François Xavier Bellamy-Gaspard Kœnig : faut-il abolir l’héritage ?

Interview initialement publié dans Le Point.
Le match « libéralisme contre conservatisme » devait avoir lieu. Mais l’affiche se dérobe dès l’échauffement : ni Gaspard Koenig ni François-Xavier Bellamy n’acceptent de se laisser enfermer dans les cages d’un -isme. Alors la discussion prend une autre forme, plus subtile, plus décisive : deux manières d’habiter le monde. D’un côté, l’exigence têtue de la liberté individuelle; de l’autre, la conviction que notre naissance nous oblige. Deux visions se croisent parfois, se griffent sur l’écologie et s’éclairent sur le désir de décentralisation de la politique. Tous deux philosophes de formation, ils posent la question du rôle de l’intellectuel dans la cité. L’un est député au parlement Européen, les mains dans la glaise, l’autre, après une furtive candidature à la présidentielle en 2022, a préféré le rôle de romancier et essayiste.
Le Point : Pour commencer, quelle est votre définition du libéralisme, Gaspard Koenig ?
GK : C’est un mot que je n’emploie plus parce qu’il est trop pollué dans le débat public. On ne sait plus ce que cela veut dire. Il est revendiqué par des gens chez lesquels je ne me reconnais pas. Mon libéralisme est celui de Tocqueville et de John Stuart Mill qui prône une société diverse faite d’individus autonomes, capables de coexister malgré leur différence de valeurs.
Et vous, François-Xavier, votre définition du conservatisme ?
FXB : Je répondrais exactement la même chose pour le conservatisme. Beaucoup s’imaginent qu’il consiste à ne rien changer. Or la politique à devant elle un effort immense, si elle veut s’attacher enfin à reconstruire et restaurer. Au principe de conservation, je préfère en réalité celui de la transmission, qui me semble plus fécond. Mon sens du conservatisme est lié à la vision de la liberté que propose Hayek, qui distingue l’ordre établi de l’ordre spontané, c’est-à-dire l’organisation née de l’intérieur de la société, sans décision centralisatrice d’une autorité supérieure. Là réside la liberté, et le sens du travail nécessaire pour transmettre des équilibres qui nous précèdent et nous dépassent.
GK : Pour brouiller les pistes, j’ajouterais que Hayek a écrit en 1960 : « Pourquoi je ne suis pas conservateur ». L’ordre spontané suppose selon lui une idée de progrès et de rupture, très différente de la lente mutation des structures louée par le conservatisme.
L’héritage est-il un conservatisme dont il faudrait s’émanciper ?
GK : La place qu’a prise l’héritage est extravagante. 60 % du patrimoine en est issu. On taxe beaucoup le revenu, mais très peu l’héritage. Le taux effectif moyen de taxation de l’héritage est autour de 6 %.
FXB : L’allongement de la vie fait qu’on hérite de plus en plus tard. Le patrimoine se transmet de vieux retraités à jeunes retraités. Cela crée un malaise profond dans nos sociétés, notamment pour les jeunes actifs. Mais la solution n’est pas d’empiler de nouveaux impôts… L’urgence est plutôt de favoriser les transmissions, de libérer le travail du poids des charges qui pèsent sur lui, et de rompre avec les politiques qui ont artificiellement gonflé le prix des actifs, notamment immobiliers. Cela devrait être un enjeu majeur de l’élection présidentielle.
GK : La nécessité est d’abolir la réserve héréditaire. Aujourd’hui, celui qui lègue est contraint par la biologie. Celui qui voudrait, comme aux États-Unis, tout donner à une fondation ou à quelqu’un d’autre ne le peut pas.
FXB : La famille est le premier lieu de la solidarité. Je ne voudrais pas d’un monde dans lequel les parents peuvent déshériter leurs enfants ou choisir l’un d’eux comme seul héritier. Ce serait basculer dans la solitude la plus brutale. La naissance fonde une responsabilité.
GK : Sauf que la réserve héréditaire est psychologiquement mauvaise : les enfants de grandes familles savent qu’ils n’ont rien à craindre, c’est dans la loi. On retrouve l’idée presque féodale des droits de naissance.
FXB : Je ne suis pas sûr qu’il soit psychologiquement meilleur de vivre dans le Gianni Schicchi de Puccini, où tout le monde vient courtiser le mourant riche…
C’est l’héritage immatériel qui vous préoccupe le plus François-Xavier Bellamy ?
FXB : L’héritage matériel compte, mais l’héritage culturel est plus nécessaire encore. La faillite de la transmission de la culture, du savoir et de la langue est notre plus grande injustice. Nous avons le système scolaire le plus inégalitaire de l’OCDE, celui dans lequel le parcours scolaire d’un élève est le plus corrélé à son milieu d’origine. Notre histoire montre tant d’exemples de talents immenses qui se sont révélés par l’éducation reçue, et non par la fortune matérielle. L’école doit retrouver sa mission.
GK : Donner un capital à tous à la majorité ou un revenu universel, est intéressant. On ne laisse personne sans rien. C’est libérateur parce que chacun y a droit et sait que le voisin touchera la même somme. Cela aurait aussi le mérite d’être d’une grande simplicité par rapport au capharnaüm du système de redistribution actuel. Où personne ne sait ce qu’il touche, ce qu’il paie, et dont tout le monde a l’impression de pâtir.
FXB : Mais la France a déjà la dépense publique la plus redistributive de l’OCDE…
GK : L’idée est de tout simplifier : ôter les conditionnalités des allocations, sortir des dispositifs obscurs et bureaucratiques. Il faut avoir confiance en la nature humaine. Les expérimentations partout dans le monde montrent que cela conduit à une hausse de l’entrepreneuriat.
Le Point : « L’écologie est une préoccupation éminemment conservatrice ». Pourquoi la droite apparaît-elle silencieuse voire critique des mesures écologiques ?
FXB : Je dis souvent avec le sourire à des collègues écologistes qu’ils devraient se définir comme conservateurs. L’écologie politique a fait son nid à gauche parce que son vrai combat est celui de l’anticapitalisme décroissant. Je défends pour ma part une écologie soucieuse de transmettre une terre vivable, qui ne préserve pas un ressentiment dogmatique, mais les conditions réelles d’une vie « authentiquement humaine », comme le demande Hans Jonas. L’idéologie anti-nucléaire en est un symptôme : en combattant l’acte même de produire, les partis verts offrent en réalité nos marchés à des importations de pays tiers qui ne respectent aucune de nos règles : cette écologie sert la décroissance, pas la planète.
Le Point : Gaspard koenig, vous dites que l’urgence écologique s’impose à tous les penseurs. N’est-ce pas la meilleure preuve de l’inadéquation de la pensée libérale avec la contrainte écologique ?
GK : Non, cela prouve que le libéralisme est une philosophie non dogmatique qui s’adapte au réel, quitte à se réformer… Je suis désespéré par mes anciens camarades libéraux qui restent dans un thatchérisme aveugle aux limites planétaires. La première référence politique de l’écologie est l’anarchisme (Thoreau, Reclus), qui flirte avec le libéralisme : organiser la société comme un écosystème spontané, riche d’interactions. Cela n’a pas grand chose à voir avec l’écologie punitive ou anticapitaliste que décrit François-Xavier Bellamy. La crise derrière le climat est l’effondrement du vivant : trois quarts des populations d’espèces sauvages perdues en 50 ans ; 60 % des sols dégradés en Europe… Quand on sait qu’il faut un siècle à la nature pour créer un centimètre d’humus. Les rendements chutent parce que les sols sont morts. On ne peut pas avoir de croissance infinie sur des ressources finies. Je ne suis pas décroissant, je suis non-croissant. La gravité de la crise doit s’imposer à tous. Et il est rageant d’entendre des discours de droite, surtout au Parlement européen, qui ne travaillent pas à cette révolution nécessaire pour la biodiversité.
FXB : En fait, j’ai l’impression que cette conversation a lieu il y a trente ans. Gaspard, tu parles de la révolution de la chimie comme si rien ne s’était passé depuis. La vérité, c’est que la transition, en France par exemple, est déjà largement avancée.
GK : Mais non ! On est le pays le plus gros consommateur d’engrais chimiques en Europe. Et on arrache environ 20 000 km de haies en net par an. Donc il y a encore tout à faire sur ce sujet.
FXB : Prenons l’exemple de la pêche. Tu disais que l’océan est vide, qu’il n’y a plus de poissons. La vérité est que la surpêche, pendant les années 70-80, a conduit à une crise profonde. Mais cela a conduit à une réforme structurelle des politiques de pêche en Europe : aujourd’hui, la quasi-totalité des espèces est sous quota, et beaucoup se sont reconstituées, avec un suivi scientifique. Parler de pêche ou d’agriculture comme si rien n’avait changé est absurde ; d’autant plus que le problème est global. En France, nous importons 84 % du poisson que nous consommons : la vraie menace sur la biodiversité marine est dans la pêche étrangère qui ne s’impose pas nos règles. Contraindre sans cesse ceux qui produisent chez nous, c’est donc aggraver encore la crise écologique…
GK : Je te rejoins sur le fait qu‘une partie du problème est aussi importée. Mais la France n’applique pas de véritables politiques de transition. La raréfaction de la matière organique dans les sols se poursuit. C’est factuel. Les sols sont de plus en plus dégradés. Je ne suis pas fou.
Gaspard, vous avez commencé à parler de décentralisation, de la prise de décision à l’échelle locale. Pour vous, c’est ainsi qu’on pourrait remédier à cette crise démocratique qu’on observe aujourd’hui ?
GK : Tocqueville disait que la démocratie s’apprenait localement. Et à ce sujet, la Suisse est une espèce de modèle quasi anarchiste à nos portes. Dans une Europe uniformisée, la Suisse est une exception incroyable, où, effectivement, sur les places des chefs-lieux, les habitants amendent, discutent, votent la loi, et créent une responsabilisation collective. Je pense que la responsabilité politique crée l’intelligence et la rationalité. Il ne faut pas attendre que les gens soient bien éduqués pour leur donner des responsabilités politiques. C’est tout l’inverse. C’est le fait d’être responsable qui vous oblige.
En France, les gens savent ce qu’a dit Trump, mais ne connaissent pas le nom de leur maire ou de leur conseiller régional. Il n’y a quasiment plus d’intermédiaires entre le citoyen et le président de la République. Donc, dès qu’il y a un problème dans la chaussée, « c’est la faute à Macron ». C’est totalement infantile. À l’inverse, un système où on donne énormément de responsabilités au local et à des assemblées, dans de véritables agora, incite à prendre soin de son environnement immédiat, permet de se parler et d’assumer les décisions que l’on prend, et de catharsiser tous les grands problèmes nationaux.
Dans un monde idéal, les choses s’élaboreraient par consensus. Et cela implique de décentraliser par subsidiarité ascendante. C’est le plus petit échelon qui décide des compétences qu’il souhaite assumer et des leviers fiscaux, éventuellement, qui vont avec. Aujourd’hui, nous avons un peu d’État de droit, mais plus du tout de démocratie. Notre destin nous échappe. Tout est centralisé, y compris dans le secteur privé. Et cette bureaucratisation de l’existence déresponsabilise et peut conduire au désespoir.
FXB : Je suis absolument d’accord avec ce constat. Le principe de subsidiarité a été renversé : par défaut, l’État s’occupe de tout. C’est l’inverse qui devrait se produire. La décision publique a été constamment éloignée des citoyens. La création des grandes régions a détruit l’identification venue d’une histoire très ancienne, qui formait un « humus culturel » – si je peux me permettre l’expression devant Gaspard. Dans les départements, au motif de la parité, la taille des cantons a été doublée : là encore, ces unités remontaient au Moyen Âge. La carte des cantons correspondait à des bassins de vie, d’économie, des paroisses de l’ancien temps. Le sentiment d’appartenance se défait à chaque niveau.
Une dernière rupture millénaire est celle de la suppression de la taxe d’habitation. Derrière cette mesure fiscale, c’est la fin du principe de libre administration des communes, qui date du Moyen Âge. Les problèmes du Proche-Orient nous échappent, mais on pouvait au moins décider en commun des moyens que nous partageons pour la vie de notre commune. La question fondamentale pour notre démocratie aujourd’hui est : pouvons-nous remettre la main sur notre destin ? Ce sentiment de dépossession très profond n’est pas seulement une crise de confiance en la politique : ce qui disparaît, c’est l’idée même que la politique soit le lieu où l’avenir se décide. La démocratie est le miracle fragile par lequel nous tentons de résoudre nos inévitables désaccords par la conversation plutôt que par la violence. Si la politique reste à ce point dévitalisée, alors la violence sera de nouveau inéluctable.
Le Point : Cela impliquerait donc une réforme institutionnelle majeure, peut-être la fin de la Ve République, pour sortir de la logique jacobine centralisatrice ?
FXB : Non. L’esprit de la Ve République a été dévoyé par une centralisation inédite du pouvoir. Cela dépasse la question des institutions. C’est aussi un problème de culture. Beaucoup de dirigeants politiques de ce pays sont convaincus que le destin du monde se joue dans trois arrondissements parisiens. C’est cela qu’il faut renverser.
GK : Je crois que sur le plan institutionnel, les référendums locaux sont une priorité. Voilà 25 ans que la Constitution le permet. Combien y en a-t-il eu ? 300. Ce n’est rien. Parce que le pouvoir exécutif déteste s’en remettre aux citoyens. Il prend des initiatives « consultatives ». Or, quand on nous parle de démocratie participative, ce n’est plus de la démocratie. On ne doit pas être consulté : On est citoyen, on décide, c’est tout.
FXB : À condition que le résultat du référendum soit respecté. Ce qui ne fut malheureusement pas le cas pour le référendum régional de Notre-Dame-des-Landes par exemple…
