Industrie de défense : ces dépendances qui minent la souveraineté de nos États.

Entretien à Ouest France réalisé à l’occasion de la visite du SOFINS, le salon de l’innovation pour les forces spéciales.

Pourquoi venez-vous au Sofins, le salon des Forces spéciales ?

Parce que je veux être en contact direct avec ceux qui innovent au service de nos armées, et avec les militaires eux-mêmes, engagés aujourd’hui sur des théâtres d’opérations décisifs. Je siège au sein de la commission du Parlement européen qui suit les enjeux d’industrie et de recherche, et j’étais rapporteur sur le Fonds européen de défense : ce travail parlementaire pour soutenir nos soldats ne peut être utile que s’il s’appuie sur leur expérience et leurs besoins.

Sous l’impulsion de la France, la force Takuba actuellement en constitution est l’embryon d’une « association » de forces spéciales de plusieurs pays européens. Quels sons de cloches entendez-vous au Parlement européen sur ce projet ?

Sur ces sujets, nos partenaires européens ont des approches souvent différentes ; c’est l’une des raisons pour lesquelles je ne crois absolument pas à une “armée européenne”. En revanche, de plus en plus de pays réalisent qu’une montée en puissance d’une force conjointe comme Takuba est pertinente, parce que c’est la sécurité de l’Europe qui se joue au Sahel. Si les pays européens ne s’engagent pas sur ces terrains, ils laisseront la place à d’autres acteurs très présents sur le continent africain, comme la Chine ou la Turquie… Avec Arnaud Danjean, nous travaillons aussi à faire comprendre que la France ne pourra éternellement assumer, seule ou presque, la protection indirecte de l’Europe dans cette région.

L’innovation est dans l’ADN des forces spéciales. Comment l’Europe accompagne-t-elle cette recherche d’innovations ? Le FED pourrait-il y contribuer ?

Le Fonds européen de défense a justement été constitué pour soutenir l’innovation dans ce secteur : il financera des projets de recherche associant des entreprises de nos pays, pour nous permettre un jour de ne plus dépendre de matériels ou de technologies de pays non européens.

Le FED avait été initialement proposé à 13 milliards d’euros en 2018. Il vient d’être adopté à 7,9 milliards sur sept ans, mais ne devrait pas servir  à acheter du matériel militaire, ni à la constitution d’une « armée européenne », mais plutôt à la mutualisation de projets de recherche. Quelle est donc la finalité de ce FED ?

Il doit préparer l’autonomie stratégique des pays européens en matière d’industrie de défense. Lorsque l’opération Serval a été lancée en urgence au Mali, la France a dû demander aux Etats-Unis l’autorisation d’utiliser certains matériels contenant des composants américains… La réponse pouvait attendre jusqu’à deux mois, ce qui est bien sûr incompatible avec l’exigence opérationnelle en pareille circonstance. Cette dépendance mine la souveraineté de nos Etats. Il ne s’agit pas de créer une armée commune, mais de donner aux armées de nos pays les moyens d’intervenir avec des matériels européens.

Face aux Etats-Unis, la Russie et plus encore la Chine, l’Union européenne donne souvent  le sentiment de jouer « petit bras ». Pourquoi l’enveloppe du FED a-t-elle fondu de 13 à moins de 8 milliards d’euros alors que les budgets militaires sont partout en croissance ?

Je déplore vivement cette baisse de budget. Certains élus de gauche, les écologistes par exemple, s’opposaient à l’idée même de financer la recherche en matière de défense, comme si préserver notre sécurité et notre souveraineté était honteux. Bien des responsables politiques font comme si la paix était acquise pour toujours ; ils oublient qu’elle repose sur l’engagement de nos armées, et que nous devons leur donner les moyens de leur mission. Je regrette vivement que cette coupe budgétaire, décidée par les chefs d’Etat, ait été acceptée par Emmanuel Macron : cette enveloppe est réduite, comparée aux 750 milliards d’euros du plan de relance, et elle représente par ailleurs un investissement essentiel pour la relocalisation industrielle et pour l’emploi.

Le système de combat aérien du futur (SCAF), le futur char de combat lourd, le futur drone de reconnaissance et/ou de combat, etc… La plupart des programmes des équipements militaires qui seront opérationnels dans les 20 prochaines années ont une genèse très compliquée. Pendant ce temps, et malgré les récents succès à l’exportation du Rafale, les Etats-Unis avancent et placent leurs produits (Drone Reaper, F35, futur F15 modernisé, etc…). Dans le domaine du matériel militaire, faut-il renoncer à l’Europe pour avancer ?

Il est clair que sur certains sujets précis, les divergences industrielles ou stratégiques sont trop fortes ; dans ces cas-là, la défense reste une compétence nationale et c’est à cette échelle qu’il faut définir les priorités. Le gouvernement a tort de chercher à imposer dans tous les domaines une logique de coopération parfois contre-productive. Pour autant, des partenariats européens restent possibles, pertinents et souhaitables. Il faut simplement qu’ils soient intelligemment construits – le contre-exemple le plus connu en la matière étant le fiasco de l’A400M, où les responsabilités étaient trop diluées.

La France présidera le Conseil de l’Union européenne au premier semestre 2022, en pleine campagne de l’élection présidentielle et des législatives. Dans le domaine militaire et en termes de vision géostratégique, quelles initiatives espérez-vous de la France ?  

Qu’elle contribue précisément à ce que l’Europe se dote d’une vision stratégique pour l’avenir ! Je ne partage pas le logiciel fédéraliste d’Emmanuel Macron, et pour être franc je crains qu’il n’utilise la présidence française du Conseil d’abord comme un outil de communication avant les élections. Mais si l’Europe est bien un échelon pertinent pour peser au niveau mondial, il faut vraiment que la France partage avec ses partenaires européens un regard plus lucide sur les enjeux géopolitiques actuels, et je ferai tout pour y contribuer.