Cinq Mars : quelques réflexions sur la démocratie

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Que faire de celui qui ne pense pas comme moi ?

Les hommes pensent librement, et vivent en société. De ces deux constats, on peut déduire qu’un jour, forcément, je vais croiser quelqu’un dont l’opinion sera différente de la mienne.

La politique consiste à traiter ces désaccords inévitables de telle façon qu’ils ne dissolvent pas la société. Toutes les formes politiques possibles peuvent être ramenées à deux grands types de solutions : soit je cherche à supprimer l’opinion divergente par la force, soit je veux créer les conditions d’un dialogue équitable avec elle. La première solution, c’est la loi du plus fort. Réponse primitive, instinctive, presque animale, elle prend parfois, nous le savons, des formes sophistiquées, et nos sociétés européennes ont été capables au siècle dernier de la décliner avec un raffinement atroce. Mais quelle que soit sa forme, c’est toujours le même réflexe qui demeure : la divergence m’insupporte, je refuse de la considérer, il me faut donc la supprimer.

La seconde voie est plus difficile, plus élaborée, plus civilisée : elle suppose la patience de la rencontre. Elle ne définit plus la politique comme l’exercice d’une violence plus ou moins masquée, mais comme l’organisation d’une discussion rationnelle autour des conceptions divergentes de la justice. La loi juste est alors le résultat, non de la victoire du plus fort, mais de cette recherche formalisée par une vie institutionnelle destinée à permettre et à protéger l’expression de tous. Cette seconde réponse requiert une forme d’humilité de la part de l’individu qui se sait précédé par ce qu’il recherche, et qui dépasse sa seule opinion personnelle.

Malgré l’infinité de nuances possibles, la question qui nous est posée est toujours identique : que faire de celui qui ne pense pas comme moi ? Suis-je prêt à prendre le risque d’un vrai dialogue, ou me suffit-il d’être le plus fort ? Guerre ou paix, force ou respect, violence ou démocratie ?

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Ce dernier mot, la démocratie, est l’incantation préférée de notre époque ; elle semble être pour notre société un horizon indépassable. Et pourtant…

Il y a quelques jours, le sénateur Jean-Pierre Michel, rapporteur du projet de loi sur le mariage des personnes de même sexe, auditionnait le philosophe Thibault Collin. Au détour d’une réponse, le parlementaire lâche cette réflexion, qui, dans un pays attaché à la démocratie, aurait du faire l’effet d’une bombe :

« Pour moi, ce qui est juste, c’est ce que dit la loi. Et la loi, elle se réfère à un rapport de forces à un moment donné, et point final. »


Jean-Pierre Michel : »le fondement du juste, c… par Le_Salon_Beige

M. Michel précise qu’il s’agit là d’une conception marxiste – on pourrait le discuter. Ce qui est certain en revanche, c’est qu’il ne s’agit en rien d’une conception démocratique de la loi. Bien au contraire : la loi devient démocratique précisément quand le rapport de forces est remplacé par l’équilibre des institutions. Cet équilibre n’est jamais parfait ; évidemment, il n’enlève à aucune majorité la tentation d’abuser de son pouvoir. Mais un pays n’est libre qu’autant qu’il conserve pour étalon les règles formelles de la démocratie qui encadrent sa vie politique. (1)

Nos gouvernants semblent perdre de vue ces équilibres fragiles. Ils discréditent chaque jour un peu plus le fonctionnement de la démocratie parlementaire, en favorisant des logiques de conflit qui ne demandent qu’à resurgir derrière nos mœurs policées.

Par le vote de l’amnistie des syndicalistes coupables de violences, le Sénat contourne le fonctionnement normal de l’institution judiciaire, qui applique la loi de façon démocratique en mettant en balance les actes et les circonstances, la divergence des points de vue qui s’expriment dans l’arène judiciaire.

Au même moment, il ferme la porte à ceux qui voulaient jouer sincèrement le jeu de la démocratie parlementaire. Le sénateur Jean-Pierre Michel se vante de refuser d’entendre des centaines de milliers de citoyens, qui se sont pourtant exprimés par tous les moyens institutionnels possibles, et il les empêche d’accéder à l’un des lieux de dialogue prévu pour eux par la République. Quel est son motif ? Il n’est pas d’accord avec eux. Et puisqu’il est le plus fort, cohérent avec sa logique « marxiste », il leur adresse, en une longue page d’arguments vides, de suffisance pénible et de fautes d’orthographe, une fin de non-recevoir qui voudrait ressembler à une gifle publique.

Je ne crois pas que le brave sénateur Michel soit hostile aux institutions démocratiques. Elles le rémunèrent depuis trente ans, comment pourrait-il leur vouloir du mal ? Je crains en revanche qu’il ne mesure pas exactement ce qu’il est en train de faire, ou de dire. Qu’il ne comprend pas lui-même la portée de la réponse qu’il adresse à la question politique ultime : que faire de celui qui ne pense pas comme moi ?

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Une société n’évolue pas toujours dans le bon sens, je l’écrivais ici il y a quelques semaines. Nous serions avisés de nous en souvenir. Pour cela, les coïncidences de date peuvent être utiles ; et la date d’aujourd’hui, 5 mars, me semble particulièrement significative.

Le 5 mars 2013, sur Twitter, M. Michel est assimilé à Staline pour sa lettre fort peu démocratique. Contre toute attente, il en profite… pour réhabiliter Staline.

Tweet JP Michel

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Premier constat, la culture historique de notre sénateur socialiste semble à peu près aussi approximative que son orthographe. Ce serait assez risible, si ce n’était aussi grave. A un certain niveau de responsabilité, l’ignorance poussée aussi loin est difficilement excusable…

Mais le plus important, c’est que M. Michel, au fond, ne fait rien d’autre que poursuivre sa logique. Face à la divergence, promouvoir le sectarisme : quand le premier pas est fait, le second est indolore. Eradiquer la contradiction après l’avoir copieusement insultée, en la traitant de réactionnaire, de sectaire, de fasciste, etc…, c’était précisément la tactique soviétique. Est-ce la politique que nous avons choisie ?

Décision du massacre de Katyn

Décision du massacre de Katyn, signée par Staline le 5 mars 1940

Le 5 mars 1940, justement, Joseph Staline signait l’acte d’exécution des massacres de Katyn – au nom de cette même logique historique qui guide aujourd’hui la bonne conscience de M. Michel. Après avoir livré 40 000 prisonniers de guerre aux nazis (signalons ici à notre brillant sénateur à quel point le pacte germano-soviétique aida à la victoire contre Hitler…), le Petit Père des Peuples envoyait à la fosse commune, d’un trait de plume sans repentir, 25 700 polonais coupables de n’avoir pas de place dans la société du progrès.

Le 5 mars 1953, lorsqu’il meurt, Joseph Staline laisse un bilan estimé aujourd’hui par la plupart des historiens à plus de 20 millions de morts. (Parmi eux, faut-il le rappeler, des dizaines de milliers d’homosexuels condamnés et déportés au nom de leur orientation sexuelle…)

Comment expliquer alors que personne ne se révolte lorsque M. Michel, sénateur maire, vice président de la commission des lois du Sénat, revendique une conception marxiste de la loi ? Lorsque, parlant de Staline, il vante ses mérites et plaisante sur sa moustache ? Comment comprendre que personne ou presque n’ait réagi ? Faut-il en déduire que ce dont nous sommes les plus fiers – notre conscience démocratique, notre exigence de mémoire – sont en fait déjà anesthésiées, disparues ?

Coïncidence : le 5 mars 2013, France 2 diffusait un documentaire signé par Caroline Fourest à la gloire des Femen. Le film commence par une séquence étonnante, qui mérite quelques explications. On y voit l’une des Femen tronçonner, seins nus devant les caméras, une grande croix de bois qui domine la ville de Kiev. Son oeuvre accomplie, la jeune fille pose brièvement devant son trophée, explique avoir voulu libérer les femmes de l’oppression religieuse. Puis, les images étant dans la boîte, elle met fin à ce grand moment d’héroïsme en prenant ses jambes à son cou. On la retrouvera en France, pays des droits de l’homme, qui, non content de la protéger, assure la communication de ces hauts faits dans un documentaire financé par le service public et diffusé en prime time.

Il y a cependant un détail que le passage ne mentionne pas : cette grande croix abattue était en fait le mémorial des dizaines de milliers de victimes ukrainiennes… de Joseph Staline. Derrière l’acte de pseudo-résistance, c’est une vraie profanation, méthodique, glaçante, qui se déroule.

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En fait, rien de tout cela n’est incohérent. Derrière les intentions les plus fleuries se cache la réalité d’une conception de la politique. La question est toujours la même : que faire de celui qui ne pense pas comme moi ? L’écouter – ou le faire taire ? Dans la revendication du mariage homosexuel, par exemple, la générosité n’est pas toujours première ; le paradoxe est que certains, si prompts à dénoncer l’homophobie surtout où elle n’est pas, assument pourtant sans complexes d’agir par haine, ou par mépris.

Il y a là une pente glissante, d’autant plus glissante que faiblit la vigilance de notre mémoire collective. Il est temps de nous réveiller, de refaire ensemble un choix politique lucide et conscient – sans quoi nous risquons de n’ouvrir les yeux que trop tard, comme ce jeune condamné à mort dans un dernier mot de surprise douloureuse : « Mon Dieu ! Mais qu’est-ce que ce monde ? » Il s’appelait Henri d’Effiat, mais vous connaissez sans doute mieux son surnom : Cinq-Mars

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1 – Prise au mot, la définition proposée par le sénateur Michel impliquerait que n’importe quelle loi, comme produit d’un rapport de forces, soit juste. On voit bien l’abîme dans lequel nous plongerait une telle conception. J’y reviendrai un peu plus tard dans un prochain billet.

NB – A l’heure où je publie ce billet, j’apprends la mort de Hugo Chavez. Décidément, le 5 mars n’aura pas été un jour banal…

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Droits des femmes : chercher l’égalité, ou l’uniformité ?

Aujourd’hui se tenait la réunion du Comité Interministériel sur les Droits des Femmes : bonne nouvelle. Il y a des comités par dizaines, mais quand par extraordinaire il s’en réunit un sur un vrai sujet, on ne peut que s’en réjouir. Dans notre société, trop d’injustices réelles pèsent encore sur les femmes, sur les mères en particulier, si souvent abandonnées à une responsabilité qu’elles portent seules pour le bien de tous.

Sur ce point, parmi d’autres, il y a urgence : toutes les associations de lutte contre l’exclusion constatent que la grande pauvreté, qui augmente dans notre pays, touche de plus en plus majoritairement les femmes, contraintes d’assumer seules la charge d’une famille. Seules, à cause de la fragilité des unions et, il faut bien l’admettre, à cause de ce qui ressemble à un égoïsme mieux partagé par les hommes…

J’ai donc lu avec attention le document issu de la réunion de ce comité. J’imaginais y trouver des mesures d’accompagnement pour ces mères en difficulté qui n’arrivent plus à joindre les deux bouts, pour qui l’alimentation et la santé ne sont même plus accessibles ; je pensais lire des pistes concrètes pour permettre aux femmes de faire des choix vraiment libres, sans avoir à les payer si cher. Je m’attendais à un projet de valorisation de la place des femmes dans la société, seule voie qui puisse montrer que la parité est nécessaire à l’expression de nos différences.

Hélas, j’ai rapidement du reconnaître ma méprise : au lieu de ces mesures urgentes, consistantes, je suis tombé sur un texte militant pour la théorie du genre… Ce n’est pas difficile à reconnaître, tous les ingrédients y sont.

Cela commence par un travail de culpabilisation en bonne et due forme. Vous êtes tous sexistes, sans le savoir. Oui, vous. Toi, là, qui me lis, tu es un infâme sexiste. – Et que tu sois une femme n’y change rien, cela ne fait qu’aggraver ton cas. – Oui, vous me lisez bien : nous véhiculons malgré nous des jugements sexistes, c’est-à-dire que nous partageons, consciemment ou non, un même mépris condamnable de la condition féminine. Pécheurs avant d’avoir voulu pécher : voilà une stratégie de culpabilisation que le Nietzsche de la Généalogie de la Morale aurait reconnue à sa juste valeur.

La solution s’impose en effet tout naturellement : laissez-vous rééduquer. Mme Vallaud-Belkacem a commencé par rééduquer ses collègues du gouvernement, maintenant c’est à votre tour. Ou plutôt non, vous, vous êtes sans doute déjà périmé, perdu pour la cause. Ils vont donc s’occuper de vos enfants.

Commence alors le plus formidable projet de détournement de la mission de l’Education nationale qu’on puisse imaginer. De la maternelle à l’Université, inculquer les postulats du gender devient une priorité absolue : sensibilisation à l’égalité au primaire, au collège, au lycée (le terme sensibilisation revient 32 fois dans ce compte rendu), cours sur le genre dans tout l’enseignement supérieur, financement des recherches sur le genre, formation à l’égalité de genre pour les profs (les pires coupables d’ailleurs, mais ça, ils finissent par avoir l’habitude). Bref, à l’école on n’apprend toujours pas à lire correctement, mais au moins on va « réapprendre une autre société. » Une école qui rééduque avant  même d’éduquer : tout un programme…

Pourquoi est-ce grave ? Parce que l’école, et tous les moyens de l’Etat, se trouvent mis au service de cette thèse très particulière qu’est la théorie du genre. Elle consiste à affirmer que l’homme et la femme sont, non pas égaux, mais identiques. Il n’y a pas entre eux de différences ; ou plutôt, toute différence doit être immédiatement dénoncée comme le résultat d’un « stéréotype sexiste », ces fameux préjugés du « sexisme d’habitude » que dénonce Mme Vallaud-Belkacem. Le gouvernement ne lutte pas pour l’égalité, mais pour l’uniformité. Ce faisant, au lieu de servir la liberté réelle des femmes, il les enferme dans un nouveau carcan.

La théorie du genre peut être, comme toute théorie, stimulante, intéressante, et discutable. En faire un dogme incontesté, c’est d’abord une supercherie intellectuelle ; mais la convertir en programme politique, c’est surtout prendre le risque d’une gigantesque régression pour les droits des femmes elles-mêmes. Demain, le service public d’orientation que le gouvernement prépare jettera le soupçon sur une jeune fille qui souhaiterait s’engager dans le secteur médical ou social, en expliquant publiquement que son désir repose sur des réflexes sexistes. Pour Mme Vallaud-Belkacem, le but n’est pas de faire en sorte que chacun puisse faire un choix vraiment personnel ; le but, c’est que l’Etat organise une société où il y ait 50% d’hommes chez les sages-femmes, et 50% de femmes chez les maçons. Invitée sur un plateau télé il y a quinze jours, notre ministre du droit des femmes a offert à la journaliste qui la recevait, jeune maman d’une petite fille, un jeu de bricolage en guise de cadeau pour son enfant : qu’elle ne s’avise pas de jouer à la poupée ! Il faut être ferme, n’est-ce pas : c’est comme ça qu’on prépare les maçon(ne)s de demain.

Il est triste de voir ce gouvernement asservi à la théorie du genre, pourtant restée marginale dans la communauté scientifique elle-même. Triste de voir autant de moyens déployés au service d’un projet aussi oppressant. La « société de l’égalité » qu’on nous promet, c’est en effet la société uniforme de l’universel quota. C’est aussi l’obligation faite aux femmes d’entrer dans la stupide course aux pouvoirs superficiels de l’argent et de la politique – puisque y renoncer serait une défaite devant les « stéréotypes. » C’est, au fond, l’alignement de la féminité (encore un mot condamné) sur ce qu’il y a de pire dans l’instinct machiste : faire carrière à tout prix, et même, par exemple, au prix d’une voie singulière vers le bonheur.

Bien sûr, il faut qu’une femme puisse faire carrière si elle le veut, exercer des responsabilités, trouver sa place dans le domaine qui l’attire. Et l’école doit se battre pour cela. Je refuse catégoriquement d’être considéré comme un sexiste qui s’ignore, moi qui travaille chaque jour, avec mes 852 906 collègues, pour aider des jeunes, garçons ou filles, à préparer leur avenir. Mais l’école ne peut offrir la même chance à tous qu’en assumant plus efficacement sa seule véritable mission : transmettre la connaissance. Tout ce que l’on ajoutera à cette unique vocation sera, au mieux, de la communication sans effet ; au pire, un détournement du service public à des fins partisanes, fussent-elles camouflées derrière les meilleures intentions du monde.

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La boussole ou la girouette

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Le site de l’hebdomadaire La Vie a diffusé samedi une esquisse du projet de loi visant à ouvrir le mariage et l’adoption aux couples homosexuels. Ce texte, et l’exposé des motifs qui l’accompagne, méritent une attention approfondie, et j’y reviendrai dès que possible.

En attendant, puisque le temps me manque, je voudrais reproduire ici un discours qui me semble réunir quelques principes essentiels sur cette question : il s’agit du discours d’Elisabeth Guigou, alors Garde des Sceaux, défendant le projet du PACS à l’Assemblée nationale, il y a quelques années seulement.

Si je laisse la place à une parole peut-être inattendue ici, ce n’est pas par goût du paradoxe ou de la provocation.

Ce n’est pas seulement parce que ce texte me semble juste, dans le contenu comme dans le ton, et que pour cette seule raison il mérite d’être lu, et largement diffusé.

C’est aussi pour pointer du doigt ce qui pourrait bien être une nouvelle preuve de l’instabilité effrayante des positions de nos responsables politiques, gouvernants ou législateurs, sur des sujets pourtant déterminants. On invoquera encore l’« évolution de notre société », pour se faire pardonner d’obéir à l’esprit du temps. Mais cette versatilité est en réalité profondément angoissante, qui pourrait finir par excuser n’importe quoi. Nous le savons, une société, hélas, n’évolue pas toujours dans le bon sens ; et de ce fait, il me semble que le rôle d’un parlementaire est d’abord de proposer un discours construit, stable, qui puisse servir de repère. Si demain, par exemple, le racisme gagnait massivement du terrain dans notre pays, j’espère que des responsables politiques courageux oseraient encore s’élever, fût-ce contre l’opinion majoritaire, face à ce qui restera toujours un scandale objectif.

Sur la question du mariage, de la famille, de l’adoption, nous avons particulièrement besoin de cette vision forte et cohérente. Mme Guigou parlait du rôle structurant de la famille, de la reconnaissance de l’altérité sexuelle, du droit de l’enfant à grandir auprès d’un père et d’une mère. Voilà des repères anthropologiques qui, s’ils sont fondés – et j’y reviendrai – ne sauraient varier avec « l’évolution de la société ».

Je n’ose imaginer qu’une responsable politique comme Mme Guigou ait évoqué ces convictions majeures, à l’ouverture d’un débat parlementaire important, sans les avoir longuement mûries et réfléchies ; et c’est donc tout naturellement que j’espère qu’elle les défendra de nouveau, avec tous les parlementaires de gauche qui l’applaudissaient alors, dans le débat qui s’ouvre maintenant.

Ce n’est pas seulement la question du mariage qui est en jeu, mais aussi la cohérence et la crédibilité de nos responsables politiques. Dans une période plus heurtée et plus instable que jamais, ils ont un choix à faire : être des boussoles, ou des girouettes. Espérons qu’ils sauront garder le cap magnétique de leur conscience, plutôt que de céder à toutes les bourrasques qui s’annoncent…

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COMPTE RENDU ANALYTIQUE OFFICIEL

SÉANCE DU MARDI 3 NOVEMBRE 1998

Mme Elisabeth Guigou, Garde des sceaux, ministre de la justice Aujourd’hui, de même que le 9 octobre dernier, le Gouvernement soutient la proposition de loi sur le pacte civil de solidarité qui permet à deux personnes d’organiser leur vie commune dans la clarté et la dignité. (…)

Pourquoi avoir dissocié le pacte de la famille ?

Une famille ce n’est pas simplement deux individus qui contractent pour organiser leur vie commune. C’est l’articulation et l’institutionnalisation de la différence des sexes. C’est la construction des rapports entre les générations qui nous précèdent et celles qui vont nous suivre. C’est aussi la promesse et la venue de l’enfant, lequel nous inscrit dans une histoire qui n’a pas commencé avec nous et ne se terminera pas avec nous. (…)

Nous reconnaissons, sans discrimination aucune, une même valeur à l’engagement de ces deux personnes, hétérosexuelles ou homosexuelles. Il fallait trouver une formule qui traduise cet engagement et le gratifie de nouveaux droits.

Mais il fallait aussi bien marquer qu’au regard de l’enfant, couples homosexuels et hétérosexuels sont dans des situations différentes. La non-discrimination n’est pas l’indifférenciation. Le domaine dans lequel la différence entre hommes et femmes est fondatrice, et d’ailleurs constitutive de l’humanité, c’est bien celui de la filiation. Voilà pourquoi le PACS ne légifère pas sur l’enfant et la famille. Voilà pourquoi le pacte concerne le couple et lui seul (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

Les opposants au PACS prétendent que celui-ci serait dangereux pour le mariage. Mais ce n’est pas le PACS qui est dangereux pour le mariage ! Celui-ci est en effet confronté depuis longtemps déjà aux évolutions de la société : crainte de s’engager pour la vie, peur d’évoluer différemment de l’autre, indépendance financière de plus en plus tardive, acceptation sociale de la cohabitation, volonté de ne pas faire sienne la famille de l’autre… mais malgré ces difficultés le mariage reste un idéal et a de beaux jours devant lui. (…)

Le pacte civil de solidarité serait en deuxième lieu dangereux pour la famille et pour la société !

Mais le choix a été fait de dissocier pacte et famille car lorsqu’on légifère sur la famille, on légifère aussi forcément sur l’enfant. (…)

En troisième lieu, certains s’inquiètent de ce que l’enfant serait oublié.

Notre société ne protège pas assez l’enfant et en même temps qu’elle proclame l’enfant roi, elle le soumet trop souvent au seul désir de l’adulte.

Un enfant a droit à un père et une mère, quel que soit le statut juridique du couple de ses parents. D’ailleurs aujourd’hui, la situation de l’enfant légitime qui vit avec ses deux parents est plus proche de la situation de l’enfant naturel qui vit lui aussi avec ses deux parents que de celle de l’enfant légitime de deux parents divorcés ou séparés (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste, du groupe socialiste et du groupe RCV). (…)

Enfin, certains ajoutent encore une menace : le pacte ne serait qu’une première étape vers le droit à la filiation pour les couples homosexuels !

Ceux qui le prétendent n’engagent qu’eux-mêmes. Le Gouvernement a, quant à lui, voulu que le pacte ne concerne pas la famille. Il n’aura donc pas d’effet sur la filiation.

Je veux être parfaitement claire : je reconnais totalement le droit de toute personne à avoir la vie sexuelle de son choix. Mais je dis avec la plus grande fermeté que ce droit ne doit pas être confondu avec un hypothétique droit à l’enfant (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe socialiste).

Un couple, hétérosexuel ou homosexuel, n’a pas de droit à avoir un enfant en-dehors de la procréation naturelle. Les lois récentes sur la procréation médicalement assistée ont tracé les limites du droit à l’enfant comme source de bonheur individuel en indiquant que les procréations médicalement assistées ont pour but de remédier à l’infertilité pathologique d’un couple composé d’un homme et d’une femme. Elles n’ont pas pour but de permettre des procréations de convenance sur la base d’un hypothétique droit à l’enfant (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe socialiste).

Je reconnais que des homosexuels doivent continuer à s’occuper des enfants qu’ils ont eus même s’ils vivent ensuite avec un ou une compagne du même sexe, car la paternité ou la maternité confère des obligations qui ne peuvent cesser (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste, du groupe socialiste et du groupe RCV).

Or c’est une chose de maintenir un lien de parenté déjà constitué entre parents et enfants, c’en est une toute autre de permettre, en vertu de la loi, l’établissement d’un lien ex nihilo entre un enfant et deux adultes homosexuels. Dans le premier cas, il s’agit d’une solution conforme à l’intérêt de l’enfant qui a le droit de conserver son père et sa mère lorsque ses parents se séparent. Dans le second, il s’agirait de créer de toutes pièces, par le droit, une mauvaise solution.

Pourquoi l’adoption par un couple homosexuel serait-elle une mauvaise solution ? Parce que le droit, lorsqu’il crée des filiations artificielles, ne peut ni ignorer, ni abolir, la différence entre les sexes.

Cette différence est constitutive de l’identité de l’enfant. Je soutiens comme de nombreux psychanalystes et psychiatres qu’un enfant a besoin d’avoir face à lui, pendant sa croissance, un modèle de l’altérité sexuelle. Un enfant adopté, déjà privé de sa famille d’origine, a d’autant plus besoin de stabilité sans que l’on crée pour lui, en vertu de la loi, une difficulté supplémentaire liée à son milieu d’adoption.

Mon refus de l’adoption pour des couples homosexuels est fondé sur l’intérêt de l’enfant et sur ses droits à avoir un milieu familial où il puisse épanouir sa personnalité (Applaudissements sur certains bancs du groupe socialiste). C’est ce point de vue que je prends en considération, et non le point de vue des couples, qu’ils soient hétérosexuels ou homosexuels.

Je n’ignore pas les procès d’intention sur un éventuel « après » de cette proposition de loi qui préparerait des évolutions plus fondamentales de notre droit. Ce texte serait « une valise à double fond ». Je m’élève avec la plus grande énergie contre de telles insinuations.

Ce vocabulaire de contrebande, qui fait croire que ce texte cacherait autre chose et que vos rapporteurs et le Gouvernement exerceraient une fraude à la loi, est inacceptable (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste, du groupe socialiste et du groupe RCV).

Bien au contraire, le débat que nous allons avoir doit être conduit en toute clarté et je souhaite y contribuer.

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Le texte intégral est disponible sur le site de l’Assemblée Nationale.

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Jeunes de France, battez-vous !

Après un été silencieux et quelques jours de reprise, ce blog fait sa rentrée ! Et pour ouvrir cette nouvelle année, voici la réponse que je publie ce matin dans Libération pour répondre à une tribune cosignée que le journal publiait, il y a quelques jours, sous le titre « Jeunes de France, votre salut est ailleurs : barrez-vous ».

Devant la difficulté, se battre ou s’évader : il y a là une alternative cruciale, et décisive pour l’avenir de notre génération !

Bonne rentrée à tous.

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Tribune parue dans le journal « Libération » daté du 10 septembre 2012

 C’est la rentrée ; en cette période où des millions de jeunes retrouvent le chemin des cours, l’actualité semble accumuler sur leur avenir des nuages plus noirs que jamais. C’est le moment qu’ont choisi trois auteurs pour signer, dans ces pages (Libération du 4 septembre), une tribune au titre encourageant : « Jeunes de France, votre salut est ailleurs ! »

Le texte qui s’ensuit est un passionnant mélange de toutes les pulsions qui habitent l’inconscient collectif de notre génération. La première d’entre toutes, un fatalisme à toute épreuve, qui proclame avec assurance l’inéluctable déclin de nos sociétés occidentales, en trouvant d’ailleurs des raisons de s’en réjouir : notre pauvreté future, et bien méritée, serait le corrélat nécessaire du développement du tiers-monde – comme si l’activité humaine, dépourvue de toute créativité, était un jeu à somme nulle…

La même passivité inspire un discours victimaire, qui nous présente comme des « ânes sans oreilles », maltraités par une gérontocratie qui nous abuse. Je ne nous pensais pas si bêtes ! Cette lamentation puérile converge avec un individualisme absolu, qui ne se reconnaît aucun héritage et aucun devoir, puisque nous sommes « du monde tout entier ».

Le propos aboutit donc à un résultat simple et logique : « Barrez-vous ! »

De deux choses l’une : soit nos auteurs ont voulu expliquer qu’il était bon d’aller voir ailleurs comment tourne le monde pour revenir plus intelligents. Voilà qui n’est pas bien nouveau ; il aurait suffi de rappeler que « les voyages forment la jeunesse », rien n’a changé de ce point de vue.

Soit il faut prendre au sérieux leur argumentation, ce qu’ils semblent parfois ne pas oser faire eux-mêmes. La France est en crise ; la croissance est ailleurs ; vous ne devez rien à personne : partez ! Alors, cette incitation à l’évasion apparaît brutalement dans sa prodigieuse lâcheté.

Jeunes de France, notre pays va mal. Il est inutile de détailler les difficultés dans lesquelles il se trouve pris ; si nous ne les connaissons pas toutes, elles viendront à nous bien à temps. Ne nous plaignons pas que notre pays nous a manqué : c’est nous qui manquerions à notre pays. Toutes les portes nous sont grandes ouvertes, pourvu que nous voulions les pousser. Nous aurons toutes les solutions, si nous voulons les inventer. Cela suppose simplement de faire face, au lieu de tourner le dos.

C’est peut-être la seule chose que nous puissions reprocher aux responsables qui nous ont précédé : avoir trop souvent tourné le dos, et ainsi brûlé l’avenir pour éviter d’assumer le présent. Mais la tentation paraît bien partagée… Y cèderons-nous à notre tour ?

Nous n’en avons pas le droit. Pour une raison simple : nous ne sommes pas de nulle part. Nous ne nous sommes pas faits tout seuls. Certes, rien n’est parfait dans notre pays ; mais enfin, arrêtons avec cette malhonnête ingratitude : qu’avons-nous que nous n’ayons reçu, de nos familles, de nos amitiés, de ces solidarités locales et nationales, de cet effort collectif qui s’appelle un pays ? Qui s’appelle pour nous la France ? Cet effort-là, la langue, l’histoire, la culture que nous avons reçues, le modèle social qui nous a vu naître, grandir, apprendre, tout cela, nous en sommes débiteurs. De tout cela, nous voilà donc responsables.

Responsables, nous le sommes dès maintenant. L’heure n’est plus à l’insouciance, mais à l’exigence. Quelle que soit notre voie, nous ne pourrons nous contenter de l’à-peu-près. Sans doute sera-ce le lot de notre génération, après quelques décennies de facilité. Mais soyons assurés que, des batailles qui nous attendent – celle de la justice, de l’emploi, de l’école,… – aucune ne sera jamais perdue avant que nous ne l’ayons livrée. Seul le mercenaire s’enfuit à l’heure du danger : le résistant sait que rien n’est joué d’avance. L’évasion qu’on nous propose n’est pas une solution, elle est un aveu d’impuissance. Et le plus triste, dans cette histoire, c’est de voir notre génération appelée à cette résignation calculatrice pourtant si peu de son âge… Où sont la fougue, la volonté – et la jeunesse ?

Bref, ce n’est pas le moment de dégager ; c’est le moment de s’engager. Formons-nous, et allons à l’étranger si c’est pour mieux nous former. Mais que notre but soit très clair ! Notre pays a besoin de nous pour surmonter les défis qui l’attendent, et nous n’allons pas lui faire défaut maintenant. C’est aussi le meilleur service que nous puissions rendre à l’équilibre du monde. Jeunes de France, notre salut à tous n’est nulle part ailleurs que dans nos mains. Ne vous barrez pas : battons-nous !

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« Une patrie intellectuelle »

Une fois n’est pas coutume, je me contente de reproduire ici quelques extraits d’un texte entendu aujourd’hui : il s’agit du discours prononcé par le doyen de l’Assemblée Nationale, François Scellier qui, comme le veut la coutume, a ouvert cet après-midi les travaux de la nouvelle législature. Le bref discours qu’il a prononcé à cette occasion est tout simple, comme sa brièveté l’exigeait ; mais il pose, non sans humour, de bons principes et de belles questions. Il restera sans doute totalement ignoré, et c’est dommage : si les débats parlementaires qui s’ouvriront bientôt pouvaient être à l’image de ces premiers mots, nous serions des électeurs comblés…

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Discours du Président de Séance, François Scellier

Monsieur le ministre, mes chers collègues, je dois au seul privilège de l’âge d’ouvrir aujourd’hui les travaux de notre assemblée. C’est un honneur, le plus grand peut-être de ma vie de parlementaire.

Vous comprendrez que je ressente une forte émotion à cet instant, comme sans doute nos 218 collègues qui se sont installés pour la première fois dans cet hémicycle. Cette émotion est d’autant plus forte qu’outre la présence de ma famille à la tribune je sais que ma maman, qui vient d’avoir cent ans, me regarde à la télévision. (Applaudissements.)

J’ose à peine parler d’elle, de crainte de désespérer, si je bénéficie des mêmes gênes, ceux qui attendent sûrement avec une certaine impatience de prendre ma place et qui pourraient se demander si je ne serais pas capable de renouveler l’exercice à la prochaine législature. (Rires et applaudissements.)

Cette présidence du doyen d’âge, par laquelle commence chaque législature, exprime ce miracle de la démocratie et de la république (…) : au-delà de la majorité et de l’opposition, nous sommes tous ensemble l’Assemblée nationale et non l’assemblée des partis. Au-dessus de chacun d’entre nous et de nos différences, il y a la République une et indivisible, qui s’impose à nous comme une exigence non pas seulement politique, mais aussi morale.

C’est une cause que, dans les affrontements inhérents à toute démocratie, nous ne devons jamais perdre de vue, quelle que soit la passion légitime que nous mettons dans nos débats.

C’est un devoir plus grand encore dans les circonstances où se trouve notre pays, alors qu’il doit affronter des crises d’une gravité telle qu’elles peuvent mettre en danger, nous le pressentons tous, notre indépendance, voire notre démocratie. (…)

Dans les circonstances actuelles, je vous le dis, mes chers collègues, les Français ne nous pardonneraient pas une autre attitude que celle inspirée par une saine vertu républicaine. (…) Comme l’a si bien écrit Tocqueville au sujet de la Révolution française, faisons de notre assemblée législative une « patrie intellectuelle » où tous les arguments peuvent être entendus, où le sérieux des débats prévaut sur les effets de manche, où l’intérêt général structure notre action.

Soyons des éveilleurs de conscience. (…) En ces temps difficiles, nous devons veiller à conserver le bon sens comme boussole et le bien commun comme horizon.

Mes chers collègues, ce petit exercice de prise de recul n’est pas une invitation à la contemplation. C’est bien davantage un exercice de salubrité intellectuelle pour se poser les bonnes questions : pourquoi, comment et pour qui nous sommes-nous engagés ?

Entré tard en politique, j’ai parcouru le trajet classique d’un élu de terrain. Je dois avouer que ce n’est pas la plus mauvaise école. Je vous ai parlé du privilège du doyen en commençant ce propos, mais je ne compte pas en abuser longtemps. Pour clore cette réflexion sur notre mission de parlementaire, je vous livre ces mots de Tzvetan Todorov : « L’existence humaine ressemble à ce jardin imparfait […]. Elle est ce lieu où nous apprenons à fabriquer de l’éternel avec du fugitif, où le hasard d’une rencontre se transforme en nécessité de vie. »

Cette sagesse, transposée au mandat que le peuple français nous a confié, nous commande d’être des jardiniers conscients que les tailles, les coupes, les semis auront plus ou moins d’effets, bénéfiques ou non, de court ou de long terme. En dépend la floraison ou son dépérissement.

C’est donc en jardiniers responsables que nous devons nous comporter, toujours soucieux de la prochaine récolte. (Applaudissements.)

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C’est maintenant.

Échappé quelques instants du bureau de vote que je tiens aujourd’hui pour aller remplir mon devoir électoral, je profite de ce très court répit pour mettre par écrit quelques brèves réflexions sur la campagne qui se termine.

Nous n’avons pas renoncé à la politique ; et l’élection présidentielle, qui a gardé une importance singulière, nous le rappelle tous les cinq ans. Cette journée ressemble à un rendez-vous régulier, quoique rare, de la France avec elle-même. Il semble flotter sur elle comme une atmosphère étrange de solennité et d’excitation mêlées, de curiosité inquiète, d’impatience fascinée. C’est le jour où l’indifférence n’a plus de sens, et l’ironie plus de prise, elles dont nous sommes pourtant si coutumiers.

Cette fin de campagne me laisse un regret, cette espèce d’amertume que l’on ressent après un rendez-vous manqué. Au lieu que la parole politique, si écoutée en ce temps d’élection, ait été tournée vers un dialogue contradictoire et salutaire, il me semble qu’elle s’est épuisée en d’inutiles invectives. Ce serait d’ailleurs trop facile d’en faire porter la responsabilité aux seuls candidats et à leurs équipes : j’ai été affligé de voir les réseaux sociaux, dans les dernières semaines, se transformer en une vaste cour de récréation, où fusaient les demi mensonges et les mauvaises blagues, où l’on se moquait tour à tour du « flamby » et du « nabot ». Il y a une leçon à retenir, pour chacun d’entre nous : tant que nous répondrons par la caricature à des propositions qu’il faudrait contester par la raison, tant que nous nous refuserons à l’effort d’un dialogue respectueux, sérieux et honnête, il ne faudra pas nous plaindre de la médiocrité de nos dirigeants.

Tout cela est habituel, me direz-vous. Peut-être ; je n’ai pas assez de recul pour en juger. Et je voudrais ne jamais m’y résigner. Car cela ne change rien, au contraire : c’est l’occasion de comprendre l’essentiel.

Tant que nous répondrons par la caricature à des propositions qu’il faudrait contester par la raison, tant que nous nous refuserons à l’effort d’un dialogue respectueux, sérieux et honnête, il ne faudra pas nous plaindre de la médiocrité de nos dirigeants.

Et voilà ce qui me semble essentiel.

Quelque soit le résultat de ce soir, il est au moins une chose certaine : le changement n’est pas pour aujourd’hui. Le changement profond que nous attendons, que j’essayais de décrire en ouvrant ce blog, il ne viendra pas d’en haut. Ceux qui croient qu’à lui seul, un président, quel qu’il soit, peut apporter un changement – ou une rupture, sont voués à déchanter demain – si tant est que cette élection ait vraiment beaucoup enchanté jusque là.

Le changement viendra de nous. Il viendra si nous avons la volonté de porter sur la vie politique, dans laquelle nous sommes tous embarqués, un regard plus lucide, plus exigeant, plus authentiquement préoccupé du bien commun. Il nous reste, me semble-t-il, à convertir le regard que nous portons sur notre société, à considérer avec courage notre avenir commun, pour rejeter fermement tout ce qui le met en péril : les discours qui fragilisent notre unité, les décisions qui menacent le lendemain, les choix qui altèrent la qualité morale de la culture que nous partageons. Toutes ces facilités, le plaisir d’un propos que l’on sait schématique, le soulagement de rejeter la faute sur les autres, la paresse d’une vision à court terme, il faut nous en libérer, maintenant.

Le changement peut venir demain, si cette conversion est pour aujourd’hui !

Ceux qui croient qu’à lui seul, un président, quel qu’il soit, peut apporter un changement – ou une rupture, sont voués à déchanter demain – si tant est que cette élection ait vraiment beaucoup enchanté jusque là.

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Pour continuer la discussion

 

.Voilà, je me doutais bien que mon dernier billet susciterait des réactions contrastées. Je réponds ici brièvement aux dizaines de messages, reçus par mail, en commentaire, ou via les réseaux sociaux. Merci à tous ceux qui ont écrit, pour acquiescer ou contester ! Comme le dit Mélenchon lui-même, « voilà un débat qui nous élève. »

Pour prolonger notre échange, je voudrais préciser quelques points. Mon raisonnement s’appuie sur deux caractéristiques du Front de gauche, dont je m’étonne simplement qu’elles n’indignent personne.

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1) Son rapport à l’histoire : ce mouvement, qui intègre le PCF, n’a jamais eu le courage de rompre avec une histoire pourtant douloureuse – le mot est faible. Le symptôme que je rappelais en est clair : qui a entendu Jean-Luc Mélenchon tonner contre ceux qui arboraient le drapeau de l’URSS dans ses meetings ? Et pourtant, des millions d’innocents sont morts sous ce drapeau, ont été torturés, assassinés, déportés en son nom ! C’était il y a vingt ans encore : les aurions-nous oubliés au point de s’accommoder d’une telle nostalgie chez nous, aujourd’hui ? Que tout ceux qui m’ont parlé d’un détail, par pitié, relisent Havel, Koestler, Soljenitsyne et tant d’autres ! Il en va de notre devoir de mémoire. Et, en ce jour du Souvenir de la déportation, je m’effraie de nous trouver si anesthésiés, si peu capables de révolte, sur un détail aussi terrible.

On pourrait discuter des heures pour savoir si le projet communiste doit être condamné au nom de ses réalisations historiques ou contemporaines. Mais ce n’est même pas le débat ici : lorsqu’un drapeau de l’Union Soviétique s’exhibe dans un meeting, la réprobation devrait être spontanée, unanime, absolue ! Ce serait une faute morale que de s’enfermer dans les indignations sélectives d’un conformisme paresseux.

Le simple silence de Jean-Luc Mélenchon et de son mouvement à ce sujet, sa complaisance affligeante à l’égard de Cuba, suffisent donc à me le rendre inquiétant, et à jeter le soupçon sur le rapprochement que François Hollande assume dans sa direction. Dans l’ « hommage au communisme » de ce dernier, il y a d’ailleurs sans doute, hélas, plus de facilité coupable que de conviction erronée…

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2) Son projet pour l’avenir : plusieurs messages me reprochent de jouer sur les peurs, et de caricaturer le discours du Front de Gauche. Soyons sérieux : je sais bien que les chars soviétiques ne sont pas aux frontières du pays, et je ne crois pas avoir excité des inquiétudes que je n’éprouve pas ! « La révolution n’est pas pour demain, le Front de Gauche n’est pas dangereux », me disent beaucoup : à ce compte-là, Marine Le Pen ne le serait pas non plus, qui ne risque pas de prendre l’Elysée avant un bon moment.

Et pourtant ces deux mouvements, quoique sans comparaison possible pour tout le reste, sont effectivement une menace pour notre avenir, me semble-t-il, et pour une même raison : ils ont en commun d’opposer les Français les uns aux autres. Les uns contre les autres. Le FN joue sur la défiance entre Français « de souche » et Français issus de l’immigration. Mais nous sommes tous Français, et nous avons tout à perdre des divisions qui viendraient se créer entre nous ! Jean-Luc Mélenchon a d’ailleurs su le dire, avec force, tout au long de cette campagne. Pourquoi alors être tombé dans le même travers – oui, le même ! – qui consiste à opposer les Français en fonction d’autres critères ? Salariés contre patrons, démocrates contre journalistes, peuple contre gouvernants : voici, non pas la critique (qui est normale et saine), mais la guerre, la lutte à laquelle Jean-Luc Mélenchon n’a cessé d’appeler avec virulence, créant dans une même communauté de destin des conflits d’intérêts d’ailleurs largement fantasmés. Voilà ce qui est grave.

Qu’on n’aille pas me dire qu’il n’y avait pas de la violence là-dedans. Et là encore, que personne ne se réfugie dans l’excuse trop facile. La lutte des classes, que Mélenchon a ressuscitée, c’est la tradition communiste, je le sais bien. Mais cette tradition est mortifère. Elle a détruit, elle détruit, elle détruira encore si nous cédons à son schématisme enivrant. Il est peut-être difficile de le reconnaître, car cette vision du monde est fascinante dans sa belle cohérence ; mais elle porte indéniablement à la haine et à la rancoeur. Cela n’a rien d’anodin.

On m’écrit d’ailleurs que je suis mal informé. J’ai pourtant suivi tous les discours de Jean-Luc Mélenchon, et lu régulièrement son blog – encore une fois, avec l’admiration certaine que j’ai évoquée. Il y était effectivement question, et de belle manière, de fraternité, de tendresse et d’amour. Mais tout cela, entre les ennemis d’une même classe… Car il y a bien, pour le Front de Gauche, un adversaire de classe, un ennemi de l’intérieur. N’ayant pas le temps de faire une compilation, je viens de reprendre l’un de ces discours, au hasard – vous ferez l’expérience à votre tour. J’y trouve le passage suivant :

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 C’est pourquoi il faut réquisitionner, chaque fois qu’ils essayent de s’échapper. Il faut maintenant que nous les menacions (en gras dans le texte). Je vous préviens ! Lorsque le Front de Gauche dirigera ce pays, l’article 410-1 du Code pénal prévoit que ceux qui conspirent contre les intérêts fondamentaux de la Nation en matière économique, environnementale ou financière seront pourchassés, et passibles de peines de prison et d’amendes. Je vous préviens : si vous conspirez avec des fonds de pension, vous relevez du Code pénal ! Si vous conspirez avec des gens qui décident de fermer l’unique usine d’acide acétique du pays, vous serez pourchassés ! Si vous laissez fermer la seule usine qui produit de l’insuline dans notre pays, vous serez pourchassés !

Discours au meeting de Besançon, 24 janvier

 

Si cela n’est pas un jeu dangereux avec la haine, je ne sais pas ce que c’est. La mise en scène de ce ils, par qui que ce soit, quelle que soit la classe politique ou sociale qu’il recouvre, sert à créer cette fracture dont nous pourrions bien ne jamais nous remettre. Il y a des patrons délinquants – comme il y a des immigrés délinquants, et tous les délinquants doivent être punis. Mais on ne saurait jeter l’anathème sur ce ils anonyme, entretenir la haine des patrons ou la haine des immigrés, sans compromettre gravement l’unité de notre pays. Voilà ce qui doit être dénoncé, aussi fermement à droite qu’à gauche, même et surtout si cela demande du courage !

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Je conclus par là : encore une fois, je ne conteste pas la générosité profonde qui a animé bien des militants du Front de gauche pendant cette campagne. Mais je voudrais que nous dépassions ensemble toutes les facilités, toutes les superficialités, pour regarder les faits en face, et les choix collectifs qui s’ouvrent à nous.

Comme je l’ai déjà écrit ici, en déplorant avec la même franchise une dérive de l’autre bord, nous avons un avenir à sauver. Notre génération va devoir faire face à des défis qui compteront parmi les plus grands qu’un pays, qu’un continent, ait jamais surmontés. Divisés, nous n’y parviendrons jamais. Ceux qui prêchent la guerre entre nous, quels qu’ils soient, fragilisent donc notre avenir commun.

Car le seul avenir possible nous est commun ! Faire croire que nous aurions quoi que ce soit à gagner dans le fait de lutter les uns contre les autres, c’est là un jeu irresponsable et dangereux. Voilà le seul et unique sens de mon précédent billet : comme j’aimerais que nous sachions résister avec autant de force à la tentation mortifère qui nous guette des deux côtés…

Et comme j’aimerais, demain, pouvoir travailler avec ces jeunes attirés par le Front de gauche, quand ils renonceront à une lutte inféconde, pour tenir ensemble nos fronts communs – pour rechercher avec eux toutes les formes de justice et combattre, avec eux, toutes les formes de pauvreté !

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Indignez-vous !

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Chers lecteurs,

Jusque là, vous l’aurez sans doute remarqué, je m’étais abstenu de publier toute analyse sur les élections présidentielles en cours. Le sujet suscite une littérature assez abondante pour que j’évite d’y ajouter un commentaire supplémentaire. Mais aujourd’hui, en conscience, je ne peux plus tenir cette résolution. Il se passe quelque chose de trop grave dans notre pays.

Un parti a obtenu, dimanche dernier, un score jamais atteint dans les dernières décennies de notre histoire électorale. Un parti pas comme les autres. Un parti qui appelle à la haine entre les Français, qui tient un discours de violence à peine réfrénée, qui excite les peurs et les rejets. Un parti qui jette en permanence le soupçon sur les institutions et les médias qui font vivre notre démocratie.

Plus grave encore : il s’agit d’un parti qui n’a jamais explicitement rompu avec l’idéologie totalitaire la plus meurtrière du XXème siècle. Dont les responsables se sont affichés aux côtés de responsables politiques internationaux notoirement hostiles à la démocratie. Dont les meetings ont vu arborer souvent les drapeaux d’un régime qui a compté parmi les plus inhumains de l’histoire. Des images existent. Des vidéos ont été diffusées, au grand jour, sur les principales chaînes de télévisions. Sans que jamais ce parti ne réagisse, ne condamne ou ne prenne ses distances.

Ce parti a fait un score à deux chiffres. A deux chiffres. En France, en 2012.

Mais il y a pire encore : dans cette période d’entre-deux tours propices à tous les calculs, il semble que l’un des deux finalistes soit prêt à tout pour s’accommoder les faveurs de ce parti, avec lequel aucune tractation ne devrait pouvoir être possible.

Voilà pourquoi je prends la plume ce soir. La démocratie est en danger dans notre pays ; parce qu’un parti extrémiste, aux frontières du respect de notre république, a réussi à attirer des millions de Français en jouant sur les exaspérations légitimes nées de la crise. Et parce que, plutôt que de dénoncer l’archaïsme insensé, l’idéologie haineuse et les complaisances coupables de ce parti, l’un des candidats du second tour, susceptible donc – quand on y pense ! – d’obtenir un prochain mandat présidentiel, semble résolu à pousser l’indignité jusqu’à faire les yeux doux à ce parti pour se rallier ses électeurs.

Oui, vous avez bien lu. François Hollande pactise avec le Front de Gauche. Il a déclaré hier soir qu’il était prêt à gouverner avec des ministres issus de ce mouvement. Il a déclaré ce soir vouloir « rendre hommage à la culture communiste. » Un peu de recul historique, un peu de lucidité politique, un peu de bon sens, enfin, devraient nous faire mesurer toute la facilité scandaleuse, toute la compromission honteuse d’un tel propos !

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Bon, quelques lignes et je suis déjà épuisé de jouer l’incantation de la grande conscience morale… Venons-en au fait : ce petit laïus n’avait d’autre but que de montrer l’incroyable dissymétrie dans le traitement réservé aux deux candidats, notamment dans leur rapport aux extrêmes. J’ai suivi avec beaucoup d’intérêt la campagne de Jean-Luc Mélenchon – et, je dois le dire, avec beaucoup d’admiration. Il y avait chez lui une vision cohérente, un propos fondé et approfondi, une indéniable énergie, la capacité à créer une fraternité dans l’engagement et, qualité hélas de plus en plus rare, un art de la parole qui a fait honneur comme rarement à notre langue.

Mais enfin, bien que je n’aie pu retenir une certaine estime pour le candidat, les faits sont là : le discours de Mélenchon ne joue que sur les haines et les rancoeurs. Il est à l’évidence dangereusement irréaliste dans ses promesses, et donne de fausses réponses à de vrais problèmes. Il crée la division, opposant plusieurs fois le drapeau rouge au drapeau tricolore, qui porte « ces couleurs que nous n’aimons pas. » Il appelle à l’insurrection, contestant explicitement les institutions républicaines. Il témoigne d’une complaisance répétée à l’égard de régimes connus comme des dictatures meurtrières. Il est candidat du parti communiste, enfin, le seul qui n’ait pas changé de nom, ni de sigle, ni d’hymne, ni de journal, ni d’idéologie, depuis son affiliation à l’Internationale de Lénine en 1920, assumant ainsi l’histoire la plus sanglante qui ait traversé le siècle dernier. Et voilà le mouvement que M. Hollande voudrait intégrer à son gouvernement ? Voilà la « culture communiste » à laquelle, ce soir du 27 avril 2012, il cherche encore à rendre hommage ?

 Je sais, vous pensez sans doute que Marine Le Pen est vraiment méchante, elle, et que le camarade Jean-Luc a quand même un côté sympa. Vous allez me reprocher cette critique, parce que parler des ravages que le communisme a laissés derrière lui au XXème siècle, c’est déjà un peu douteux, hein. Cela étant, je ne doute pas, moi, de la sincérité, de la générosité de l’engagement de nombreux militants du Front de gauche ; mais aucune générosité n’est suffisante sans le courage de l’honnêteté intellectuelle. Parlons franchement : attaché à la démocratie comme à l’une des conquêtes les plus précieuses de notre histoire encore récente, comme à l’une des plus coûteuses aussi aux générations qui nous ont précédées, je ne peux pas ne pas trouver le propos de Jean-Luc Mélenchon dangereux, et la manoeuvre électoraliste de François Hollande irresponsable et immorale, de la part d’un candidat à la présidence de la République.

On se bornera à constater qu’on fait à Nicolas Sarkozy un procès bien plus acharné pour un rapprochement bien moins évident avec Marine Le Pen. M. Sarkozy a beau répéter qu’il ne gouvernera pas avec le FN, qu’aucun accord ne se fera pour les législatives, qu’il n’a aucune estime pour le combat que mène sa candidate, on s’obstine à le dénoncer comme un crypto-fasciste, et des élus socialistes – oui, des élus ! – ont poussé le triste ridicule jusqu’à l’assimiler à Hitler. Malgré tout ce que j’ai écrit ici, je n’assimilerai pas M. Mélenchon à Staline. Les raccourcis historiques sont malhonnêtes, lorsqu’ils sont à ce point infondés qu’ils finissent par insulter les véritables victimes du totalitarisme en banalisant, dans un sens comme dans l’autre, l’idéologie qui les a broyées ; ils sont doublement malhonnêtes, qui plus est, lorsqu’ils fonctionnent si évidemment à géométrie variable…

 

Je reviendrai dans les prochains jours sur cette campagne d’entre-deux tours, qui, me semble-t-il, rend si difficile le choix qu’il nous reste à faire…

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Toute la France veille à Toulouse.

Cette nuit, toute la France veille à Toulouse. La mort a pénétré dans une école, dans ce lieu où l’être s’éveille à la vie.

Bien des enseignants en font l’expérience : une école est toujours un foyer, le lieu qui par nature résiste à la barbarie. Dans les espaces les plus hostiles du monde et jusque dans notre pays, au milieu de la pire violence, une école est toujours un signe singulier, l’appel à ce qu’il y a de meilleur en l’homme. En France comme dans le monde, l’école ne reste jamais indemne des conflits qui l’environnent ; mais lorsque la brutalité l’envahit, c’est à chaque fois un sanctuaire qu’on profane.

La mort a pénétré dans une école et elle a frappé des enfants.

Rien au monde n’est plus scandaleux, au sens biblique de ce terme, que le massacre des innocents. Rien n’est plus révoltant que la mort, que la souffrance d’un enfant. Il y a là l’injustice inexplicable, le deuil inconsolable. Une fois de plus, le peuple juif porte dans sa chair cette indicible détresse. Premier pas nécessaire vers l’espérance, l’immense émotion qui traverse le monde entier est signe que les peuples sont prêts à porter ensemble le poids de cette tragédie.

J’y vois en particulier un signe pour nous. Notre pays semble, singulièrement en cette période, si prompt à la division, si rétif à l’unité. Ce drame doit nous permettre au moins de saisir l’importance de ce qui nous rassemble. Il y a bien quelque chose d’essentiel, quelque chose qui aujourd’hui a fait taire les intérêts, les querelles, les ambitions et les bassesses.

L’essentiel, c’est au moins le refus profond de cette souffrance du plus petit, du plus fragile, du plus vulnérable. Ne le perdons jamais de vue, ni de coeur. Nous le devons à Myriam, à Gabriel, Arieh et Jonathan, que nous veillons ensemble ce soir.

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Job prit la parole et dit : Oh! s’il était possible de peser ma douleur,

et si toutes mes détresses étaient sur la balance,

elles seraient plus pesantes que le sable de la mer…

Quelle est ma force, pour que j’attende ?

Quelle est la durée de mes jours, pour que j’aie patience ?

Ma force est-elle la force des pierres, et ma chair est-elle d’airain ?

Ne suis-je pas dénué de tout secours, et tout espoir de salut ne m’est-il pas enlevé ?

Mais celui qui souffre a droit à la compassion de son ami…

 

Livre de Job, chapitre VI

 

Les jeunes et la présidentielle

Ces jours-ci, toute la presse répète le même constat : cette campagne présidentielle ne fait décidément pas rêver les Français. Le JDD constate que « la campagne déçoit les Français. » « La France s’agace », titre Le Monde, tandis que l’Express demande à ses lecteurs s’ils trouvent la campagne « barbante ».

La tournure de cette campagne était prévisible depuis bien longtemps. Je l’écrivais il y a exactement un an, dans un article publié en mars 2011 sur Atlantico.fr, qui évoquait le rapport des jeunes à l’élection, et que je reproduis ici.

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I have no dream

Les jeunes seront-ils au rendez-vous de 2012 ? Rien n’est moins sûr. Après les manifestations contre la réforme des retraites, la classe politique était pourtant unanime à considérer la jeunesse comme l’un des enjeux majeurs de la prochaine décennie. Dans la rue, des milliers de lycéens criaient alors, plus que leur refus d’une réforme dont beaucoup ne connaissaient guère les implications techniques, leur angoisse et leur révolte devant une société dont ils se sentent largement exclus.

Depuis, des statistiques alarmantes ne cessent de justifier ce sentiment d’impuissance d’une génération, que la stagnation économique et les échecs du système éducatif condamnent à rester au bord de la route. A chaque fois, les responsables politiques de tous bords ont décrété que la jeunesse serait l’une des grandes questions de 2012.

La « rupture », concept adolescent

Mais les jeunes, eux, seront-ils là ? Tout laisse à penser, à un an des présidentielles, que ces élections les laisseront largement indifférents. 2007 avait suscité un vrai enthousiasme et d’intenses engagements : les candidats, de gauche comme de droite, apportaient un renouveau dans le paysage politique. Nicolas Sarkozy prônait la rupture, incarnait un nouveau style, plus direct, moins compassé que celui de la génération précédente. Le contraste était saisissant avec un Chirac solennel et définitivement décalé ; d’aussi loin qu’on s’en souvienne, il avait toujours été Président, et maintenant il faisait figure de grand-père moralisateur, incapable de comprendre le rythme et les envies du nouveau siècle, et chaussant ses lunettes pour réprimander sans convaincre les jeunes révoltés par le CPE.

Ségolène Royal, de son côté, lançait des idées nouvelles, jouait la rebelle contre les caciques de son parti, représentants du socialisme de papa. François Bayrou créait le suspense en s’imposant comme le troisième homme inattendu, et dénonçait la dictature des médias comme le pouvoir de l’argent dans une rhétorique presque révolutionnaire. Bref, la jeunesse était au centre du jeu ; liberté d’action avec Sarko, liberté d’expression avec la démocratie participative de Ségo, liberté de choix avec Bayrou, on ne parlait que de renouveau et de « rupture » – un concept fondamentalement adolescent.

Effet boomerang

Hélas, la désillusion fut brutale. Il ne faut pas chercher beaucoup plus loin la source de l’animosité si vive qui, bien au-delà des jeunes d’ailleurs, vise le président de la République : il a eu le grand tort de faire rêver beaucoup de monde. Promettre la rupture, assurer que tout devient possible, ne s’interdire aucun des mots qui portent le plus d’espoirs, c’est prendre le risque presque inéluctable de décevoir. La nature inédite de cette impopularité dont Nicolas Sarkozy ne parvient pas à se débarrasser est l’exacte réplique de cet espoir nouveau qu’il avait suscité. Impossible maintenant de retrouver cette ferveur passée.

Finie la promesse de gagner plus, ou de rendre l’ordre juste. L’heure n’est plus aux rêves et au renouveau, il est au pragmatisme et à la dure réalité. La droite ne peut promettre que la rigueur, c’est-à-dire la perspective d’une vie plus petite, plus inquiète, plus prudente, que celle des générations précédentes. Quant à la gauche, il est peu probable qu’elle puisse capitaliser sur le vent de révolte qui agite régulièrement lycéens et étudiants. Quel candidat socialiste se risquera à promettre l’abrogation immédiate de la réforme des retraites ?

Une vraie raison de s’engager ?

Un match Sarkozy – DSK, par exemple, risquerait fort de faire fuir les jeunes, loin de l’isoloir, ou bien dans les extrêmes. 2012 ressemblera à 2002 plus qu’à 2007 : en ces temps de crise, il semble que la parole politique joue sur l’anxiété plus que sur l’enthousiasme. Et la vertu de prudence n’a jamais été l’apanage de la jeunesse.

Le soubresaut de 2007 aura peut-être été une victoire à la Pyrrhus des partis pour mobiliser les jeunes. « Tous ceux qui veulent changer le monde » : le slogan a suscité l’ironie, tout autant que la piètre qualité du lip-dub auquel il servait de titre. Preuve, s’il en fallait, que les jeunes ne sont pas d’abord touchés par les moyens de communication, mais par la qualité du message qu’ils véhiculent. Il ne suffit pas d’être sur Facebook pour y être populaire – c’est au contraire la seconde partie qui est la plus difficile. L’armada des consultants pourra toujours aller chercher dans la campagne d’Obama une recette miracle pour mobiliser la jeunesse ; ils ne la trouveront pas, si on ne lui offre pas une vraie raison de s’engager.

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