« Il y avait plus rien : soudain il y eut l’espoir. »

Il y a quelques jours, je me suis plongé – ou, pour mieux dire, j’ai été littéralement happé – par la lecture des minutes du procès de Jeanne d’Arc (qui sont disponibles en ligne). Tout ce que nous connaissons de l’histoire certaine de cette figure devenue légendaire, tient dans ce dialogue soigneusement consigné entre une assemblée de juges expérimentés et une jeune fille de dix-neuf ans. La précision minutieuse du greffe a porté jusqu’à nous, à travers les siècles, le récit détaillé de ces quelques journées qui virent la plus improbable et la plus grande victoire de Jeanne.

Jeanne d’Arc dépasse tous les clivages

Les discussions partisanes qui entourent la commémoration du six centième anniversaire de sa naissance, aujourd’hui, sont un symptôme du délitement de notre société. L’évidence devrait s’imposer à nous : Jeanne d’Arc dépasse tous les clivages, elle nous dépasse ; dans les derniers siècles, les grands esprits de notre pays, quels que soient leurs engagements politiques ou leurs convictions religieuses, ont su reconnaître la grandeur unique de son aventure et de son sacrifice. De ce sacrifice qui ressuscita la paix, la justice et la France, il serait temps plus que jamais de nous inspirer. Ce texte de Malraux, qui me rappelle son inoubliable hommage à Jean Moulin, le fait sentir mieux que je ne saurais le dire.

Nous savons aujourd’hui qu’elle est une âme invulnérable. Ce qui vient d’abord de ce qu’elle ne se tient que pour la mandataire de ses voix : « Sans la grâce de Dieu je ne saurai que faire. » On connaît la sublime cantilène de ses témoignages de Rouen : « La première fois, j’eus grand-peur. La voix vint à midi ; c’était l’été, au fond du jardin de mon père… Après l’avoir entendue trois fois, je compris que c’était la voix d’un ange… Elle était belle, douce et humble ; et elle me racontait la grande pitié qui était au royaume de France… Je dis que j’étais une pauvre fille qui ne savait ni aller à cheval ni faire la guerre… Mais la voix disait : « Va, fille de Dieu… » (…)

Dans ce monde où Isabeau de Bavière avait signé à Troyes la mort de la France en notant seulement sur son journal l’achat d’une nouvelle volière, dans ce monde où le dauphin doutait d’être dauphin, la France d’être la France, l’armée d’être une armée, elle refit l’armée, le roi, la France.

Il y avait plus rien : soudain il y eut l’espoir – et par elle, les premières victoires qui rétablirent l’armée.

Puis – par elle contre presque tous les chefs militaires -, le sacre qui rétablit le roi. Parce que le sacre était pour elle la résurrection de la France, et qu’elle portait la France en elle de la même façon qu’elle portait sa foi. (…)

Le plus mort des parchemins nous transmet le frémissement stupéfait des juges de Rouen lorsque Jeanne leur répond : « Je n’ai jamais tué personne ». Ils se souviennent du sang ruisselant sur son armure : ils découvrent que c’était le sien. Il y a trois ans, à la reprise d’Antigone, la princesse thébaine avait coupé ses cheveux comme elle et disait avec le petit profil intrépide de Jeanne la phrase immortelle : « Je ne suis pas venue pour partager la haine, mais l’amour. » Le monde reconnaît la France lorsqu’elle redevient pour tous les hommes une figure secourable, et c’est pourquoi elle ne perd jamais toute confiance en elle. (…)

« Comment vous parlaient vos voix ? » lui avait-on demandé. – Elles me disaient « Va fille de Dieu, va fille au grand cœur… » Ce pauvre cœur qui avait battu pour la France comme jamais cœur ne battit, on le retrouva dans les cendres, que le bourreau ne put ou n’osa ranimer. Et l’on décida de le jeter à la Seine, « afin que nul n’en fît des reliques ».

Alors naquit la légende.

 Le cœur descend le fleuve. Voici le soir. Sur la mer, les saints et les fées de l’arbre-aux-fées de Domrémy l’attendent. Et à l’aube, toutes les fleurs marines remontent la Seine, dont les berges se couvrent de chardons bleus des sables, étoilés par les lys…

La légende n’est pas si fausse. Ce ne sont pas les fleurs marines que ces cendres ont ramenées vers nous, c’est l’image la plus pure et la plus émouvante de France. O Jeanne sans sépulcre et sans portrait, toi qui savais que le tombeau des héros est le cœur des vivants, peu importent tes vingt mille statues, sans compter celles des églises : à tout ce pour quoi la France fut aimée, tu as donné ton visage inconnu. Une fois de plus, les fleurs des siècles vont descendre. Au nom de tous ceux qui sont ou qui seront ici, qu’elles te saluent sur la mer, toi qui a donné au monde la seule figure de victoire qui soit aussi une figure de pitié !

Texte intégral ici. In Le Miroir des Limbes.

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