Nos élèves méritent le meilleur.

Entretien à propos des nouveaux manuels scolaires, publié dans le Figaro du 4 mai 2016. Propos recueillis par Vincent Tremolet de Villers.

Que vous inspire la lecture des manuels intégrant les dernières réformes scolaires ?

Comme de nombreux enseignants, je découvre les manuels diffusés par les éditeurs pour la rentrée prochaine. C’est toujours douloureux de voir un naufrage, même quand on pouvait le prévoir… Pendant des mois, la réforme du collège a été rendue volontairement compliquée par les experts qui l’ont écrite, sans aucune concertation, dans ces sigles ésotériques que le ministère produit si bien. Ce n’est donc que maintenant que, d’un seul coup, cette réforme devient concrète à travers les manuels scolaires, et le grand public découvre la tragédie au moment où elle se réalise. Car c’est bien d’une tragédie qu’il s’agit, d’un appauvrissement sans précédent… Par exemple, chaque « séquence » conduit désormais à l’impératif d’une production utilitaire – cette obsession étant déclinée jusqu’à l’absurde. Les sciences humaines servent à écrire un journal de classe et à « mobiliser son collège contre la faim dans le monde ». L’histoire se déroule par activités d’équipes, ou par tâches à mener : « je construis des hypothèses, je m’exprime, j’enquête »… L’enseignement scientifique aboutit à comprendre une actualité people datée et morbide, en mesurant l’intensité du courant qui a traversé Claude François électrocuté dans sa baignoire. La littérature sert à réaliser une affiche contre les discriminations, à produire le clip d’une chanson de Renaud, ou à écrire une lettre de rupture à sa copine à partir d’un texto dysorthographique…

Votre réaction n’est-elle pas élitiste ? Ne faut-il pas prendre les élèves là où ils en sont, c’est-à-dire au langage texto ?

Tout le pari de l’éducation consiste à savoir qu’un élève possède des capacités qu’il ne se connaît pas encore, et à lui donner l’occasion de les accomplir. Et pour cela, l’école peut offrir à chacun d’entre eux un chemin singulier, différent de son horizon ordinaire – un chemin d’évasion qui les fasse sortir de l’immédiateté du quotidien, qui les élève. Ce chemin, c’est la culture, sous toutes ses formes. Tous les enseignants se sont engagés pour cela : nous savons que nos élèves méritent le meilleur – et d’abord ceux qui sont aujourd’hui les plus défavorisés. Et nous savons que, si on sait avancer progressivement avec eux, ils vibrent infiniment plus quand on les entraîne vers les grands textes, dans l’aventure scientifique, dans des apprentissages stimulants, que quand on prétend leur parler de leur quotidien – que par définition ils connaissent déjà. L’école qui fait grandir, c’est celle où on découvre chaque jour du nouveau, et où l’on se découvre avec émerveillement capable d’une parole nouvelle – et non celle qui prétend supprimer l’ennui en se penchant vers les élèves avec condescendance, en croyant parler leur langage. L’école qui a du sens, c’est celle qui leur permet de rencontrer Ulysse et Pénélope, Chimène et Rodrigue, Cyrano et Roxane – pas celle qui donne comme sujet de littérature : « Cc c mwa, jcroi kon devré fer 1 brek. » Il y a d’immenses talents dans nos classes, partout ! Et c’est à ce niveau-là qu’il faudrait les rejoindre si nous voulons leur parler ? Mais qu’on arrête de mépriser nos élèves ! Cette réforme du collège, c’est une violence néocoloniale ; c’est l’institution descendant vers les jeunes en leur disant : « Toi comprendre moi ? Ecole pas être trop difficile pour toi ? Toi être content maintenant ? » Quand nous prétendons leur apprendre à utiliser des iPad ou à faire des bonnes vannes, quand les manuels de français citent du rap en espérant « avoir le swag », nos élèves comprennent parfaitement qu’on les prend pour des imbéciles. Et ils auront raison de nous en vouloir de les avoir réduits à cela.

Un éditeur a déjà présenté ses excuses pour l’un de ces exercices controversés. Comment expliquez-vous qu’on en arrive à de telles difficultés ?

Pour coller à son calendrier de communication, à un an des présidentielles, la ministre a décidé de changer tous les programmes en même temps, du primaire à la fin du collège ; jusque là on déployait les réformes année par année, pour garantir la cohérence de la scolarité de chaque élève. C’est la première fois dans l’histoire que le ministère impose de changer la totalité des enseignements à la rentrée, et donc de changer tous les manuels, pour se conformer à des programmes qu’il a publiés il y a quatre mois seulement… C’est dire le climat d’improvisation complète dans lequel les éditeurs ont travaillé. L’éducation prend du temps, elle devrait mériter mieux que cette précipitation électoraliste et idéologique. Sans compter que ce changement brutal représente maintenant une dépense de 780 millions d’euros* – une somme énorme, simplement pour acheter des manuels scolaires bâclés, et fondés sur une réforme absurde.

Le gouvernement achève deux jours consacrés à l’école. Sur le sujet, quel bilan tirez-vous de la mandature Hollande ?

Deux jours d’autocélébration indécents, alors que l’éducation nationale traverse une crise profonde… La gauche a amplifié cette crise, en persévérant dans la déconstruction de l’enseignement, dont la réforme du collège marque une étape supplémentaire. Dans un climat de mensonge permanent, le gouvernement a sacrifié tous les élèves, les plus avancés et les plus faibles ; il a détruit ce qui fonctionnait encore, les classes bilangues comme les réseaux d’aide aux élèves en difficulté. Il a méprisé les enseignants, les familles, en imposant les rythmes scolaires ou la réforme du collège sans dialogue, dans un vrai climat de coercition. Il a appauvri comme jamais la transmission de la culture, en supprimant les langues anciennes, en remplaçant des heures de cours par des activités productives, au nom d’un utilitarisme qui la rapproche d’ailleurs des vieux démons de la droite. François Hollande déclarait lundi, en ouvrant ces journées sur l’école : « Il faut mettre le système éducatif au service de l’économie ». Est-ce vraiment là sa fonction ? La réduction de la culture aux calculs de rentabilité ne peut rien servir, au contraire… Nous en payons déjà le prix. Au moins ce quinquennat aura-t-il peut-être permis une prise de conscience : ce n’est que sur une authentique refondation de l’école dans sa mission essentielle, la transmission du savoir, que nous pourrons préparer l’avenir de notre pays, en servant l’accomplissement de chacun de nos élèves.

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* Chiffres communiqués par le Syndicat National de l’Edition : le remplacement des manuels de primaire est estimé à 300 millions d’euros, et à 480 millions pour le secondaire. (Source SNE)

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