Contre tous les pronostics

Heureux d’avoir participé aujourd’hui à la manifestation du collectif « Marchons enfants ! »

Contre tous les pronostics qui disaient ce débat joué d’avance, des dizaines de milliers de personnes sont venues rappeler, paisiblement et sereinement, ce que tous osaient dire encore il y a quelques années : non, il n’est pas neutre pour un enfant de ne pas avoir de père. Non, le désir d’enfant, si légitime soit-il, ne saurait justifier un droit à l’enfant. Et oui, la condition humaine est belle, avec ses équilibres qui nous précèdent, et elle mérite d’être transmise au lieu d’être soumise, comme nous l’avons fait pour la nature, à la toute-puissance de la technique.

Tant de Français le savent au fond d’eux-mêmes, sans parfois oser le dire encore dans le contexte actuel. Je suis heureux que nous ayons été si nombreux à en témoigner paisiblement.

Oui, la condition humaine est belle, avec ses équilibres qui nous précèdent, et elle mérite d’être transmise au lieu d’être soumise, comme nous l’avons fait pour la nature, à la toute-puissance de la technique.

Hommage à Christine Renon

Texte paru sur le site du Figaro le 7 octobre 2019.

Présent ce matin à Pantin, parmi des centaines de personnes venues à la marche blanche en hommage à Christine Renon. Cette directrice d’école, qui se donnait sans compter, s’est donné la mort un samedi matin, il y a quinze jours. Elle laissait derrière elle une lettre bouleversante, qui dit à la fois son engagement total, son épuisement et sa détresse.

Comme elle, tant d’enseignants et de chefs d’établissement se retrouvent seuls, en première ligne pour absorber les échecs et les incohérences d’une école en crise depuis si longtemps, mais aussi les tensions et les violences qui touchent désormais le quotidien des salles de classe. Christine Renon décrit la « goutte d’eau qui l’a anéantie », un soupçon d’agression sexuelle entre deux élèves de maternelle… et signe : « directrice épuisée. »

C’est notre éducation nationale dans son ensemble qui est épuisée.

C’est notre éducation nationale dans son ensemble qui est épuisée. Pour ne m’arrêter qu’à des faits parus dans la presse cette semaine…

Ce lundi, une enseignante du Cap d’Agde est insultée, menacée de mort et frappée à plusieurs reprises, dans son établissement, par les parents d’un élève qu’elle avait empêché de se battre avec d’autres.

Le même jour, à Sarcelles, un professeur de sport demande à un élève de retirer sa casquette : le lycéen le frappe de plusieurs coups de poings. Les élèves présents autour filment la scène ; aucun ne tente de protéger leur enseignant. La violence des coups lui vaut cinq semaines d’interruption de temps de travail.

Jeudi, à Osny, un professeur d’histoire veut confisquer un portable ; le lycéen concerné lui répond par un croche-pied brutal, qui le jette au sol. Il est hospitalisé et souffre d’un traumatisme crânien.

Vendredi, aux Lilas, pendant un cours de sport, un élève de quinze ans meurt poignardé, alors qu’il tentait de s’interposer pendant une rixe. Tous les jeunes impliqués dans ce meurtre ont entre quatorze et quinze ans.

J’ai écrit les Déshérités pour Samy, tué devant la porte du lycée où j’avais, quelques mois plus tôt, commencé à enseigner. Lui aussi avait quinze ans. Qu’est-ce qui a changé depuis ?

Il ne s’agit pas d’utiliser ces drames pour faire de la mauvaise politique. Ils sont le symptôme d’une crise profonde, celui d’une école qui ne peut plus assurer correctement sa mission depuis trop longtemps déjà. La mort de Christine Renon est le résultat d’un immense échec collectif, qui remonte à plusieurs décennies. Distribuer les mauvais points serait stérile. Mais ne pas réagir enfin serait coupable.

J’ai écrit les Déshérités pour Samy, tué devant la porte du lycée où j’avais, quelques mois plus tôt, commencé à enseigner. Lui aussi avait quinze ans. Qu’est-ce qui a changé depuis ?

Le drame, c’est que cet échec collectif pèse d’abord sur les milieux les plus défavorisés.

Pendant trop longtemps, on a voulu nier cette crise, taire cette violence, étouffer la souffrance. Il y a quelques mois, alors qu’une enseignante avait été menacée en plein cours par un élève, braquant sur elle une arme factice, et filmée là encore par des élèves riant de la voir humiliée, des centaines d’enseignants se sont mis à témoigner. Racontant sur les réseaux sociaux, sous le slogan « pas de vague », ces agressions qu’on leur avait demandé de ne pas ébruiter : il valait mieux préserver le calme apparent… Peut-être certains, en lisant ce simple résumé de la semaine, me reprocheront-ils aussi de susciter l’inquiétude. Mais la tragédie que traverse notre école devrait tous nous empêcher de dormir.

Le drame, c’est que cet échec collectif pèse d’abord sur les milieux les plus défavorisés : notre école est la plus inégalitaire des pays de l’OCDE. Et ainsi, même si la crise éducative se fait sentir partout, son ampleur reste largement sous-évaluée par l’essentiel de la classe dirigeante en France, dont les enfants sont scolarisés bien souvent à l’abri de ce climat de violence, dans des îlots de plus en plus restreints – et de plus en plus inaccessibles pour une majorité de Français. Ainsi peut-on se bercer encore d’illusions, si l’on a les moyens de ne pas ouvrir les yeux. Mais nous n’avons pas le choix maintenant. Comment ne pas voir ce qui se joue quand une directrice d’école courageuse, généreuse, engagée, finit par mettre fin à ses jours ? Comment ne pas voir qu’une société n’a pas d’avenir, quand se donnent la mort ceux qui préparent la vie, ceux qui nourrissent la vie, ceux qui protègent la vie – enseignants, agriculteurs, policiers et gendarmes ? Ils meurent, parce que leur travail n’est plus respecté ; et ils ont ceci en commun que, si leur travail n’est pas respecté, il n’est tout simplement plus possible. Comment ne pas voir qu’il s’agit de la même tragédie – celui de l’abandon, de la défiance, de la violence que vivent, isolés, ceux qui pourtant devraient recevoir le plus notre reconnaissance collective ?

La crise de l’éducation nationale n’est pas un problème technique qu’on pourrait régler par une énième loi. Ce n’est pas une crise de l’école ; c’est une crise de la société. Péguy écrit, dans L’Argent : « Les crises de l’enseignement ne sont pas des crises de l’enseignement ; elles sont des crises de vie. (…) Quand une société ne peut pas enseigner, ce n’est pas qu’elle manque accidentellement d’un appareil ou d’une industrie ; quand une société ne peut pas enseigner, c’est qu’une société ne peut pas s’enseigner ; c’est qu’elle a honte, c’est qu’elle a peur de s’enseigner elle-même ; pour toute humanité, enseigner, au fond, c’est s’enseigner. »

Quand notre humanité ne sait plus s’enseigner, c’est l’inhumain qui resurgit. De ce climat de tension, de violence, de cet échec éducatif, tant de jeunes sont aujourd’hui victimes, tant d’enseignants, tant de familles. Il serait coupable de ne pas réagir enfin.

Il faut permettre à l’école d’assumer sa mission, nous le devons à Christine Renon.

Il faut permettre à l’école d’assumer sa mission, soutenir enfin les enseignants, mieux les former, mieux accompagner leurs parcours, mieux les rémunérer aussi – ce n’est pas un détail, et sur ce point-là aussi le déni de réalité auquel nous avons assisté récemment n’est pas une réponse valable. Il faut ensuite leur faire confiance, les laisser faire leur travail, au lieu de leur faire tomber sur la tête, avec la régularité du supplice chinois, la réforme suivante qui réorganisera tout sans les consulter, et qu’il faudra comme toujours appliquer en urgence, avant que celle d’après n’arrive. Et surtout, il faut enfin leur garantir le respect qui leur est dû, et la sérénité nécessaire pour exercer leur métier, en ne négociant plus jamais avec les paroles et les actes qui méprisent leur mission – que ce mépris vienne d’élèves, de parents ou de supérieurs…

Péguy écrit, dans L’Argent : « Les crises de l’enseignement ne sont pas des crises de l’enseignement ; elles sont des crises de vie. (…) Quand une société ne peut pas enseigner, ce n’est pas qu’elle manque accidentellement d’un appareil ou d’une industrie ; quand une société ne peut pas enseigner, c’est qu’une société ne peut pas s’enseigner ; c’est qu’elle a honte, c’est qu’elle a peur de s’enseigner elle-même ; pour toute humanité, enseigner, au fond, c’est s’enseigner. »

Je sais que les « il faut » peuvent paraître trop faciles ; mais au fond notre école a besoin de réponses simples. Et avec tous ceux qui le voudront, travaillons pour faire des propositions concrètes, dans l’esprit d’ouverture et d’exigence à la fois qu’exige une telle urgence nationale. La France est capable de relever ce défi, j’en suis sûr. Et elle peut compter pour cela sur ses enseignants de terrain, si elle sait leur tendre la main.

La mort de Christine Renon est un drame. Mais sa vie a été un miracle. Comme enseignant, j’ai eu la chance de rencontrer des collègues et des chefs d’établissement exceptionnels, qui malgré l’ampleur des difficultés ont, comme elle, tout donné pour faire grandir leurs élèves. Notre pays tient par le courage de ceux qui tiennent encore, envers et contre tout. Nous n’avons plus le droit de laisser seuls ceux qui se sentent à bout. Nous leur devons notre soutien. Et le travail qui nous attend pour leur apporter ce soutien, nous le devons à Christine Renon.

Bioéthique : nous sommes tous responsables du monde qui se construit sous nos yeux

Entretien paru dans Le Journal du Dimanche du 15 septembre 2019.

Pourquoi vous opposez-vous à la « PMA pour toutes » ?

Nous sommes à un carrefour historique. Depuis son apparition, la médecine a pour but de remédier à la maladie. Dans ce cadre, la loi autorisait la PMA pour pallier une infertilité pathologique, qui devait être médicalement constatée. Si nous supprimons ce critère, la technique médicale ne servira plus à rétablir l’équilibre de la condition humaine, mais à dépasser ses limites. Cette nouvelle PMA n’est plus un acte médical, en fait : elle concernerait des femmes en parfaite santé, qui n’ont pas d’enfant non pas à cause d’une pathologie, mais simplement parce que la vie se transmet organiquement par la complémentarité du masculin et du féminin. Ce n’est pas une violence sociale, c’est la réalité de nos corps… Si nous voulons nous en affranchir, nous assumerons une rupture inédite dans le principe même de la technique médicale : il ne s’agira plus de rétablir le vivant, mais de le dépasser ; non plus de réparer nos corps, mais de les vaincre. Une fois cette nouvelle logique acceptée, je ne vois pas ce qui nous arrêtera : elle nous conduit directement au transhumanisme, par la transformation technique de nos corps. Le désir d’avoir un enfant est bien sûr légitime, mais il ne permet pas tout.

La PMA pour toutes serait donc un dévoiement de la médecine ?

C’est un choix de société : rompre avec la condition humaine parce que ses limites frustrent nos désirs. Je crois que ce choix sera notre malédiction. La prise de conscience écologique nous l’a déjà fait comprendre : nous avons transformé le monde pour que tout s’organise autour de la satisfaction de nos désirs, quitte à vaincre les résistances que la nature nous imposait ; cela ne nous a pas rendus plus heureux. Au contraire : notre immense pouvoir technique a produit des catastrophes qu’il ne sait pas résoudre, et une fuite en avant perpétuelle dans l’insatisfaction et la frustration. Voulons-nous faire de nos corps le prochain terrain de cette expérience ?

Selon le gouvernement, la PMA pour toutes, c’est un nouveau droit accordé à certaines femmes, qui n’enlève rien aux autres ?

Nous sommes tous concernés. Dans la nuit de mercredi à jeudi, dans une impréparation incroyable, les députés ont autorisé le secteur privé à assurer la conservation des ovocytes. Le marché peut désormais se saisir de la procréation humaine pour en faire commerce. Demain, nous pourrons avoir des publicités dans le métro proposant aux femmes de conserver leurs ovocytes, et les employeurs par exemple pourront faire pression sur des salariées pour qu’elles reportent leur grossesse si elle n’arrange pas l’entreprise… Nous sommes tous responsables du monde qui se construit sous nos yeux.

Mais qui, précisément, serait lésé par ces nouvelles dispositions ?

Jean-Louis Touraine, le rapporteur du projet de loi, a affirmé en commission : “Il n’y a pas de droit de l’enfant à avoir un père.” Nous savons pourtant à quel point un père compte dans une vie… Plutôt que de retirer cela à des enfants, pourquoi ne pas simplement reconnaître qu’il n’y a pas de droit à l’enfant ? Nous préférons prendre le risque de léser les plus petits, en nous faisant les apprentis sorciers de la condition humaine.

N’êtes-vous pas en train de nous décrire « Le meilleur des mondes », tel qu’imaginé par le romancier Aldous Huxley ?

C’est toujours en rêvant du “meilleur” des mondes en effet, et même avec les meilleures intentions, que nous préparons un enfer, quand nous acceptons pour cela que la technique remplace le vivant. La promesse du transhumain, c’est la certitude de l’inhumain. Et à la différence d’Huxley, ici il ne s’agit pas de science-fiction…

L’opposition à ce projet de loi semble bien moindre que celle qui existait à l’époque de la promulgation du mariage pour tous ?

Les états généraux de la bioéthique, qui ont préparé cette loi, ont été suivis par des centaines de milliers de Français : le résultat était majoritairement défavorable à la PMA pour toutes. Mais l’ancien vice-président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) expliquait lui-même que les choses sont jouées d’avance. On a le sentiment d’une forme de rouleau compresseur, qui franchit toutes les lignes rouges qu’on nous disait pourtant définitives… Rappelons qu’au moment du mariage pour tous, on nous expliquait qu’il n’était pas question d’étendre la PMA. Où cela s’arrêtera-t-il ?

L’opinion semble cependant majoritairement favorable à la PMA pour toutes…

Ce n’est clairement pas une demande massive de l’opinion. Ce sont des revendications très minoritaires, et beaucoup se laissent ensuite convaincre par ce qui est présenté comme un progrès inéluctable. Mais nous, élus, nous croisons tous les jours des Français qui nous parlent de la recherche sur Alzheimer, de l’accompagnement des enfants handicapés, de l’autisme, de la dépendance… Voilà des demandes vraiment majoritaires dans l’opinion ! Et l’une des fautes de cette loi bioéthique est de ne pas s’en préoccuper : elle n’apporte aucune avancée par exemple sur le traitement de l’infertilité pathologique, qui est pourtant un immense sujet de société et une épreuve pour des centaines de milliers de couples.

Et la circulaire préparée par la chancellerie pour reconnaître à l’état-civil la filiation des enfants conçus par GPA à l’étranger ?

Il serait incohérent de proclamer qu’on interdit la GPA, tout en autorisant de facto ceux qui en ont les moyens à y recourir légalement à l’étranger. La marchandisation du corps des femmes ne serait plus un problème si ces femmes sont étrangères ? Triste conception de la dignité humaine. Ajoutons que les enfants nés de GPA ont effectivement un état civil en France, des papiers… ce ne sont heureusement pas des fantômes de la République !

Cette circulaire ne permettrait-elle pas de résoudre des situations humaines dramatiques, et d’une complexité extrême ?

Mais qui les a produites ? Les responsables sont les adultes qui ont exposé ces enfants à ces situations que vous décrivez. Je ne nie pas la légitimité et la beauté du désir d’enfant, ni la réalité de la souffrance qu’il peut y avoir à ne pas avoir d’enfant. Mais pour éviter la frustration, tout est-il permis ?

N’est-il pas logique de faire évoluer l’état civil dès lors que les modes de procréation évoluent ?

La mère n’est plus celle qui accouche, mais celle qui veut être mère, a expliqué Jean Louis Touraine. C’est une transformation complète de la filiation, qui ne reposera plus sur le lien de la gestation, mais sur la volonté de l’adulte. Or la volonté humaine est fluctuante et fragile, contrairement au fait d’avoir conçu, porté un enfant, qui est irrévocable et définitif… Quand la volonté seule définit la filiation, que se passe-t-il si la mère ne veut plus être la mère ? Peut-elle divorcer de son enfant ? Nous finissons de construire la société liquide dont parlait Bauman, celle de la plus grande insécurité affective.

Participerez-vous au défilé organisé par la Manif pour tous, le 6 octobre ?

Je participerai à cette manifestation, qui réunit plusieurs associations.

Aux côtés de Marion Maréchal ?

Manifester est un droit démocratique. Tout le monde peut y prendre part. Quelle que soit ses convictions politiques. Et je vois des grandes figures issues de la gauche, Sylviane Agacinski ou José Bové, qui s’opposent à cette réforme. J’espère que personne ne sera dissuadé par une forme d’intimidation politicienne.

Vos positions ne contribuent-elles pas à donner l’image d’une droite fort peu moderne ?

Il ne faut pas se laisser intimider par le sens du vent, par la peur de paraître ringard. On ne doit jamais craindre de défendre simplement et paisiblement ses convictions, surtout face à des contradicteurs qui ne cessent d’en changer ; la cohérence est pour moi une belle vertu en politique. Et en réalité, c’est cette loi qui est un contresens historique. Quand les premiers écologistes bêchaient dans le Larzac et nous appelaient à nous réconcilier avec les limites de la nature, tout le monde les prenait pour des réactionnaires passéistes et marginaux. La suite a montré qu’ils avaient raison.

Recueilli par David Revault d’Allonnes

Entretien avec Valeurs Actuelles à la suite de la parution de Demeure

Entretien paru dans Valeurs Actuelles, janvier 2019. Propos reccueillis par Laurent Dandrieu, Anne-Laure Debaecker, Mickael Fonton, Geoffroy Lejeune et Charlotte d’Ornellas.

Votre livre Demeure s’insurge contre l’obsession du mouvement qui caractérise selon vous la modernité. Pourquoi cette obsession est-elle devenue la loi de nos sociétés ?

Traditionnellement, la modernité est définie comme le règne de la rationalité qui s’émancipe du poids des coutumes et des traditions. Il me semble qu’elle est aussi le moment de l’histoire qui a vu le triomphe de l’idée de mouvement, en tranchant de manière radicale le débat consubstantiel à la civilisation européenne, le dialogue entre Parménide et Héraclite : d’un côté Héraclite, qui affirme que tout est mobile et que, malgré ce qui semble demeurer, toute identité est une illusion ; de l’autre Parménide, qui croit à la stabilité de l’être que la pensée peut rejoindre. Désormais, le monde occidental assume radicalement le monde héraclitéen, le monde du flux, du changement ; et la modernité ne fait pas que constater le changement, elle en fait une loi, au sens prescriptif : « Il faut être absolument moderne », dit Rimbaud. Quand le vocabulaire contemporain dit d’une chose qu’elle est moderne, il dit non seulement qu’elle est récente, mais aussi qu’elle est bonne parce que récente.

On a l’impression que l’injonction se fait de plus en plus pressante… Pourquoi ?

La modernité a mis du temps à déployer ses ultimes conséquences, tant que le consensus religieux guidait encore les hommes vers une patrie éternelle ; quand il a été remplacé par les grandes idéologies, restait encore un point d’arrivée : nazisme et communisme voulaient rapatrier sur la terre la promesse du paradis. Mais depuis la chute du mur de Berlin, nous vivons la modernité absolue, c’est-à-dire le mouvement pour le mouvement, qui n’a plus de point d’arrivée imaginable. Or un mouvement qui ne nous dirige pas quelque part n’a plus aucun sens. D’où cette crise de sens que tant de nos contemporains expriment aujourd’hui – à commencer par les “gilets jaunes”.

« Ne demeure jamais » , édicte le Gide des Nourritures terrestres, que vous critiquez dans votre livre. Pourquoi, au contraire, est-il important de demeurer ? Ne risque-t-on pas la sclérose ?

Ce n’est qu’après avoir publié mon livre que j’ai su que les Nourritures terrestres figuraient sur la photo officielle de Macron : c’est incroyable ! C’est très étonnant, cette injonction : « Dès qu’un environ a pris ta ressemblance, […] il te faut le quitter. » Il ne faut pas que quoi que ce soit puisse nous devenir familier. « Familles, je vous hais », dit Gide en un mot célèbre : il faut haïr le familier, le semblable, détester le particulier qui prend pour nous valeur d’attachement singulier. Je crois au contraire qu’il est absolument nécessaire de demeurer. Aller vers l’universel suppose la médiation du particulier, d’une identité, d’une langue, d’une culture particulières ; de la même manière, habiter le monde suppose d’abord d’habiter un lieu particulier et de se reconnaître de ce lieu familier à partir duquel le monde prend un sens.

Demeurer, c’est le contraire de migrer ?

L’apparition du mot “migrant” est en soi symptomatique ! En réalité, il n’y a pas de migrants ; il n’y a pas d’hommes dont la condition soit de migrer, d’être en déplacement : il n’y a que des émigrants qui sont aussi des immigrants, c’est-à-dire des gens qui quittent leur lieu familier et qui arrivent dans un ailleurs qui leur est étranger. Par un authentique souci de la dignité humaine, on devrait se battre pour le premier droit de toute personne, qui n’est pas d’être accueillie chez nous mais d’habiter chez elle. Le bonheur de l’homme n’est pas dans le fait d’être accueilli loin de chez lui quand il a été arraché à sa demeure – mais dans le fait de pouvoir habiter sa demeure.

Que devient la vertu d’accueil, alors ?

La demeure est aussi la possibilité de l’accueil : il n’y a pas d’accueil possible sans les quatre murs d’une maison, qui sont la condition de toute hospitalité. Vouloir détruire les murs et nous demander d’accueillir, c’est une étonnante injonction paradoxale ! Demeurer ne signifie pas s’enfermer ; c’est même la condition de l’aventure, du voyage, de la découverte d’un ailleurs. S’il n’y a pas de différence entre un monde familier et l’étrangeté d’un d’ailleurs, il n’y a plus d’aventure possible. La négation de la demeure amoindrit la possibilité de l’aventure humaine.

Si le nom de Macron n’est pas cité, il y a dans le livre beaucoup de piques contre le macronisme. Constitue-t-il par essence un “bougisme” ?

Dans quelques décennies, on se demandera avec étonnement comment on a pu inventer ce slogan incroyable : “En marche! ” Le propre d’un “marcheur”, au sens politique du terme, c’est qu’il a épousé la marche comme étant sa cause. Mais tout marcheur sensé sait que la marche a un sens parce qu’elle se dirige vers un point fixe, vers lequel il progresse.

Ce n’est pas seulement un trait du macronisme. L’inventaire des slogans électoraux des cinquante dernières années témoigne de cette fascination collective de nos élites pour le mouvement : “Le changement, c’est maintenant” de Hollande, “l’homme nouveau” que voulait incarner Chirac, le “changer la vie” de Mitterrand… Si Macron a eu une intuition forte, elle a été de comprendre que c’était le cœur de ce qui réunissait bien des élites françaises. Il a proposé une sorte de cristallisation de ce dogme commun pour asphyxier tous les clivages. Car, si le but c’est de tout changer, si l’avenir est bon par lui-même, la politique n’a plus de sens puisque le débat est déjà tranché. Le progressisme n’est pas une politique, c’est une défaite de la politique, puisqu’il consiste à consentir d’avance à tout ce qui va advenir : la politique est devenue une pure administration managériale de la conduite du changement.

Dans votre livre, vous reprenez l’analyse de David Goodhart sur l’opposition entre les Somewhere et les Anywhere (les gens de quelque part et les gens de n’importe où), qu’il a récemment appliquée à la révolte des “gilets jaunes”. Cela vous paraît-il pertinent ?

Bien sûr. Cette révolte des “gilets jaunes” marque la crise profonde de notre vie politique. Elle est le signe que la politique ne parvient plus à construire une vision du monde qui puisse réunir des citoyens quel que soit leur milieu social : elle est devenue le lieu d’affrontement entre ceux auxquels le mouvement du monde bénéficie et qui n’ont d’autre but que de s’y plonger avec délices, et ceux qui n’arrivent pas à suivre le rythme de la course et ont compris que le nouveau monde les condamne à mourir.

Cette révolte matérielle est-elle aussi une révolte du sens ?

Derrière les revendications matérielles, je vois un problème essentiel, celui de la relation au travail et à la vie. Qu’on soit ouvrier, caissière ou journaliste, nous sommes très nombreux à vivre douloureusement le fait que l’accélération qui nous est imposée nous oblige à tout faire trop vite et trop mal, et d’autre part à vivre dans une forme de précarité essentielle : notre métier est toujours supposé se voir remplacé demain… Ce que nos dirigeants appellent “transformation”, c’est pour le travailleur, l’angoisse de cette « strangulation » dont parle Péguy.

Le travail de l’artisan, Marx l’avait bien compris, est aussi un lieu d’émancipation et de liberté. Il est devenu une forme de servitude radicale du fait de cette marche du monde à laquelle on est sommé de s’adapter sans arrêt. Je crois que les “gilets jaunes” crient aussi cela, comme cette infirmière qui, chez David Pujadas, se plaignait moins de son faible salaire que du rythme qui l’obligeait à faire son boulot n’importe comment, de sorte qu’il finit par ne plus rien y avoir d’humain, même dans un métier comme celui-là.

Nous sommes dans une période où tout semble menacé, tout ce qui fait en tout cas les conditions de notre survie et d’une vie qui soit humaine : ce sont les écosystèmes naturels dévastés par l’irresponsabilité de nos calculs marchands, mais aussi les écosystèmes culturels déséquilibrés par la déconstruction de l’héritage, le déni de l’identité, le refus de la transmission… Il est urgent d’ajuster en profondeur notre regard sur l’activité politique elle-même : à la fin de leur mandat, on ne devrait pas évaluer nos gouvernants sur ce qu’ils ont pu changer mais sur ce qu’ils ont pu sauver.

On parle souvent de la colère du peuple contre les élites, mais vous dites que la modernité serait plutôt la colère des élites contre le peuple qui refuse cette injonction de mouvement. Est-ce ainsi que s’expliquent les irritations récurrentes de Macron contre le « Gaulois réfractaire » ?

Bien sûr ! Au XIXe siècle, quand les ouvriers se révoltaient, les élites opposaient une résistance fondée sur des oppositions d’intérêt, mais on ne pouvait que reconnaître la légitimité de ces causes : interdire le travail des enfants, préserver le dimanche chômé, lutter contre la misère… Aujourd’hui, ceux qui résistent aux revendications des classes populaires ont leur bonne conscience pour eux. Le peuple prend désormais la figure du “salaud” qui veut “fumer des clopes et rouler au diesel”. Non seulement ils sont précaires et malheureux, mais en plus ils ont tort !

Alors que c’est habituellement le conservatisme que l’on décrit comme une passion triste, vous opérez un joli retournement en accusant l’optimisme progressiste de nihilisme et en y voyant « une forme de ressentiment »…

Considérer que l’avenir sera forcément mieux que le présent, c’est le symptôme, en fait, d’une dépression très profonde ; si vous demandez à quelqu’un comment il va et qu’il répond que “ça ne pourra qu’aller mieux demain”, vous vous dites qu’il va vraiment très mal ! Dire “demain sera forcément mieux qu’aujourd’hui”, c’est avouer une forme de détestation structurelle du présent, dont il ne faut surtout pas croire qu’elle sera comblée un jour : ce qui est à venir sera un jour présent et donc dépassé par un autre avenir potentiel ! Il y a dans la passion du mouvement une frustration structurelle, consubstantielle à l’optimisme dogmatique que le progressisme propose.

Le culte du mouvement a entraîné le règne du marché. Comment sortir de ce primat de l’économisme ?

Comme pour le mouvement, il ne s’agit pas de condamner le marché mais de le sauver de son propre triomphe. Car ce qui donne un sens au marché est ce qui lui est extérieur, ce qui ne se marchande pas, le caractère unique et singulier de ce à quoi nous tenons. Gagner de l’argent n’est pas un mal en soi, c’est un bien si cela nous permet de servir quelque chose que l’argent ne permet pas d’acheter, comme construire sa demeure et faire vivre son foyer. Dans un monde où tout se marchande, y compris la dignité humaine, le corps humain, les enfants, où Tinder vous trouve un partenaire et Gleeden quelqu’un pour tromper votre partenaire, le marché n’a plus aucun sens ; il est même l’occasion de la destruction de tout ce qui peut avoir du sens. Il est urgent de sauver l’activité économique de cette crise de sens qui la traverse. C’est la condition pour sauver aussi l’attachement même à la liberté : ce qui nous fait haïr le libéralisme aujourd’hui, ce sont les folies d’un marché débridé.

Emmanuel Macron essaie aujourd’hui de polariser le débat sur le clivage entre progressisme et nationalisme ou populisme…

Il est incroyable qu’on ait réussi à faire de l’idée de nation une idée coupable ; et la formule si souvent répétée qui voudrait que le nationalisme implique la détestation de l’autre n’a littéralement aucune espèce de sens. Je ne crois pas qu’il y ait en France un seul responsable politique qui ait pour discours la haine des pays voisins, la volonté de les envahir ou de les dominer. C’est absurde, comme l’idée que le débat se focalise sur l’opposition entre ceux qui veulent “aller de l’avant” et ceux qui veulent “revenir en arrière”. En m’opposant à la GPA, je ne m’oppose pas à un progrès, mais à une régression absolue : on va se remettre à vendre des êtres humains, comme à l’époque de l’esclavage. C’est un gigantesque retour en arrière, et ceux qui s’opposent à ces pratiques aspirent au contraire à ce que nous repartions de l’avant, vers le bien, la justice, la vérité, ces buts qui ne changent pas et qui devraient constituer nos seules aspirations.

Admettez-vous qu’on vous classe à droite ?

Je ne suis pas sûr que nous soyons nombreux à nous reconnaître dans la définition totalement “économiciste” que la droite a parfois donnée d’elle-même. Elle a fini par apparaître comme un syndicat de défense des privilégiés ; évidemment, je ne me reconnais pas dans cette idée-là de la droite. J’avais intitulé mon premier livre les Déshérités pour répondre aux Héritiers de Bourdieu, mais aussi parce que ça correspondait à ce qui fait pour moi tout le sens de l’engagement : tenter d’apporter aux plus fragiles, aux plus vulnérables, aux plus défavorisés ce dont ils ont besoin pour trouver leur place dans la vie sociale et pour pouvoir partager la culture commune dont ils sont les héritiers légitimes. Sur les questions d’éducation, la droite a longtemps défendu l’élitisme et l’excellence, et elle avait raison de le faire ; mais elle aurait dû donner tout son sens à ce désir d’excellence en le replaçant dans un combat au service des plus déshérités. Le défi est aujourd’hui de rejoindre ceux qui ne se sont jamais reconnus dans la caricature que la droite présentait d’elle-même, et qui avaient de bonnes raisons de ne pas s’y reconnaître.

Le clivage gauche-droite est en train de redevenir ce qu’il était avant le marxisme : être contre le marxisme supposait de défendre l’économie libre, et le débat s’est polarisé sur ces questions. Mais le mur de Berlin s’est effondré et nous pouvons revenir à un débat vraiment politique, qui nous reconduit au clivage gauche-droite originaire : est-ce que quelque chose nous précède, ou est-ce que le monde est infiniment plastique et doit être soumis à l’arbitraire de nos décisions politiques ? De ce point de vue-là, je me sens totalement de droite ; mais d’une droite qui inclut l’écologie, le service des plus modestes, qui sait que la prudence est la condition de la qualité de la décision politique, qui sait qu’une société, pour durer, a besoin d’une culture commune – bref d’une droite qui n’est pas seulement fascinée par les courbes de croissance.

Pour reconstruire la droite, faut-il chercher une troisième voie entre populisme et progressisme, ou bien travailler au rassemblement de toutes les droites ?

Ce mot de populisme est un piège, un concept flou qui ne sert qu’à disqualifier. Ce qui est sûr, c’est que je déteste la démagogie, d’où qu’elle vienne : il y a parfois une forme de populisme assumé des élites. Le débat politique actuel est stérilisé par cet affrontement, volontairement entretenu par les deux camps concernés : pour Emmanuel Macron, c’est “moi ou le chaos” et, pour Marine Le Pen, c’est “moi ou Emmanuel Macron”. L’offre politique existante fonctionne plutôt selon une logique de rejets réciproques que pour proposer une vision nouvelle qui puisse nous faire adhérer aux choix courageux dont la France a besoin. Voilà qui nous oblige à être imaginatifs ; mais je ne crois pas à l’union des droites comme alliance d’appareils.

On parle de vous comme tête de liste LR aux européennes. Si l’offre vous est effectivement faite, l’accepterez-vous, et à quelles conditions ?

Je n’ai rien demandé, et je n’attends rien ; si la proposition m’est faite, je n’irai qu’à une condition, qui est de pouvoir apporter un vrai renouvellement. Il n’est plus possible de se contenter de répéter ce que la droite a fait jusque-là. Si je relevais ce défi, ce serait pour contribuer, à mon humble mesure, à porter une proposition qui puisse attirer largement. Aujourd’hui – on le voit à travers le mouvement des “gilets jaunes” – il y a un vide politique inquiétant qu’il faut transformer en espace politique, afin d’apporter le projet dont la France a besoin pour ne serait-ce que simplement survivre.

Battu d’une courte tête par un “marcheur” aux législatives en 2017, on aurait pu vous imaginer vacciné de l’engagement partisan : pourquoi se lancer dans cette entreprise à haut risque ?

Parce que j’ai le sentiment inquiet que bien des choses auxquelles nous tenons sont sur le point de se défaire ; et empêcher que le monde se défasse passe par le travail intellectuel, par bien des initiatives concrètes, mais aussi, qu’on le veuille ou non, par l’action politique.

Des amis qui veulent me protéger de la politique me disent qu’il serait beaucoup mieux de continuer à écrire des livres ; mais, si vous avez devant vous une vraie occasion d’agir et que vous la refusez, alors il me semble que vous perdez le droit d’écrire ou de juger. Comment serait-on légitime à critiquer nos erreurs collectives quand on a refusé de se risquer pour tenter de les éviter ?

Marion Maréchal a salué l’éventualité de votre candidature en suggérant qu’elle facilitait la perspective d’alliances…

Pour ma part, je ne crois pas du tout à cette logique d’alliances électorales, seulement au travail de fond qui peut seul susciter la confiance et l’adhésion. Emmanuel Macron n’a pas commencé en négociant l’alliance du MoDem et du PS ! Il a créé une dynamique et les électeurs se sont agrégés autour de lui.

Je n’ai aucune réprobation morale pour quelque électeur que ce soit ; chacun fait son choix en conscience. Mais moi qui aspire à voir la France se reconstruire et sortir des logiques qui ont causé sa fragilité actuelle, je constate que le Front national, pendant des décennies, n’a eu pour effet que de stériliser les voix qui lui étaient confiées. L’enjeu de ce constat n’est pas de jeter l’anathème mais de mesurer l’obligation qui nous est faite de formuler une proposition qui puisse susciter l’adhésion d’une majorité.

Notre pays est traversé par une crise très profonde et nous n’y répondrons pas par des tactiques politiciennes. Si jamais ma candidature se confirme, j’irai aux élections européennes avec une vision que je voudrais forte, claire et libre.

Cette vision européenne, quelle sera-t-elle ?

Emmanuel Macron a choisi de défendre l’idée de la souveraineté européenne et donc de la disparition de la nation ; je crois au contraire que c’est en se reconnaissant d’une demeure particulière que l’on peut ensuite s’ouvrir aux autres. Il faut défendre une Europe dans laquelle les peuples retrouvent la maîtrise de leur destin, une Europe qui ne soit pas le signe de la dépossession définitive de notre capacité d’agir et de décider collectivement – une Europe de la coopération entre nos pays, au service de la défense de notre civilisation. Pour cela, il faut revoir en profondeur le fonctionnement des institutions européennes, et s’opposer à tout transfert de notre souveraineté à des échelles de décision qui ne sont pas responsables devant les citoyens. Tant que l’Union européenne sera instrumentalisée par ceux qui veulent la disparition des nations, seul cadre où s’exprime la souveraineté des peuples, elle sera jugée illégitime et le ressentiment à son égard ne fera que croître.

La participation de Sens commun à la campagne de François Fillon s’est soldée par une diabolisation très forte du courant conservateur. Ne craignez-vous pas de subir la même épreuve ?

Changer pour changer est absurde, mais conserver pour conserver l’est tout autant. Nous sommes dans une période de l’histoire qui impose paradoxalement un changement très profond pour pouvoir sauver ce qui doit l’être. Cette équation échappe en partie à la tradition intellectuelle du conservatisme, qui s’est élaborée dans un monde très différent du nôtre.

Cela suppose d’avoir l’intelligence de refondre notre vocabulaire. Non pas pour concéder quoi que ce soit sur le fond, mais pour faire comprendre à ceux qui nous écoutent que la cohérence de leurs propres convictions devrait les conduire à nous rejoindre, notamment sur l’écologie. La vision que nous proposons n’est probablement pas minoritaire, si nous savons mieux la défendre : d’ailleurs, au moment de la dernière élection présidentielle, ce n’est pas un projet qui a été disqualifié parce que trop conservateur, mais le candidat qui le portait, pour des raisons très éloignées des questions de fond. Bien sûr, quand on pense à contre-courant, on n’échappe jamais totalement à la diabolisation ; mais je crois qu’il ne faut pas s’y résoudre. La tentation est grande de préférer s’enorgueillir de la virulence des critiques plutôt que de faire l’effort nécessaire pour convaincre ; ne soyons pas les polémistes que nos adversaires attendent.

Vous n’êtes pas encore diabolisé, mais déjà présenté comme un philosophe catholique. Le craignez-vous ou l’assumez-vous ?

Je suis catholique, en effet, et je l’assume parfaitement. Mais l’un des grands dangers du débat serait de céder à une forme de communautarisme stérile. La vie intellectuelle et la vie politique n’ont pas pour but de défendre des valeurs relatives à une sensibilité parmi d’autres ; celui qui croit en ce qu’il dit ne s’exprime pas pour défendre sa chapelle mais pour partager ce qu’il pense pouvoir être utile à tous.

Je suis assez inquiet de voir le piège communautariste se refermer sur notre société ; le discours de Macron aux Bernardins nous pousse d’ailleurs dans cette direction. On peut être opposé à la PMA et la GPA, vouloir renouer avec la transmission, défendre la dignité des plus vulnérables et même reconnaître les racines chrétiennes de l’Europe sans forcément être chrétien. Ce qui nous anime, ce n’est pas de défendre une communauté parmi d’autres, c’est le sens du bien commun, et lui seul.

Le choix à faire

Avant d’y revenir de façon plus approfondie dans Demeure, je republie ici à l’occasion de la décision du CCNE cet article paru dans Le Figaro il y a un an, le 16 septembre 2017, après l’annonce par Marlène Schiappa de « l’extension de la PMA ». 

 

Alors nous y voilà rendus, à cette frontière si longtemps rêvée, si longtemps imaginée, à cette frontière tant redoutée aussi. À la plus essentielle de toutes les frontières. Celle que les légendes de l’humanité ont tenté de décrire pendant des millénaires, celle qui a hanté les nuits des alchimistes, celle dont tant de héros et de puissants dans l’histoire ont recherché avidement la trace… La véritable Finis Terrae, le seuil du monde humain connu. Nous voilà prêts à passer la ligne. Et finalement ce n’est pas si impressionnant que cela. Et c’est peut-être ce qui est le plus inquiétant, au fond.

Il n’y a qu’un pas à faire, et nous allons le faire presque sans y penser. Juste un pas de plus, comme n’importe quel pas. Sans voir la ligne sous nos pieds.

On nous en avait pourtant parlé, de cette fameuse frontière dont les progrès de la science ne cessent de nous rapprocher. Le transhumanisme. L’homme augmenté. Nous avons eu le temps de l’imaginer, ce nouveau monde incroyable, qui devenait peu à peu attirant ou vaguement terrifiant à mesure qu’il semblait devenir possible.

Monde où la médecine ne servirait plus à réparer les corps, mais à les mettre au service de nos rêves. Monde où le donné naturel ne serait plus une limite, ni un modèle – où l’individu enfin émancipé des frontières ordinaires du vivant pourrait modeler sa vie, et celle des autres, à la mesure de son désir. Nous avons eu le temps de l’imaginer, ce monde de science-fiction.

Eh bien, nous y voilà. Et finalement c’est tout simple, de passer la frontière. Je ne pensais pas que cela paraîtrait si simple, et que cet événement inouï passerait presque inaperçu. Je suis sur le quai de la gare, ce matin. C’est une journée parfaitement banale. Les gens autour de moi semblent plongés dans leurs préoccupations quotidiennes. Et pourtant, nous sommes sur le point de changer de monde.

Je lis et relis cette notification sur mon portable. Entre les manifestations du jour et les résultats d’un match, cette information en apparence anodine: Marlène Schiappa annonce que la PMA sera bientôt ouverte aux couples de femmes et aux célibataires, « une mesure de justice sociale ». « Évidemment », a-t-elle dit. Évidemment.

Comment n’y avais-je pas pensé. Comment avons-nous pu croire que le transhumain allait débarquer tout de suite avec son cerveau augmenté, son cœur rechargeable, ses yeux bioniques… Nous étions tellement naïfs.

Finalement, c’est à cela que devait ressembler l’entrée dans le nouveau monde : à Marlène Schiappa chez Jean-Jacques Bourdin, évoquant, sans même en mesurer l’importance, la mutation inouïe – cette révolution probablement plus importante que tout autre événement dans l’histoire de l’humanité: désormais, lorsque notre pouvoir technique se saisira de nos corps, ce sera pour nier ce qu’ils sont, et non pour les réparer.

La nature n’existe plus. S’ouvre le règne du désir.

Une annonce de Marlène Schiappa, ça n’a pas l’air si décisif, bien sûr. Vous devez penser que je délire. Encore un rétrograde angoissé, et ses « passions tristes ». Je connais déjà par cœur les refrains qu’entonneront les partisans du progrès dans leur bonne conscience innocente, incapables sans doute de comprendre (c’est la meilleure excuse qu’on puisse leur trouver) quels intérêts gigantesques ils servent par leur naïveté enthousiaste.

Quoi, diront-ils, la société évolue, faut-il rester immobile ? Pourquoi refuser à des personnes qui désirent avoir un enfant le secours de la science ? Et surtout, au nom de quoi refuser à des femmes ce qui est accordé à des couples hétérosexuels? C’est une mesure de « justice sociale », a dit Marlène Schiappa. Si vous y résistez, ce ne peut être que par homophobie, par lesbophobie, par machisme même.

Comment s’opposer au fait que la PMA, qui existe déjà, puisse être ouverte à toutes les femmes ? Mais là réside le sophisme qui dissimule la frontière que nous sommes sur le point de franchir.

Mensonge en effet, puisqu’il faut bien l’annoncer: en fait, la procréation médicalement assistée ne sera jamais ouverte aux couples de femmes, ni aux célibataires. Parce que ce n’est pas possible.

Comme son nom l’indique, la PMA est un acte médical. Un acte qui pose des questions éthiques en lui-même, mais qui est dans son essence un acte thérapeutique, en ce sens qu’il vise à remédier à une pathologie. Le geste médical est un geste technique qui se donne pour objectif la santé: l’état d’un corps qu’aucune anomalie ne fait souffrir. Il met les artifices parfois prodigieux dont l’homme est capable au service de l’équilibre naturel du vivant. C’est quand la santé est atteinte, suite à un accident ou à une maladie, que la médecine intervient pour tenter de rétablir le cours régulier de la nature.

La procréation médicalement assistée est donc le geste thérapeutique par lequel un couple qui se trouve infertile pour une raison accidentelle ou pathologique, peut recouvrer la fécondité qu’un trouble de santé affectait.

Ce dont parle Marlène Schiappa, c’est en fait tout autre chose : en apparence, le même geste pratique ; en réalité, le contraire d’une thérapeutique. Ce n’est plus un acte médical : c’est une prestation technique. La différence est aussi grande, qu’entre greffer un bras à une personne amputée, et greffer un troisième bras sur un corps sain.

Les femmes auxquelles s’adresse Marlène Schiappa n’auront pas recours à une procréation médicalement assistée, pour une raison assez simple: ce n’est pas un problème de santé. Que pourrait guérir la médecine ? Quand notre désir n’implique pas que soit corrigé un échec aux lois de la biologie, mais qu’on organise cet échec, il s’agit d’un acte absolument nouveau – d’une procréation artificiellement suscitée.

Il n’est plus question de rétablir la nature, mais de s’en arracher. Le but n’est plus que nos corps soient réparés, mais qu’ils soient vaincus. Et que soit enfin brisée cette impuissance douloureuse de leur condition sexuée, qui nous faisant hommes ou femmes, interdit à chacun d’entre nous de pouvoir prétendre être tout, et de se suffire pour engendrer.

Pour la première fois dans l’histoire, la science médicale est détournée du principe qui la règle depuis ses commencements – préserver ou reconstituer la santé, pour être mise au service exclusif du désir. Et nous ne parlons pas ici de chirurgie esthétique ; il s’agit de créer des vies. Jamais un corps humain n’a été fécond sans contact avec l’altérité biologique.

Si nous décidons aujourd’hui d’autoriser un geste technique qui renie notre condition de vivants, nous faisons le premier pas d’une longue série. Nous choisissons la toute-puissance du désir contre l’équilibre naturel. Nous décidons de nous rêver plutôt que de nous recevoir.

C’est cette logique qui nous conduira de proche en proche jusqu’au monde de science-fiction que l’état de nos savoirs met presque à notre portée, ce monde où l’invasion de la technique dans nos corps libérera une surenchère inédite dans la consommation et la compétition vitale. Inutile de tenter de dissocier chacune des étapes qui suivront. «Une fois passée la borne, écrivait Pascal, il n’y a plus de bornes. »

Pour la première fois dans l’histoire, la science médicale est détournée du principe qui la règle depuis ses commencements – préserver ou reconstituer la santé, pour être mise au service exclusif du désir. Et nous ne parlons pas ici de chirurgie esthétique ; il s’agit de créer des vies. Jamais un corps humain n’a été fécond sans contact avec l’altérité biologique.

Nous ne voyons pas la frontière, et pourtant elle est là. Nous assistons sans le savoir à l’acte de naissance du transhumain. Ce que Marlène Schiappa vient de nous annoncer, ce n’est rien de moins que le passage de la grande frontière. L’histoire se joue avec les circonstances qu’elle se trouve, et qu’elle dépasse souvent, c’est vrai…

Mais nous, alors, serons-nous à la hauteur ? Depuis la nuit des temps, les civilisations humaines ont pressenti le débat qui s’engage aujourd’hui, sans oser imaginer qu’il puisse se réaliser de façon si concrète. Voici Prométhée déchaîné. Nous voilà obligés chacun à un choix lucide, en conscience. Il ne s’agit pas de gauche ou de droite, de croyants ou d’athées, d’homos ou d’hétéros. Une seule question compte : quelle humanité voulons-nous ?

C’est là sans doute la question politique majeure qui attend notre génération. Oh bien sûr, on nous explique déjà que l’avenir est écrit d’avance, que ce pas en avant est inévitable. « Hypocrisie, dira-t-on : vous savez que cette pratique est légale à l’étranger ; voulez-vous seulement obliger des femmes à quitter la France pour obtenir ce qu’elles espèrent ?» – comme si nous n’avions pas le choix, comme si nous ne pouvions plus fixer des règles puisque l’argent permet de tout contourner.

Au fond, ceux qui voudraient franchir toutes les limites veulent dissoudre en même temps la nature et la politique, puisque dans ces deux ordres il se trouve des lois qui gênent encore le règne infini du désir. Si notre droit doit s’adapter aux évolutions de la société – comme si toute « évolution de la société » était spontanée, constatable et juste – autant dissoudre tout de suite la politique et laisser les choses se faire.

Bref, il faudrait donc abdiquer et reconnaître que nous n’avons déjà plus le choix. La PMA se fera, « évidemment » ; et toutes les autres lignes seront franchies, tôt ou tard. A quoi sert donc le débat ? Dans l’esprit du progressisme, la démocratie n’existe plus, puisque la seule position valable consiste à consentir à ce qui sera.

Mais il reste encore assez d’hommes et de femmes pour savoir que leurs pauvres corps, limités, vulnérables, mortels, sont une merveille à recevoir, à aimer et à transmettre.

Qu’il vaut la peine de croire encore à la sagesse d’une fécondité qui suppose l’altérité, même dans ce que ce mystère comporte parfois de douleur et de silences dans l’itinéraire de nos vies.

Qu’il serait fou d’imaginer que nous serons plus heureux en poursuivant, comme un mirage destructeur, la surenchère infinie de nos désirs, qu’aucune transgression nouvelle ne suffira à satisfaire.

Et il reste encore, j’en suis sûr, assez d’hommes et de femmes pour continuer de croire en la politique, quand elle tente d’améliorer l’état du monde plutôt que d’abdiquer notre responsabilité, et quand elle consiste à prononcer librement les oui et les non collectifs qui nous protègent de la folie où tombe une société sans limites.

Dans l’esprit du progressisme, la démocratie n’existe plus, puisque la seule position valable consiste à consentir à ce qui sera.

Oui, nous avons le choix. Et c’est aujourd’hui qu’il faut le poser, en résistant aux fausses évidences, aux intimidations partisanes, à l’illusion d’un sens de l’histoire, au fantasme de toute-puissance. Nous avons le choix. Nous pouvons, au nom du supposé progrès, nous laisser dicter nos choix par nos seuls désirs, aveugles à tout ce qui nous précède et à tout ce qui nous suivra.

A l’heure où l’écologie nous a appris les catastrophes que cette logique avait produites, il serait absurde de transférer sur nos propres corps la violence d’une technique débridée dont nous tentons de protéger notre planète, et les vivants qui l’habitent. La nature en nous aussi appelle le respect. Céder au désir quand il exige que cette frontière soit franchie, c’est toujours répondre d’une fragilité qu’il menace pour l’avenir: comment regarderons-nous ces enfants que notre société, au nom du progrès « évidemment », aura fait naître orphelins de père ?

La voilà, la vraie frontière. De l’autre côté du monde humain connu, ce qui se dessine ressemble plutôt à l’inhumain. Nous avons encore un peu de temps pour nous réveiller ; et pour choisir librement de nous accepter tels que nous sommes.

Là serait le vrai progrès – évidemment.

Bonne rentrée !

Après un long silence numérique, heureux de vous retrouver sur ces pages, pour commencer une nouvelle année… Elle nous permettra de vivre de belles aventures ensemble, dont je vous dirai plus très bientôt.

Mais pour l’instant, en ce jour de rentrée scolaire, alors que des millions d’élèves et d’enseignants reprennent le chemin de l’école, je ne puis faire mieux que de partager avec vous un texte qui nous aide à prendre conscience de l’enjeu de la belle aventure qui se joue dans le quotidien discret des salles de classes… En rentrant de cours ce soir, j’ai pensé à ces lignes du jeune Nietzsche, méditant sur l’importance de ses éducateurs. « La culture est une délivrance » : sachons comme lui dire notre reconnaissance à ceux qui, malgré toutes les difficultés et parfois l’aridité de ce patient travail, s’engagent pour servir, par l’exigence de l’apprentissage, la liberté des générations qui viennent !

« Je veux faire l’essai de parvenir à la liberté », se dit la jeune âme. « Personne, se dit-elle, ne peut te construire le pont sur lequel toi tu devras fran­chir le pont de la vie, personne hormis toi seul. » Il est vrai qu’il existe d’innombrables sentiers et d’innombra­bles ponts et d’innombrables demi-dieux qui veulent te conduire à travers le fleuve ; mais le prix qu’ils te de­manderont ce sera le sacrifice de toi-même ; il faut que tu te donnes en gage et que tu te perdes. Il y a dans le monde un seul chemin que personne ne peut suivre en dehors de toi.

Mais comment pou­vons-nous nous retrouver nous-mêmes ? Comment l’homme peut-il se connaître ? Ce sont là des questions difficiles à résoudre. Cependant il y a un moyen pour faire cette enquête importante. Que la jeune âme jette un coup d’œil sur sa vie pas­sée et qu’elle se pose cette question : Qu’as-tu véritable­ment aimé jusqu’à présent ? Qu’est-ce qui t’a attiré et, tout à la fois, subjugué et rendu heureux ? Fais défiler devant tes yeux la série des objets que tu as admirés ; compare les, rends-toi compte qu’ils se complè­tent, s’élargissent, se surpassent et se transfigurent les uns les autres, qu’ils forment une échelle dont tu t’es servi jusqu’à présent pour grimper jusqu’à toi. Car ton essence véritable n’est pas profondément cachée au fond de toi-même : elle est placée au-dessus de toi à une hauteur incommensurable, ou du moins au-dessus de ce que tu crois connaître de toi.

Tes vrais éducateurs, tes vrais formateurs te révèlent ce qui est la véritable essence, le véritable noyau de ton être, qui dépasse finalement toute éducation et toute discipline, quelque chose qui est, en tous les cas, d’un accès difficile, dissimulé et si souvent paralysé. Tes éducateurs ne sauraient être autre chose pour toi que tes libérateurs.

C’est le secret de toute culture : elle ne procure pas de membres artificiels, un nez en cire ou des yeux à lunettes ; par ces adjonctions on n’obtient qu’une carica­ture de l’éducation. La culture est une délivrance ; elle arrache l’ivraie, déblaye les décombres, éloigne ce qui blesse le tendre germe de la plante ; elle projette des rayons de lumière et de chaleur ; elle est pareille à la chute bienfaisante d’une pluie nocturne.

Certes, il existe d’autres moyens de se retrouver, de revenir à soi-même de l’engourdissement où l’on vit généralement comme enveloppé d’un sombre nuage, mais je n’en connais point de meilleur que de revenir à son éducateur, à celui qui nous a formés.

Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles, « Schopenhauer éducateur », traduction Henri Albert (Mercure de France, Œuvres complètes, Vol. 5, tome 2) – extraits

Unis pour Servir

Il y a un an avaient lieu les élections législatives. Au cours de cette campagne, j’avais promis de créer un mouvement qui puisse faire durer le lien qui s’était créé avec tous ceux d’entre vous qui m’avaient rejoint dans cette aventure, et pour ouvrir à ceux qui le voudraient cette occasion de travailler et de réfléchir ensemble. On peut tenir une promesse de campagne, quel que soit le contexte ! Nous avons donc travaillé tout au long de cette année, et aujourd’hui nous voilà unis pour Servir !

Pour en savoir plus et nous rejoindre : www.unispourservir.fr

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L’Esprit Public : Débat sur la laïcité / Occupation des Universités

Le dimanche 1er avril, Emilie Aubry recevait Sylvie Kauffmann, éditorialiste au Monde, Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol), Thierry Pech, directeur général du think tank Terra nova et François-Xavier Bellamy, philosophe et enseignant.

« En l’honneur de l’honneur… »

En l'honneur de l'honneur

Texte paru dans le Figaro du 26 mars 2018.

« En l’honneur de l’Honneur, la beauté du devoir… » — Apollinaire

Les actions humaines ne sont pas des événements aléatoires. Un phénomène physique peut s’expliquer par ses circonstances immédiates ; mais pour comprendre le choix d’un homme, il faut le relier à une histoire, dont aucun geste n’est détachable. Ce n’est pas sur le champ de bataille, dit Aristote, que l’on devient courageux : nos actes sont toujours le résultat d’une disposition cultivée peu à peu. Dans la décision la plus spontanée, s’exprime en fait une intention – à travers elle un projet, une certaine idée de la vie, et la conception du monde dans laquelle elle a pu mûrir ; et par là, toute une culture, au sein de laquelle s’est formée peu à peu la vie intérieure dont notre action n’est finalement que l’émanation visible.

Ce vendredi matin, le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame est parti prendre son poste, comme il le faisait chaque jour depuis sa première mission, vingt ans plus tôt. Il ne pouvait se douter qu’il partait pour la dernière fois. Mais le don de soi ne s’improvise pas ; et c’est la somme de générosité cultivée dans les jours ordinaires qui s’est soudain condensée, face au danger, dans cette initiative inouïe. Sans même connaître le détail des faits, il est certain que l’officier n’a pas dû réfléchir longtemps : un tel choix, dans le feu de l’action, ne peut être que simple, aussi simple qu’il semble humainement impossible ; comme le geste virtuose d’un grand sportif, d’un grand artiste, paraissent simples, parce qu’ils sont en fait l’expression d’une habitude longtemps travaillée. Arnaud Beltrame, lui, avait choisi pour métier de servir : il s’était formé, entraîné et exercé pour cela. Sans avoir eu la chance de le connaître, il suffit de lire les quelques lignes qui racontent son geste pour comprendre que cet homme, en dépassant son devoir d’officier, a simplement été au bout de ce choix qu’il avait fait – et qui l’avait fait. Un tel acte ne naît pas par hasard, il ne s’invente pas sur le coup. Et il ne serait jamais arrivé, s’il n’avait pas été préparé par l’effort de toute une vie ; par l’esprit de tout un corps, celui de la Gendarmerie Nationale, de la communauté militaire ; et finalement, par l’âme de tout un peuple.

C’est sans doute pour cette raison qu’instinctivement, à travers lui, toute la France se sent touchée. Un esprit froid pourrait trouver cela étrange. Il y a eu d’autres victimes, à Carcassonne et à Trèbes, qui ne méritent pas moins notre deuil. Et puis, pour un siècle marqué par l’impératif de la rentabilité et par l’obsession numérique, l’acte de cet officier n’enlève rien à la défaite, puisque le terroriste a tué : Arnaud Beltrame a donné sa vie pour une autre. C’est une vie pour une vie. A la fin, le compte est le même : en termes de big data, l’événement est invisible. Pour l’éthique utilitariste qui prévaut si souvent aujourd’hui, son geste n’a servi à rien ; et j’ai même pu lire que certains finissaient par le critiquer : après tout, il y aura d’autres terroristes demain, et un gendarme bien formé serait plus utile vivant.

Mais voilà, nous avons le sentiment inexprimable que cet homme nous a sauvés. Tous. Pas seulement cette femme innocente arrachée à la violence, mais nous tous, à travers elle. Et je crois qu’en effet malgré les apparences, Arnaud Beltrame a, par le don de sa vie, remporté une victoire absolue contre la haine islamiste – et contre ce qui, dans nos affaissements intérieurs, avait permis à cette haine de se tracer un passage.

Victoire contre le terroriste : son but était d’arracher des vies pour créer la peur, et la soumission qu’elle prépare. Mais on ne prend rien à celui qui donne tout… Collectivement, à travers cet officier, notre peuple tout entier n’est plus une victime passive ; il nous rend l’initiative. Mourir n’est pas subir, dès lors qu’on sait pour quoi on meurt. Après tout, les djihadistes n’admirent rien tant que les martyrs.

Mais nos martyrs, eux, servent la vie. Et en nous le rappelant, Arnaud Beltrame, comme ses frères d’armes qui se sont risqués avec lui, nous sauve aussi de nous-mêmes, et de nos propres oublis… Nous avions fini par construire un monde où ce don était impensable : une société atomisée, faite de particules élémentaires entrant en contact ou en concurrence au gré de leurs calculs ; une société de consommateurs préoccupés de leur seul bien-être, composée de castes et de communautés d’intérêts plus que de citoyens conscients du commun essentiel qui les lie ; une société où la politique même pouvait se dissoudre dans le projet terminal de « l’émancipation de l’individu ». Mais dans cette société obsédée par la revendication des droits, le sacrifice d’Arnaud Beltrame deviendrait bientôt impossible ; car pour qu’un tel abandon advienne, il nous faut d’abord savoir que le sens de la vie humaine se trouve dans le don que chacun fait de lui-même. Non dans le contrat et l’échange bien calculés, qui enferment chaque homme dans sa solitude, mais dans ce que nous apportons à des œuvres qui nous dépassent. Non dans l’émancipation de tout lien, mais dans la force des engagements qui nous relient, et qui entraînent tout de nos vies.

Mourir n’est pas subir, dès lors qu’on sait pour quoi on meurt. Après tout, les djihadistes n’admirent rien tant que les martyrs. Mais nos martyrs, eux, servent la vie.

La maison est plus que les matériaux qui la composent, écrit Saint-Exupéry dans la Lettre au Général X. Un peuple est plus qu’une juxtaposition d’individus qui « vivent ensemble ». Cela, nous l’avons appris, comme d’autres, par ce que notre civilisation a cultivé de singulier ; pour faire un Arnaud Beltrame, il a fallu des siècles de civilité, de littérature, de philosophie, de science et de foi… En désertant cet héritage, nous traversons ensemble, au beau milieu de notre prospérité matérielle, un véritable « désert de l’homme ». Et la soif qu’il a fait naître, notamment chez les plus jeunes auxquels nous n’avons pas su transmettre, laisse proliférer la source empoisonnée de l’islamisme – ce succédané morbide de transcendance, dont le délire va jusqu’à faire du martyr un meurtrier. Face à son bourreau, un gendarme désarmé nous sauve tous, en nous rappelant qui nous sommes : de ceux qui sont prêts à mourir, non pour tuer, mais pour sauver.

Bien sûr, il nous reste encore beaucoup de chemin à faire avant que soient vaincus tous les avatars de cette haine qui veut nous détruire. Beaucoup, même, avant que nous soyons enfin tous capables de dénoncer notre adversaire, l’islamisme, dans sa violence terroriste comme dans ses tentatives politiques. Il nous faudra bien plus d’exigence, de vigilance, de lucidité, que la somme des lâchetés publiques qui ont permis à un délinquant condamné de rester sur le sol français jusqu’à cet ultime méfait. Mais, mon Colonel, avec ceux qui vous épaulaient et qui prennent votre relève, vous nous avez déjà montré comment atteindre la victoire que nous vous devons maintenant, parce qu’à travers votre engagement, nous reconnaissons simplement ce qu’il nous faut redevenir ; et de cela, simplement, nous vous serons, pour toujours, infiniment reconnaissants.

Matinale de France Inter, le 26 mars 2018

Le Mois pour l’Emploi

En 2011, la Ville de Versailles a crée l’opération « 24 heures vers l’Emploi », devenue aujourd’hui « Un Mois pour l’Emploi ».

Face à la crise de l’emploi, une mairie ne dispose pas normalement de moyens d’action, puisque l’Etat a conservé la responsabilité de ce sujet. Mais confronté de façon très régulière aux demandes et aux inquiétudes de nombreuses personnes en recherche d’emploi, notamment dans le cadre de notre travail auprès des jeunes, j’ai proposé au Maire de créer un dispositif innovant pour apporter une réponse qui soit concrète et efficace, sans nécessiter pour autant la création d’un doublon administratif avec les services de l’Etat.

Suite à une première édition réussie, le Mois pour l’Emploi a vu très rapidement le public s’ouvrir à toutes les générations ; il a été réédité à sept reprises depuis sa création, avec une ampleur chaque année plus importante. Il a lieu traditionnellement en mars : pendant un mois, des ateliers sont proposés gratuitement et en libre accès, à tous ceux qui veulent faire un point sur leur parcours, retravailler ou produire un CV, s’entraîner aux entretiens de recrutement… Des conseillers professionnels ou bénévoles, ainsi que des associations spécialisées, sont présents pour les accueillir de façon individualisée.

Au terme de ce mois, un Forum Emploi a lieu à la Mairie. Il réunit des dizaines d’entreprises et d’institutions venues proposer des contrats précis et publiés à l’avance, et accueille chaque année autour de 2000 participants. En 2016 par exemple, le Forum Emploi a permis que 1963 personnes rencontrent des entreprises de toutes tailles, mais toutes implantées sur le bassin d’emploi en proximité. Du fait du rayonnement de cet événement désormais bien implanté, les participants viennent d’ailleurs de toutes les communes de notre territoire.

Le Mois pour l’Emploi s’est ouvert à d’autres communes et à de nouvelles entreprises, grâce au partenariat depuis deux ans avec la Mairie de Vélizy ; il reflète aussi le dynamisme et le grand professionnalisme des associations impliquées sur les questions d’emploi sur notre territoire, qui sont un atout vraiment essentiel pour tous ceux qui dans notre ville cherchent à rebondir vers un emploi, ou à recruter.

Toutes les informations sur cette nouvelle édition : www.jversailles.fr