La logique immémoriale du bouc émissaire
Les propos d’Emmanuel Macron sur les non-vaccinés ont marqué une nouvelle étape dans la déraison générale entourant la gestion de cette crise. L’accusation qui leur est faite est en effet à la fois absurde et incohérente. Incohérente, car si les non-vaccinés étaient réellement coupables de « mise en danger de la vie d’autrui », comme l’affirme Jean Castex, il faudrait faire du refus du vaccin un délit pénal, en rendant la vaccination obligatoire, et l’assortir de sanctions lourdes. Ce n’est évidemment pas le cas ; le vaccin peut certes avoir une utilité pour prévenir les formes graves du virus, et il est donc très raisonnable qu’en bénéficient des personnes vulnérables, mais c’est un fait que cette vaccination n’a toujours aucun caractère obligatoire, et que, du point de vue de la loi, chaque citoyen français est absolument libre de se faire vacciner ou non. Accuser ceux qui ne le font pas de menacer la vie des autres, c’est, pour un chef de gouvernement, admettre qu’il laisse aux citoyens le choix de tuer librement ! Quel pouvoir peut croire sérieusement qu’un comportement constitue une « mise en danger de la vie d’autrui », et ne pas prendre les mesures adéquates pour l’interdire ?
Une telle incohérence trahit l’absence de fondement de ces accusations, pourtant infiniment graves, lancées si légèrement par nos dirigeants contre leurs propres concitoyens. Le Premier ministre avait affirmé catégoriquement, sur le plateau d’un journal télévisé, qu’une personne vaccinée ne pourrait être ni contaminée ni contagieuse. Il est manifeste que cette affirmation est fausse ; le nombre de contaminations n’a d’ailleurs jamais atteint de tels niveaux, alors qu’une immense majorité de la population est vaccinée… Prétendre qu’un « passe vaccinal» permettra de créer des espaces protégés du virus, comme l’assurait encore Olivier Véran il y a quelques jours, est un non-sens ; en se pliant aux tests exigés d’eux pour l’obtention d’un « passe sanitaire », les Français non vaccinés étaient même les seuls à pouvoir garantir qu’ils ne contamineraient personne… Par conséquent, laisser entendre que le virus ne circule désormais que par leur faute est évidemment une aberration totale.
La focalisation sur la figure du « non-vacciné », rendu coupable de ces maux imaginaires, a pourtant atteint une démesure impressionnante… Le président de la République affirme que, par leur « irresponsabilité », ils ne sont « plus des citoyens ». Le porte-parole du gouvernement explique que, « depuis deux ans » (quand ni le vaccin ni même le Covid n’existaient), les non-vaccinés « gâchent la vie des soignants ». Le Journal du dimanche publie une tribune d’un professeur de médecine demandant que ceux qui revendiquent leur liberté choisissent de ce fait « la liberté de ne pas être réanimés »; et dans la foulée, un institut de sondage très sérieux demande aux Français s’il faut soigner les non-vaccinés – et recueille une majorité d’opinions favorables… Pas un institut de sondage n’aurait osé demander s’il fallait soigner des terroristes islamistes blessés après un attentat ou sur le champ de bataille. Aucun médecin n’hésiterait à réanimer un chauffard qui aurait causé un accident mortel en transgressant la loi. Comment avons-nous pu en arriver si vite à de tels débats s’agissant de citoyens français qui, encore une fois, n’ont pas enfreint la moindre règle ?
Une telle incohérence trahit l’absence de fondement de ces accusations, pourtant infiniment graves, lancées si légèrement par nos dirigeants contre leurs propres concitoyens.
Comment expliquer que des accusations si infondées sur le plan scientifique puissent susciter une adhésion dans l’opinion ? La réponse est malheureusement assez simple : c’est qu’elles réactivent, avec une efficacité désolante mais prévisible, la logique immémoriale du bouc émissaire. Étudiée par James Frazer dans Le Rameau d’or, une enquête approfondie des mythologies primitives et antiques, la logique du bouc émissaire consiste à désigner un individu ou un groupe comme responsable de tous les maux qui affectent la communauté. La raison de cette désignation tiendra en une différence facilement identifiable, qui le met à l’écart de la collectivité (le bouc « émissaire » étant en réalité l’animal « échappé » du troupeau – ce que l’on retrouve dans l’anglais scapegoat). Une violence progressive sera ensuite exercée à l’encontre de cet individu ou de ce groupe, jusqu’à l’expulsion, par laquelle la communauté espère exorciser le mal qui la traverse en même temps qu’elle sacrifie celui qui est supposé la causer.
Ces accusations réactivent, avec une efficacité désolante mais prévisible, la logique immémoriale du bouc émissaire.
C’est bien de violence qu’il s’agit dans cette affaire, toute civilisée qu’elle paraisse. « Enfin un peu de sang sur les murs », s’enthousiasme un « ténor » macroniste dans Le Point, après les déclarations du président. Bien sûr, à cette métaphore glaçante, il faut répondre avec un surcroît de calme et de recul. Cela étant dit, quand les propositions du ministre de la Santé se trouvent résumées par la volonté de « surveiller et punir les non-vaccinés » (Le JDD, 1er janvier 2022), comment ne pas voir que derrière la méthode apparemment avenante du « nudge », l’incitation comportementale revendiquée par le gouvernement, se cache en réalité une brutalité très concrète ? Le modèle démocratique imposait l’égalité en droit, la loi obligeant chacun quand le bien commun l’exige, et protégeant par défaut la liberté en tout le reste. Le nouveau modèle qui se dessine contourne la loi, ne constituant pas d’obligation explicite, mais évalue en permanence les individus selon qu’ils adoptent plus ou moins les comportements normés par le pouvoir, et leur accorde des droits différenciés pour rétribuer leurs choix. Quand une personne se voit empêchée d’accéder aux lieux de sociabilité communs, d’utiliser des services publics qu’elle finance par ses impôts, de se déplacer librement, et finit par se voir dénier jusqu’à son appartenance à la cité, pour avoir seulement fait usage d’une liberté que la loi lui reconnaît pourtant, n’est-ce pas de violence qu’il s’agit ?
Le nouveau modèle qui se dessine contourne la loi, ne constituant pas d’obligation explicite, mais évalue en permanence les individus selon qu’ils adoptent plus ou moins les comportements normés par le pouvoir, et leur accorde des droits différenciés pour rétribuer leurs choix.
Il est urgent de dénoncer le basculement inédit qui est en train de se jouer. La civilisation européenne avait constitué une rupture anthropologique décisive, en dénonçant précisément le schéma du bouc émissaire. René Girard, le plus grand penseur sur cette question décisive, a montré dans toute son œuvre comment, par leurs racines chrétiennes, les sociétés occidentales ont appris à démasquer progressivement la folie de cette violence : dans la figure d’un Dieu crucifié, elles ont reconnu que la victime sacrifiée est innocente, que le pauvre n’est pas coupable de sa misère, ni le malade de la maladie. Elles ont appris à s’affranchir de la déraison qui cherche des responsables, pour trouver des réponses rationnelles aux crises que nous traversons. Elles ont appris à prendre soin de chacun, de manière inconditionnelle. Laisserons-nous cet héritage se disloquer, sous le seul effet de la peur ? Nous sommes pourtant largement capables de maîtriser cette épidémie, par une stratégie sanitaire sereine et méthodique. Ne laissons pas la faillite de nos politiques de santé se doubler de la régression morale inouïe qui consiste à désigner des coupables imaginaires.
Nous sommes largement capables de maîtriser cette épidémie, par une stratégie sanitaire sereine et méthodique. Ne laissons pas la faillite de nos politiques de santé se doubler de la régression morale inouïe qui consiste à désigner des coupables imaginaires.