Ce vide où l’islamisme trouve l’espace pour prospérer

Tribune initialement publiée dans Le Figaro.

Mourir d’avoir enseigné. Qui aurait cru cela possible, qui aurait cru cela pensable. Et pourtant c’est arrivé – et cela devait arriver ; car la liste désormais longue des victimes de l’islamisme montre combien leur arrêt de mort ne devait rien au hasard. Les bourreaux sont décérébrés, mais l’idéologie qui les a suscités est d’une lucidité très sûre dans sa haine de ce que nous sommes. Comment ne pas voir qu’il s’agit bien d’une guerre totale ? Il suffit de relier les crimes pour voir combien ils dessinent le visage même de la France : un concert et des terrasses de café, des soldats, policiers et gendarmes, une fête du 14 juillet, la rédaction d’un journal, une école juive, un vieux prêtre, et un jeune professeur… Retracer le chemin de la mort ouvert à Toulouse il y a bientôt dix ans, c’est comprendre qu’il cible sans relâche ce qui a constitué ce pays au fil des siècles – la liberté de son peuple, la force de son État, le goût des choses de l’esprit, nos anciennes querelles même, une douceur de vivre et un courage rebelle, tous ces traits qui font la France. Si nous étions tentés de céder au déni de nous-mêmes, d’oublier ce que notre pays incarne de singulier, la litanie de nos deuils saurait nous le rappeler. Dans sa répétition du massacre des innocents, l’islamisme a dessiné en lettres de sang le portrait d’une nation qu’il est fermement décidé à éteindre par la terreur. Comment aurait-il pu ne pas s’en prendre à son école ?

Mourir d’avoir enseigné, pour réduire au silence tous les professeurs de France. La mort de Samuel Paty ne révèle pas seulement le projet de l’islamisme, mais aussi la faiblesse de notre réponse. Faiblesse de l’Etat, empêché d’appliquer ses propres décisions en matière migratoire : alors que la famille du terroriste avait été déboutée du droit d’asile en Pologne, puis de nouveau en France par l’OFPRA, la décision de la Cour nationale du droit d’asile avait empêché son expulsion, symbole de ce maquis administratif et judiciaire paralysant toute possibilité de maîtrise de nos frontières. De Paris à Nice en passant par Conflans-Sainte-Honorine, combien de fois l’impuissance de l’Etat face à l’immigration illégale aura-t-elle servi le terrorisme islamiste ?

Toute la crise de notre école se condense dans la mort de Samuel Paty.

Faiblesse de la société française ensuite, désarmée intellectuellement et moralement par des décennies de déconstruction. Les idéologies ne sont pas un jeu de l’esprit, elles sont les causes les plus fortes des glissements de terrain très réels qui transforment un pays. Quand Samuel Paty est désigné comme cible par les milieux islamistes, c’est avec des arguments qui lui sont servis par les courants glacés de la mauvaise conscience occidentale : la liberté est offensante, la laïcité est discriminatoire, critiquer l’islamisme est raciste, transmettre la France est colonial. Ces accusations, patiemment instillées, expliquent l’incroyable inhibition d’un pays d’esprits libres face au totalitarisme qui l’attaque ; c’est avec les mots de ce renoncement que certains collègues ont critiqué Samuel Paty quand il était menacé, et que, même après sa mort, l’inspection générale lui reproche une « maladresse ». C’est avec ces mots que l’une des plus grandes fédérations de parents d’élèves a laissé entendre que le cours de ce professeur, que l’école de la République, étaient responsables du meurtre, n’ayant pas permis « des échanges pacifiés dans la communauté éducative ». Comment ne pas voir que, si l’école a souvent été un lieu de débats conflictuels, seul l’islamisme décide de décapiter le professeur qui lui tient tête ? Il aura fallu des décennies de renoncements progressifs pour en venir à lâcher un professeur à son bourreau.

Faiblesse de l’école, enfin et surtout, qui résulte de toutes les autres. Faiblesse connue, documentée depuis des années, la plus dangereuse pour notre avenir, et qui semble pourtant depuis longtemps presque indifférente à nos élites, dont les enfants sont scolarisés bien loin de ces territoires perdus de la République sur lesquels alertaient des collègues il y plus de vingt ans déjà. Toute la crise de notre école se condense dans la mort de Samuel Paty. Le mensonge d’une élève y pèse plus que la parole d’un professeur. L’aberration des accusations qui le visent, symptôme d’un effondrement de la rationalité, montre combien notre incapacité à transmettre les savoirs les plus fondamentaux a laissé dans les esprits un vide atterrant, où l’islamisme et bien d’autres délires encore trouvent l’espace pour prospérer. La violence atroce, que fait naître chez les plus jeunes ce désert intérieur absolu causé par l’effacement de la culture, se lit dans ce détail sordide du crime de Conflans, la complicité vénale de quelques collégiens prêts à guetter la sortie de leur professeur, pour le désigner à un évident projet d’agression, en échange de quelques billets…

Comment ne pas comprendre la peur et le sentiment d’abandon qui touchent tant d’enseignants ? La moitié d’entre eux, indique une étude de la Fondation Jean Jaurès, dit s’être déjà auto-censurée pour éviter un conflit dans leur cours. Tant d’entre eux voient monter la multiplication des interdits religieux, des revendications constantes, de la surenchère victimaire. Tous connaissent l’injonction que leur opposera l’administration en cas de problème, même grave. « Pas de vagues ». L’intimidation que subissent les professeurs, la violence qui les atteint trop souvent, nous ne les connaissons que quand leurs auteurs ou leurs complices nous les montrent… Qui aurait entendu parler de cette professeur de collège, violemment frappée il y a quelques jours par un de ses élèves, si la scène n’avait pas été filmée par un collégien amusé ? Aperçu brutal de l’une de ces situations que redoutent tant de professeurs : « Eh le Coran, poussez-vous madame », enjoint l’élève décidé à sortir au milieu du cours. A quoi l’enseignante, qui ne s’efface pas, fait cette belle réponse : « Yassine, vous êtes à l’école ». Il y a malheureusement bien longtemps que l’école n’est plus un sanctuaire : l’élève la projette à terre.

En ce jour d’hommage national, il faut dire notre estime et notre reconnaissance à tous les professeurs qui, comme Samuel Paty, n’ont pas baissé les bras, malgré les difficultés. À tous ceux qui hier, parmi ses collègues et les personnels de direction, l’ont soutenu dans la tempête. À ceux qui prolongent aujourd’hui son engagement, en ayant pourtant parfois tant de mal à y croire encore. L’école ne tient plus qu’au fil ténu de ceux qui, parce qu’ils tiennent à ce qu’ils ont à transmettre, continuent de faire leur métier, en manquant tellement de soutien. Rendre hommage à Samuel Paty, c’est dire à travers lui ce que la France doit à ses professeurs. Il y a un an, en apprenant avec stupeur qu’un homme était mort d’avoir enseigné, bien des Français ont compris que le front du combat le plus vital pour la survie de notre pays se trouve dans les salles de classe, pour les élèves, pour notre avenir, et pour l’avenir de la liberté.

Ce qui s’est passé dans ce collège du Bois d’Aulne, et qui se joue dans tant de salles de classe en France, cela nous concerne tous. Il y a un siècle déjà, Péguy avertissait : « Les crises de l’enseignement ne sont pas des crises de l’enseignement ; elles sont des crises de vie ; les crises de vie sociales s’aggravent, se ramassent, culminent en crises de l’enseignement, qui en réalité sont totales. Quand une société ne peut pas enseigner, c’est que cette société ne peut pas s’enseigner ; c’est qu’elle a honte, c’est qu’elle a peur de s’enseigner elle-même ; pour toute humanité, enseigner, au fond, c’est s’enseigner ».