Vivons-nous la fin de notre civilisation ?

Onfray

Entretien avec Michel Onfray et François-Xavier Bellamy, paru dans le Figaro du 25 mars 2015. Propos recueillis par Vincent Tremolet de Villers et Alexandre Devecchio.

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LE FIGARO – Michel Onfray, dans Cosmos, le premier volume de votre triptyque philosophique, vous rappelez la beauté du monde. Nous ne la voyons plus ?

Michel ONFRAY – Nous avons perdu l’émerveillement. De Virgile jusqu’à la naissance du moteur, il nous habitait. Mais depuis, nous avons changé de civilisation : de leur naissance à leur mort, certains individus n’auront vécu que dans le béton, le bitume, le gaz carbonique. Des saisons, ils ne connaîtront que les feuilles qui tombent des quelques arbres qui restent dans leur rue. Il s’agit d’une véritable rupture anthropologique et ontologique : la fin des campagnes, la mort de la province et de la paysannerie au profit d’une hyper cérébralisation. Le vrai problème n’est pas l’oubli de l’être, comme disait Heidegger, mais l’oubli des étants qui constituent le Cosmos.

François-Xavier BELLAMY – Il faut aller plus loin encore : l’homme n’est plus en contact avec la nature qui l’environne, ni surtout avec la nature dont il se reçoit… Nous avons perdu le sens des saisons, mais aussi celui du rythme naturel de notre propre vie. Le citoyen est devenu citadin, et il a oublié que l’homme ne se construit pas ex nihilo, qu’il n’est pas un produit parmi d’autres, artificiel et transformable, dans la société de consommation. Cette négation du vivant va jusqu’au déni de sa propre mort. Prenez la loi sur la fin de vie : le fait de transformer la mort en sédation, en un simple sommeil, par le prodige de la technique, est une façon pour l’homme d’écarter tout ce qui fait sa condition naturelle.

Faut-il être conservateur ?

M. O. – Ni conservateur ni réactionnaire. Contrairement à Alain Finkielkraut ou Éric Zemmour, je ne crois pas que nous puissions restaurer l’école d’hier ni même que ce soit souhaitable. Si je partage leur pessimisme concernant la destruction de la civilisation occidentale par le néolibéralisme qui dicte sa loi, je me distingue d’eux sur les solutions. On ne peut revenir en arrière, sauf à entrer dans une logique de dictature où l’on demanderait à un nouveau César de se couper totalement de l’Europe et du monde en restaurant les frontières. Cela ne me paraît ni possible ni souhaitable. La vérité cruelle est que notre civilisation s’effondre. Elle a duré 1 500 ans. C’est déjà beaucoup. Face à cela, je me trouve dans une perspective spinoziste : ni rire ni pleurer, mais comprendre. On ne peut pas arrêter la chute d’une falaise.

F.-X. B. – Je partage avec vous l’impression de voir une civilisation s’effondrer, et le sentiment que personne n’en a encore vraiment pris la mesure; mais la sagesse ne peut pas être qu’un consentement résigné à ce qui advient! Nous pouvons encore décider, dans nos vies personnelles comme dans nos choix collectifs, de recevoir et de transmettre ce qui dans notre culture demeure fécond, et plus actuel que les faux progrès qu’on nous vend. Malheureusement, de ce point de vue, le débat politique et intellectuel oppose plutôt des liquidateurs de faillite que des décideurs capables de tracer des perspectives.

Plus que la liberté de pensée, la première menace n’est-elle pas l’impossibilité de penser dans la frénésie du monde contemporain ?

M. O. – Un tweet, s’il est bien fait, peut être l’héritier des aphorismes des moralistes du XVIIème siècle. Mais la durée du papillon n’est pas celle de la civilisation. La culture de l’instantané nous empêche de nous projeter dans l’avenir et de nous situer par rapport au trajet qui nous conduit de Constantin à nos jours.

F.-X. B. – Toute l’histoire de la philosophie porte la trace des résistances que chaque époque a opposées à l’effort de la pensée. Chercher une pensée juste, c’est toujours rencontrer bien des obstacles, y compris en soi-même. Mais au-delà des sectarismes et de la médiocrité, qui ont toujours guetté les consciences, notre époque, fascinée par la vitesse, risque singulièrement de priver la réflexion du temps même qui est nécessaire à sa maturation. L’immédiateté du numérique est sans doute la forme la plus concrète de ce risque. L’aphorisme, écrivait Nietzsche, est fait pour être ruminé, longuement médité. Qui médite sur Twitter ?

Le débat intellectuel est de plus en plus étouffant…

M. O. – Cette surveillance, je l’ai expérimentée avec mon livre sur Freud, Le Crépuscule d’une idole. Une avalanche d’insultes m’est tombée dessus. J’ai vu des gens qui, au nom de la liberté d’expression, voulaient interdire la diffusion de mon cours sur France Culture ! On a dit ou écrit que je réactivais le discours de l’extrême droite, que j’étais un pédophile refoulé ou bien encore un antisémite. J’ai alors découvert les dégâts de l’idéologie dominante issue de ce que Jean-Pierre Le Goff nomme justement le «gauchisme culturel» qui est parole d’évangile médiatique. Aujourd’hui, la gauche me méprise tandis que la droite me courtise, ce qui ne m’est pas forcément agréable (rire). Mais, au fond, ça m’est devenu égal car je ne me préoccupe plus de ces catégorisations-là. Je refuse la logique des chiens de Pavlov ! Quand Pierre Bergé dit qu’on doit pouvoir louer les corps des femmes pauvres à des bourgeois riches qui veulent s’offrir des enfants, je dis que ce ne sont pas des propos de gauche, qu’il n’est pas un homme de gauche. Que la gauche au pouvoir souscrive au pire du libéralisme qui marchandise et loue les corps des pauvres est une obscénité : on ne me fera pas croire que je cesse d’être de gauche en ne souscrivant pas au renoncement de la gauche libérale à être de gauche.

F.-X. B. – On mesure le degré de la pression qui s’exerce sur les esprits, la puissance de cette oppression silencieuse, à l’évolution assez rapide des normes qu’elle impose et à l’adaptation conséquente de l’opinion commune. Il y a quelques années, on pouvait encore être contre la gestation pour autrui ; osera-t-on encore l’avouer demain ? Il y a quinze ans, s’opposer au Pacs était réactionnaire ; mais on pouvait être contre le mariage homosexuel, comme d’ailleurs l’immense majorité des élus de gauche à l’époque, sans se voir reprocher d’être homophobe… Aujourd’hui, c’est impossible. Tous ceux qui demeurent cohérents seront accusés un jour où l’autre de «déraper» ; mais les seuls qui dérapent progressivement, au sens littéral du terme, sont ceux qui se laissent aller, par manque de courage et de constance, à ces renoncements successifs.

Vous enseignez tous deux dans des structures parallèles à l’école. Pourquoi ?

M. O. – En 2002, Jean-Marie Le Pen arrive au second tour de l’élection présidentielle. Il est évident qu’il ne sera pas élu. La question est simplement de savoir si Jacques Chirac l’emportera avec 60 % ou 80 % des voix. Personnellement, je ne me sens pas concerné par ce genre de débat qui relevait de la déraison pure. Il n’était pas question pour moi d’aller crier «le fascisme ne passera pas» en compagnie du patronat et de l’Évêché. Je souhaitais donc, dans la mesure de mes moyens, créer une structure qui travaille à « rendre la raison populaire » pour utiliser les mots de Diderot. Ce fut l’Université populaire de Caen. Certes, c’est une goutte d’eau dans l’océan, mais à ceux qui me rappellent que ça n’a pas changé grand-chose, je demande : qu’avez-vous fait, vous, pour changer les choses là où vous étiez ?

F.-X. B. – Il faut multiplier les lieux pour transmettre cet héritage philosophique qui, même lorsqu’il vient de loin, est d’une profonde actualité. Parce que, nous le constatons tous deux, la soif de réflexion est immense… « Les Soirées de la Philo » sont nées de cela. La philosophie est marquée par une forme de gratuité, mais elle répond à un besoin plus profond que jamais, celui de mettre des mots justes sur les questions que nous rencontrons, de susciter un peu de clarté au milieu de la confusion des débats contemporains.

Regrettez-vous l’abandon du latin ?

M. O. – Mon père était ouvrier agricole. Il a quitté l’école à 13 ans, pourtant il savait lire, écrire, compter et penser. Il était capable de faire une lettre sans faute et, quand bien même il n’aurait pas su orthographier quelque chose, il avait le culte du dictionnaire. Depuis, l’idéologie issue du structuralisme a dévasté l’enseignement. Elle considère que la langue est déjà là, avant même notre naissance, hors de l’histoire ! Dans ces conditions, plus besoin de l’apprendre… La théorie du genre procède également du structuralisme négateur d’histoire et de réalité : pas de corps, pas de sexe, pas de biologie, pas d’hormones, pas de testostérone, mais de la langue et de l’archive. Nous ne serions que des constructions culturelles. C’est de cette idéologie datée mais active comme un déchet nucléaire dont il faudrait se débarrasser; ensuite, on pourrait poser la question du grec et du latin. Mais l’affaire est déjà pliée…

F.-X. B. – Sur la question du latin, la gauche au pouvoir consacre une nouvelle fois le triomphe du marché : le latin n’est pas utile pour l’emploi et la croissance, supprimons-le. C’est la poursuite d’une logique qui consiste à penser que l’école a d’abord pour fonction de préparer le futur adulte à la vie économique. Cette logique achève en même temps de condamner un enseignement qui aurait pour but de transmettre les fondements de notre culture. Notre système scolaire est voué à la déconstruction plutôt qu’à l’apprentissage. Mais ceux qui organisent cette école de la négation -qui dénonce la langue comme sexiste, accuse la lecture d’élitisme, morcelle l’histoire, bannit la mémoire, condamne les notes et adule le numérique- ont oublié ce qu’ils en avaient eux-mêmes appris. Le propre de cette génération, c’est une immense ingratitude, qui se complaît à déconstruire la culture dont elle a pourtant reçu toute sa liberté…

Le retour du religieux est-il une bonne nouvelle pour l’intelligence ?

M. O. – On pensait que la sortie de l’ère religieuse verrait la naissance de l’« ère philosophique et positive » pour reprendre le vocabulaire d’Auguste Comte. Il n’en est rien. Les gens préfèrent toujours des mensonges qui les rassurent à des certitudes qui les inquiètent. Néanmoins, je crois qu’on assiste moins au retour du religieux qu’à l’avènement de l’islam. Je ne suis pas sûr que le judaïsme ou le christianisme se portent très bien. Certes, des chrétiens descendent dans la rue pour protester contre le mariage homosexuel, mais cela signifie-t-il pour autant la grande santé chrétienne, du moins en Europe ? Je ne crois pas… Une civilisation se construit toujours avec une religion qui utilise la force. Si l’Église est tolérante aujourd’hui, c’est parce qu’elle n’a plus les moyens d’être intolérante. L’islam a aujourd’hui les moyens d’être intolérant et ne s’en prive pas. Reste que c’est la spiritualité chrétienne qui a rendu possible l’Occident. Aujourd’hui, une religion laisse la place à une autre religion. Quand le pape François, dont le métier consiste à apprendre à la planète entière qu’il faut tendre l’autre joue, affirme qu’il frapperait celui qui parlerait mal de sa mère, on se dit que le christianisme est mort ! L’islam qui lui succède fait l’économie de dix siècles de philosophie : quid du cogito, de la raison, de la laïcité, de la démocratie, du progrès ? La raison disparaît quand la foi fait la loi. Et la disparition de la raison n’est jamais une bonne nouvelle…

F.-X. B. – Un positivisme mal digéré nous a fait exclure la question de Dieu de la sphère de la raison. C’est une catastrophe. S’en est suivie une conception très sectaire et dogmatique de la laïcité, qui voudrait que parler de Dieu soit contraire à l’ordre républicain. On vivrait bien mieux la réalité du fait religieux, qui fait partie depuis toujours de l’expérience humaine, si on pouvait en parler ensemble dans l’espace public, du point de vue de la raison commune. Après tout, dans le monde occidental, aux États-Unis par exemple, il y a dans certaines branches de la philosophie une théologie rationnelle qui se porte plutôt bien, et qui discute sérieusement de la question de l’éternité du monde ou de la représentation de Dieu… De notre côté, nous avons voulu refouler de force la religion dans l’ordre de la psychologie, de l’intime. Du coup, nous prenons en pleine figure l’émergence d’un islam qui se déploie par le pathos, par l’affect, et avec lequel nous nous sommes rendus incapables de discuter. C’est peut-être l’une des raisons de la violence qui resurgit, et qui naît de l’impossibilité du dialogue.

Que dire à un jeune de 20 ans ?

M. O. – Le bateau coule, restez élégant. Mourez debout…

F.-X. B. – Nous sommes vivants. Quelles que soient les circonstances, l’histoire n’est jamais écrite d’avance : le propre de la liberté humaine, c’est de rendre possible ce qui, en apparence, ne l’était pas…

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Ce débat a fait l’objet d’une analyse dans la revue de presse d’Europe 1, par Natacha Polony ; d’une chronique du journaliste et philosophe Gérard Leclerc, sur Radio Notre Dame ; et d’un article dans le quotidien italien Il Foglio.

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