Une figure qui peut nous réveiller à temps


La série d’été du quotidien L’Opinion, qui a demandé à François-Xavier Bellamy de se prêter à l’exercice, portait sur les antihéros, entendus au sens de ceux qui n’ont « pas les caractéristiques du héros traditionnel ». Texte publié le 9 août, jour anniversaire des 80 ans de l’exécution de Franz Jägerstätter.

Si un antihéros est un héros qui n’en a pas l’apparence, je citerais Franz Jägerstätter. Je l’ai découvert par le film remarquable que lui a consacré Terrence Malick, qui s’appelle justement Une vie cachée. Cachée, parce que ce paysan autrichien sans histoires ne cherche pas à faire une action d’éclat lorsqu’en 1938, à 31 ans, il est le seul de son village à voter contre l’annexion du pays à l’Allemagne nazie. Son opposition à la folie hitlérienne lui vaudra d’être de plus en plus isolé, raillé et menacé, jusqu’au jour où, convoqué pour servir dans la Wehrmacht, il refuse de prêter le serment de loyauté envers le Führer. Il sait pourtant ce qu’il risque ; mais la prison et la condamnation à mort ne le feront pas reculer. Jägerstätter est exécuté le 9 août 1943, laissant derrière lui sa femme et leurs trois filles.

L’histoire a tout d’une défaite absolue, et le personnage de l’antihéros. Ses proches, son avocat, lui objecteront qu’en refusant ce serment, il choisit de mourir pour rien, puisque son refus silencieux ne saurait ébranler le Reich. Jägerstätter le sait, bien sûr ; mais il ne veut pas mentir. L’essentiel est dans cette fidélité, non dans la dialectique tortueuse qui justifie le pire au nom d’une efficacité supposée. Animé par une foi profonde, il s’oppose à la puissante Église autrichienne qui, après avoir condamné le nazisme, a fini par s’en accommoder. Mieux vaut garder la capacité d’agir, pensent les dignitaires ; mieux vaut ne pas se trahir, répond cet homme simple.

En cette période où, face à des dangers bien moindres, tant de grands esprits s’autorisent les contradictions et les revirements qui leur semblent nécessaires pour continuer à compter ; alors que le débat public est piégé par le relativisme, et l’action politique minée par le « déclin du courage » que pressentait Soljenitsyne, il me semble que la figure de Jägerstätter peut nous réveiller à temps. Si nous perdons la conscience d’une quête qui doit rester plus importante que tous les calculs tactiques et les intérêts personnels, nous y perdrons tôt ou tard le sens de la démocratie et, partant, de la liberté elle-même – cette liberté qu’aucune violence n’aura pu vaincre dans le silence de ce résistant ignoré.

Alors que le débat public est piégé par le relativisme, et l’action politique minée par le « déclin du courage » que pressentait Soljenitsyne, il me semble que la figure de Jägerstätter peut nous réveiller à temps.

Aura-t-il pour autant donné sa vie pour rien ? Il aurait suffi que tous refusent comme lui, pour que s’effondre le totalitarisme qui dévastait l’Europe. L’antihéros n’en est pas un… Pour reprendre les mots de George Eliot, à laquelle Malick emprunte son titre : « Le bien qui grandit dans le monde dépend en partie d’actes non historiques ; et le fait que l’histoire échappe au pire, pour vous comme pour moi, doit largement au nombre de ceux qui ont vécu fidèlement une vie cachée, et reposent dans des tombes oubliées. »