Ce qui se joue en Arménie

François-Xavier Bellamy au cimetière militaire de Yerablur en Arménie

Tribune initialement parue dans Le Figaro le 13 avril 2021. Traduction parue dans le quotidien arménien Aravot.

C’est le soir de Pâques. Le soleil couchant jette une lumière douce sur Yerablur, où de nombreuses familles, dans un silence impressionnant, sont venues se recueillir. Le cimetière militaire, à flanc de colline, a été agrandi à la hâte il y a quelques mois : sur chaque tombe nouvelle, quelques souvenirs, des fleurs, de l’encens, parfois un jouet d’enfant ; une plaque avec un nom, un visage souvent, et une date de naissance : 2000 ou 2001, pour beaucoup… Et pour veiller chacun de ces jeunes soldats tombés, un drapeau arménien. Il y en a des centaines, à perte de vue, qui flottent dans le soleil et la brise du soir.

Personne ne peut voir Yerablur sans comprendre que se jouent, dans ce Caucase oublié, trois événements essentiels

Le 27 septembre 2020, l’Azerbaïdjan, appuyé par la Turquie, membre de l’OTAN, attaquait le Haut-Karabagh, enclave rattachée par Staline à l’Azerbaïdjan, mais où les Arméniens vivent depuis des siècles. Commençaient quarante-quatre jours d’un conflit meurtrier, interrompu par un cessez-le-feu précaire : au moment où les forces russes entraient en jeu pour s’interposer, les Arméniens avaient perdu de larges territoires, et des milliers de soldats, engagés ou volontaires, dont le courage ne pouvait suffire seul face à une telle adversité. Le monde occidental avait largement détourné le regard – la voix de la France restant bien seule pour dénoncer cette agression.

Pourtant, personne ne peut voir Yerablur sans comprendre que se jouent, dans ce Caucase oublié, trois événements essentiels. Le premier, c’est bien sûr la tragédie vécue par l’Arménie, un siècle après un génocide que la Turquie s’obstine à nier. En promettant au début de sa guerre qu’il « chasserait les arméniens comme des chiens », le président Aliev a montré qu’il ne s’agissait pas pour lui de reprendre un territoire et sa population, mais bien de mener une véritable épuration ethnique – et de nombreux crimes de guerre ont depuis confirmé cette intention, à commencer par les décapitations de prisonniers ou de civils arméniens, jusqu’à des vieillards, filmées par leurs auteurs au cri de Allah Akbar. Une nouvelle fois, l’Arménie, premier pays chrétien depuis qu’il a adopté cette confession en l’an 301, paie le fait que sa seule existence est un obstacle à l’ivresse de domination totale avec laquelle ses voisins renouent aujourd’hui explicitement.

La victime collatérale de cette guerre, c’est le droit international établi précisément pour éviter que ne recommencent les pires drames du XXème siècle.

La victime collatérale de cette guerre, c’est le droit international établi précisément pour éviter que ne recommencent les pires drames du XXème siècle. Bien sûr, le statut du Haut-Karabagh était l’objet d’une contestation entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan (et ce problème reste ouvert, quoiqu’en dise M. Aliev) ; mais il était discuté dans le cadre du groupe de Minsk, co-présidé par la Russie, les Etats-Unis et la France. En soutenant une attaque subite et unilatérale, la Turquie a voulu montrer que la violence est finalement un meilleur moyen que le dialogue pour résoudre un désaccord. Et en la laissant faire, le monde occidental admet un dangereux précédent… Où sont passés nos principes ? L’Azerbaïdjan et la Turquie avaient soigneusement planifié leurs opérations ; tous deux adhèrent pourtant à l’ONU, qui impose que « les membres règlent leurs différends par des moyens pacifiques, [et] s’abstiennent de recourir à la menace ou à l’emploi de la force », sauf face à une agression ou sous mandat international. En acceptant que des Etats violent ces règles fondamentales, utilisent des armes interdites, se rendent coupables de crimes de guerre et en retirent un bénéfice stratégique durable, nous admettons que la force prime le droit. Bien sûr, le recours à la violence n’a jamais disparu ; mais le fait que ce soit la Turquie, deuxième armée de l’OTAN, qui assume délibérément de franchir toutes les lignes rouges, constitue une rupture d’une échelle inédite. J’avais dénoncé notre passivité dans l’hémicycle du Parlement dès octobre 2020. À Yerablur, j’ai perçu presque physiquement combien ce silence avait tué ; et je n’oublierai jamais cet instant. Il faut ajouter à ce terrible bilan les nombreux blessés de guerre rencontrés au centre de soins d’Erevan, les milliers de victimes azéries bien sûr, et tous ceux qui à l’avenir, bien souvent parmi les plus vulnérables, paieront pour le primat que nous avons laissé donner à la violence sur le dialogue.

Un jeune arménien me confiait sa désillusion : si ses amis de vingt ans tombés face à cette attaque avaient été des bébés pandas, les médias européens en auraient bien plus parlé. Une chaise manquante à Ankara aura suscité plus d’émoi qu’une année de violations des droits fondamentaux partout autour de la Turquie…

Nous ne cessons pourtant de parler d’état de droit, de principes, de valeurs… La conséquence logique d’une telle incohérence ne peut être que l’effondrement de l’influence de l’Europe – non seulement dans cette région, mais pour tous les pays du monde qui seraient tentés de nouer un lien fort avec nous. Depuis plusieurs années, l’Arménie, pays démocratique auquel nous lie l’héritage d’une même civilisation, n’avait cessé de se tourner vers l’Union européenne, jusqu’à un accord de partenariat global signé en 2017. Mais pendant ces quarante jours meurtriers, le Parlement européen produisait des résolutions sur « l’égalité des genres dans la politique étrangère et de sécurité de l’Union », « l’incidence de la COVID-19 sur l’état de droit » ou « l’année européenne des villes plus vertes » : dans les centaines de pages votées pendant cette période, l’Arménie n’apparaît pas une seule fois… Un jeune arménien me confiait sa désillusion : si ses amis de vingt ans tombés face à cette attaque avaient été des bébés pandas, les médias européens en auraient bien plus parlé. Une chaise manquante à Ankara aura suscité plus d’émoi qu’une année de violations des droits fondamentaux partout autour de la Turquie…

Il est encore temps pour l’Europe d’agir, si elle saisit les urgences absolues que vit le peuple arménien. La première d’entre toutes, c’est le sort des prisonniers de guerre encore retenus en otage par l’Azerbaïdjan, au mépris des droits de l’homme et de ses propres engagements : l’Arménie a tenu parole en libérant ses prisonniers. Elle attend le retour des siens, et des milliers de familles vivent encore dans l’angoisse de savoir si leurs fils sont morts, ou retenus en otage. Un tel chantage, inhumain et gravement contraire au droit international, ne peut durer : si nos pays s’engageaient résolument à exiger leur libération, ils l’obtiendraient ; ils montreraient ainsi que l’Arménie n’est pas complètement isolée – et que l’Europe n’a pas complètement perdu le sens de sa responsabilité, de ses principes, et des intérêts qu’elle partage avec ce pays ami de toujours. Nous devons cette espérance aux endeuillés qui nous regardent, depuis la lumière silencieuse d’un soir de Pâques à Yerablur.

Il est encore temps pour l’Europe d’agir, si elle saisit les urgences absolues que vit le peuple arménien. La première d’entre toutes, c’est le sort des prisonniers de guerre encore retenus en otage par l’Azerbaïdjan, au mépris des droits de l’homme et de ses propres engagements

Un compte-rendu photo du déplacement sera bientôt disponible en ligne.