de ce point de vue, oui, notre pays est confronté à la menace existentielle qui pèse sur notre capacité à décider librement de son avenir. Notre décrochage économique et industriel, notre dette et le dérapage structurel de nos déficits, la crise de notre école et de notre recherche… Tout cela nous rend vulnérables face au retour de logiques de puissance brutales et décomplexées. Si nous ne voulons pas sortir de l’histoire, nous avons le devoir de retrouver les moyens de maîtriser notre destin.
Notre armée est-elle prête, y compris au niveau européen, à faire face à une invasion ? Pour combien de temps ?
J.-D. M. – Dans les années à venir, on n’imagine pas, pour la France, un scénario comme celui de l’Ukraine. Notre situation géopolitique diffère pour deux raisons. D’abord, la France est une puissance nucléaire ; la dissuasion nucléaire marche, jusqu’à preuve du contraire. En outre, nous sommes membres fondateurs de l’Alliance atlantique qui reste solide, malgré les doutes posés par la présidence Trump. Mais serait-on capable de voler au secours d’un pays agressé ? Là, j’ai quelques doutes. Dans Sommes-nous prêts pour la guerre ? (Robert Laffont, 2024), j’évoque un colloque ouvert – pas du tout classifié – où des officiers exposent notre modèle : une brigade de l’armée de terre tient 20 km de front, alors que nous pouvons en déployer quatre au total.
Lorsque j’ai demandé si cela signifiait qu’on serait incapable de tenir un front de plus de 80 km, un sourire gêné s’est emparé de mes interlocuteurs… Cela révélait ce que serait le poids de la France dans une coalition, alors qu’en Ukraine le front fait plus de 1000 km. Notre armée n’a pas été formatée pour ce genre de conflits. Dans les années 1990, elle a été reformatée par Jacques Chirac pour devenir une armée de projection sur des conflits de moyenne intensité où l’on engageait rarement plus de 5000 à 10.000 hommes. On se retrouve aujourd’hui à se poser de nouvelles questions…
F.-X. B. – La France a l’une des meilleures armées d’Europe, et possède une dissuasion nucléaire autonome – la dissuasion britannique est largement américanisée. Nous avons construit depuis longtemps une capacité de projection, évoquée par Jean-Dominique Merchet, quand la plupart de nos voisins ont renoncé à une compétence opérationnelle autonome. Pour autant, nos moyens restent échantillonaires et ne nous permettraient pas aujourd’hui de faire face à un conflit de haute intensité. Nos forces armées ont été régulièrement engagées dans des conflits asymétriques, qui n’étaient pas moins dangereux pour autant bien sûr, mais ne les opposaient pas à des armées adverses dans des guerres interétatiques.
Nous ne leur avons pas donné les moyens nécessaires pour faire face, dans la durée et la profondeur, à un conflit comme celui que subit l’Ukraine. D’autres pays européens ont décidé de monter fortement en puissance. La Pologne, par exemple, consacre désormais 5% de son PIB à la défense et les effectifs de son armée ont doublé pour en faire la force la plus importante du continent. Nous ne sommes pas les seuls en Europe à investir pour notre défense. D’autres pays européens sont déterminés à se réengager avec beaucoup de sérieux pour leur sécurité.
Il y a trois ans, au début de la guerre en Ukraine, on évoquait un réveil européen. Qu’a-t-on fait depuis ?
F.-X. B. – L’action a beaucoup tardé. Quelques étapes importantes ont été franchies bien sûr : il y a cinq ans déjà, j’ai été rapporteur du fonds européen de défense, qui a permis aux États européens de travailler ensemble sur la recherche et l’innovation en matière d’industrie de défense. Après 2022, les programmes EDIRPA et ASAP ont organisé la production de munitions, pour soutenir l’Ukraine sans désarmer nos propres forces. Mais c’est vrai que le réveil européen s’est fait attendre. La raison est simple à comprendre, mais centrale dans le débat européen : la plupart de nos pays avaient misé leur sécurité sur leur alliance avec les États-Unis. Ils avaient décidé que la garantie qui protégerait leur territoire serait leur appartenance à l’Otan.
Il nous faut maintenir le dialogue ouvert pour maintenir et reconstruire nos liens. Mais pour cela, il nous faudra aussi être pris au sérieux. Que les Américains soient nos alliés ne doit plus jamais signifier que nous serions leurs vassaux
François-Xavier Bellamy
Dans l’esprit des Français, nos forces armées – dont nous sommes légitimement fiers – protègent le territoire national, tandis que l’Otan reste souvent une réalité assez vague ; pour nos voisins européens, leurs forces armées nationales sont avant tout une contribution à l’Alliance atlantique. Le grand choc pour les Européens n’est pas seulement le retour de la guerre sur notre continent, mais le fait que parallèlement les États-Unis changent radicalement de cap. Car il s’agit bien d’une vraie rupture. Bien sûr, les administrations américaines l’ont dit avant le président Trump, même si la forme était plus polie : les pays européens ont trop longtemps joué les passagers clandestins en profitant à moindres frais de l’effort de défense américain, et démocrates comme républicains avaient de vraies raisons de nous reprocher de manquer de sérieux en matière de sécurité.
Mais les États-Unis ne sont pas seulement en train de laisser l’Europe se débrouiller seule : aux Nations-Unies, ils ont récemment voté avec la Russie, la Corée du Nord et le Venezuela sur une résolution qui les opposait aux pays européens. Le monde occidental voit son protecteur changer de camp… Impossible de savoir jusqu’où ira cette trajectoire. Le but n’est pas de faire des leçons de morale, mais de s’obliger à un constat lucide. Cette situation met les Européens devant leur propre responsabilité. Si nous voulons garantir la sécurité et la liberté de nos pays, nous ne pouvons plus confondre l’alliance avec la dépendance. Je crois et j’espère que les États-Unis resteront nos alliés : à moyen et long terme, nous avons tellement de principes et d’intérêts communs à défendre. Il nous faut maintenir le dialogue ouvert pour maintenir et reconstruire nos liens. Mais pour cela, il nous faudra aussi être pris au sérieux. Que les Américains soient nos alliés ne doit plus jamais signifier que nous serions leurs vassaux.
J.-D. M. - Je ne vois pas actuellement d’alternative à l’Otan pour la défense de l’Europe. Trump pose bien sûr un problème. Mais pourquoi est-on dans cette situation ? La défense de l’Europe, en dernier ressort, face à la Russie, repose sur des armements nucléaires. L’Alliance atlantique est une alliance nucléaire. En Europe, les deux seuls pays, avec la Grande-Bretagne et la France, qui possèdent la dissuasion nucléaire ont pour alliés les autres pays du continent européen, qui se sont interdit à eux-mêmes – et nous le leur avons interdit via le traité de non-prolifération nucléaire (1968) – de posséder leur propre armement nucléaire.
Au regard du droit international, des pays comme l’Allemagne, la Pologne, la Suède ou l’Italie n’ont pas le droit de posséder des armes atomiques pour assurer leur propre défense nationale. Cela signifie qu’ils sont obligés de s’en remettre à l’arme nucléaire d’un autre, puisqu’en dernier ressort, c’est elle qui dissuade l’agresseur potentiel (la Russie). Leur défense est intrinsèquement liée à l’Alliance avec les États-Unis : ils n’ont pas le choix. Peut-être pourraient donc s’ouvrir de nouvelles perspectives avec l’élargissement de la dissuasion nucléaire française, voire britannique, qui servirait de garanties d’assurances complémentaires, mais pas en remplaçant la dissuasion américaine.
N’est-ce pas déjà le cas, de fait ?
J.-D. M. - Oui, mais ce n’est pas vraiment assumé. Cela l’est un peu par les Français, qui depuis l’origine de la dissuasion entendent que les intérêts vitaux du pays – qui justifieraient l’emploi de l’arme nucléaire – dépassent les frontières nationales. Le général de Gaulle disait lui-même que, si les armées soviétiques rentraient en Allemagne de l’Ouest ou au Benelux, nos intérêts vitaux seraient engagés. Au fil des ans, ce discours a progressé. Il existe depuis Le Livre Blanc de 1972, écrit par un gaulliste historique, Michel Debré.
Les autres pays européens ne voulaient pas en parler avec nous. En particulier, les Allemands, pour qui c’était un tabou. Ils sont en train de le lever, surtout leur prochain chancelier, Friedrich Merz, de la CDU, qui accepte d’entrevoir de nouveaux projets avec les Français et Britanniques. Les Polonais sont également intéressés par ces initiatives. Il va donc falloir bouger. On ne pourra pas rester avec notre catéchisme traditionnel.
Concrètement, cela implique-t-il de partager le bouton nucléaire avec nos alliés européens ?
J.-D. M. – Pas le bouton nucléaire. En Europe, les Américains ont des armes nucléaires (en Allemagne, en Italie, en Belgique aux Pays Bas). Elles sont sous une clef américaine, mais elles pourraient être déployées sur des avions allemands, italiens, belges et hollandais. Il nous faut réfléchir à un modèle similaire : pourquoi ne pas mettre des armes nucléaires françaises en Pologne, sous contrôle français, mais utilisées avec la coopération des Polonais ? Cela impliquerait les nations dans une réflexion commune et confidentielle. Il faut réfléchir à une évolution de la dissuasion.
La question du bouton se pose à tous les Européens depuis 1960 : est-ce que les présidents américains accepteraient d’appuyer sur le bouton pour défendre l’Europe occidentale ? Il n’y a pas de réponse à cette question. Elle dépend d’une croyance. Elle a marché : la Russie, des années 1960 aux années 1990, y a suffisamment cru pour être dissuadée d’avoir des comportements trop agressifs et d’engager une guerre contre l’Europe de l’Ouest. Nos voisins européens et la France doivent, quoi qu’il en soit, évoluer.
François-Xavier Bellamy, soutenez-vous pareille évolution de la dissuasion nucléaire française et avec quelles contreparties ?
F.-X. B. – Il faut être précis pour éviter la grande confusion qui règne souvent sur ce débat. Il est hors de question de partager la décision d’une frappe nucléaire, pour deux raisons : d’abord, c’est un enjeu de souveraineté majeur pour notre pays ; ensuite, une décision collective ne permettrait aucune dissuasion. Je vois tous les jours à Bruxelles la lenteur et la complexité de la décision européenne… Ce n’est clairement pas une option. La tentation existe chez certains de nos voisins européens, car beaucoup de pays n’ont pas de culture de la dissuasion nucléaire et comprennent moins son fonctionnement.
L’arme qui a été la plus mobilisée en Ukraine, comme lors de la guerre menée par l’Azerbaïdjan contre l’Arménie dans le Haut-Karabakh en 2020, c’est le drone. Il s’agit d’une arme peu sophistiquée, mais elle a été dévastatrice sur le front
François-Xavier Bellamy
L’essentiel maintenant est de réfléchir à la meilleure manière de dissuader des puissances qui voudraient s’en prendre à nos pays : la Russie, mais aussi la Chine, qui mène une course au nombre de têtes nucléaires qu’elle produit. Comment garantir notre sécurité ? Comme le disait Jean-Dominique Merchet, les États-Unis avaient placé l’Europe sous leur parapluie nucléaire, sans renoncer à leur souveraineté absolue en matière de décision. Nous pourrions proposer la même évolution.
Cela étant, la dissuasion nucléaire est déterminante, mais elle ne suffit pas. La dissuasion doit être multifactorielle. Si demain un territoire limité est attaqué dans les pays baltes ou en Pologne, cela déclenchera-t-il une frappe nucléaire ? Au début de la guerre en Ukraine, la dimension nucléaire a été évoquée ; mais le conflit n’a finalement mobilisé que des moyens conventionnels. Il rappelle les champs de bataille du début du XXe siècle, une guerre de tranchée, tragiquement rudimentaire. L’arme qui a été la plus mobilisée en Ukraine, comme lors de la guerre menée par l’Azerbaïdjan contre l’Arménie dans le Haut-Karabakh en 2020, c’est le drone. Il s’agit d’une arme peu sophistiquée, mais elle a été dévastatrice sur le front. Les Européens doivent donc se demander comment construire désormais une dissuasion conventionnelle, en parallèle de notre arme nucléaire. C’est l’enjeu du programme pour l’industrie de défense en Europe, EDIP, dont je suis rapporteur. Le travail de reconstruction d’une base industrielle de défense dans nos pays est un immense défi ; mais il sera décisif pour assurer une dissuasion.
Le lien primordial avec les États-Unis a conduit les Européens à confier l’essentiel de leur armement aux Américains. Vous disiez que la bombe nucléaire pouvait être portée par un avion allemand, hollandais ou belge ; il s’agit en réalité d’avions américains, achetés par ces pays. Les Français s’étonnent parfois de ce que les Allemands achètent des F-35 : mais c’est la logique de leur alliance nucléaire avec les États-Unis. Cette dépendance met en danger la souveraineté et même la sécurité de nos pays ; pour sortir de cette vulnérabilité, la première urgence est de reconstruire nos capacités industrielles.
Puisque tout le monde est d’accord sur la nécessité du réarmement, il reste à déterminer comment se réarmer. Certains sont favorables à une Europe de la défense (un système intégré) et d’autres veulent réarmer les États-nations. De quel côté penchez-vous ?
F.-X. B. – Nos États ont la compétence souveraine de la défense de leur territoire. Si tous assumaient cette responsabilité, c’est l’Europe dans son ensemble qui se trouverait renforcée. Emmanuel Macron avait, il y a quelques années, évoqué une «armée européenne». C’est le cœur de notre désaccord : nos États – et c’est la beauté de l’Europe – ont une grande diversité de cultures, y compris militaires, de références historiques, d’organisations institutionnelles, de priorités géostratégiques… Pour un Français, la menace russe est moins existentielle que pour un Lituanien ou un Letton. Il est vrai que l’Europe de l’Ouest n’a pas assez écouté l’Europe de l’Est lorsque celle-ci alertait sur la trajectoire de la Russie ; cela s’est matérialisé en Ukraine.
Mais ce serait aujourd’hui une erreur que l’Europe de l’Est néglige l’Europe de l’Ouest, lorsque celle-ci parle du Sud par exemple, et de ce qui s’y joue pour nos pays. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la Chine, la Russie et la Turquie, nos adversaires stratégiques, prennent des positions décisives sur le continent africain, qui pourraient demain être un point de départ pour déstabiliser l’Europe à travers des menaces hybrides. Une guerre ne se résume plus à une armée en affrontant une autre. Elle déploie d’autres armes, comme la pression migratoire, déjà employée par la Russie, la Biélorussie ou la Turquie contre les pays européens. La même déstabilisation pourrait être organisée demain à partir de l’Afrique. Il faut donc que nos pays assument chacun leurs responsabilités. Une armée européenne est une pure abstraction. Le renforcement de nos forces armées nationales est l’impératif concret dont viendra la sécurité de toute l’Europe.
J.-D. M. – Je suis plus nuancé. Si l’on prend l’Europe au sens large, Grande-Bretagne et Norvège comprises, elle dépense entre 400 et 420 milliards d’euros pour sa défense. C’est considérable – la moitié du budget des États-Unis, supérieur à ce que dépense la Russie. Il y a en Europe 1.400.000 militaires. Or le jour où il s’agit d’en envoyer 10.000 quelque part, on n’y arrive pas. Il y a trop d’armées en Europe ! Chaque pays, même les plus petits, a son armée. C’est inefficace. Cela coûte cher. Cela mobilise beaucoup de gens, d’industries : on produit quatre à cinq sortes de chars différents, une dizaine de frégates différentes… Là où l’on a des masses continentales importantes et souveraines, il y a une seule armée. Nous, on en a une trentaine.
Et cela ne fonctionne pas bien : la déperdition de moyens est incroyable, à cause de la division entre nations. Dire que chaque pays doit augmenter son budget comme il l’entend, sans planification et organisation générales, revient à mettre de l’argent dans un puits sans fond. Avant de dépenser plus, l’Europe doit déterminer comment dépenser mieux. Il faut une réorganisation militaire – je ne préconise pas une armée européenne, qui impliquerait un pouvoir européen politique. Je n’y serais pas défavorable – je serais même favorable à l’élection au suffrage universel d’un président européen – mais cela semble impossible en l’état. Il faut déterminer comment dépenser mieux, peut-être en relançant l’idée d’une nouvelle Communauté européenne de défense (CED).
La Commission a annoncé un emprunt de 800 milliards d’euros pour investir dans les dépenses militaires. Est-ce le bon mécanisme ?
F.-X. B. – Ce n’est pas un emprunt de 800 milliards d’euros. La Commission européenne a d’abord levé la contrainte budgétaire des États membres qui n’ont pas le droit de s’endetter au-delà de 3 % de leur PIB – la France est à part, mais les autres pays respectent globalement cette règle – pour la dépense militaire. On estime que cela va dégager 650 milliards d’euros. Ce n’est donc pas un emprunt européen, mais un investissement des États sur leur propre réarmement. Les 150 milliards restants seront levés par la Commission pour financer des prêts aux États-membres. Il s’agit donc d’un financement que les États devront rembourser. Ce n’est pas un emprunt européen qu’il faudrait assumer ensemble. Les États font ce qu’ils veulent des 650 milliards qu’ils pourront dépenser, tandis que les 150 milliards de prêts seront soumis à quelques conditions. Il n’y a donc aucune fédéralisation de cette compétence sur la défense.
Les nations perdureront évidemment comme réalité humaine, mais doivent-elles continuer comme expression de la souveraineté ? On y a déjà renoncé dans le domaine de la monnaie, du contrôle des frontières…
Jean-Dominique Merchet
Enfin, nous travaillons en ce moment de manière accélérée sur le programme EDIP, dans lequel nous proposons d’investir 20 milliards d’euros. Ce programme, qui reste modeste à l’échelle des enjeux, répond à la question de Jean-Dominique Merchet : comment les États peuvent-ils mieux converger en matière d’industrie de défense ? Je ne suis pas d’accord avec sa réponse, mais je partage son diagnostic : nos équipements sont souvent trop inutilement différents. Si trois États membres décident de développer ensemble un matériel, l’Europe contribuera à le financer, pour créer plus de convergence. Nos forces armées peuvent devenir plus efficaces en s’entraînant plus souvent ensemble et en utilisant plus de matériels interopérables. Dans cette logique, il existe déjà des missions de coopérations européennes : je suis allé rendre visite par exemple aux soldats français en mission en Roumanie. Ils m’ont parlé des difficultés que rencontrent les mécaniciens d’une armée nationale pour entretenir le matériel d’une autre armée alliée. Harmoniser concrètement ce travail de soutien peut nous permettre de gagner en capacité collective sur le terrain.
L’Europe peut devenir plus forte sans se trahir ou se renier. À la différence des États-Unis d’Amérique, nous sommes liés par une même civilisation, mais qui a suscité une diversité de cultures et de langues. Il n’y aura pas d’élection présidentielle européenne. Je dialogue chaque jour avec des collègues étrangers ; c’est une expérience passionnante, mais qui me fait toucher du doigt combien ne pas avoir une même langue, par exemple, agit sur nos discussions. Nous devons respecter et même aimer cet héritage, qui fait la richesse du vieux continent. Il n’y a pas un seul peuple européen, mais plusieurs : il n’y aura donc pas demain une seule démocratie européenne. L’Union européenne est une alliance de démocraties. Cela doit se traduire dans notre architecture de sécurité, puisque l’armée est l’expression ultime de la souveraineté d’un peuple.
Les États-nations ont renoncé à leur souveraineté sur les plans monétaire, économique, voire politique… Faut-il aller plus loin, sur cet élément ultime de la défense ?
J.-D. M. – C’est en effet l’élément suprême de la souveraineté, ce qui explique que les politiques de défense ne sont pas des politiques publiques comme les autres : la mort ou la vie de millions de gens peut être en jeu. Est-ce qu’on peut sortir du modèle national ? Chacun répondra selon ses convictions politiques. La question est posée en Europe. Nous sommes entre deux modèles : les nations ne sont plus vraiment souveraines, Bruxelles ne l’est pas non plus… On est allé soit trop loin, soit pas assez loin. Le constat est que l’on est en train de se faire sortir de l’histoire mondiale du côté européen. Les Britanniques (qui sont retournés au modèle national avec le Brexit) ne rencontrent pas non plus un grand succès.
Ernest Renan, qui passe pour le théoricien du modèle français de la nation écrivait en 1882, dans Qu’est-ce qu’une nation ?, que “les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera”. Les nations perdureront évidemment comme réalité humaine, mais doivent-elles continuer comme expression de la souveraineté ? On y a déjà renoncé dans le domaine de la monnaie, du contrôle des frontières… À force d’étudier ces questions, je suis passé d’une position nationale-souverainiste dans ma jeunesse à une position plutôt fédéraliste, car le rapport entre le coût et l’efficacité du modèle national-souverain me semble déclinant.
F.-X. B. – Selon la Commission, les pays européens dans leur ensemble ont importé l’an dernier 79 % de leur matériel militaire d’États extérieurs à l’Union.
J.-D. M. – Si l’on prend les chiffres de l’Institut d’études stratégiques de Londres (IISS), sur les trois dernières années, on considère que la moitié (53%) de ce que les pays européens ont acheté – commandes à leurs industries nationales incluses – provenait de pays européens. La France, par exemple, importe peu d’armements. L’Allemagne dispose aussi de son industrie nationale.
F.-X. B. – Oui, mais l’industrie allemande produit massivement des matériels sous licence américaine ! C’est d’ailleurs le grand débat entre la France et l’Allemagne autour du programme EDIP. L’Allemagne veut faire financer par l’Europe des missiles Patriots qu’elle produit sur son sol, mais qui sont conçus par les Américains… Je défends l’idée que nous devons investir dans des équipements que nous produisons en Europe, mais aussi dont nous maîtrisons la conception. L’industrie de défense est une filière très particulière : on ne vend pas des missiles comme des frigidaires.
Un État qui exporte des armes s’assure d’abord qu’elles ne puissent pas être retournées contre lui. Les Américains lient leurs matériels à une clause appelée ITAR, qui interdit de l’employer ou de le revendre sans l’autorisation de Washington. C’est pour cela que la Grèce a acheté des Rafales, par exemple : pour protéger son espace aérien des incursions de la Turquie, deuxième armée de l’Otan, elle veut éviter le risque d’être un jour bloquée par les impératifs américains. Les Européens doivent donc investir dans des produits qu’ils conçoivent pour garder leur souveraineté.
J.-D. M. – Un avion de combat moderne est un ordinateur qui vole. Comme un téléphone portable, il a besoin de mises à jour fréquentes. Celles-ci se font depuis les États-Unis, presque après chaque vol. Si vous ne les faites pas, l’avion ne pourra plus décoller. Concrètement, l’État-major américain ne pourrait pas presser sur un bouton pour bloquer le décollage d’un vol, mais l’appareil peut vite être incapable de voler.
Une collègue des Verts me garantissait qu’elle déposerait des amendements pour exiger la transition écologique de la défense… Nous n’avons pas le même sens des priorités. L’Europe doit sortir du déni de réalité
François-Xavier Bellamy
L’Europe est par ailleurs face à un problème pour sa défense : faut-il inclure les Britanniques ? Le discours français est contradictoire : c’est avec les Britanniques que nous sommes les plus engagés dans le soutien à l’Ukraine, mais il est hors de question qu’ils participent aux financements européens pour l’industrie de défense. C’est difficile de dire que puisque vous êtes en Europe, sans être dans l’Europe, vous devez participer à notre défense collective, sans que cela bénéficie à vos industriels…
F.-X. B. – C’est toute la question du programme EDIP. Nous proposons une participation des Britanniques : ils ont quitté l’UE, pas l’Europe, et sur ces enjeux notre lien est essentiel. Mais ils ne doivent pas être la porte ouverte des États-Unis… Je ne suis pas anti-américain, je crois simplement que l’Europe doit assumer sa responsabilité. Et par ailleurs, si les Britanniques veulent contribuer à ce programme, ils doivent y participer financièrement.
L’Union européenne doit-elle revoir ses priorités ? Le «Green Deal» est-il compatible avec une Europe renforcée sur les plans militaire et industriel ?
F.-X. B. – Une collègue des Verts me garantissait qu’elle déposerait des amendements pour exiger la transition écologique de la défense… Nous n’avons pas le même sens des priorités. L’Europe doit sortir du déni de réalité. Elle a organisé sa propre décroissance. À travers beaucoup de textes du «Green Deal», nos pays ont choisi de se fragiliser eux-mêmes. Quand nous parlons de sécurité et de souveraineté, il ne s’agit pas seulement de défense : ces impératifs doivent irriguer toutes nos politiques. Parler d’agriculture, c’est parler de sécurité et de souveraineté : l’arme alimentaire est aujourd’hui employée pour fragiliser des pays dans le jeu géopolitique. Parler d’énergie, c’est parler de sécurité et de souveraineté : c’est pourquoi je n’ai cessé de défendre le nucléaire.
Parler d’immigration aussi, car retrouver des frontières est un impératif de sécurité. Parler d’éducation également, car la crise de l’école menace directement notre capacité à choisir notre avenir. L’Europe doit se remettre en cause, la France aussi. Nos élèves sont les derniers en mathématiques de tous les pays de l’OCDE : comment inventer ou maîtriser les technologies civiles et militaires du futur, quand les Chinois forment des bataillons d’ingénieurs ? C’est bien un enjeu de sécurité et de souveraineté… La dette publique est aussi un problème critique : quand elle est massivement détenue par des fonds étrangers, vous n’êtes plus vraiment souverain. Nous devons sortir de notre torpeur stratégique. Si l’Europe et la France ne se préoccupent pas de leur propre destin, personne ne le fera à leur place.
On parle beaucoup de réarmement extérieur. Est-ce qu’on peut réarmer sur le plan européen, d’un point de vue défensif, quand on semble désarmé sur les plans intérieur et régalien ?
J.-D. M. - Il n’y a pas de réarmement sans une économie prospère ou une éducation efficace. On ne construira rien de solide en matière de défense avec une économie bringuebalante, un endettement épouvantable, une école à la dérive…
Y arrivera-t-on sur le plan européen sans rebâtir un État régalien digne de ce nom ?
F.-X. B. – Non. Nous avons tant à changer, en France comme en Europe, pour retrouver la capacité de décider de notre avenir, et même la volonté de le faire. Le premier sujet en effet, ce n’est pas de savoir comment se défendre, mais de savoir ce que nous avons encore à défendre. Qu’est-ce qui relie les Français, qui les unit et les dépasse ? Qu’est-ce qui nous relie aux Européens ? Avons-nous encore le sens de notre appartenance à un héritage commun ? Saint-Exupéry était engagé volontaire pendant la seconde guerre mondiale, et il a piloté jusqu’à donner sa vie pour affronter le nazisme. Dans Pilote de guerre, il écrit que la France ne s’est pas effondrée en 1940 parce que ses soldats manquaient de courage, mais parce qu’elle n’avait plus conscience de ce qui exigeait son combat. Nous sommes devant la même question aujourd’hui : comment reconstruire le sens de notre unité, de ce qui nous lie et qu’il nous appartient de défendre…