États généraux de l’effondrement

Photo : AP/SIPA – Alexandre GROTHENDIECK

Tribune initialement publiée sur le site du magazine Marianne.

Nous apprenons cette semaine que la France arrive désormais à la dernière place parmi les pays européens pour l’apprentissage des mathématiques. La dernière. Et ce n’est qu’un indice de la situation dans les autres disciplines… Si nous avions encore un peu de lucidité sur l’ordre de priorité des urgences dans notre pays, ce résultat de l’enquête internationale TIMMS, publiée mardi, devrait occuper la totalité de l’attention des médias et de l’opinion publique. Mais non… À peine quelques titres noyés dans les priorités du moment, très loin derrière le covid qui menace nos réveillons et l’annonce par le gouvernement d’un grand « Beauvau de la sécurité »…

À ce rythme-là, nous avons surtout devant nous bien des « Grenelle du déclin », des « Ségur de l’impasse » ou des « États généraux de l’effondrement » : si la France ne se remet pas d’urgence à transmettre à ses enfants les savoirs fondamentaux indispensables à leur avenir, la seule ambition des prochains gouvernements sera d’administrer un déclassement aussi concerté, paisible et convivial que possible. Après tout, notre pays a connu des généraux qui excellaient dans l’art d’organiser la retraite : ce n’est pas rien que de savoir se replier en bon ordre, de sombrer tout en veillant à la bonne application des protocoles. Gérer la débâcle : c’est le but que semble avoir choisi le ministère de l’Éducation nationale. Emblématique de l’impuissance de l’action publique aujourd’hui, il est devenu plus qu’aucun autre le ministère de l’étrange défaite, dans l’ambiance de délitement tranquille et de mensonge généralisé qui a fini par nous conduire à cette dernière place aujourd’hui.

La dernière place. Il faudrait l’écrire en majuscule, tant ce résultat est stupéfiant, et décisif pour notre avenir. Nos élèves sont aujourd’hui, non par leur faute mais par la nôtre, les moins bien formés d’Europe. La France se classe même derrière l’Albanie, le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan. Dix points seulement au-dessus de la Macédoine ou de la Géorgie ; mais cent points en-dessous du Japon, de l’Irlande, de la Russie. Inutile d’être bon en calcul pour comprendre que le pays de Descartes, Pascal et Fermat, le pays de Grothendieck, Lafforgue ou Villani, a perdu le sens de la réussite. Il s’agit là d’un classement officiel, publié sur le site du ministère de l’Éducation nationale – il convient au passage de féliciter cette administration qui tient à jour l’inventaire méticuleux de ses reculs successifs.

La dernière place. Il faudrait l’écrire en majuscule, tant ce résultat est stupéfiant, et décisif pour notre avenir.

Mais comment un tel résultat ne produit-il pas un immense coup de tonnerre ? Comment, avec le septième PIB mondial, le plus grand ratio de dépenses publiques par habitant, et le premier budget de l’État consacré à l’éducation, avons-nous pu arriver à cette dernière place ? Dans un pays normal, les pouvoirs publics devraient s’expliquer, le gouvernement aurait à rendre des comptes, les principaux cadres seraient remplacés – dans le public comme dans le privé. Bien sûr, le temps de l’éducation est un temps long, et cette dernière place est le résultat de politiques menées par les gouvernements successifs depuis des années maintenant, gauche et droite confondues, ancien et nouveau monde. Il serait trop facile d’en tirer prétexte pour conclure à l’irresponsabilité générale. Une faillite d’une telle ampleur devrait conduire ceux qui assument le commandement à présenter leur démission – surtout lorsqu’ils occupent les plus hautes fonctions de ce ministère depuis bien longtemps, comme notre ministre actuel… Quand on participe au pilotage de l’éducation nationale depuis quinze ans, comment peut-on ne pas se sentir comptable d’un échec aussi absolu ?

Seulement voilà : nous ne sommes pas dans un pays normal. La seule chose qui compte vraiment, dans la France de 2020, c’est que ça ne fasse « pas de vagues ». Le silence feutré qui a accueilli ces résultats n’est qu’un avatar de plus de cette injonction désormais bien connue, renvoyée depuis trop longtemps aux professeurs qui sur le terrain osaient tirer le signal d’alarme. L’Éducation nationale est passée maître dans l’art d’étouffer les problèmes : les enquêtes internationales qui se suivent montrent toutes l’effondrement du niveau de nos élèves, mais le taux de réussite et de mentions au bac n’a jamais été aussi important. Faute de sauver les enfants, on sauve au moins les apparences. Faute de sauver les professeurs aussi : l’Inspection générale publiait cette semaine son rapport sur l’attentat islamiste contre Samuel Paty. Le rapport s’intitule, euphémisme administratif irréel, « Enquête sur les évènements survenus au collège du Bois d’Aulne ». Les auteurs ont sans doute voulu éviter de pousser jusqu’à « incidents » ou « problèmes » : « évènements » devait suffire. Quant au nom du professeur assassiné, il a été oublié. Au même moment, le ministère publiait une annonce pour recruter un professeur d’histoire dans ce collège… sur le site de Pôle Emploi. Compétence requise : « gestion du stress ». Il ne faudrait pas faire de vagues.

Ce qui se joue, derrière l’effondrement de notre système éducatif, ce sont des vies empêchées, des talents privés des conditions de leur accomplissement, plusieurs générations déshéritées de l’essentiel […]. Et c’est la société que l’on condamne à la déraison commune, les aveuglements d’aujourd’hui préparant les violences de demain. Sur l’inculture prospèrent toutes les formes de barbarie – de celles qui font de dangereuses vagues…

On pourrait énumérer très longtemps les symptômes de ce délitement général ; tellement de faits – qui pour certains feraient presque sourire, tant ils confinent à l’absurde, s’ils n’étaient si graves, au fond. Car ce qui se joue, derrière l’effondrement de notre système éducatif, ce sont des vies empêchées, des talents privés des conditions de leur accomplissement, plusieurs générations déshéritées de l’essentiel ; c’est Fermat qu’on assassine, bien des talents pourtant prêts à prolonger la science autant que la littérature mais qui, privés du savoir indispensable à leur éclosion, ignoreront toute leur vie jusqu’à leurs propres capacités. C’est notre pays démuni des savants, des inventeurs, des découvreurs du futur. Et c’est la société que l’on condamne à la déraison commune, les aveuglements d’aujourd’hui préparant les violences de demain. Sur l’inculture prospèrent toutes les formes de barbarie – de celles qui font de dangereuses vagues… Il est temps de réagir, si nous ne voulons pas sombrer.