L’Europe a renoncé à nommer ses racines

Entretien publié dans le Figaro le 5 octobre 2023

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

 

A. Devecchio – Votre nouveau livre, Espérer, se présente comme un cours de philosophie. Il est par ailleurs inspiré par le cours de philosophie que vous donnez en public deux fois par mois depuis dix ans dans un théâtre parisien, cette année au théâtre Édouard VII. Malgré votre emploi du temps chargé de député européen, vous avez choisi de poursuivre cette aventure. Pourquoi ? Votre formation de philosophe nourrit-t-elle et inspire-t-elle votre action politique ?

F-X. Bellamy – La crise politique actuelle vient d’abord de ce que, dans la vie publique, plus rien ne semble avoir de sens : la communication a remplacé le réel, la dernière polémique écrase les débats de fond, les mots même sont dévitalisés. Dans un tel moment, la philosophie est sans doute un antidote. En nous obligeant à exercer notre raison, à rompre avec la facilité du relativisme, à affronter les questions essentielles, elle conduit à choisir de nouveau les principes qui peuvent fonder une action juste et féconde.

C’est une grande chance pour moi de poursuivre, en parallèle de mon engagement politique, cette expérience incroyable des Soirées de la philo, avec les milliers de spectateurs qui les ont suivies depuis dix ans. Je suis toujours aussi impressionné de les voir dans ce théâtre comble, qui sortent de leur journée de travail, de leurs préoccupations quotidiennes, pour écouter Platon et Aristote, Montaigne, Pascal… Pour moi le premier, nos rendez-vous du lundi soir sont une respiration essentielle.

Votre livre commence par cette phrase lourde de sens, « le temps est à la grande inquiétude ». La France et l’Europe traversent-elles une crise existentielle ?

Comment ne pas la voir ? Le premier signe de cette crise, c’est l’incapacité à reconnaître ce que nous sommes, ce que nous avons reçu, et à le transmettre. Jérôme Fourquet soulignait la semaine dernière dans vos colonnes que la France n’a plus de récit partagé qui puisse l’unir : cela vient d’abord de cette rupture intérieure. L’Europe a renoncé à nommer ses racines. La France a élu président un candidat qui expliquait qu’il n’y a pas de culture française. Nous ne savons plus dire ce qui nous relie, ce à quoi nous appartenons. Cette désaffiliation transforme les contradictions inhérentes à la vie civique en confrontations sociologiques, géographiques, communautaires. Et cette conflictualisation de la démocratie condamne l’action publique à l’impuissance, aggravant encore la crise du politique.

La crise écologique, les nouvelles défis géopolitiques ou les grands bouleversements migratoires n’ont rien d’insurmontable en soi, et la France aurait des ressources décisives pour leur apporter des réponses fortes ; notre faiblesse ne vient que de nous-mêmes, et de cette crise existentielle en effet que nos gouvernants ne cessent d’aggraver.

Votre livre s’intitule pourtant Espérer… Quelles sont les raisons d’espérer ? Pourquoi faites-vous une différence entre optimisme et espérance ? L’optimisme affiché de beaucoup d’hommes politiques est-il une forme de déni ?

Cette distinction me semble cruciale en effet, et pas seulement pour des raisons théoriques. L’optimisme consiste à affirmer par principe que quoiqu’il arrive, tout finira bien. C’est une sorte de passage obligé, presque une convention sociale : même quand tout indique que la situation est grave, il faut faire profession d’optimisme. C’est ce déni de réalité déguisé en enthousiasme qui a fini par rendre désastreux les problèmes que nous vivons depuis si longtemps. Une telle attitude ne peut conduire en effet qu’à l’inaction et l’irresponsabilité, exactement comme le pessimisme qui n’en est que le double inversé : si vous croyez que l’avenir sera forcément radieux, ou tragique quoiqu’il arrive, pourquoi faudrait-il s’engager, s’efforcer, se fatiguer ?

On peut facilement confondre l’optimisme et l’espérance, mais en réalité rien n’est plus opposé. Espérer, c’est reconnaître l’ampleur de l’adversité et pourtant ne pas reculer ; c’est, même quand le pire semble certain, engager sa vie sur la possibilité du meilleur. En ce sens, paradoxalement, le moment qui appelle le plus grand acte d’espérance, c’est celui qui offre le moins de raisons d’espérer. Dans son histoire, la France a survécu plusieurs fois par de tels actes d’espérance.

La submersion de Lampedusa a confirmé l’ampleur de la crise migratoire. L’Union européenne est-elle à la hauteur de cette crise ?

Non. La situation à Lampedusa n’a malheureusement rien d’inédit, elle ne fait que rendre visible les arrivées massives d’immigrés illégaux qui durent depuis des années maintenant. Pour y mettre fin, il faut repenser toute la politique européenne à partir de ce principe très simple : personne ne doit pouvoir s’établir durablement dans un pays européen s’il y est entré illégalement. Le droit d’asile est totalement dévoyé par le fait qu’il suffit de le demander, une fois arrivé en Europe, pour y rester indéfiniment, même si la procédure vous déclare inéligible.

Cette situation est la clé du business des passeurs. Il faut renverser cet état de fait : hors de situations où une crise frappe immédiatement à nos frontières, on ne doit pouvoir demander l’asile qu’à l’extérieur de l’Europe, et ne pouvoir entrer que si on y a été autorisé. C’est la condition pour que nos Etats retrouvent la maîtrise de leurs frontières, et que plus une seule personne ne se noie en mer Méditerranée.

Les décisions successives de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) et de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), entravent la capacité des États à endiguer les flux migratoires… Le 21 septembre la CJUE a notamment jugé illégal les contrôles à la frontière franco-italienne. Faut-il quitter ces institutions ? Pensez-vous vraiment qu’elles soient réformables ?

Reconnaître la légitimité du pouvoir judiciaire ne signifie pas accepter cette dérive qui a vu l’exécutif se défaire de sa responsabilité et se mettre entièrement dans la main du juge

Nous le disons depuis longtemps : il faut rétablir l’équilibre indispensable à la séparation des pouvoirs. Reconnaître la légitimité du pouvoir judiciaire ne signifie pas accepter cette dérive qui a vu l’exécutif se défaire de sa responsabilité et se mettre entièrement dans la main du juge. C’est la raison pour laquelle, avec les groupes Les Républicains à l’Assemblée et au Sénat, nous avons déposé un projet législatif complet sur l’immigration comprenant une réforme constitutionnelle : sans recourir à ce levier pour reprendre la main sur les cours suprêmes dont la jurisprudence n’a cessé de s’étendre, nous ne verrons aucun changement substantiel de notre politique migratoire.

Mais en parallèle de ce travail si nécessaire, il faut quand même rappeler que l’essentiel de l’immigration dans notre pays est constituée d’entrées légales : le gouvernement a délivré l’an dernier près de 320 000 titres de séjour, un record absolu, à des ressortissants de pays non européens (Royaume-Uni inclus) ; c’est l’équivalent de la population de la ville de Nantes. Et cette fuite en avant ne dépend pas d’abord des contraintes européennes… C’est d’abord la lucidité et la volonté politique qui manquent pour y mettre fin.

Sur fond de guerre en Ukraine, la question de l’énergie est redevenue centrale… Or le système européen de formation des prix provoque l’explosion des tarifs de l’électricité en France. Là-aussi faut-il sortir du marché européen de l’électricité ?

Il faut sortir des effets aberrants de ce marché, en effet ; et c’est à cela que nous travaillons depuis de longs mois. Le marché de l’électricité est particulier, puisqu’il faut produire à chaque instant le volume d’énergie consommée par le réseau, qui varie selon les besoins. Pour cela, le prix de l’électricité est de fait lié au prix du gaz, qui sert généralement à compléter la production. Il faut retenir cela d’ailleurs : plus nos Etats installent d’énergies intermittentes comme les éoliennes ou les panneaux solaires, plus nous aurons besoin de gaz ou de charbon, comme l’Allemagne, pour équilibrer les besoins du réseau… C’est un contresens absolu.

La conséquence, c’est que même si les coûts de production de l’électricité nucléaire, qui constitue 70% du mix électrique français, ont peu évolué, les prix de toute l’électricité pour les Français ont eux explosé avec ceux du gaz. La solution, c’est de faire sortir l’essentiel de l’électricité commercialisée du marché européen, en redonnant la possibilité de contrats longs termes. C’est un sujet très technique, mais en même temps politiquement majeur : de là dépend le niveau de vie des ménages en France, autant que la performance des entreprises et la possibilité même de réindustrialiser le pays. Nous travaillons sans relâche sur cette priorité absolue, et j’espère que nous atteindrons notre but avant l’hiver prochain.

A neuf mois de la fin de son mandat, la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen a dressé son propre bilan. Que pensez-vous de celui-ci ?

Si nous rendons la vie impossible à ceux qui travaillent en Europe, tout en laissant nos marchés ouverts, nous n’aurons pas sauvé la planète, nous aurons seulement offert des avantages compétitifs aux producteurs des pays tiers, qui ne partagent rien de nos scrupules environnementaux

J’ai eu l’occasion de le lui dire en face lors de sa dernière intervention au Parlement : l’Europe se dévitalise par l’excès des normes, des contraintes, des taxes imposées à ceux qui produisent dans nos pays, au nom d’une “transition écologique” qui nous conduit dans l’impasse. Si nous rendons la vie impossible à ceux qui travaillent en Europe, tout en laissant nos marchés ouverts, nous n’aurons pas sauvé la planète, nous aurons seulement offert des avantages compétitifs aux producteurs des pays tiers, qui ne partagent rien de nos scrupules environnementaux. Et nous nous serons rendus plus dépendants encore des puissances étrangères qui nous vendent ce que nous ne savons plus produire… C’est cette dépendance qui entraîne par exemple le silence infiniment coupable de l’Union européenne sur le crime commis par Aliyev contre le peuple arménien dans le Haut-Karabakh : l’idéologie anti-nucléaire de la Commission européenne est celle-là même qui la contraint aujourd’hui à mendier un peu de gaz azerbaïdjanais, au prix des vies arméniennes, et de l’honneur de l’Europe.

L’Allemagne semble favorable à un resserrement de l’étau budgétaire en Europe. Craignez-vous le retour de l’austérité ou pensez-vous qu’il faut faire des économies ?

La rigidité du pacte de stabilité européen avait sans doute ses défauts ; mais quand je regarde la trajectoire budgétaire de la France, ce qui m’inquiète le plus, ce n’est pas le retour de l’austérité : c’est plutôt l’aggravation du déni de réalité ! Notre pays est le seul en Europe à n’avoir fait aucun effort pour se désendetter. Notre dette publique se creuse encore, alors que l’Etat n’a jamais ponctionné autant de prélèvements obligatoires ; pourtant tous les services publics essentiels s’effondrent – hôpital, école, justice…, et l’investissement public reste faible. Le résultat ne peut être qu’une aggravation de la situation : avec la remontée des taux, sur laquelle j’alerte depuis des années comme bien des économistes, la charge de la dette va redevenir bientôt le premier budget de l’Etat, devant l’éducation nationale.

Quand un pays emprunte à ses petits-enfants de quoi payer ses fonctionnaires chaque mois, et même de quoi payer la dette qu’il leur transmet, c’est qu’il est économiquement, politiquement, moralement très malade. Et il y a quelque chose d’ironique à voir Bruno Le Maire s’en inquiéter soudain, lui qui a les clés de Bercy depuis 2017… Rappelons que, en matière de dette, le pire des budgets de François Hollande était plus raisonnable que le meilleur budget d’Emmanuel Macron. Nous payerons cher, et longtemps, le délire des dernières années en matière de finances publiques ; et pour ma part, je ne ferai jamais confiance à ceux qui ont organisé la faillite du pays pour assurer son relèvement.

Aux prochaines élections européennes, vous pourriez affronter à votre droite Jordan Bardella et Marion Maréchal… Qu’est-ce qui vous distingue de ces deux candidats ? 

Une différence essentielle, c’est que je ne suis pas candidat. Peut-être le serai-je demain, mais pour l’instant l’essentiel est d’assumer mon mandat jusqu’au bout, avec pour seule boussole de servir la France et les Français dans les débats majeurs qui nous attendent ces prochains mois, sur les questions migratoires, industrielles, géopolitiques… Un mandat dure cinq ans ; c’est déjà bien court pour agir. Il serait irresponsable d’en retirer une année décisive pour en faire de la politique politicienne. C’est apparemment le choix de certains, pour qui seul compte l’étiquette partisane ou la réélection personnelle. Quand nous avons voté il y a quelques jours sur la réforme majeure du marché de l’électricité, alors que le scrutin pouvait se jouer à quelques à voix près, Jordan Bardella était absent : chacun ses priorités. Pour ma part je travaillerai jusqu’au bout ; puis viendra le temps de la campagne, et nous aurons à rendre des comptes, pour mieux préparer l’avenir. J’y suis prêt !