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Entretien pour FigaroVox

Texte complet de l’entretien paru sur le site du Figaro le 30 mai 2015. Propos recueillis par Vincent Tremolet de Villers.

Le principal parti de droite, l’UMP est en congrès ce week-end. Il devrait changer de nom pour s’appeler les Républicains. Que vous inspire ce nom ?

L’urgence, me semble-t-il, c’est de parler de la France… Je ne crois pas que ce soit en parlant de formes institutionnelles, qui en elles-mêmes ne garantissent rien, que l’on retrouvera l’élan dont notre politique a besoin. De toutes façons, ce nom n’est qu’un élément de communication ; le seul sujet devrait être celui du projet que cette formation choisira de porter. Cette polémique est symptomatique de la crise politique actuelle : quand une étiquette devient le sujet du débat, c’est qu’on a laissé l’essentiel pour l’accessoire. Au lieu d’être un outil au service de l’action, la communication est devenue le centre d’intérêt d’un univers politique vidé de tout contenu, coupé de la réalité des problèmes. Débattre du nom d’un parti, dans la situation actuelle de notre pays, c’est se passionner pour le morceau que doit jouer l’orchestre au moment où le Titanic coule.

Pierre Nora, dans Le Figaro, affirme que « la basse intelligentsia » se radicalise à gauche et que la « haute intelligentsia » penche vers une réaction conservatrice. Partagez-vous cette analyse et si c’est le cas, pensez-vous que les politiques ont pris la mesure de ces nouvelles orientations ? 

Je ne saurais pas distinguer précisément ceux que Pierre Nora désigne ainsi. Mais une chose semble sûre : tous ceux qui tentent de réfléchir lucidement sur la situation que nous vivons, qu’ils soient de droite ou de gauche, constatent qu’il est impossible de se résigner plus longtemps au mouvement de déconstruction systématique auquel nous sommes livrés. Déconstruction de notre héritage culturel, de nos repères anthropologiques, des liens qui font une société, des conditions même de l’activité économique… Cette prise de conscience partagée, les intellectuels en témoignent singulièrement : quand des personnalités aussi importantes et aussi différentes que Pierre Nora, Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut, Régis Debray, Michel Onfray et d’autres encore, en viennent à partager ce même diagnostic, c’est qu’il se passe quelque chose ! Mais à cette prise de conscience, la gauche au pouvoir ne répond qu’en se raidissant dans le sectarisme et l’insulte.

Pourquoi la gauche, selon vous, perd-elle de son hégémonie intellectuelle ?

Nous assistons peut-être à la fin d’un cycle, aux dernières conséquences de la chute du mur de Berlin. En voyant s’effondrer l’idéologie communiste, la gauche française a perdu la grille d’interprétation qui sous-tendait ses projets et ses débats. Maintenant, il ne nous reste plus que François Hollande, qui écrit des discours sur la résistance après avoir rendu visite à Fidel Castro : en fait, quand un président de gauche exprime sa « fascination » pour un dictateur criminel et multimillionnaire, on comprend que sa famille politique a arrêté de penser depuis bien longtemps… Du coup, privés de boussole, les socialistes renient point par point tout leur héritage politique : l’école de Jules Ferry est mise au service d’une rééducation idéologique plutôt que de la transmission du savoir à toutes les classes sociales. Une rhétorique sécuritaire justifie la légalisation d’un appareil de renseignement quasi-totalitaire. Le développement économique et écologique consiste à laisser s’écrouler les infrastructures ferroviaires de territoires entiers, pour les remplacer par des transports en cars. Et le dernier grand projet d’émancipation socialiste est la GPA, qui étend le règne du marché jusqu’au ventre des femmes et aux enfants vendus sur catalogue… On comprend qu’il soit difficile, avec une telle gauche, de rester un « intellectuel de gauche » !

La droite est-elle toujours, selon vous, sous la domination intellectuelle de la gauche ?

Malheureusement, la droite semble toujours incapable, aujourd’hui, de se définir autrement que comme une version plus lente de la gauche… Ce que le parti socialiste définit comme un « progrès », en dépit du bon sens et parfois même des plus grandes valeurs de la gauche, finit tôt ou tard par être accepté par la droite. De ce point de vue, l’enjeu des prochaines années est double. Il s’agit d’abord de savoir si les responsables politiques qui prétendent incarner une alternance seront capables de s’appuyer sur l’évolution significative du paysage intellectuel, et sur les nouvelles formes d’engagement qui sont nées ces dernières années à la faveur des débats très profonds qui ont traversé notre société. Et, second enjeu, s’ils sauront s’affranchir ensuite des interdits et des mimétismes qui, largement forgés par la gauche, pesaient jusque là sur le débat public. Il y a du chemin à faire…

Vous avez combattu la réforme du collège. A-t-elle selon vous fracturé le pays ? 

Le débat n’est pas terminé ! Cette réforme a, au contraire, permis de réunir dans une opposition lucide et réfléchie des hommes et des femmes qui, jusque là, n’avaient jamais milité ensemble… Il suffit de constater l’unité inédite des syndicats jusque là très éloignés, et qui sur ce sujet ont su parler d’une seule voix. La vraie fracture est causée par le gouvernement qui, là encore, s’est imposé comme par effraction, en refusant d’écouter et de dialoguer, dès la préparation de cette réforme. Il faut maintenant que les Français se joignent massivement aux enseignants qui vont se mobiliser à nouveau : l’école est notre bien commun le plus précieux, et son avenir nous concerne tous… Il faut la rendre à sa mission, la transmission du savoir et de la culture à tous les enfants – à commencer par les plus déshérités, qui, si l’école ne leur apprend plus rien, ne s’en sortiront jamais. Ne laissons pas détourner notre éducation nationale par l’entêtement brutal de ce gouvernement, et l’idéologie de quelques experts qui nous ont conduit à l’échec actuel. L’opinion est majoritairement opposée à cette réforme ; mais puisque les sondages ne sont pas entendus, maintenant il faut venir le dire dans la rue !

La droite aussi est coupable de la déréliction de l’école ? 

A l’évidence… Sur la question de l’école, les politiques de droite comme de gauche sont dans une continuité parfaite ; en fait, la seule différence entre les deux camps consiste à supprimer ou à créer des postes d’enseignants. Mais le désintérêt total pour l’enseignement, la déconstruction de la transmission, l’appauvrissement des savoirs mesurés désormais à l’aune de leur utilité immédiate dans la vie professionnelle, la fascination pour les équipements numériques qui remplaceraient l’apprentissage et la mémoire, tout cela a caractérisé aussi bien cette majorité que la précédente. Il est vrai que l’influence de la gauche s’est singulièrement exprimée dans l’éducation nationale. Mais plutôt que de proposer une autre vision, la droite a préféré fermer les yeux ; plutôt que de transformer en profondeur la formation des enseignants, par exemple, elle l’a purement et simplement supprimée. C’est le signe qu’elle n’avait pas d’autre perspective à offrir.

Votre livre vous a fait faire un long et grand tour de France. Que vous inspire cette France qui se sent déshéritée ?

Je suis d’abord frappé d’être autant sollicité : après ce travail très humble que j’ai tenté de mener pour comprendre la crise éducative qui marque notre pays, j’ai reçu des appels qui ne cessent pas depuis, et je suis allé dans des dizaines de villes à la rencontre de parents, d’enseignants, d’associations… Ces conférences qu’on me propose rassemblent toujours beaucoup de monde, un public à la fois inquiet, conscient de la réalité de cette crise, et désorienté par une parole politique perçue comme vide de sens et déconnectée du réel. Il y a chez les Français, au-delà de toutes les diversités locales, une aspiration très profonde, le besoin de comprendre la situation, de délaisser le bruit de fond souvent superficiel de l’information continue pour parler enfin de l’essentiel. Quel avenir voulons-nous vraiment construire ? Que voulons-nous laisser à nos enfants ? Le débat public, si souvent centré sur des enjeux de personne, de camps, de com, est incapable de mettre des mots sur ces questions. C’est là sans doute, au fond, l’une des véritables causes de la crise que nous traversons.

Les attentats de janvier ont traumatisé la France et finalement divisé le pays. Que vous inspire cette atomisation ?

Là aussi, c’est la pauvreté du débat public qui cristallise des oppositions. Nous aurions pu les éviter en suscitant des occasions de partager nos opinions, nos questions, nos inquiétudes ; mais le slogan « Je suis Charlie » a étouffé tout débat. Le patron d’une radio le disait récemment sur France Info : « On ne peut pas ne pas être Charlie. » Mais qu’est-ce que cela veut dire, au juste ? La défense de la liberté d’expression s’est muée en une forme de dogme irréfléchi et coercitif ; et à cause de ces ambigüités entretenues, ce moment décrit comme une communion nationale est aujourd’hui le dernier objet de polémique… Nous ne ferons pas l’économie d’un vrai débat, clair, consistant, exigeant, sur les conditions d’un renouveau de notre vie démocratique ; car la forme des institutions ne suffit pas à garantir la démocratie. Pour beaucoup de jeunes notamment, ces dernières années n’auront pas manqué d’occasions de prendre conscience de cela, à commencer par ce référendum détourné dont nous venons de marquer le triste anniversaire. Pour en revenir à ce nom des « républicains », disons qu’il ne suffit pas d’être en République pour pouvoir être encore vraiment membre et héritier de la res publica, de ce bien commun qui nous relie, et dont tant de Français aujourd’hui se sentent douloureusement dépossédés.

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Réforme du collège : les raisons de la rébellion

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Entretien paru dans le magazine La Vie en date du 14 mai 2015. Propos recueillis par Stéphanie Combe. Dans le même numéro, un dossier d’analyse et un entretien avec Philippe Watrelot, président des Cahiers pédagogiques.

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Que pensez-vous de la réforme du collège ?

Cette réforme manifeste une incapacité à répondre au problème essentiel que rencontre notre système éducatif. Les « experts » qui fixent ces directives n’ont probablement pas mis les pieds en classe depuis longtemps ; et ce projet trahit leur décalage immense d’avec la réalité du terrain.

Le problème est bien identifié en effet : c’est celui de la maîtrise des fondamentaux, très déficiente pour beaucoup d’élèves. Chaque année, le test de lecture réalisé à l’occasion de la Journée de Défense et de Citoyenneté montre que 18 à 20 % des jeunes français, à 18 ans,rencontrent des difficultés majeures pour lire et écrire leur propre langue. Et on nous propose une réforme des programmes de français dans lequel le mot de « grammaire » ne figure même pas Au lieu de se donner simplement pour objectif la maîtrise de la lecture et de l’écriture, les nouveaux programmes visent pompeusement l’apprentissage des « langages », parmi lesquels le français, mais aussi, pêle-mêle, deux langues vivantes, les « langages du corps », ou encore le code informatique, qui devra être enseigné dès le CE1 !

Les concepteurs de ces programmes vivent au pays des rêves. Si tous nos élèves savaient lire et écrire correctement le français, on pourrait s’offrir le luxe de leur enseigner le code informatique. Mais à l’heure actuelle, c’est donner le superflu à ceux qui manquent cruellement de l’essentiel. Cela revient à offrir des petits fours aux victimes d’une catastrophe humanitaire… Tout cela est absurde et tragique.

Vous étiez sur France Inter le 16 avril pour défendre l’enseignement du latin et du grec. Pourquoi ?

La Ministre de l’Education Nationale nous dit que l’option langues ancienneconcerne assez peu d’élèves pour pouvoir être supprimée. Mais cette option est choisie aujourd’hui par 20 % de collégiens : si l’on supprimait les partis politiques qui recueillent moins de 20 % des voix, beaucoup n’existeraient plus, à commencer par celui de la Ministre ! Lorsque les classes de latin sont fermées, c’est souvent faute d’enseignant plutôt que d’élèves. D’ailleurs, contrairement aux idées reçues, le département où le latin s’est le plus développé ces dix dernières années, c’est la Seine-Saint-Denis : quand la maîtrise du français est fragile, les langues anciennes sont une ressource très efficace. Encore faut-il qu’on puisse les apprendre... Affirmer qu’un « enseignement pratique interdisciplinaire » pourra remplir ce rôle, c’est un mensonge absolu : rien ne dit que les « cultures de l’antiquité » incluront l’apprentissage du grec et du latin. Il faudra de toutes façons impliquer une autre matière, l’histoire, ou l’éducation artistique. On y fera des exposés sur les temples et les pyramides, mais rien qui corresponde vraiment à l’enseignement de ces langues qui ont pourtant fondé notre civilisation.

À la place des classes bi-langues dont seule une minorité bénéficie, le Ministère introduit deux langues vivantes en 5ème. Qu’en pensez-vous ?

Là encore, quelle aberration... On va achever de perdre les élèves en enseignant une langue vivante dès le CP, alors qu’aucune base n’est encore en place. Le principal obstacle à l’apprentissage des langues vivantes, c’est la fragilité des élèves en français. Quand vous ne savez pas identifier un sujet, un verbe et un complément dans votre propre langue, comment voulez-vous les transposer dans une autre langue ? Quand vous manquez de vocabulaire en français, comment rencontrer un autre lexique ? De toutes façons, ce n’est pas en une heure d’allemand par semaine qu’on apprendra cette seconde langue à des élèves de 5ème… Au moment où la Ministre condamne les enseignants de langue à l’impuissance, on atteint le sommet du ridicule avec la nomination d’un délégué interministériel chargé de la promotion de l’allemand ! Tout cela n’a aucun sens. Soutenons les filières spécifiques qui fonctionnent bien, et pour le reste commençons par revenir à l’essentiel, en augmentant les heures de français ; toutes les études en effet montrent une corrélation entre le temps consacré à l’apprentissage d’une langue et son intégration par les élèves. 

Pensez-vous que ces nouveaux programmes diminuent l’élitisme de l’école ?

Je n’aime pas le discours qui s’attaque à un soi-disant « égalitarisme. » L’égalité est au cœur de la mission de l’éducation. L’école devrait offrir à chaque jeune les moyens d’atteindre l’excellence qui lui est propre ; car l’excellence n’est pas uniforme ! J’ai eu la chance d’enseigner en lycée hôtelier, en STI électrotechnique..J’y ai rencontré des élèves excellents dans leur spécialité ! Mais en France, on ne voit la réussite scolaire que comme la mention très bien au bac SPlutôt que de défendre cet élitisme trop étroit, nous devrions nous préoccuper de rétablir une équité réelle dans notre système scolaire, qui est devenu le plus inégalitaire de tous les pays de l’OCDE.

Comment remédier à l’échec scolaire et réduire les inégalités entre élèves, selon vous ?

C’est tellement simple ! Il suffirait de redire ce qu’est la mission de l’école : transmettre des connaissances. Tout le reste en découle. Aujourd’hui, on perd l’école dans une multiplicité d’objectifs : l’intégration, l’insertion professionnelle, le plaisir des élèves, la lutte contre le sexisme, contre les discriminations et même contre le réchauffement climatique… L’école peut contribuer à tout cela, mais seulement en transmettant le savoir.

Les nouveaux programmes d’histoire, par exemple, sont victimes d’une instrumentalisation effarante. Comment décider de ce qui, dans notre histoire, est facultatif ? En quatre ans, certains collégiens n’auront jamais entendu parler de la Renaissance ou des Lumières ! En revanche, ils auront tous eu plusieurs occasions de dénigrer la France… La repentance est parfois légitime, mais la confondre avec l’enseignement de l’histoire, c’est une faute contre cette discipline, et un danger pour la société à venir.

Cette réforme suscite un débat enflammé. Comment réagissez-vous en tant qu’enseignant ? 

Décidément, ce gouvernement nous a habitué à des méthodes bien peu démocratiques. C’est toujours le même procédé, sur le projet de loi sur le renseignement comme sur la réforme de l’enseignement : un texte est publié, écrit sur commande par des cabinets ou des comités obscurs. Une fois qu’il est diffusé, on propose une concertation – mais en proclamant cependant que pas une virgule ne sera changée ! Dans cette étrange « concertation », il faut croire que seuls ont le droit de s’exprimer ceux qui sont déjà d’accord, car tous les autres sont copieusement insultés. Pour François Hollande, les opposants à cette réforme sont « des immobiles bruyants qui défendent leurs intérêts particuliers. » Ce mépris affiché touche aussi bien des centaines de milliers d’enseignants de terrain, que des grandes figures de la réflexion. S’il est normal qu’une Ministre défende sa réforme, je ne suis pas sûr que l’oeuvre de Madame Vallaud-Belkacem l’autorise à traiter Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut, Régis Debray, Danièle Sallenave ou Pierre Nora de « pseudo-intellectuels »… L’expression témoigne d’un sectarisme dramatique. Que n’aurait-on entendu si un Ministre de droite s’était exprimé ainsi !

Derrière ces débats, voyez-vous une ligne de fracture entre conservateurs et progressistes ?

Le clivage traditionnel n’est sans doute pas pertinent, puisqu’en matière de déconstruction des savoirs, la gauche s’inscrit malheureusement dans la continuité deerrances de la droite. La vraie ligne de fracture se situe entre ceux qui veulent ouvrir les yeux sur la réalité, et ceux qui préfèrent défendre leurs utopies. En témoigne l’opposition massive des enseignants, ces professionnels de terrain que, semble-t-il, nul n’a songé à écouter dans la préparation de cette réforme… 

Dans votre ouvrage, vous qualifiez le numérique de « grande utopie pédagogique » qui accomplirait la promesse de Rousseau d’une enfance débarrassé de transmission. Que pensez-vous de la volonté d’y faire entrer l’école ?

Les enfants n’ont pas eu besoin de l’Education nationale pour maîtriser l’outil numérique... Si l’école veut enseigner la pratique des réseaux sociaux, elle sera toujours dépassée et ringarde dans la course à l’innovation.

Les nouvelles technologies représentent une chance exceptionnelle d’accéder à la connaissance, que nos prédécesseurs nous envieraient. Mais l’école n’aidera les enfants à tirer le meilleur de ces nouvelles ressources qu’en leur transmettant les savoirs qui construiront leur capacité de recul et de discernement. Et pour cela, il me semble qu’il faudrait qu’elle soit d’abord pour eux un lieu de silence numérique...

L’enseignant ne doit-il pas évoluer vers un rôle de « facilitateur » ? 

Depuis quarante ans, on apprend aux futurs enseignants que « tout doit venir de l’apprenant ». Mais personne ne produit seul son savoir ! Même nos capacités de recherche et notre créativité naissent de ce que nous avons reçu. Si Chopin n’avait eu sur son chemin que des « facilitateurs », le monde aurait été privé des Nocturnes. Cela fait quarante ans qu’on assassine des Chopin parmi nos élèvesau nom de ces idées délirantes... La vraie violence éducative consiste à priver les enfants d’héritage, à les laisser prisonniers de l’immédiateté, et à abandonner en eux ces talents en friche qu’aucune culture ne vient plus féconder.

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Une certaine idée de la gratitude

François Hollande a confirmé ce matin qu’il voulait faire de l’école une arme pour lutter contre la menace que nous pressentons, celle de la désagrégation de la France.

L’école est capable, c’est certain, de contribuer à l’unité de notre pays. Mais elle ne le peut que si elle renoue avec l’enseignement de sa langue, de sa culture, de son histoire, qui doivent redevenir notre priorité concrète – comme j’ai tenté de l’expliquer dans l’Opinion récemment.

Depuis la publication des Déshérités, j’ai reçu de très nombreux courriers. L’un d’entre eux m’a particulièrement marqué : c’est le message d’un jeune malien de 22 ans, avec qui je suis resté en relation depuis. Sa réaction montre bien que c’est la transmission de notre culture, indépendamment de toutes les origines – et même au-delà de nos frontières ! – qui peut seule susciter l’adhésion passionnée à la France.

Si tous les jeunes Français pouvaient exprimer ce que vit, pense et ressent Ladji à l’égard de la France – et s’ils pouvaient l’écrire aussi bien que lui ! – il ne fait aucun doute que notre pays ne vivrait pas les déchirements et les angoisses qu’il traverse aujourd’hui.

Avec son autorisation, je reproduis ici son magnifique témoignage. Dans une très belle langue, il dit ce qui doit nous réunir, et nous appeler à transmettre l’essentiel : « Une certaine idée de la gratitude ». C’était le titre de son message… Le voici :

« Bonjour Monsieur,

Je m’appelle Ladji Samba K., né au Mali en 1992, et élevé dans l’admiration de la France. D’une certaine idée de la culture Française. D’où mon immense gratitude envers votre livre, cet éloge de la modestie, donc de la transmission.

J’ai connu la France par les livres, par un professeur de Français admirable qui nous faisait lire La Fontaine, Baudelaire, Balzac… Je ne crois pas que je vivais sous Louis XIV, ni dans le Paris du XIXème siècle, encore moins en Touraine. Cet éloignement, ce grand voyage que notre professeur nous proposait, nous plongeait dans un bonheur extatique. Il nous transmettait, nous faisait sentir des choses très éloignées de nos quotidiens.

À ce titre je me considère comme un héritier de la culture Française, héritage au sens que lui donnait Charles Péguy. D’où qu’on vienne, on avait accès à cet héritage, à quinze siècles d’histoire, au mélange subtil de Homère et la Bible. Je fus étonné de voir la grande défiance de certains à l’endroit de cet héritage vu comme encombrant et anachronique. Votre livre m’a réconforté, m’a réconcilié avec l’idée que je me faisais de la culture Française, de sa transmission. Grâce à vous je pourrai dire comme Sartre que « je suis Français par la langue ».

La transmission de cet héritage, dont j’ai bénéficié, devrait être l’urgence nationale, bien avant les préoccupations économiques passagères. Que ne fut pas mon grand étonnement d’entendre de jeunes gens nés en France me reprocher de « faire mon français » alors que je ne le suis pas. Ah ! mon professeur de français croyait, le « suranné », qu’en nous faisant lire Le Cid, on ne nous obligeait pas à renier pas ce que nous sommes, mais qu’on nous permettait de goûter à ce que l’humanité a de meilleur. Bien loin des « valeurs de la République », on apprenait ce qu’est la France avant tout, c’est-à dire un pays littéraire qui a nourri avec sa langue un rapport charnel. Mon père, qui n’avait jamais été à l’école et avait connu la colonisation, n’écoutait qu’une seule radio, Radio France Internationale. Non par rejet de ce qu’il est, mais parce que disait-il, « la culture française nous est commune ; et la transmission du savoir est le devoir de toute civilisation ».

L’arrogance de l’époque veut qu’on rompe avec le passé. Voilà une chose curieuse : qu’est-ce que l’instruction, sinon l’enseignement du passé ? En tout cas, c’est ce que nous disait notre professeur de français : « la langue française est un trésor que chacun peut s’approprier, et avec elle la culture française. »

À quinze ans, ce même professeur de français m’offrait L’étranger de Camus. Camus écrit ses plus belles pages, dans Le premier homme, sur son professeur, Monsieur Germain. Camus parle de lui comme un enseignant d’exotisme. Je peux dire que cet héritage lointain m’a également nourri. Votre livre est le plus bel hommage au monde qui nous a précédé, et à tous les « Monsieur Germain » de la terre, dont mon professeur de Français. Je vous en sais gré infiniment. »

Albert Camus. Après avoir reçu le Prix Nobel de littérature, il le dédie à son ancien instituteur. Il écrira de lui, dans Le premier homme :

« Dans la classe de M. Germain, l’école nourrissait chez les élèves une faim plus essentielle encore à l’enfant qu’à l’homme, et qui est la faim de la découverte. (…) Dans la classe de M. Germain, pour la première fois, ils sentaient qu’ils existaient, et qu’ils étaient l’objet de la plus haute considération : on les jugeait dignes de découvrir le monde. »

Le règne de l’inculture

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Analyse publiée dans le Figaro daté du 19 décembre 2014, et sur le site Figaro Vox, en dialogue avec un texte de Julien Dray.

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Quand s’achèvera le quinquennat de François Hollande, parmi tous ceux auxquels il aura laissé le goût amer des espoirs déçus, il faudra compter le monde de la culture et de l’éducation… Nous étions pourtant habitués à ce cliché, que la droite aime l’argent et que la gauche soigne l’esprit – répartition si installée, que beaucoup avaient cru, en 2012, voir arriver une majorité animée d’une véritable vision sur ces sujets. A mi-mandat, quelle déception ! Le 10 décembre, le Syndicat National des Entreprises Artistiques et Culturelles (Syndeac) réunissait, au Théâtre de la Colline, de nombreux artistes, parmi lesquels de très grands noms du théâtre et du cinéma, pour lancer un appel pressant : « De véritables dangers, alertaient-ils, menacent les équipes artistiques, les lieux de création et de représentation, les théâtres, les centres d’art… L’effritement est déjà visible. »

Mais le plus inquiétant n’est pas là, dans les difficultés que traversent les lieux de patrimoine et de création de notre pays. Il est, avertit le texte, dans l’absence de toute vision, qui fait perdre son sens à l’action publique en matière culturelle : « Aucun dessein, aucune volonté, aucune ambition ne s’annoncent pour garantir et relancer la création artistique, ni en France, ni en Europe. » Dans un courrier à la Ministre, des dizaines de grandes figures de la vie culturelle française précisaient : « Les établissements culturels, qui, en vérité, ont comme mission de faire fructifier le sens du beau, le sens de l’humain, se voient demander de (…) trahir l’objectif initial pour lequel ils ont été nommés. » En lieu et place d’un vrai projet, l’Etat ne sait plus que produire « une accumulation de règles froides, inopérantes, inefficaces, tétanisantes, incompréhensibles », et les politiques « un agenda de concertations caduques, où ne nous est servi qu’un argumentaire résigné usant de la seule rhétorique économique. » La profession concluait son communiqué d’une simple phrase, lourde de sens : « Cet appel est une alarme avant qu’il ne soit trop tard. »

Quelques heures plus tard, la Ministre de la Culture répondait par… trois tweets : « C’est le choix qu’a fait le Gvt (sic) en préservant le budget de la culture pour les 3 ans à venir. » – Il est donc maintenant établi que le seul principe cohérent qui guide l’action de nos gouvernants, c’est d’humilier avec constance ceux qu’ils sont sensés servir, dans tous les domaines ! La désinvolture de Fleur Pellerin vis-à-vis des professionnels de la culture n’a d’égale que celle de Najat Vallaud-Belkacem à l’égard des élus locaux sur qui est tombée la délirante réforme des rythmes scolaires, ou de ces parents qui, depuis des semaines, campent dans l’école de leurs enfants pour l’alerter sur la difficulté des conditions d’enseignement.

Mais le plus grave, c’est que la gauche a montré qu’elle n’avait finalement aucune vision de la culture et de l’éducation, qu’elle ne comprenait pas le sens de cet héritage vivant qu’il nous appartient de protéger, de valoriser et de transmettre. « Aucun dessein, aucune volonté, aucune ambition » : ces mots du SYNDEAC pourraient tout aussi bien décrire l’état actuel de l’(in)action publique en matière de sauvegarde du patrimoine, d’accompagnement de l’enseignement supérieur, de politiques de recherche, de reconstruction pédagogique au service de la transmission des savoirs… Alors que 18 à 20 % des jeunes majeurs français sont totalement ou partiellement illettrés, d’après les statistiques officielles de l’Etat, Najat Vallaud Belkacem se passionne pour l’évaluation avec des points verts, jaunes et rouges… Et au moment où nos monuments les plus emblématiques peinent à financer leur entretien, Fleur Pellerin prépare une loi pour défaire la protection du patrimoine historique par les règles d’urbanisme, au nom d’une « créativité » soudainement inquiétante. N’est-ce pas perdre le sens de l’essentiel ? N’y a-t-il pas d’autres urgences ?

Nicolas Sarkozy s’était attiré les foudres unanimes du quartier latin pour n’avoir pas aimé La Princesse de Clèves ; Fleur Pellerin, elle, en est encore bien loin : elle ne lit plus. « Un ministre de la culture, en 2014, n’est pas payé pour lire des livres », assène-t-elle. Comme s’il fallait être payé pour prendre le temps de lire des livres ! Cette formule est, à elle seule, un symptôme : en fait, nos gouvernants ne comprennent pas la nécessité essentielle de la culture, de la gratuite et indispensable fécondité des savoirs, de l’art, de la littérature, sans lesquels il n’est pas de liberté ni même d’humanité pour les hommes. Voilà la véritable menace, cet écroulement intérieur – dont on peut craindre qu’il soit irréversible. Car lorsque la culture a perdu jusqu’à sa signification, et quand le savoir n’est pas même transmis, sur quoi pourront reconstruire les générations déshéritées qui succèderont à nos abandons ?

L’écroulement intérieur est si manifeste, et si rapide… Il y a exactement cinquante ans, en décembre 1964, un autre Ministre de la Culture – André Malraux, accueillait Jean Moulin au Panthéon ; et son discours manifestait la force de la responsabilité politique, seule capable de rassembler dans un combat commun tout ce qui fait vivre un pays : proposer une vision d’ensemble, un sens partagé de la culture qui nous réunit, « lorsque la nation est en péril de mort – la nation, cette donnée invincible et mystérieuse – c’est proclamer la survie de la France. » Cinquante ans plus tard, nos politiques en sont-ils capables ?

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Le reniement permanent

Aquilino Morelle

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Article publié le 18 avril 2014 par le Figaro.

Mediapart dévoilait hier une enquête approfondie sur Aquilino Morelle, proche conseiller de François Hollande. Le personnage tient depuis longtemps un rôle central – et l’on peut se demander d’ailleurs pourquoi il aura fallu tant d’années pour que la presse s’intéresse à son passé et à ses pratiques.

Il serait inutile de s’en prendre à la personne ; ce qui compte, c’est ce qu’elle représente. Le trafic d’influence auquel s’est livré M. Morelle jette une lumière nouvelle sur l’acharnement aberrant de la majorité pour libéraliser l’utilisation des embryons humains par les laboratoires. Mais sa portée est plus large encore.

Le plus significatif, et le plus grave, c’est en effet la contradiction absolue avec ce qu’écrivait au même moment la future plume de François Hollande. En 2010, Morelle publiait dans Libération une tribune qu’il faudrait reprendre mot pour mot aujourd’hui. Il y fustigeait « le rapport incestueux entre le pouvoir et l’argent », dont il accusait la droite, tombée selon lui dans « le déni – d’un tel cynisme qu’il tourne à la naïveté – de ce qu’est un conflit d’intérêt. » Avec le recul, ces propos prennent une singulière tournure…

Ils révèlent surtout l’incroyable hypocrisie de leur auteur. Celui qui reprochait à la mondialisation « l’explosion indécente des rémunérations » se faisait alors payer 12 500 euros hors taxe pour un déjeuner d’influence. Et s’offrait ensuite le luxe de dénoncer la « perversion » de ces dirigeants « qui accumulent en quelques années une fortune en monnayant leur carnet d’adresses. » On croit rêver. Que M. Morelle ait choisi de servir les intérêts privés de multinationales du médicament pour en tirer des bénéfices personnels, ce n’était peut-être ni très légal, ni très moral, mais cela ne regarde que les juges – et sa conscience. En revanche, qu’il ait, comme responsable politique, à quelque mois d’une campagne présidentielle, dénoncé publiquement ce qu’il pratiquait en privé, cela regarde le citoyen.

Car, pour reprendre encore ses mots, « cette affaire permet à tous de saisir le sens de ce qui s’est passé depuis l’élection présidentielle : un mensonge de campagne suivi d’une volte-face. » En l’occurrence, il s’agit d’une volte-face généralisée. François Hollande et ses proches sont arrivés à leurs fins par un discours diamétralement opposé à leurs actes, passés et futurs. Non que l’exercice du pouvoir les ait contraints de renier leurs convictions : le reniement dont il est question n’est même plus à cette échelle.

De là vient ce climat de mensonge permanent dans lequel est plongée notre vie publique depuis 2012. Mensonge partout, sur tout, toujours : « Je n’ai jamais eu de compte à l’étranger. » « La courbe du chômage s’est inversée. » « La reprise économique est là. » « Ceci n’est pas un plan de rigueur. » « J’ai découvert ces écoutes dans la presse. » « La théorie du genre est une rumeur… » On pourrait poursuivre encore longtemps la litanie de ces mensonges lucides, conscients, publics, répétés « les yeux dans les yeux. »

On pourrait leur pardonner de s’être trompés. Mais il ne s’agit pas de cela : ils nous ont trompés. D’où le sentiment de vertige qui saisit le téléspectateur un soir d’élections, l’impression absurde d’assister à un jeu de rôles inversé. Le Parti socialiste dénonçait hier les politiques de réforme : il organise maintenant des plans d’austérité. Ceux qui s’en prenaient au discours de Grenoble assument aujourd’hui les premiers arrêtés explicitement dirigés contre les Roms. François Fillon était attaqué quand il se rendait à la béatification de Jean-Paul II, mais Manuel Valls ira à sa canonisation. Supprimer les départements était une faute, c’est aujourd’hui un grand projet. Plus grave encore : la droite faisait l’objet d’un procès permanent de la part des grandes consciences démocratiques, au point que Nicolas Sarkozy était accusé de vouloir créer une « monarchie républicaine » ; mais dans la République irréprochable de François Hollande, le chef du parti majoritaire est nommé par l’Elysée, les procureurs sont révoqués pour non-conformité politique, la figure principale de l’opposition est sur écoutes depuis des mois, des centaines d’opposants pacifiques sont jetés en garde à vue sans motif, et une jeune immigrée doit dénoncer ses amis parce qu’ils ont manifesté contre un projet de loi… Où sont passées les indignations d’hier ?

La plus grande faute de ces gouvernants, c’est qu’ils auront fini de dévaluer la parole politique. L’acte le plus nécessaire à la vie démocratique, celui de faire confiance, est devenu impossible. Au fond, notre pays n’a que des atouts, et son potentiel extraordinaire, son intelligence, sa générosité, n’attendent que de pouvoir s’exprimer ; il serait capable de relever tous les défis, sans le cynisme qui l’érode de l’intérieur. Car avec la dette, la crise et le chômage – qui en sont les résultats visibles, nos dirigeants lègueront à leurs successeurs un danger plus inquiétant encore, le poison mortel d’une défiance qui, en rendant tout engagement suspect, pourrait finir par dissoudre la société. Aquilino Morelle a démissionné, mais l’urgence est maintenant de tirer concrètement la leçon essentielle de ce nouvel épisode : il n’est pas de confiance sans conscience. Aucune « pédagogie » n’y changera rien. Quelles que soient nos convictions, soyons certains que nous n’avons pas d’avenir commun si nous n’apprenons pas à nous réconcilier avec le réel, pour retrouver dans l’exigence de la vérité la source d’une parole qui ne déçoit pas.

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Le débat interdit

La théorie du genre existe-t-elle ? A partir de cette question si vivement discutée aujourd’hui, il me semble utile de tenter une réponse – et de formuler une remarque.

Partons de ce qui est certain : le concept de genre existe bel et bien. Apparu dans la littérature universitaire il y a une quarantaine d’années, il s’est déployé dans des directions variées, au point qu’il est aujourd’hui utilisé dans des champs aussi éloignés que la sociologie, la littérature, l’économie ou les politiques publiques.

Quel est le sens de ce concept ? Il sert à ceux qui l’emploient de critère d’interprétation pour décrypter la vie sociale et les relations humaines, à partir d’une idée essentielle : les différences entre hommes et femmes ne sont pas liées à une altérité naturelle, mais produites par une construction culturelle, tout entière organisée pour consolider la domination d’un sexe par l’autre.

Ainsi explicité, le concept de genre recouvre bien une certaine vision du monde – c’est-à-dire, au sens étymologique du terme, une théorie. Le concept même est indissociable de l’hypothèse qui le sous-tend, qui affirme le caractère culturel et construit de la différence entre l’homme et la femme. C’est pour exprimer cette conception particulière qu’il a été forgé par concurrence avec le terme de sexe, supposé décrire une différence biologique que personne ne nie, mais que le concept de genre relègue à un détail insignifiant.

Pardonnez-moi ces précisions quelque peu abstraites ; elles sont nécessaires pour mettre en évidence le contenu réel du concept de genre, et donc du postulat de départ des fameuses « études de genre ».

Les défenseurs de ce concept, qui l’emploient massivement aujourd’hui (on ne compte pas les séminaires, colloques, cours, publications dédiées à des études liées au genre dans tous les domaines de la  recherche)  nient avec véhémence qu’une quelconque « théorie » soit cachée derrière ce concept. Mais cette dénégation n’a tout simplement aucun sens.

Prenons une analogie récente pour le montrer : il y a peu de temps encore, des milliers de chercheurs en histoire, en sociologie, en arts, dans tous les champs de la description du monde, tentaient d’interpréter les phénomènes qu’ils étudiaient du point de vue de la lutte des classes. La vie des sociétés humaines était analysée, à la suite des travaux de Marx notamment, comme un conflit latent entre les classes sociales, opposant ceux qui possèdent les moyens de production et ceux qui les mettent en œuvre.

Le concept de lutte des classes était fondé sur cette vision politique particulière et engagée. Mais pendant des décennies, des universitaires ont prétendu produire, à partir de ce concept, une littérature, une économie, une histoire rigoureusement scientifiques. C’est exactement la même supercherie que reproduisent aujourd’hui les promoteurs du concept de genre. Interpréter l’histoire, la littérature, la vie sociale, comme les lieux de la domination masculine par la construction des stéréotypes sexués, peut être une hypothèse de travail ; mais il s’agit bien d’une théorie particulière, et à ce titre elle n’a rien d’une évidence incontestable.

Pour ma part, je la crois même parfaitement inexacte – aussi fausse que le marxisme, et tout aussi dévastatrice. Et j’entends bien continuer de la critiquer, sans que cela donne à qui que ce soit le droit de me traiter d’obscurantiste…

Nous touchons là à une remarque qui me semble essentielle.

Il est tout à fait permis de penser qu’il n’y a entre l’homme et la femme aucune différence de nature, de défendre cette conception par la recherche, et même, pourquoi pas, de la promouvoir par l’action politique. C’est ce que fait par exemple Caroline de Haas, ancienne conseillère de Najat Vallaud-Belkacem, à qui j’ai pu répondre dans une tribune parue dans le Monde. Le débat démocratique suppose des visions et des projets assumés loyalement.

Il est en revanche proprement scandaleux d’empêcher le dialogue, d’interdire la critique, en cachant la réalité des intentions que l’on poursuit.

Toute la politique du gouvernement est animée par la conception anthropologique que recouvre le concept de genre – je l’écrivais déjà il y a plus d’un an. Parmi d’autres textes, la loi sur l’égalité entre les hommes et les femmes, qui a été votée dernièrement à l’Assemblée nationale, en porte tout entière la marque. Prenons un seul exemple : pénaliser les couples dans lesquels l’homme ne prend pas comme la femme un congé parental, c’est affirmer que le père et la mère ont exactement la même place à tenir auprès de l’enfant qui vient de naître – et que cette conception pluri-millénaire qui donne au père une responsabilité singulière pour subvenir aux besoins du foyer est un pur stéréotype qu’il s’agit de déconstruire au nom de l’égalité.

Affirmer, comme le fait la loi Taubira, qu’un enfant peut avoir deux pères ou deux mères, c’est dire qu’aucun des deux sexes n’a de fonction particulière dans la procréation, et que la faculté extraordinaire du corps maternel, qui donne chair à un nouvel être, n’est rien qu’une fonction biologique anodine qu’il faut dépasser lorsqu’elle devient une limite pénible à notre désir d’enfant.

Tout cela repose sur une certaine conception du monde. Pourquoi ne pas l’assumer comme telle ? Le politique a le droit de défendre ses idées ; mais il est contraire à l’exigence démocratique de promouvoir une stratégie en la dissimulant à l’opinion. Prétendre que la théorie du genre est une « folle rumeur », qu’elle « n’existe pas », que le discours du gouvernement sur l’égalité est parfaitement neutre et dépourvu de postulats, c’est à l’évidence mépriser la vérité, et du même coup les citoyens.

Puisque le gouvernement s’inspire du concept de genre pour construire sa politique, il a le devoir de l’assumer. Il a le droit de promouvoir une vision de l’égalité fondée sur l’indifférence ; mais il est absolument scandaleux qu’il le fasse dans le silence, en détournant notamment de son but l’Education nationale pour que les élèves apprennent comme une évidence scientifique ce qui n’est qu’une hypothèse idéologique. Nous ne manquons pas d’exemples concrets pour montrer que, malgré tous les démentis, c’est ce qui est en train de se produire dans les salles de classe…

Si le gouvernement se refuse aujourd’hui à assumer cette politique, c’est qu’il sait qu’elle serait très largement rejetée. Nous savons combien l’altérité structure en profondeur ce que nous sommes. Oui, notre expérience humaine est habitée par la magnifique fécondité de la différence, et en particulier de la différence des sexes ; oui, cette altérité naturelle fait partie de nous, de notre origine, de notre identité, de nos relations. Pour le redire encore et toujours, nous marcherons demain avec tout ce que d’autres voudraient nier : la liberté de nos consciences, la lucidité de nos esprits, la paix que nous espérons pour la société, nos cœurs qui veulent encore s’émerveiller de l’autre, et puis nos corps d’hommes et de femmes.

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Leonarda ou la triple ignorance du Président

Le Figaro m’ayant demandé un texte d’analyse sur l’affaire Leonarda, je relaie ici ces lignes, publiées dans l’édition d’aujourd’hui.

Il est des décisions qu’il faut regarder comme des symptômes. L’intervention du président de la République dans le dossier de la jeune Leonarda a marqué et inquiété les Français, parce qu’elle confirme que nos gouvernants agissent dans l’ignorance de trois repères pourtant nécessaires à l’équilibre de notre société.

En s’adressant à la collégienne expulsée pour lui proposer, « et à elle seule », de revenir en France, François Hollande a d’abord montré qu’il ignorait délibérément la réalité d’une famille. De quel droit un responsable public pouvait-il s’adresser directement à une mineure, sans un seul mot pour ses parents ? Quels que soient leurs défauts, et leurs torts certainement bien réels dans cette histoire, ils demeurent évidemment les premiers responsables de leurs enfants. Mais il y a plus grave encore que ce mépris affiché pour le rôle des parents, auquel la politique familiale et éducative du gouvernement nous a déjà, hélas, suffisamment habitués. Par sa proposition, le président de la République place une jeune fille de quinze ans devant une alternative inhumaine : il la somme publiquement, sur les écrans de toutes les chaînes nationales, de choisir entre la France et sa famille. Après le traumatisme de l’expulsion, Léonarda se trouve piégée par François Hollande dans un épisode de téléréalité qui ressemble à un cauchemar. Abandonnera-t-elle ses proches pour aller chercher un avenir loin d’eux ? Cette simple proposition du président dit tout de la vision du monde et de l’homme qui semble inspirer sa majorité : on peut lire en elle l’éclatement de cette solidarité première qu’est la cellule familiale, la solitude de l’individu que l’on déplace au gré des calculs, le primat de la volonté politique qui, en toute bonne conscience, arrache un enfant à ses frères, ses soeurs, ses parents, aux liens primordiaux qui le construisent. Pour faire cette proposition, il fallait ignorer ce qu’est une famille.

Il fallait aussi abandonner tout sens de la loi. Voici un président de la République qui intervient pour dire que le droit, la loi et les décisions de justice ont été respectées ; et qui n’affirme cela que pour les contredire immédiatement, dans une décision caractérisée par l’arbitraire le plus total. Le chef de l’exécutif décide donc, de façon parfaitement unilatérale, que des décisions judiciaires plusieurs fois confirmées ne seront pas appliquées. Et puisque, une fois passé la loi, il n’y a plus de bornes, voilà toute la majorité qui s’engage derrière lui dans une sinistre négociation : qui laisserons-nous revenir ? Personne ? Seulement les enfants ? Avec la mère ? Mais sans le père ? En lieu et place des processus démocratiques, qui garantissent l’application égale du droit pour tous, l’opinion subjective des figures du clan socialiste se permet de faire la loi, au grand jour. Jamais le principe de séparation des pouvoirs n’aura été aussi massivement méprisé, jamais l’arbitraire des puissants n’aura été aussi tranquillement affirmé – et par ceux-là mêmes qui s’étaient fait une spécialité de dénoncer l' »hyperprésidence » de Nicolas Sarkozy. Cet épisode renforcera chez les Français le sentiment désespérant que l’application du droit est affaire de calculs et de combinaisons dont les ressorts obscurs n’ont rien à voir avec la justice : selon que vous serez médiatisé ou non… Pour se permettre semblable « jugement de cour », il fallait bien ignorer ce qu’est une loi.

Au fond, et c’est là ce qui reste encore le plus inquiétant, il semble que le président de la République ignore jusqu’à sa propre fonction. Au moment où serait nécessaire une parole qui prenne de la hauteur, qui fixe une orientation générale, qui dessine une vision d’ensemble – il se tait. Lorsque son propre camp se déchire sur la question fondamentale de l’intégration, par exemple, il se tait, et son silence est insupportable. Mais que survienne un cas particulier – important, certes, mais qui demeure le cas d’une famille parmi tant d’autres : alors il intervient avec fracas, entre dans le dossier par l’effraction des écrans de télévision pour court-circuiter en direct tous les intervenants légitimes et offrir une solution à la fois inexplicable et injustifiable. François Hollande sait-il bien quel est son propre rôle ? Pour agir ainsi, ignorait-il ce qu’est un président de la République ?

Cette triple ignorance du chef de l’Etat et de sa majorité a donné lieu à l’un de ces grands moments du théâtre de l’absurde auquel notre vie politique nationale finit trop souvent par ressembler. L’absurde donne le vertige, ou la nausée ; il fait rire aussi parfois, et nous pourrions nous sortir de cette situation en souriant, si elle n’était aussi tragique. L’ignorance des puissants est toujours destructrice. Et cette fois encore, elle a fait des victimes : je plains de tout cœur Léonarda et ses frères et sœurs, gamins ballottés entre le mirage européen qui aimante les peuples fragiles, et la cruauté d’une lâcheté déguisée en « humanisme » qui n’aura pas su leur offrir même la sécurité d’une parole claire. Le visage angoissé de Léonarda, jetée en pâture aux caméras du monde entier, constitue une obligation pour nous tous. Il nous commande de combattre l’inconscience de nos propres dirigeants par le travail d’une pensée exigeante, qui reconstruira patiemment une vision plus juste de la famille, de la loi et de la République.

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Pourquoi nous devrions tous défendre la liberté de conscience

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La loi Taubira ayant été adoptée, le prochain débat s’ensuit immédiatement : celui de l’objection de conscience, que réclament des milliers de maires et d’adjoints (y compris de gauche) qui considèrent comme une grave injustice la mutation profonde de la famille et de la filiation qu’entraîne le « mariage pour tous. »

Avec le sens du respect, du dialogue et de la nuance qui lui est coutumier, Pierre Bergé déclarait hier qu’il faut « faire soigner » ces élus récalcitrants – rien de moins – au motif qu’il ne saurait y avoir aucune liberté vis-à-vis des lois de la République. On se souviendra que la tactique qui consiste à traiter des opposants politiques comme des malades psychiatriques a été communément utilisée par les régimes totalitaires au XXème siècle ; mais bien sûr, avec la vigilance démocratique exemplaire qui les caractérise, les grands médias ont oublié de le signaler. (Ils ont également oublié de rappeler que le même Pierre Bergé, il y a moins de dix ans, appelait à la liberté de conscience des maires, en publiant un « manifeste pour l’égalité » qui appelait les élus à violer la loi établie pour célébrer partout des mariages homosexuels…)

Au-delà de ces menaces aussi incohérentes qu’inquiétantes, on peut lire dans le débat actuel une surprenante incompréhension de la nature même de l’objection de conscience, et plus largement du rapport de la conscience individuelle à la loi politique. Pour y répondre, à mon humble mesure, je reproduis ici un article que j’ai publié récemment sur le sujet, en espérant qu’il pourra contribuer à éclairer l’intelligence – et la conscience – de chacun, dans le dialogue difficile et nécessaire qui commence.

C’est aussi pour témoigner de l’urgence d’un authentique respect des consciences, exigence qui devrait nous rassembler indépendamment de nos positions individuelles sur la loi Taubira, que je retournerai manifester le 26 mai prochain, avec des centaines de milliers de Français qui espèrent que notre démocratie retrouve bientôt le chemin du progrès !

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La conscience et la loi

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Deux voies pour l’autorité politique

Pourquoi obéissons-nous à la loi ? La première raison qui nous conduit à nous conformer à ce que prescrit le droit, c’est le fait que toute loi s’accompagne nécessairement de la menace d’une sanction : si je ne paye pas mes impôts, je risque d’aller en prison. Voilà le calcul spontané, primitif mais efficace, qui conduit généralement à renoncer à l’infraction parfois tentante pour plier notre conduite à la norme commune. De ce fait, une règle dont l’entorse n’est plus réellement sanctionnée devient bientôt obsolète : lorsque les peines ne sont plus effectives, les lois ne sont plus efficaces.

Cependant, ce calcul primitif nous enferme dans un simple rapport de contrainte : il ne contient en lui-même aucune exigence de justice. C’est ici qu’on distingue une société vraiment démocratique : si la peur du gendarme demeure toujours le commencement de la sagesse, elle ne doit rester qu’un commencement, et laisser place à un autre rapport à la loi : dans une société libre, le citoyen obéit aux lois parce que cela est juste. Seule cette seconde raison permet de concilier l’obéissance à la règle avec la liberté individuelle.

Il y a donc deux motifs pour expliquer le respect des lois, deux fondements possibles pour asseoir l’autorité politique : la peur, ou l’adhésion. La contrainte, ou l’obligation. La force, ou la conscience. On l’a dit, ces deux principes ne sont pas toujours exclusifs dans la pratique ; mais en droit, ils supposent un choix radical, duquel dépend depuis toujours la nature même de l’autorité politique. L’antique tragédie de Sophocle éclaire l’opposition irréconciliable de ces deux voies. La première est celle de Créon, qui affirme que les commandements doivent être suivis pour la seule raison que le souverain, qui possède pour lui la force, les a fixés. La seconde est celle d’Antigone, qui réplique que rien, pas même le risque de la mort, ne la contraindra à fuir la seule obligation qui puisse compter pour elle, l’impératif de justice reçu en conscience.

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La reconnaissance juridique de la conscience, critère décisif de la démocratie

C’est donc l’importance accordée à la conscience qui distingue Créon d’Antigone. Là se joue ce choix absolu, qui n’admet pas de degrés : il faut donner la première place à la conscience, ou bien ne lui en laisser aucune. Il faut faire le choix politique, collectif, d’Antigone ou de Créon. De notre décision dépendra la forme de la société dans laquelle nous vivons. Une authentique liberté politique ne peut se fonder que sur l’exigence du respect des consciences : parce que la loi trouve sa justification dans le fait qu’elle répond à la recherche partagée de la justice, alors il est nécessaire de permettre à chacun de contribuer personnellement à son élaboration. De là s’ensuivent les procédures électives, parlementaires, référendaires, la liberté d’expression et d’association, et tant d’autres dispositions qui rendent effective la primauté donnée à la liberté de conscience. Si, à l’inverse, la conscience individuelle ne mérite aucun respect, alors à quoi bon parler de démocratie ?

La reconnaissance progressive de la dignité de toute personne, qui a émergé en Europe à la faveur de plusieurs siècles de philosophie et de théorie du droit imprégnées de christianisme, a abouti à l’affirmation politique des droits de la conscience. Dans des pages décisives, st. Thomas d’Aquin affirme clairement, en s’inspirant de l’intuition augustinienne, qu’une loi injuste ne saurait constituer une obligation pour le citoyen – et que résister à cette loi est parfois la véritable obligation. A partir de ces réflexions, la question décisive de la philosophie du droit n’est plus celle de la place de la conscience, désormais acquise, mais plutôt le difficile problème de la détermination des critères concrets permettant de reconnaître objectivement une loi comme injuste. Il est alors entendu que, dans une situation avérée d’injustice, le devoir moral commande de s’opposer à la loi. La Seconde Guerre mondiale voit s’incarner, dans les résistances européennes, une forme de contestation qui dépasse par son universalisme ce que pouvaient être par le passé, et jusqu’au début du XXème siècle, les mouvements de soulèvement nationalistes face aux invasions. Pour le résistant français, par exemple, il ne s’agit pas seulement de lutter pour la libération du pays, mais aussi et surtout contre le nazisme, considéré comme un mal politique et moral objectif. Cette même conviction inspirera les actions de résistance allemande à Hitler, de Stauffenberg aux étudiants munichois de la Rose blanche.

Ce tournant sera scellé par les procès de Nüremberg, qui constituent un moment décisif dans l’histoire du droit. Pour la première fois, des hommes sont jugés – et condamnés – pour avoir agi d’une façon qui pourtant, au regard du droit positif, était parfaitement et absolument légale. Le troisième Reich, arrivé au pouvoir par la voie des urnes, sans aucun coup de force ni aucune irrégularité, s’était distingué – suprême degré dans l’horreur – par son caractère parfaitement légaliste du point de vue formel. De ce point de vue formel, le droit nazi était donc pleinement valide. Et pourtant, les juges de Nüremberg décideront de sanctionner des responsables, parmi lesquels des hauts fonctionnaires ou des officiers, pour avoir appliqué ces lois, eux dont c’était pourtant le métier. Il fallait nécessairement pour cela invoquer une instance supérieure à la loi, à laquelle l’obligation morale fondamentale commande d’obéir en premier : cette loi de la conscience, que rien ne saurait faire taire, et que nous sommes toujours inexcusables de n’avoir pas entendue et suivie. C’était choisir la liberté de la conscience contre la soumission aveugle aux édits du pouvoir – choisir Antigone contre Créon. Ce choix juridique essentiel peut être relié à la reconnaissance de l’objection de conscience, notamment dans la tradition juridique française à l’occasion de quelques « cas de conscience » célèbres, comme la guerre d’Algérie ou la pratique de l’interruption volontaire de grossesse.

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La conscience menacée ?

La reconnaissance de l’objection de conscience est souvent décrite comme une conquête de la gauche. Et pourtant, c’est la gauche qui, aujourd’hui, menace dangereusement de revenir sur ce choix si décisif. A l’occasion du mariage homosexuel, le président de la République s’est illustré dans l’une de ces volte-face dont il a le secret. Devant dix sept mille Maires réunis en Congrès, il rappelle que les élus peuvent faire appel au principe de l’objection de conscience pour ne pas célébrer des mariages qui heurteraient les principes de leur conception de la famille. La déclaration suscite l’intérêt des médias ; et le lendemain, après avoir reçu deux représentants des associations LGBT, M. Hollande déclare laconiquement qu’il « retire » cette liberté de conscience. Une telle légèreté fait frémir, lorsqu’on prend la mesure des enjeux…

L’épisode est instructif : il dit l’inconsistance de la réflexion, au plus haut niveau de l’État, sur une question qui, comme nous avons tenté de le montrer, est pourtant décisive. Le flot de réactions qui s’en est ensuivi montrait d’ailleurs, hélas, que plus personne ne sait exactement ce que signifie la conscience. Loin qu’il s’agisse d’une liberté laissée à chacun de choisir dans les lois celles qui lui plaisent ou non, elle désigne au contraire l’exigence individuelle qui consiste à se reconnaître obligé devant la loi comme devant un impératif intérieur, et non pas simplement une contrainte extérieure. Si j’obéis à la loi, c’est parce que cela est juste, et non parce que j’y suis contraint. Cela suppose que mon obéissance demeure conditionnée à la justice de la loi… Parmi les détracteurs improvisés de la liberté de conscience, lequel oserait assumer qu’il faut obéir à tous les ordres du pouvoir en place, même lorsque je sais qu’ils produisent une injustice ?

Rappelons donc que l’objection de conscience n’a rien d’un choix de facilité, ou de convenance. C’est une décision grave, qui suppose d’être fondée sur des raisons solides et fortes, sur une considération générale et non personnelle de la loi. Mais c’est un choix parfois nécessaire. Si elle n’accepte pas de le reconnaître et de le protéger, la force publique transforme inéluctablement (quand bien même ce serait apparemment indolore, insensible) la liberté de la société civile en l’uniformité d’une dictature. Et elle transforme ainsi la loi en pure contrainte.

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Sauver la loi

Car au fond, c’est cette question qui est posée. Qu’est-ce qu’une loi ? A cette question, le positivisme juridique classique apportait une réponse simple : une loi est un commandement assorti de la menace d’une sanction. Mais cette réponse est objectivement, pour l’idéal démocratique, insuffisante et dangereuse. Insuffisante, parce qu’elle ne suffit pas à rendre raison de la nature propre de la loi. Après tout, si l’on s’en tient à ces deux critères, rien ne distingue l’injonction du percepteur de celle du voleur de grand chemin. Le premier dit : « Si vous ne payez pas l’impôt, vous irez en prison. » L’autre commande : « La bourse ou la vie ! » Dans les deux cas, nous avons affaire à un commandement assorti de la menace d’une sanction ; pourtant, l’un doit normalement nous obliger, en conscience ; mais à l’autre, seule la violence peut nous faire obéir. Si le percepteur commande de façon légitime, c’est que son injonction ne dépend pas de lui, mais d’un principe qui le dépasse. C’est qu’il est juste de contribuer au bien commun dans la mesure de ses moyens, alors qu’il est nécessairement injuste de devoir se dépouiller de son bien pour le seul profit de plus fort que soi.

Un Etat qui refuserait de considérer que, en dernier ressort, l’obligation juridique ne peut trouver de fondement que dans la primauté de la conscience, deviendrait comparable à ce bandit de grand chemin, dont les injonctions n’ont d’autre fondement que la violence dont il peut les accompagner. Au fond, la nature même de l’autorité politique se joue donc dans sa capacité à reconnaître ou non le droit à l’objection de conscience. La majorité actuelle saura-t-elle s’en souvenir ? Tout gouvernement qui veut contribuer par son autorité à la construction jamais achevée d’une société libre, comme tout législateur qui veut authentiquement produire des lois, doit commencer par reconnaître comme un principe essentiel et intangible le respect et la protection de la liberté de conscience de chaque citoyen, pourvu que son exercice soit suffisamment précis et exigeant pour que rien ne puisse faire craindre qu’il soit détourné de sa signification première.

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Une loi déjà dépassée

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Alors que la loi Taubira doit être votée aujourd’hui, je propose dans le Figaro quelques éléments de réflexion pour mettre en perspective le débat que nous avons connu dans les derniers mois, et ses conséquences de long terme.

Je crois profondément que nous avons toutes les raisons d’espérer, si l’espérance est autre chose qu’un optimisme facile. Je voudrais que ce texte puisse exprimer ce que nous sommes si nombreux à ressentir en ce moment. En l’écrivant, je pensais en particulier à ceux qui auront été précurseurs, dans la génération de nos aînés. A ceux qui auront porté le mouvement qui a fait de ce débat, malgré le vote d’aujourd’hui, une victoire paradoxale. A ces parlementaires qui ont défendu, avec tant de courage et de persévérance, les convictions que notre société semblait ne plus vouloir entendre.

Et je pense enfin tout particulièrement aux veilleurs qui se relaient, jour après jour, pour que soit entendue, dans leur silence, une exigence de justice et de vérité que rien ne saurait faire taire.

 

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Le projet de loi Taubira devrait être voté aujourd’hui à l’Assemblée Nationale, au terme de plusieurs mois marqués par une contestation intense du mariage pour tous. Le plus frappant est la distance croissante qui s’est installée entre la réalité de cette contestation et sa représentation dans le monde politique et médiatique. A force de jouer sur les caricatures, la majorité a fini par ne plus rien comprendre au mouvement qui naissait sous ses yeux ; et les journalistes, pour la plupart, n’ont pas su rendre compte de la nouveauté d’un élan qu’ils ne savaient comment interpréter. L’accusation permanente d’homophobie, la projection fantasmatique d’une nouvelle ligue réactionnaire, l’épouvantail de la « radicalisation »… Ces indignations hors sujet révèlent seulement combien nos gouvernants se sont coupés des citoyens, en préférant répondre à leurs inquiétudes par le mépris plutôt que par le dialogue. Murés dans leurs certitudes, comment pouvaient-ils comprendre ce qui se passe ?

Oui, quelque chose est en train de se passer. Une révolution silencieuse, intérieure, inattendue et si difficile encore à décrire. Au fond, par sa surdité poussée jusqu’à l’absurde, le gouvernement aura rendu un immense service à ceux que la loi Taubira heurtait. Il nous aura permis de prendre vraiment conscience de l’importance du combat : la crispation de la majorité, depuis le début, donne la mesure de ce qui est en jeu, et le refus du débat indique bien que ce n’est pas un progrès qui se prépare. Surtout, la tentative permanente pour nous exclure du jeu démocratique nous a obligés à réinventer nos moyens d’expression, à clarifier encore le sens de notre action, et jusqu’à renouveler l’idée que nous nous faisions de notre rôle dans cette période. En ce sens, la majorité ne le sait pas encore, mais elle a déjà perdu. La loi Taubira sera sans doute votée aujourd’hui, et peut-être promulguée demain – à moins que le François Hollande ne se souvienne à temps que son premier engagement était la République apaisée. Mais quoi qu’il arrive, cette loi est déjà périmée ; et on ne s’en souviendra bientôt plus que comme d’un contresens historique étonnant.

La radicalisation que le gouvernement dénonce, il en est le seul responsable, pour avoir installé la tension par la provocation, et n’avoir jamais répondu qu’à des violences marginales. Pour la majorité d’entre nous, cette accusation nous aura seulement conduits à rechercher une paix plus radicale encore. On nous a reproché de diviser, et nous avons mieux compris la valeur de notre unité, de la nécessité de rechercher en vérité le bien de toute la société, et non la défense d’une communauté d’intérêt ou d’idéologie. On nous a accusés de parler au nom des valeurs d’une caste, d’une confession, et nous avons peu à peu éclairci les raisons profondes de notre opposition d’aujourd’hui – qui sont les raisons de notre victoire prochaine.

Si nous nous opposons à cette loi, c’est parce qu’elle ébranle en profondeur l’essence même du lien familial. En faisant reposer la filiation uniquement sur la volonté, elle fait de l’enfant le jouet des projets d’un adulte, qui ne sera plus « parent » que par l’effet momentané de son désir. Le mépris affiché pour la « filiation biologique » témoigne seulement de la rage froide de l’individu contemporain qui voudrait que rien, et surtout pas la réalité charnelle de la différence des sexes, ne puisse résister à son projet. Cette haine des corps, dont témoigne le nouveau dogme du genre, est inspirée par un consumérisme absolu qui, après avoir déstabilisé tous les pans de la société, atteint aujourd’hui la famille : un enfant si je veux, quand je veux, comme je veux.

Cet individualisme ne concerne pas spécifiquement les homosexuels ; le dénoncer n’a donc rien à voir avec de l’homophobie. Il s’agit seulement de rompre avec les rêves dangereux d’une génération dépassée : pour avoir donné partout le primat à l’immédiateté des revendications individuelles, nos aînés auront tout déréglé. La finance devenue folle, la dette sans cesse accumulée, les déséquilibres du marché de l’emploi, les ressources environnementales surexploitées… : autant de conséquences d’une même erreur, qui a consisté à se révolter partout contre les limites qui s’opposaient à nos pulsions consuméristes. Partout, un même individualisme a détourné le sens de la loi, revendiquant pour l’intérêt immédiat et particulier ce qui devait servir au bien durable de la société. Nous affranchir maintenant de l’inscription de la fécondité dans la dualité des sexes, c’est prolonger cette immense régression. D’autres pays occidentaux font ce choix ; tous le regretteront bientôt. Loin de créer de nouveaux droits, cette loi offre aux homosexuels un mariage désormais vidé de son sens et de son efficacité : plus de stabilité dans ce monde désincarné où seul compte le désir de l’individu. La dérégulation ultralibérale aura connu une nouvelle et prodigieuse étape, et avec elle la dissolution de tous les liens qu’elle aura partout suscitée. Je ne peux m’empêcher de plaindre ces hommes et ces femmes de gauche dont la générosité sincère, qui pensait promouvoir l’égalité, aura seulement servi l’ultralibéralisme qu’elle a combattu partout ailleurs.

Mais loin des politiques, dont beaucoup auront confondu une fois de plus le sens de l’histoire avec le sens du vent, une majorité de Français a vécu une prise de conscience. De cette fausse piste, nous voilà définitivement revenus : nous avons compris qu’elle ne conduisait qu’à la crise pour tous. Cette crise, dont la jeunesse paie le prix fort, nous aura au moins guéris du culte de la consommation et des folies de la toute-puissance. Elle nous réconcilie, dans notre fragilité, avec la mesure que la réalité naturelle impose parfois à notre désir. Et c’est sans doute pour cela que tant de jeunes, si loin de tous les clichés, se sont mobilisés contre cette loi. Le clivage générationnel n’était pas où on l’attendait. Il s’est passé quelque chose d’inédit : face aux fantasmes irresponsables de la génération Bergé, une nouvelle génération s’est levée. En inondant largement les manifs, en inventant de nouvelles formes d’engagement, veilleurs, volontaires, blogueurs, des centaines de milliers de jeunes ont témoigné avec force de leur espérance. Ils ne veulent plus détruire des normes, mais reconstruire le lien social. Ils ne proclament plus qu’il est interdit d’interdire, mais que la loi doit servir le plus faible et le plus petit. Parce qu’ils veulent lutter contre les discriminations et contre l’injustice, ils se sont opposés à une réforme qui fait de l’enfant une variable d’ajustement. Ils veulent donner à notre démocratie l’exigence de vérité et l’élan d’authentique générosité dont elle a tant besoin. Au moment où le législateur trahit l’avenir une nouvelle fois, cédant par idéologie à une régression sans précédent, ils savent que son vote est déjà dépassé, et que cette loi est anachronique. Ils sortiront bientôt de cette erreur historique, non pour revenir en arrière – mais pour repartir vers l’avant. Ils n’ont plus peur. Ils sont l’avenir.

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Le choix à faire

En philosophie, rien ne mérite plus de reconnaissance que la générosité intellectuelle qui consiste à aller jusqu’au bout de sa propre pensée. C’est la cohérence d’une idée avancée jusque dans ses conséquences ultimes qui permet en effet d’en discerner le bien-fondé – ou l’inverse. Mais peu d’esprits en sont capables ; on reconnaît une idée à moitié convaincante au fait qu’elle trouve toujours de bonnes raisons de s’arrêter sur le seuil de son propre développement.

En ce sens, il faut dire un immense merci à Pierre Bergé. Voilà un homme honnête et franc, qui va jusqu’au bout de la vision du monde qu’il défend. Participant hier à la manifestation pour l’égalité, il n’a pas hésité à expliciter les conséquences nécessaires de cette revendication. Conséquences logiques, à la vérité…

Exiger l’égalité, c’est affirmer que « tous ceux qui s’aiment » (selon la formule de la pétition du PS, d’une généralité déconcertante) doivent se voir reconnaître le droit d’avoir des enfants. Fort bien. Le droit à l’enfant est donc acté, et prétendre le contraire serait une supercherie malhonnête.

Pour que ce droit soit effectif, l’adoption, on le sait très bien, ne suffira pas ; ne serait-ce d’ailleurs que parce que, comme d’autres exemples l’ont montré, la plupart des pays avec lesquels nous entretenons des conventions d’adoption n’acceptent pas d’envoyer des enfants dans des couples de même sexe, et rompront donc ces conventions.

Il faudra donc produire des enfants pour satisfaire ce droit. Admettons-le ; là encore, promouvoir le fait et s’émouvoir des termes n’aurait pas de sens.

Mais comment faire ? Pour les femmes, c’est techniquement assez simple : la procréation médicalement assistée, qui jusque là servait uniquement de palliatif à l’infécondité accidentelle de couples hétérosexuels, sera généralisée pour suppléer à l’infécondité de fait de l’union homosexuelle.

Et pour les hommes ? L’égalité ne sera pas complète tant qu’une solution ne leur aura pas été ouverte… Et cette solution ne peut passer que par la gestation pour autrui. Autrement dit, la possibilité ouverte aux hommes de salarier une femme pour porter l’enfant désiré.

Tout cela est d’une imparable logique ; admettre le premier principe du raisonnement, l’exigence d’une égalité absolue dans les faits de tous les couples, revient à en accepter ces conséquences. Ce qu’a fait Pierre Bergé avec une remarquable clarté :

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« Nous ne pouvons pas faire de distinction dans les droits, que ce soit la PMA, la GPA ou l’adoption. Moi, je suis pour toutes les libertés. Louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l’usine, quelle différence ? »

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Un immense merci à Pierre Bergé, donc, qui d’un seul coup met en évidence ce que tant d’autres, militants et politiques, cherchaient à dissimuler par de pénibles subterfuges : oui, ce projet de loi entraîne des implications majeures. Et oui, ce projet de société est bien, dans son principe, un projet ultralibéral.*

Affirmer, au nom de « toutes les libertés », que rien ne doit être placé au-dessus du désir individuel, c’est entrer dans un monde où la loi s’interdit de réguler l’économie consumériste qui, tôt ou tard, doit investir tous les champs de l’existence humaine. Tout peut devenir objet d’une relation commerciale : plus seulement nos relations professionnelles, mais nos relations amoureuses ; plus seulement nos entreprises, mais nos familles ; plus seulement notre travail, mais nos corps. Tout se vend, tout s’achète, tout se loue : l’amour, le sexe, la vie.

La totalisation de l’économie s’exprime par le fait qu’il n’y a plus de barrières, plus de différence. Aujourd’hui, notre droit reconnaît, par exemple, que le corps humain n’est pas une matière comme une autre : on ne peut en disposer comme d’un bien de consommation. C’est au titre de cette indisponibilité du corps humain qu’il est interdit, par exemple, de vendre un organe.

A cette limite, Pierre Bergé répond par une simple question : en fait, « quelle différence ? » Quelle différence entre la marchandisation d’un corps ou de tout autre bien matériel ? Le propre de cette vision du monde, c’est l’indifférenciation. Produire un objet par le travail de ses mains ou louer son corps, c’est la même chose : c’est simplement de l’économie. « C’est faire une différence qui serait choquant », ajoute même Pierre Bergé : les différences sont scandaleuses, elles doivent être effacées, toujours au nom d’une égalité factice. C’est la même vision, au fond, qui nous rend insupportables bien d’autres distinctions, à commencer par la différence entre l’homme et la femme, entre le couple homosexuel et hétérosexuel. Et c’est la même tentative d’uniformisation rageuse qui inspire une laïcité détournée de son sens, triste revendication qui ne s’estimera satisfaite que quand l’homme ne reconnaîtra plus rien, et surtout pas lui-même, comme sacré…

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Rencontrer une pensée assumée jusqu’au bout permet de faire un vrai choix entre les visions du monde qui s’offrent à nous. Dans quelle société voulons-nous vivre demain ? Voulons-nous d’un monde où tout sera mesuré par l’économie du désir individuel, un monde où tout a un prix de marché parce que plus rien n’a, en soi, de valeur ? Ou bien accepterons-nous que la loi ait pour fonction de fixer des bornes au pouvoir que les hommes ont les uns sur les autres, à la pression de la force sur le faible, et de l’argent sur le pauvre ?

Préférons-nous un monde où l’enfant se marchande, plutôt qu’un monde où il se reçoit ? Prenons garde que, dans une société où les ventres se louent, ne se donne plus une vie vraiment humaine…

Militer pour que la GPA me permette enfin d’obtenir « un enfant si je veux, un enfant quand je veux », c’est faire apparaître l’individualisme auquel finira par aboutir la rhétorique de l’égalité. Ce n’est pas un projet altruiste, non, c’est une vision marchande fondée sur l’ivresse du pouvoir de la technique et de l’argent, que rien ne doit plus limiter. Il faut que tout s’achète, pour que je sois enfin tout-puissant. A cet égard, il n’est malheureusement pas insignifiant que l’un des premiers à appeler au commerce des utérus soit un milliardaire de sexe masculin.

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Je conclus cette brève réflexion par deux remarques.

Le propos de Pierre Bergé est l’occasion d’une intéressante mise en perspective. On cherche souvent à discréditer l’opposition au mariage homosexuel en soulignant que ce sont les mêmes qui, hier, s’opposaient au PACS. La critique, me semble-t-il, vaudrait plutôt en sens inverse. J’ai reproduit ici le discours de Mme Guigou, qui expliquait il y a une dizaine d’années qu’elle ne soutiendrait jamais le mariage homosexuel. Où est-elle aujourd’hui ? Où sont les dizaines de parlementaires de gauche qui applaudissaient lorsqu’elle rappelait le droit de tout enfant à avoir un père et une mère ? Evanouis dans la nature. Tétanisés, sans doute, par la peur de n’avoir pas l’air assez branchés. Disparus. De fait, ce sont les mêmes qui jurent aujourd’hui leurs grands dieux que la GPA ne se fera jamais ! Au sujet de la PMA, François Hollande a eu cette expression éloquente : « J’y suis opposé à ce stade. » A ce stade, c’est-à-dire jusqu’à quand ? Jusqu’à une prochaine « évolution de la société ? » Quelle crédibilité ont encore ces élus qui n’ont cessé de se rallier à ce qu’ils avaient dénoncé ? Je préfère au moins la loyale cohérence du propos de Pierre Bergé : elle a le mérite d’annoncer déjà la couleur. (La première surprise passée, il a d’ailleurs rapidement été rejoint par quelques éditorialistes en vue, qui déballent déjà l’attirail usé des mauvais arguments et des vraies insultes pour commencer d’imposer le « droit » à la GPA. L’étape suivante est donc bien en route…)

Ma deuxième remarque est pour tous mes amis qui soutiennent le projet du mariage pour tous, en toute bonne foi et animés par une belle et vraie générosité. Je pense en particulier à mes amis de gauche, du PS ou du Front de gauche, camarades de prépa ou d’école. Les amis, votre engagement d’aujourd’hui suscite en moi autant d’incompréhension que de tristesse. Comment ne discernez-vous pas l’inspiration ultralibérale de ce projet ? Comment ne pas voir qu’il porte en germe la disparition de la loi commune derrière le droit du plus fort, de la figure du citoyen derrière celle du consommateur, de la société politique derrière l’universel marché ? Comment ne pas comprendre que ce projet va contre l’idée même de République, que vous défendez si courageusement par ailleurs ? Engageons-nous ensemble pour le respect de tous ; mais ne laissons pas voler ce combat par ce détournement qui laisserait le marché libre et l’idéologie technique confisquer l’essentiel de nos vies…

Je l’avais déjà écrit, il y a plusieurs mois, et je comprends que vous ne m’ayez pas cru ; mais j’espère au moins que vous entendrez Pierre Bergé. Deux visions se rencontrent, deux projets antagonistes : il faut choisir. Ne vous laissez pas abuser, le réveil serait douloureux…

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(*On a critiqué précédemment l’usage du terme ultralibéralisme comme trop vague. Pour le préciser d’une façon encore trop approximative, j’entends ici par ultralibéralisme un projet politique qui entre en conflit avec la loi au nom du désir de l’individu, sans reconnaissance de sa responsabilité – corollaire nécessaire de tout libéralisme authentique.)

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