Sur la réforme du collège et la crise éducative

Echange animé, à l’invitation des Matins de France Culture, sur la situation de l’éducation nationale et la réforme du collège ; avec Philippe Meirieu, professeur en sciences de l’éducation, qui a compté parmi les principaux inspirateurs des réformes scolaires des trente dernières années, et Agnès Van Zanten, sociologue. Une émission présentée par Guillaume Erner.

(Débat sur la réforme à partir de 18 mn 17.)


Les Matins / Quels devoirs pour l’école en 2015 ? par franceculture

L’accès des jeunes au monde du travail : une génération sacrifiée ?

 

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Voici le texte d’un long entretien publié par le journal L’Opinion, dans son édition du mercredi 26 août, à l’occasion d‘une intervention à l’Université d’été du Medef sur le thème de la jeunesse.

Propos recueillis par Claire Bauchart.

– En France, trois ans après la sortie du système scolaire, un jeune sur cinq est toujours chercheur d’emploi, selon un avis du Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE) de Mars 2015. Si la crise a sa part de responsabilité, comment en sommes-nous arrivés à un système donnant si peu de place aux jeunes ?

Le modèle français a pour but premier la protection, et il sécurise au maximum ceux qui sont déjà dans l’emploi. Mais du coup, en période de crise, il rend beaucoup plus difficile l’accès au monde du travail pour ceux qui n’y sont pas encore entrés, et notamment les jeunes.

Je suis président de la Mission locale Intercommunale de Versailles, qui accompagne des centaines de jeunes dans leur recherche d’emploi : je vois combien les DRH ou les dirigeants ont tendance à augmenter dans leurs annonces l’expérience qu’ils demandent aux candidats. C’est un filtre utile pour éviter d’être noyé sous les sollicitations ; mais cela constitue de fait un obstacle désespérant pour l’accès au premier emploi. Comment obtenir les années d’expérience que l’on vous refuse d’acquérir ?

– Diriez vous alors que les jeunes sont aujourd’hui une génération sacrifiée ?

Il y a de vraies injustices, c’est vrai, notamment du fait de l’échec de notre système scolaire, qui est devenu le plus inégalitaire de tous les pays de l’OCDE. Mais la France est un pays riche d’opportunités ; à nous de relever les défis dont nous héritons. Devant les drames récents de l’immigration, les situations de pauvreté ou de conflit que subissent tant de jeunes dans le monde, il serait scandaleux de nous poser en victimes.

– Au cours des dix dernières années, le nombre d’entreprises créées par des jeunes de moins de 30 ans a pratiquement triplé, s’établissant à 125 000 pour la seule année 2014, d’après l’Agence Pour la Création d’Entreprises (APCE). Dans le même temps, les incubateurs prolifèrent au sein des grandes écoles. Ces vocations soudaines sont-elles nées d’une envie ou constituent-elles une alternative à un monde du travail peu accueillant ?

L’entrepreneuriat séduit en effet pour plusieurs raisons. Parmi elles, bien des jeunes partagent l’expérience de cette rigidité dans l’accès au monde du travail. S’ajoute à cela l’envie, qui constitue un marqueur de la génération Y, de sortir des cadres, de ne pas se contenter d’un travail salarié souvent perçu comme un obstacle à la créativité.

– Dans ce cadre, cette génération d’entrepreneurs évolue-t-elle dans un contexte favorable à la création ? En d’autres termes, si Mark Zuckerberg avait été français, son entreprise aurait-elle eu autant de succès ?

Si Zuckerberg avait été français, Facebook aurait pris son essor, sans aucun doute… mais aux Etats-Unis ! La France a un vrai problème avec la réussite, et celle de l’entreprise privée en particulier.

Nous avons pourtant effectué un travail important au sein des collectivités locales afin de développer les incubateurs et les pépinières. Une vraie souplesse a été apportée avec la réforme de l’auto-entreprise. Le problème se situe aujourd’hui au moment de l’étape suivante, celle du développement : en clair, quand vous avez besoin de vous financer, et surtout quand vous souhaitez recruter et créer de l’emploi, la complexité du système est telle que tout semble fait pour vous en dissuader. C’est terrible à dire, mais aujourd’hui, le principal ennemi du dynamisme économique français, c’est l’Etat.

La prise de risque n’est absolument pas accompagnée. Ne nous étonnons pas que les jeunes qui ont un projet fort le portent si souvent à l’étranger…

– Dans un monde économique en crise par ailleurs bouleversé par la mutation numérique, les jeunes, qu’ils soient diplômés ou pas, issus de classes sociales modestes ou aisées, estiment-ils avoir des rôles-modèles auxquels se référer ?

Arrive aujourd’hui sur le marché du travail une génération, dont je fais partie, qui a grandi dans l’omniprésence de la crise. Depuis que nous avons une attention au monde, on nous parle de crise partout : crise économique,  crise de la dette, crise de l’emploi, crise écologique, crise politique, crise de l’éducation… Ce diagnostic permanent peut fragiliser la légitimité des responsables auxquels nous devons la situation dont nous héritons.

D’autre part, cette génération vient après la chute du mur de Berlin, et la fin des grandes idéologies. Les partis de gouvernement sont devenus gestionnaires : difficile d’y trouver des visions fortes et singulières. Nous sommes un peu orphelins sur le plan politique : l’idéalisme auquel aspire souvent la jeunesse peine aujourd’hui à s’incarner.

Et pourtant, contrairement à ce que l’on ne entend parfois, je crois que de nombreux jeunes cherchent à être accompagnés par des aînés. Je le constate par exemple au sein de la Mission locale : le système de parrainage qui relie des cadres seniors et des jeunes est extrêmement bénéfique, et les jeunes le plébiscitent.

Nous avons donc beaucoup à gagner dans la reconstruction d’un vrai dialogue entre les générations, y compris pour le dynamisme économique de nos entreprises et de notre pays.

– Une étude d’Ernst & Young publiée en 2014 pointe une « révolution des métiers » : 90% des dirigeants prédisent des transformations majeures concernant les métiers de leurs équipes. Comment adapter notre système éducatif aux défis du monde moderne ?

 Nous devons refaire de l’école le lieu de transmission des connaissances fondamentales. Apprendre le code informatique en CE1 me paraît dérisoire quand, selon la Ministre, plus de 23% des jeunes de troisième ont de grandes difficultés en mathématiques, et près de 20% en français.

Je crois que l’école se trompe lorsqu’elle court derrière les dernières nouveautés. Mieux vaut transmettre à un enfant les éléments d’une culture fondamentale (maîtrise de la langue, du raisonnement scientifique, de l’histoire, de la géographie…) : c’est cela qui le rendra capable de s’adapter, d’imaginer, de chercher. Les créateurs de Google n’avaient pas fait de code informatique à l’école…

Crise omniprésente, difficultés à accéder à l’emploi, nouveaux usages numériques… Ces nombreux bouleversements engendrent-ils une redéfinition de l’ambition professionnelle au sein des jeunes générations ?

Pour la première fois, les jeunes sont majoritaires à estimer, dans toutes les enquêtes d’opinion, qu’ils vivront moins bien que leurs parents. Cela modifie en profondeur la manière dont ils appréhendent le monde du travail. La génération qui nous a précédés est entrée sur le marché de l’emploi accompagnée d’une promesse de prospérité, de croissance, de progrès économique… Cette perspective a forcément changé : marqué par un climat de crise, l’état d’esprit des jeunes n’est pas tant de s’engager dans la vie avec enthousiasme et un esprit conquérant que de tenter de se protéger au maximum d’un monde du travail perçu comme un espace de difficultés, et d’inquiétante incertitude. Par ricochet, les sondages[1] montrent à quel point la famille est une valeur importante, une véritable valeur refuge, pour les jeunes : beaucoup cherchent ce lien avec leurs aînés qui les aidera à s’engager dans un monde complexe.

Un dernier aspect à relever : puisque beaucoup sont persuadés de devoir se résoudre à une sobriété plus grande d’un point de vue matériel, ils cherchent des métiers qui puissent avoir du sens pour eux. C’est une belle exigence pour le monde du travail, qui devra répondre à cette aspiration profonde, que la prospérité économique avait peut-être contribué à éloigner.

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[1] D’après l’Atlas des jeunes en France (éd .Autrement), 85% des jeunes de 18 à 29 ans estiment la famille « très importante. »

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Si c’est un homme

 

Vincent Lambert

Tribune publiée dans le Figaro du 23 juillet 2015 et sur FigaroVox.

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Ce jeudi 23 juillet, le docteur Daniela Simon a convoqué les proches de Vincent Lambert. « L’objectif de cette réunion, leur écrivait-elle, sera (…) de vous informer des conclusions de la procédure collégiale et de la décision que j’aurai prise. » Selon toute probabilité, cette décision devrait consister à mettre fin à l’hydratation et à l’alimentation de Vincent Lambert, qui se verra alors condamné à mourir lentement de faim et de soif.

Et pourtant Vincent Lambert n’est pas en fin de vie. Son état semble même progresser, malgré le fait qu’il soit depuis longtemps privé de soins de rééducation. Plusieurs établissements spécialisés dans l’accueil de grands handicapés, en France ou à l’étranger, ont proposé de l’accueillir. Ses parents ne demandent qu’à s’occuper de ce transfert pour mieux accompagner leur fils… Mais rien n’y fait : tout ce que Pierre et Viviane Lambert auront pu obtenir, c’est d’être simplement informés de la décision prise par un médecin qui a déjà tenté par deux fois d’en finir avec leur fils. Désormais ils sont tenus au courant, et c’est déjà un progrès : la première fois, en avril 2013, ils avaient appris par hasard que Vincent était privé d’alimentation ! Les médecins n’avaient pas jugé opportun de prévenir la famille de celui qu’ils avaient condamné… Vincent Lambert avait survécu ainsi 31 jours, avant qu’une première décision de justice ne le sauve in extremis.

Les progrès de la médecine créent paradoxalement des situations de fragilité complexes, dans lesquelles le discernement est réellement difficile. Des situations profondément douloureuses, comme celle que vit aujourd’hui, sous le regard de tout un pays, la famille de Vincent Lambert. Des situations inédites, qui sont un défi pour les professionnels de santé. Il faut reconnaître cette complexité, ces difficultés et cette souffrance, et l’incertitude à laquelle nous conduit la nouveauté de ces situations. Mais la question qui se pose est la suivante : que faire de cette incertitude ? Comment recevoir cette fragilité ? Quel regard poser sur une vie qui dure hors de toutes les normes, sur un corps dans l’extrême dépendance, sur une conscience qui ne s’exprime plus ?

L’incertitude est bien réelle quant à ce que vivent vraiment les 1700 patients qui, en France, se trouvent, comme Vincent, en situation pauci-relationnelle. Qu’en est-il réellement de leur vie intérieure, de leurs perceptions ? L’encéphalogramme de Vincent Lambert témoigne d’une activité cérébrale bien réelle. Que se passe-t-il dans cette conscience désormais impuissante à se dire ? A cette question, nous ne savons pas répondre. Mais comme toute incertitude, plus que toute autre sans doute, de telles zones d’ombre devraient nous obliger à la plus absolue prudence. Le principe de précaution, qui a valeur de principe constitutionnel lorsqu’il s’agit de l’environnement, ne devrait-il pas peser infiniment plus lorsqu’une vie humaine est en jeu ?

Un témoignage pourrait suffire à nous alerter, celui qu’a raconté Angèle Lieby dans un livre poignant paru en 2012, Une larme m’a sauvée. Transportée un jour aux urgences pour un malaise lié à une maladie rare, elle est plongée dans un coma dont elle ne se réveille pas. Tout le monde autour d’elle la croit presque morte, en tous les cas totalement inconsciente. Mais Angèle Lieby est bien vivante : elle entend tout ce qui se dit autour d’elle, elle perçoit la douleur et réfléchit très lucidement ; elle est simplement comme enfermée dans son corps, incapable du moindre mouvement. Le jour de son anniversaire de mariage, alors que sa fille est venue lui rendre visite et lui parle, une larme coule de sa joue : cela révèle qu’elle entend, qu’elle a gardé sa mémoire, sa sensibilité et même ses émotions. Après une longue période de rééducation, Angèle retrouve peu à peu la totalité de ses facultés ; elle raconte aujourd’hui son histoire jusque dans des colloques scientifiques.

Vincent Lambert, au moment où l’on s’apprête à le faire mourir, est en train de retrouver la capacité à se nourrir par lui-même, sans la sonde qui l’alimente jusqu’à maintenant. Bien sûr, ces progrès sont très lents, et il ne retrouvera sans doute jamais les capacités qu’il avait avant son accident. Mais l’histoire d’Angèle Lieby devrait à elle seule nous interdire les raccourcis et le mépris dont il est si souvent l’objet. A cause de son témoignage, partagé par d’autres patients, personne n’a le droit d’assurer que « Vincent n’est déjà plus là ». Comment peut-on affirmer, puisque nous savons si peu de choses de ce qu’il vit en ce moment, que ce corps souffrant n’est plus rien, plus rien qu’un lit à libérer dans le couloir d’un CHU ? Comment peut-on écrire de Vincent qu’il ne serait qu’un « légume » ? Ce débat aura été l’occasion de constater, une fois de plus, que les partisans du droit à mourir « dans la dignité » commencent toujours par dénier toute dignité à ceux qu’ils voudraient voir partir… Malades, handicapés, vieux, dépressifs, anormaux – à la suite de Vincent Lambert, indignes de toute la terre, dépêchez-vous de mourir !

« Les faibles et les ratés doivent périr, et on devrait les aider en cela : c’est le premier principe de notre charité. » En écrivant cet aphorisme, au début de L’Antéchrist, Nietzsche ne se doutait sans doute pas qu’il rédigeait ce qui deviendra peut-être, comme en Belgique, le prochain code de conduite de la médecine. Si le cas particulier de Vincent Lambert déchaîne à ce point les passions, c’est parce qu’il montre la croisée des chemins à laquelle nous sommes arrivés. Le serment d’Hippocrate commande encore : « Je ne provoquerai jamais la mort délibérément. » Si cet interdit devait disparaître, à quelle limite arrêterons-nous les effets de « notre charité » ? Si la vie de Vincent Lambert devait n’être plus jugée humaine – parce qu’inutile, impuissante, non conforme aux normes du bonheur et de la performance sociale, alors laquelle de nos existences sera longtemps digne d’être prolongée ?

Bien sûr, n’en doutons pas, les formes du droit seront respectées, les protocoles garantis, la collégialité promue. Mais au fond, une question demeure toujours, que Vincent Lambert incarne aujourd’hui sans l’avoir voulu : à qui avons-nous affaire exactement, quand nous voyons ce corps souffrant ? Ou quand nous refusons de le voir – manière de montrer, malgré nous, que nous préférons encore ne pas reconnaître en lui notre semblable… Là est la question décisive. Car s’il s’agit d’un semblable, d’un innocent simplement frappé par la dépendance, alors décider ainsi de sa mort, comme on s’apprête à le faire ce matin, est à soi seul un crime contre l’humanité – et la nôtre autant que la sienne. La question que Primo Levi lançait, au début de son récit des camps de concentration, se repose à chacun d’entre nous aujourd’hui :

      Vous qui vivez en toute quiétude

       Bien au chaud dans vos maisons

       Vous qui trouvez le soir en rentrant

       La table mise et des visages amis

       Considérez si c’est un homme

       Que celui qui peine dans la boue,

       Qui ne connait pas de repos,

       Qui se bat pour un quignon de pain,

       Qui meurt pour un oui pour un non…

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Entretien pour FigaroVox

Texte complet de l’entretien paru sur le site du Figaro le 30 mai 2015. Propos recueillis par Vincent Tremolet de Villers.

Le principal parti de droite, l’UMP est en congrès ce week-end. Il devrait changer de nom pour s’appeler les Républicains. Que vous inspire ce nom ?

L’urgence, me semble-t-il, c’est de parler de la France… Je ne crois pas que ce soit en parlant de formes institutionnelles, qui en elles-mêmes ne garantissent rien, que l’on retrouvera l’élan dont notre politique a besoin. De toutes façons, ce nom n’est qu’un élément de communication ; le seul sujet devrait être celui du projet que cette formation choisira de porter. Cette polémique est symptomatique de la crise politique actuelle : quand une étiquette devient le sujet du débat, c’est qu’on a laissé l’essentiel pour l’accessoire. Au lieu d’être un outil au service de l’action, la communication est devenue le centre d’intérêt d’un univers politique vidé de tout contenu, coupé de la réalité des problèmes. Débattre du nom d’un parti, dans la situation actuelle de notre pays, c’est se passionner pour le morceau que doit jouer l’orchestre au moment où le Titanic coule.

Pierre Nora, dans Le Figaro, affirme que « la basse intelligentsia » se radicalise à gauche et que la « haute intelligentsia » penche vers une réaction conservatrice. Partagez-vous cette analyse et si c’est le cas, pensez-vous que les politiques ont pris la mesure de ces nouvelles orientations ? 

Je ne saurais pas distinguer précisément ceux que Pierre Nora désigne ainsi. Mais une chose semble sûre : tous ceux qui tentent de réfléchir lucidement sur la situation que nous vivons, qu’ils soient de droite ou de gauche, constatent qu’il est impossible de se résigner plus longtemps au mouvement de déconstruction systématique auquel nous sommes livrés. Déconstruction de notre héritage culturel, de nos repères anthropologiques, des liens qui font une société, des conditions même de l’activité économique… Cette prise de conscience partagée, les intellectuels en témoignent singulièrement : quand des personnalités aussi importantes et aussi différentes que Pierre Nora, Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut, Régis Debray, Michel Onfray et d’autres encore, en viennent à partager ce même diagnostic, c’est qu’il se passe quelque chose ! Mais à cette prise de conscience, la gauche au pouvoir ne répond qu’en se raidissant dans le sectarisme et l’insulte.

Pourquoi la gauche, selon vous, perd-elle de son hégémonie intellectuelle ?

Nous assistons peut-être à la fin d’un cycle, aux dernières conséquences de la chute du mur de Berlin. En voyant s’effondrer l’idéologie communiste, la gauche française a perdu la grille d’interprétation qui sous-tendait ses projets et ses débats. Maintenant, il ne nous reste plus que François Hollande, qui écrit des discours sur la résistance après avoir rendu visite à Fidel Castro : en fait, quand un président de gauche exprime sa « fascination » pour un dictateur criminel et multimillionnaire, on comprend que sa famille politique a arrêté de penser depuis bien longtemps… Du coup, privés de boussole, les socialistes renient point par point tout leur héritage politique : l’école de Jules Ferry est mise au service d’une rééducation idéologique plutôt que de la transmission du savoir à toutes les classes sociales. Une rhétorique sécuritaire justifie la légalisation d’un appareil de renseignement quasi-totalitaire. Le développement économique et écologique consiste à laisser s’écrouler les infrastructures ferroviaires de territoires entiers, pour les remplacer par des transports en cars. Et le dernier grand projet d’émancipation socialiste est la GPA, qui étend le règne du marché jusqu’au ventre des femmes et aux enfants vendus sur catalogue… On comprend qu’il soit difficile, avec une telle gauche, de rester un « intellectuel de gauche » !

La droite est-elle toujours, selon vous, sous la domination intellectuelle de la gauche ?

Malheureusement, la droite semble toujours incapable, aujourd’hui, de se définir autrement que comme une version plus lente de la gauche… Ce que le parti socialiste définit comme un « progrès », en dépit du bon sens et parfois même des plus grandes valeurs de la gauche, finit tôt ou tard par être accepté par la droite. De ce point de vue, l’enjeu des prochaines années est double. Il s’agit d’abord de savoir si les responsables politiques qui prétendent incarner une alternance seront capables de s’appuyer sur l’évolution significative du paysage intellectuel, et sur les nouvelles formes d’engagement qui sont nées ces dernières années à la faveur des débats très profonds qui ont traversé notre société. Et, second enjeu, s’ils sauront s’affranchir ensuite des interdits et des mimétismes qui, largement forgés par la gauche, pesaient jusque là sur le débat public. Il y a du chemin à faire…

Vous avez combattu la réforme du collège. A-t-elle selon vous fracturé le pays ? 

Le débat n’est pas terminé ! Cette réforme a, au contraire, permis de réunir dans une opposition lucide et réfléchie des hommes et des femmes qui, jusque là, n’avaient jamais milité ensemble… Il suffit de constater l’unité inédite des syndicats jusque là très éloignés, et qui sur ce sujet ont su parler d’une seule voix. La vraie fracture est causée par le gouvernement qui, là encore, s’est imposé comme par effraction, en refusant d’écouter et de dialoguer, dès la préparation de cette réforme. Il faut maintenant que les Français se joignent massivement aux enseignants qui vont se mobiliser à nouveau : l’école est notre bien commun le plus précieux, et son avenir nous concerne tous… Il faut la rendre à sa mission, la transmission du savoir et de la culture à tous les enfants – à commencer par les plus déshérités, qui, si l’école ne leur apprend plus rien, ne s’en sortiront jamais. Ne laissons pas détourner notre éducation nationale par l’entêtement brutal de ce gouvernement, et l’idéologie de quelques experts qui nous ont conduit à l’échec actuel. L’opinion est majoritairement opposée à cette réforme ; mais puisque les sondages ne sont pas entendus, maintenant il faut venir le dire dans la rue !

La droite aussi est coupable de la déréliction de l’école ? 

A l’évidence… Sur la question de l’école, les politiques de droite comme de gauche sont dans une continuité parfaite ; en fait, la seule différence entre les deux camps consiste à supprimer ou à créer des postes d’enseignants. Mais le désintérêt total pour l’enseignement, la déconstruction de la transmission, l’appauvrissement des savoirs mesurés désormais à l’aune de leur utilité immédiate dans la vie professionnelle, la fascination pour les équipements numériques qui remplaceraient l’apprentissage et la mémoire, tout cela a caractérisé aussi bien cette majorité que la précédente. Il est vrai que l’influence de la gauche s’est singulièrement exprimée dans l’éducation nationale. Mais plutôt que de proposer une autre vision, la droite a préféré fermer les yeux ; plutôt que de transformer en profondeur la formation des enseignants, par exemple, elle l’a purement et simplement supprimée. C’est le signe qu’elle n’avait pas d’autre perspective à offrir.

Votre livre vous a fait faire un long et grand tour de France. Que vous inspire cette France qui se sent déshéritée ?

Je suis d’abord frappé d’être autant sollicité : après ce travail très humble que j’ai tenté de mener pour comprendre la crise éducative qui marque notre pays, j’ai reçu des appels qui ne cessent pas depuis, et je suis allé dans des dizaines de villes à la rencontre de parents, d’enseignants, d’associations… Ces conférences qu’on me propose rassemblent toujours beaucoup de monde, un public à la fois inquiet, conscient de la réalité de cette crise, et désorienté par une parole politique perçue comme vide de sens et déconnectée du réel. Il y a chez les Français, au-delà de toutes les diversités locales, une aspiration très profonde, le besoin de comprendre la situation, de délaisser le bruit de fond souvent superficiel de l’information continue pour parler enfin de l’essentiel. Quel avenir voulons-nous vraiment construire ? Que voulons-nous laisser à nos enfants ? Le débat public, si souvent centré sur des enjeux de personne, de camps, de com, est incapable de mettre des mots sur ces questions. C’est là sans doute, au fond, l’une des véritables causes de la crise que nous traversons.

Les attentats de janvier ont traumatisé la France et finalement divisé le pays. Que vous inspire cette atomisation ?

Là aussi, c’est la pauvreté du débat public qui cristallise des oppositions. Nous aurions pu les éviter en suscitant des occasions de partager nos opinions, nos questions, nos inquiétudes ; mais le slogan « Je suis Charlie » a étouffé tout débat. Le patron d’une radio le disait récemment sur France Info : « On ne peut pas ne pas être Charlie. » Mais qu’est-ce que cela veut dire, au juste ? La défense de la liberté d’expression s’est muée en une forme de dogme irréfléchi et coercitif ; et à cause de ces ambigüités entretenues, ce moment décrit comme une communion nationale est aujourd’hui le dernier objet de polémique… Nous ne ferons pas l’économie d’un vrai débat, clair, consistant, exigeant, sur les conditions d’un renouveau de notre vie démocratique ; car la forme des institutions ne suffit pas à garantir la démocratie. Pour beaucoup de jeunes notamment, ces dernières années n’auront pas manqué d’occasions de prendre conscience de cela, à commencer par ce référendum détourné dont nous venons de marquer le triste anniversaire. Pour en revenir à ce nom des « républicains », disons qu’il ne suffit pas d’être en République pour pouvoir être encore vraiment membre et héritier de la res publica, de ce bien commun qui nous relie, et dont tant de Français aujourd’hui se sentent douloureusement dépossédés.

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Cette réforme ne doit pas passer.

Le Figaro publie, dans son édition du 18 mai 2015, une page « Débats » sur la réforme du collège et des programmes, avec cet appel, et en réponse une tribune de Stéphane le Foll, ministre et porte-parole du gouvernement.

La comédie a assez duré. Après avoir tenté toutes les diversions possibles, où le dérisoire se mêle au ridicule, il va bien falloir que le gouvernement accepte enfin d’écouter. Jusque là, ceux qui ont osé critiquer la réforme du collège – des étudiants aux académiciens, en passant par des centaines de milliers d’enseignants – n’ont eu droit qu’à des insultes : pseudo-intellectuels, cortège des immobiles, défenseurs des privilèges… Il paraît que c’était pourtant le temps de la « concertation ». Mais nos dirigeants semblent se faire une bien étrange idée de la démocratie, puisqu’ils n’ouvrent ce dialogue qu’en affirmant que tout est décidé.

Le mensonge a assez duré. De quoi parlons-nous, en réalité ? Ce n’est pas un changement qui nous est proposé, mais la continuité des politiques absurdes mises en oeuvre, depuis quelques décennies, par la superstructure de l’Education nationale. Sur le constat d’échec, au moins, l’accord est unanime. La ministre elle-même, dans une tribune récemment publiée dans Le Monde, rappelait ces chiffres terribles : 22 % des collégiens ne maîtrisent pas les connaissances de base en mathématiques, 21 % en histoire géographie, et 19 % en… lecture. Comment comprendre alors que, connaissant ces lacunes fondamentales, elle puisse défendre aujourd’hui une réforme qui marque l’étape ultime de la déconstruction de l’enseignement ?

Au lieu de se donner comme objectif, comme l’exigerait la situation, de remettre à plat nos méthodes pour parvenir à 100 % de bons lecteurs à l’entrée en sixième, la réforme des programmes se donne pour objectif « la maîtrise des langages ». Prenez, par exemple, le petit Yanis, que j’ai croisé il y a quelques jours dans une école de banlieue défavorisée, et qui joue aujourd’hui dans une cour de maternelle, inconscient du drame qui se prépare pour lui. Dès le CP, étape décisive dans l’apprentissage de sa langue principale, nous allons le perdre avec une première langue vivante. Dès le CE1, pour être plus certain de le couler s’il surnageait encore, on lui imposera l’apprentissage des « langages informatiques ». Et les centaines de milliers d’élèves ballottés comme lui dans ces « pratiques langagières complexes » recevront le coup de grâce sous la forme d’une seconde langue vivante obligatoire dès la cinquième, avec un horaire dérisoire qui achèvera de rendre cette nouvelle barrière infranchissable.

Ce n’est pas grave, nous dit-on ; Yanis aura désormais au collège des heures « d’accompagnement personnalisé ». Ce qu’on oublie de préciser, c’est que ces heures seront prises… sur le temps d’enseignement. Il faut aider Yanis, qui, comme tant d’autres, arrive en sixième sans savoir lire. Mais y parviendra-t-on en remplaçant ses heures de français, déjà réduites à la portion congrue, par des heures de formation à « la recherche sur internet » ? L’accompagnement « personnalisé » est en fait un vaste mensonge : il s’agit de « méthodologie » en classe entière, ou en groupes,  sur la « prise de parole » ou « le tri des informations » ; autant de temps retiré à l’essentiel.

Yanis aurait encore pu trouver dans le latin un moyen de reprendre pied. Dans un rapport remis à Lionel Jospin, Jean-Pierre Vernant constatait que, bien loin des caricatures, les langues anciennes étaient massivement choisies par des élèves issus de l’immigration ou de milieux défavorisés, souvent comme une bouée de sauvetage. Mais vouloir s’en sortir ressemble trop à de l’élitisme : à Yanis, même cette bouée sera retirée. A la place, il pourra profiter de l’EPI « Langues et cultures de l’antiquité », si son collège le propose : avec un professeur de technologie et un professeur de lettres classiques, il y construira par exemple des maquettes de pyramides.

Les matières fondamentales lui sont maintenant de plus en plus hostiles : mais grâce à ces fabuleux enseignements interdisciplinaires, Yanis, veut-on croire, sera complètement remotivé. Le cours d’anglais et d’histoire se transformera en débat entre collégiens sur les caricatures ; et à la place d’une leçon de physique et de français, il pourra se lancer dans la thématique du développement durable, en écrivant un magazine sur les machines à vapeur (exemples proposés par le site du ministère…). Que n’avait-on pensé plus tôt à ces idées de génie, qui vont enfin, c’est sûr, chasser l’ennui de nos écoles ! Yanis pourrait presque comparer Najat Vallaud-Belkacem à Jules Ferry – si, en cours d’histoire, on lui avait appris autre chose de ce dernier que sa politique colonialiste…

Tout cela n’a rien à voir, en vérité, avec Madame Vallaud-Belkacem : il se trouve qu’elle est là pour jouer le dernier acte d’une déconstruction qui a commencé bien avant elle, et dont la droite comme la gauche auront été longtemps complices. Avec cette réforme, au fond, tout change pour que rien ne change. Le président peut bien hausser le ton contre les « immobiles » qui s’y opposent : l’immobilisme est du côté de ceux qui, dans les bureaux du ministère, persévèrent dans l’absurde pour sauver leur utopie, la condamnation de la transmission. Poursuivre dans cette voie en aggravera les effets : échec scolaire, mal-être des élèves, souffrance des enseignants, faillite de l’intégration, inégalités de plus en plus grandes… Car pendant que tant d’élèves seront abandonnés dans l’impasse d’un collège définitivement ruiné, les beaux esprits qui s’enthousiasment aujourd’hui pour les EPI continueront d’inscrire leurs enfants dans des établissements bien choisis, en exigeant qu’ils en reçoivent les connaissances et la culture sans lesquels aucune réussite n’est possible.

L’hypocrisie a assez duré ; maintenant, il faut dire ce qui doit l’être. Refuser cette réforme, c’est vouloir un vrai changement : il est temps de rompre enfin avec les choix absurdes qui nous ont fait déconstruire maille par maille la transmission du savoir à l’école. Refuser cette réforme, c’est exiger la démocratie, et se réapproprier le débat éducatif, confisqué depuis si longtemps par des soi-disant experts qui ont fait durablement la preuve de leur incompétence. Refuser cette réforme, c’est choisir la lucidité : car les vrais professionnels de terrain, que personne n’a consulté pour préparer ces textes, savent que leurs élèves attendent simplement des connaissances claires et structurées, qui leur permettent de progresser, et de découvrir la richesse de la culture en même temps que leurs propres talents. Refuser cette réforme, enfin, c’est défendre l’égalité, avant qu’elle ne disparaisse sous les coups de boutoir d’une idéologie qui dénonce depuis longtemps l’équité de l’école comme un mythe. Les méthodes qu’on voudrait nous imposer seraient les plus inégalitaires qui soient : elles achèveront de perdre tous les élèves en difficulté, ceux qui n’ont pas la chance de trouver dans leur milieu social l’héritage culturel que l’école refuse déjà de transmettre. Au nom de Yanis et de tant d’autres enfants, au nom de tous les déshérités de la République que ce texte condamnerait définitivement, cette réforme ne doit pas passer.

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Réforme du collège : les raisons de la rébellion

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Entretien paru dans le magazine La Vie en date du 14 mai 2015. Propos recueillis par Stéphanie Combe. Dans le même numéro, un dossier d’analyse et un entretien avec Philippe Watrelot, président des Cahiers pédagogiques.

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Que pensez-vous de la réforme du collège ?

Cette réforme manifeste une incapacité à répondre au problème essentiel que rencontre notre système éducatif. Les « experts » qui fixent ces directives n’ont probablement pas mis les pieds en classe depuis longtemps ; et ce projet trahit leur décalage immense d’avec la réalité du terrain.

Le problème est bien identifié en effet : c’est celui de la maîtrise des fondamentaux, très déficiente pour beaucoup d’élèves. Chaque année, le test de lecture réalisé à l’occasion de la Journée de Défense et de Citoyenneté montre que 18 à 20 % des jeunes français, à 18 ans,rencontrent des difficultés majeures pour lire et écrire leur propre langue. Et on nous propose une réforme des programmes de français dans lequel le mot de « grammaire » ne figure même pas Au lieu de se donner simplement pour objectif la maîtrise de la lecture et de l’écriture, les nouveaux programmes visent pompeusement l’apprentissage des « langages », parmi lesquels le français, mais aussi, pêle-mêle, deux langues vivantes, les « langages du corps », ou encore le code informatique, qui devra être enseigné dès le CE1 !

Les concepteurs de ces programmes vivent au pays des rêves. Si tous nos élèves savaient lire et écrire correctement le français, on pourrait s’offrir le luxe de leur enseigner le code informatique. Mais à l’heure actuelle, c’est donner le superflu à ceux qui manquent cruellement de l’essentiel. Cela revient à offrir des petits fours aux victimes d’une catastrophe humanitaire… Tout cela est absurde et tragique.

Vous étiez sur France Inter le 16 avril pour défendre l’enseignement du latin et du grec. Pourquoi ?

La Ministre de l’Education Nationale nous dit que l’option langues ancienneconcerne assez peu d’élèves pour pouvoir être supprimée. Mais cette option est choisie aujourd’hui par 20 % de collégiens : si l’on supprimait les partis politiques qui recueillent moins de 20 % des voix, beaucoup n’existeraient plus, à commencer par celui de la Ministre ! Lorsque les classes de latin sont fermées, c’est souvent faute d’enseignant plutôt que d’élèves. D’ailleurs, contrairement aux idées reçues, le département où le latin s’est le plus développé ces dix dernières années, c’est la Seine-Saint-Denis : quand la maîtrise du français est fragile, les langues anciennes sont une ressource très efficace. Encore faut-il qu’on puisse les apprendre... Affirmer qu’un « enseignement pratique interdisciplinaire » pourra remplir ce rôle, c’est un mensonge absolu : rien ne dit que les « cultures de l’antiquité » incluront l’apprentissage du grec et du latin. Il faudra de toutes façons impliquer une autre matière, l’histoire, ou l’éducation artistique. On y fera des exposés sur les temples et les pyramides, mais rien qui corresponde vraiment à l’enseignement de ces langues qui ont pourtant fondé notre civilisation.

À la place des classes bi-langues dont seule une minorité bénéficie, le Ministère introduit deux langues vivantes en 5ème. Qu’en pensez-vous ?

Là encore, quelle aberration... On va achever de perdre les élèves en enseignant une langue vivante dès le CP, alors qu’aucune base n’est encore en place. Le principal obstacle à l’apprentissage des langues vivantes, c’est la fragilité des élèves en français. Quand vous ne savez pas identifier un sujet, un verbe et un complément dans votre propre langue, comment voulez-vous les transposer dans une autre langue ? Quand vous manquez de vocabulaire en français, comment rencontrer un autre lexique ? De toutes façons, ce n’est pas en une heure d’allemand par semaine qu’on apprendra cette seconde langue à des élèves de 5ème… Au moment où la Ministre condamne les enseignants de langue à l’impuissance, on atteint le sommet du ridicule avec la nomination d’un délégué interministériel chargé de la promotion de l’allemand ! Tout cela n’a aucun sens. Soutenons les filières spécifiques qui fonctionnent bien, et pour le reste commençons par revenir à l’essentiel, en augmentant les heures de français ; toutes les études en effet montrent une corrélation entre le temps consacré à l’apprentissage d’une langue et son intégration par les élèves. 

Pensez-vous que ces nouveaux programmes diminuent l’élitisme de l’école ?

Je n’aime pas le discours qui s’attaque à un soi-disant « égalitarisme. » L’égalité est au cœur de la mission de l’éducation. L’école devrait offrir à chaque jeune les moyens d’atteindre l’excellence qui lui est propre ; car l’excellence n’est pas uniforme ! J’ai eu la chance d’enseigner en lycée hôtelier, en STI électrotechnique..J’y ai rencontré des élèves excellents dans leur spécialité ! Mais en France, on ne voit la réussite scolaire que comme la mention très bien au bac SPlutôt que de défendre cet élitisme trop étroit, nous devrions nous préoccuper de rétablir une équité réelle dans notre système scolaire, qui est devenu le plus inégalitaire de tous les pays de l’OCDE.

Comment remédier à l’échec scolaire et réduire les inégalités entre élèves, selon vous ?

C’est tellement simple ! Il suffirait de redire ce qu’est la mission de l’école : transmettre des connaissances. Tout le reste en découle. Aujourd’hui, on perd l’école dans une multiplicité d’objectifs : l’intégration, l’insertion professionnelle, le plaisir des élèves, la lutte contre le sexisme, contre les discriminations et même contre le réchauffement climatique… L’école peut contribuer à tout cela, mais seulement en transmettant le savoir.

Les nouveaux programmes d’histoire, par exemple, sont victimes d’une instrumentalisation effarante. Comment décider de ce qui, dans notre histoire, est facultatif ? En quatre ans, certains collégiens n’auront jamais entendu parler de la Renaissance ou des Lumières ! En revanche, ils auront tous eu plusieurs occasions de dénigrer la France… La repentance est parfois légitime, mais la confondre avec l’enseignement de l’histoire, c’est une faute contre cette discipline, et un danger pour la société à venir.

Cette réforme suscite un débat enflammé. Comment réagissez-vous en tant qu’enseignant ? 

Décidément, ce gouvernement nous a habitué à des méthodes bien peu démocratiques. C’est toujours le même procédé, sur le projet de loi sur le renseignement comme sur la réforme de l’enseignement : un texte est publié, écrit sur commande par des cabinets ou des comités obscurs. Une fois qu’il est diffusé, on propose une concertation – mais en proclamant cependant que pas une virgule ne sera changée ! Dans cette étrange « concertation », il faut croire que seuls ont le droit de s’exprimer ceux qui sont déjà d’accord, car tous les autres sont copieusement insultés. Pour François Hollande, les opposants à cette réforme sont « des immobiles bruyants qui défendent leurs intérêts particuliers. » Ce mépris affiché touche aussi bien des centaines de milliers d’enseignants de terrain, que des grandes figures de la réflexion. S’il est normal qu’une Ministre défende sa réforme, je ne suis pas sûr que l’oeuvre de Madame Vallaud-Belkacem l’autorise à traiter Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut, Régis Debray, Danièle Sallenave ou Pierre Nora de « pseudo-intellectuels »… L’expression témoigne d’un sectarisme dramatique. Que n’aurait-on entendu si un Ministre de droite s’était exprimé ainsi !

Derrière ces débats, voyez-vous une ligne de fracture entre conservateurs et progressistes ?

Le clivage traditionnel n’est sans doute pas pertinent, puisqu’en matière de déconstruction des savoirs, la gauche s’inscrit malheureusement dans la continuité deerrances de la droite. La vraie ligne de fracture se situe entre ceux qui veulent ouvrir les yeux sur la réalité, et ceux qui préfèrent défendre leurs utopies. En témoigne l’opposition massive des enseignants, ces professionnels de terrain que, semble-t-il, nul n’a songé à écouter dans la préparation de cette réforme… 

Dans votre ouvrage, vous qualifiez le numérique de « grande utopie pédagogique » qui accomplirait la promesse de Rousseau d’une enfance débarrassé de transmission. Que pensez-vous de la volonté d’y faire entrer l’école ?

Les enfants n’ont pas eu besoin de l’Education nationale pour maîtriser l’outil numérique... Si l’école veut enseigner la pratique des réseaux sociaux, elle sera toujours dépassée et ringarde dans la course à l’innovation.

Les nouvelles technologies représentent une chance exceptionnelle d’accéder à la connaissance, que nos prédécesseurs nous envieraient. Mais l’école n’aidera les enfants à tirer le meilleur de ces nouvelles ressources qu’en leur transmettant les savoirs qui construiront leur capacité de recul et de discernement. Et pour cela, il me semble qu’il faudrait qu’elle soit d’abord pour eux un lieu de silence numérique...

L’enseignant ne doit-il pas évoluer vers un rôle de « facilitateur » ? 

Depuis quarante ans, on apprend aux futurs enseignants que « tout doit venir de l’apprenant ». Mais personne ne produit seul son savoir ! Même nos capacités de recherche et notre créativité naissent de ce que nous avons reçu. Si Chopin n’avait eu sur son chemin que des « facilitateurs », le monde aurait été privé des Nocturnes. Cela fait quarante ans qu’on assassine des Chopin parmi nos élèvesau nom de ces idées délirantes... La vraie violence éducative consiste à priver les enfants d’héritage, à les laisser prisonniers de l’immédiateté, et à abandonner en eux ces talents en friche qu’aucune culture ne vient plus féconder.

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Fonctionnement du service public de l’éducation : audition au Sénat

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Au Sénat : témoignage et partage de réflexions de fond sur l’éducation nationale

Le 19 mars 2015, j’ai été sollicité pour être auditionné par la Commission d’enquête parlementaire portant « sur le fonctionnement du service public de l’éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur profession. »

J’ai tenté de dire combien le refus de transmettre notre propre culture est directement responsable de la crise que nous vivons… En espérant que ce dialogue franc et direct contribue à une prise de conscience !


Auditions de François-Xavier Bellamy puis de… par publicsenat

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École : sans savoirs, pas de « valeurs »

Voici le texte d’un long entretien paru en dernière page de l’Opinion, le 26 janvier 2015, à propos des défis éducatifs lancés à la suite des attentats à Paris, et du plan proposé par le gouvernement.

Propos recueillis par Ludovic Vigogne et Irène Inchauspé.

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Qu’a t-on appris sur l’école à l’occasion des attentats terroristes de début janvier ?

L’opinion a appris ce que beaucoup d’enseignants savaient déjà : ces événements ont servi de révélateur, ils ont fait apparaître la crispation de beaucoup de jeunes, la difficulté de dialoguer avec eux pour résoudre les tensions autour des questions de religion, d’identité, qui se font de plus en plus vives… Ces difficultés sont souvent occultées dans le débat public, mais elles touchent déjà beaucoup d’établissements. Cette rupture devient glaçante, lorsque des élèves refusent, au-delà de tout désaccord, de s’associer à la simple expression du respect des morts, et lancent en classe de véritables déclarations de guerre.

N’a-t-on pas découvert aussi l’impuissance des enseignants ?

Pour parler ensemble, il faut une langue commune… Quand l’école n’a pas transmis aux élèves les moyens de former et de nourrir leur réflexion, ils sont facilement piégés par des raisonnements simplistes, manichéens. Dépourvus de mots, ils sont abandonnés à la puissance des images mises en scène sur le web, qui alimentent ce qu’il y a de plus irrationnel – le complotisme, la fascination pour la violence. Les professeurs sont démunis pour engager avec eux un dialogue raisonné. Ce n’est pas tant le signe de leur impuissance, que celui de l’échec global de l’école… En 2012, une enquête ministérielle comptait 21% de collégiens incapables de « donner sens à une information » ou « d’exploiter des textes même simples ». En 2013, un jeune majeur recensé sur cinq est illettré. Comment s’étonne-t-on encore du résultat ?

Qu’ont appris, eux, les politiques de ces événements ?

Peu de choses… Les responsables politiques sont informés depuis longtemps de l’état de l’école. Nous avons tous sous les yeux les statistiques officielles : en 2013, la dernière enquête PISA recensait en France 22% de collégiens en échec, considérés comme incapables de prolonger leurs études et de « participer de manière efficace et active à la vie de la société ». La même année, notre système scolaire est devenu le plus inégalitaire des pays de l’OCDE. Les politiques savent tout cela !

Que n’ont-ils pas compris ?

Ils n’arrivent pas à faire le lien entre transmission du savoir et intégration à la vie de la société. Contrairement à ce qu’affirme Najat Vallaud-Belkacem, on ne transmet jamais des « valeurs » : aucune contrainte n’obligera la jeunesse à croire aux valeurs de la République. Cela ne marchera jamais. Ce n’est qu’en apprenant à lire, à écrire, à se situer dans l’histoire, à réfléchir à partir de savoirs communs, que l’on construit son lien à la société. L’école peut bien sûr éduquer, mais seulement en instruisant. Faute de l’avoir compris, elle va devenir de plus en plus coercitive… Le plan proposé par la ministre ne s’intéresse même pas à la transmission du savoir ; c’est le projet d’une école qui, ayant renoncé à former les élèves, décide de les formater. La stratégie qui consiste à leur faire des cours de morale, auxquels ils devront adhérer sous peine d’être « signalés », est à la fois contre-productive et inquiétante ! Je crois que l’école ne remplira profondément sa mission éducative, sa fonction d’intégration, que par son travail propre, qui est la transmission du savoir et de la connaissance. Sa mission est d’apprendre à lire, écrire, compter, raisonner. Remettons tout à plat pour y arriver.

Nous avons tous sous les yeux les statistiques officielles : en 2013, la dernière enquête PISA recensait en France 22% de collégiens en échec, considérés comme incapables de prolonger leurs études et de « participer de manière efficace et active à la vie de la société ».

De quand datez-vous l’entrée dans ce cycle infernal ?

J’ai tenté de l’expliquer dans Les Déshérités. L’un des moments décisifs a été le travail de Bourdieu, qui a structuré la formation des enseignants. Il ne fallait pas transmettre notre savoir, nos connaissances, parce que c’était faire violence aux élèves. On retrouve cette vision dans le débat sur la notation, que la Ministre considère comme traumatisante. Ce débat est symptomatique : une génération est en train de détruire l’école par laquelle elle est passée, et qui pourtant ne l’a pas trop desservie… Peut-on sérieusement dire que les millions d’adultes qui ont vécu hier l’expérience de l’apprentissage et de la notation en sont ressortis traumatisés ? Depuis les années 70 pourtant, cette condamnation de la transmission règne sur l’école. Et aujourd’hui, nous nous lamentons des conséquences de nos propres décisions… En refusant de transmettre une culture commune, nous avons suscité la désagrégation que nous constatons maintenant. Et nous n’avons même pas rendu nos élèves plus libres, au contraire : seule la connaissance libère. Tant que l’école renoncera à la transmettre, nous abandonnerons les jeunes à toutes les formes d’oppressions.

La ministre de l’Education veut une fois encore revoir la carte scolaire, est-ce une bonne idée ?

Nous passons notre temps à parler d’organisation, de structures, de moyens ; mais nous ne parlons plus jamais du but de l’enseignement. On demande d’ailleurs aux enseignants de faire tout et n’importe quoi : combattre le sexisme, faire de bons citoyens, lutter contre les inégalités et même contre le réchauffement climatique…Bref, on leur demande de réformer leurs élèves pour résoudre tous les problèmes de la société. Il faudrait revenir encore une fois, avec pragmatisme, à la mission première de l’école : transmettre un savoir. Tout le reste procède de cela. Savoir mettre des mots sur ses difficultés évite la violence, apprendre la littérature et la poésie aide à s’émerveiller de l’autre, maîtriser les principes de la biologie conduit à devenir responsable…

Y a-t-il encore une approche de l’école différente à droite et à gauche ?

Là encore, le débat ne porte plus que sur les moyens : d’un côté, la création de 60 000 postes supplémentaires et, de l’autre, des bureaux pour les enseignants dans les établissements… Mais qui propose encore une vraie vision de l’acte éducatif, du rôle de l’enseignant, de la valeur du savoir ? Tout cela est bien en-deçà des enjeux. Les responsables politiques sont d’ailleurs très éloignés des salles de classes ; ils passent peu de temps dans les établissements scolaires.

Que pensez vous des autres idées : distribuer des livrets de la laïcité, faire chanter la Marseillaise ?

Tout cela sera inutile si on ne se penche pas d’abord sur l’essentiel. En décembre 2005, après les émeutes en banlieues, Gilles de Robien, alors ministre de l’Education, avait expliqué que le premier impératif à en retirer était de remettre au point l’apprentissage de la lecture. C’était pour moi la bonne réaction ; c’est celle qu’il faudrait avoir aujourd’hui. Malheureusement, ce chantier avait été reçu de façon très polémique par les instances pédagogiques, et l’on s’est empressé de le refermer.

Le retour de l’autorité est aussi prôné…

Nous assistons à un retournement absolu ! Pendant des années, on a expliqué aux enseignants que l’idée d’assumer une autorité trahissait seulement leurs problèmes psychanalytiques, que l’autorité du maître était une oppression pour les élèves… « Il faut, écrivait Bourdieu, ramener toute autorité pédagogique à sa réalité objective de violence. » Voilà ce qui a structuré la formation des enseignants. Aujourd’hui, on redécouvre subitement la nécessité d’une autorité… mais en restant dans l’ambiguïté : la ministre demande aux enseignants d’imposer avec autorité les valeurs de la République, tout en organisant en permanence des débats dans la classe. C’est une injonction contradictoire ! A l’école, les élèves ne viennent pas pour parler, pour exprimer leur opinion : lorsqu’ils n’ont encore rien appris, elle se résume à ce qu’ils ont entendu à la maison ou sur les réseaux sociaux… A l’école, ils viennent recevoir les moyens de former une pensée vraiment personnelle, les connaissances qui nourriront progressivement leur liberté de conscience. En cela, le savoir de l’enseignant fait autorité : il fait grandir.

Les enseignants ne sont-ils pas eux-mêmes réticents au changement ?

Beaucoup d’enseignants voudraient aujourd’hui réfléchir à ces questions. Il y a des expériences, des initiatives, des méthodes qui fonctionnent, qu’il faudrait savoir reconnaître et mettre à contribution. Mais le débat éducatif reste encore piégé par des crispations idéologiques, et le dialogue avec les enseignants est biaisé par une représentation syndicale faussée.

Leur faible rémunération alimente-t-elle aussi ce malaise ?

Il y a d’une manière générale une grande souffrance du monde enseignant, et un sentiment profond de déclassement. Bien souvent, les élèves eux-mêmes perçoivent négativement ce métier. Si les conditions matérielles y contribuent, cela vient d’abord, je crois, du fait que nous avons collectivement perdu le sens de la fécondité essentielle du savoir qui se transmet à l’école.

Etes vous optimiste ?

Non ; mais je ne suis pas pessimiste non plus. L’histoire n’est jamais écrite d’avance. Les récents événements nous l’ont révélé, nous sommes à un tournant décisif : la suite maintenant dépend de nous. Notre école peut relever le défi ; elle l’a d’ailleurs déjà fait. Après 1870, elle a démontré sa capacité à rassembler une France exsangue, profondément divisée par un siècle d’affrontements. Mais aujourd’hui comme hier, ce n’est qu’en faisant de l’école un lieu d’apprentissage efficace que nous pourrons redonner à notre pays la possibilité de l’unité, de la paix et de la liberté.

Le règne de l’inculture

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Analyse publiée dans le Figaro daté du 19 décembre 2014, et sur le site Figaro Vox, en dialogue avec un texte de Julien Dray.

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Quand s’achèvera le quinquennat de François Hollande, parmi tous ceux auxquels il aura laissé le goût amer des espoirs déçus, il faudra compter le monde de la culture et de l’éducation… Nous étions pourtant habitués à ce cliché, que la droite aime l’argent et que la gauche soigne l’esprit – répartition si installée, que beaucoup avaient cru, en 2012, voir arriver une majorité animée d’une véritable vision sur ces sujets. A mi-mandat, quelle déception ! Le 10 décembre, le Syndicat National des Entreprises Artistiques et Culturelles (Syndeac) réunissait, au Théâtre de la Colline, de nombreux artistes, parmi lesquels de très grands noms du théâtre et du cinéma, pour lancer un appel pressant : « De véritables dangers, alertaient-ils, menacent les équipes artistiques, les lieux de création et de représentation, les théâtres, les centres d’art… L’effritement est déjà visible. »

Mais le plus inquiétant n’est pas là, dans les difficultés que traversent les lieux de patrimoine et de création de notre pays. Il est, avertit le texte, dans l’absence de toute vision, qui fait perdre son sens à l’action publique en matière culturelle : « Aucun dessein, aucune volonté, aucune ambition ne s’annoncent pour garantir et relancer la création artistique, ni en France, ni en Europe. » Dans un courrier à la Ministre, des dizaines de grandes figures de la vie culturelle française précisaient : « Les établissements culturels, qui, en vérité, ont comme mission de faire fructifier le sens du beau, le sens de l’humain, se voient demander de (…) trahir l’objectif initial pour lequel ils ont été nommés. » En lieu et place d’un vrai projet, l’Etat ne sait plus que produire « une accumulation de règles froides, inopérantes, inefficaces, tétanisantes, incompréhensibles », et les politiques « un agenda de concertations caduques, où ne nous est servi qu’un argumentaire résigné usant de la seule rhétorique économique. » La profession concluait son communiqué d’une simple phrase, lourde de sens : « Cet appel est une alarme avant qu’il ne soit trop tard. »

Quelques heures plus tard, la Ministre de la Culture répondait par… trois tweets : « C’est le choix qu’a fait le Gvt (sic) en préservant le budget de la culture pour les 3 ans à venir. » – Il est donc maintenant établi que le seul principe cohérent qui guide l’action de nos gouvernants, c’est d’humilier avec constance ceux qu’ils sont sensés servir, dans tous les domaines ! La désinvolture de Fleur Pellerin vis-à-vis des professionnels de la culture n’a d’égale que celle de Najat Vallaud-Belkacem à l’égard des élus locaux sur qui est tombée la délirante réforme des rythmes scolaires, ou de ces parents qui, depuis des semaines, campent dans l’école de leurs enfants pour l’alerter sur la difficulté des conditions d’enseignement.

Mais le plus grave, c’est que la gauche a montré qu’elle n’avait finalement aucune vision de la culture et de l’éducation, qu’elle ne comprenait pas le sens de cet héritage vivant qu’il nous appartient de protéger, de valoriser et de transmettre. « Aucun dessein, aucune volonté, aucune ambition » : ces mots du SYNDEAC pourraient tout aussi bien décrire l’état actuel de l’(in)action publique en matière de sauvegarde du patrimoine, d’accompagnement de l’enseignement supérieur, de politiques de recherche, de reconstruction pédagogique au service de la transmission des savoirs… Alors que 18 à 20 % des jeunes majeurs français sont totalement ou partiellement illettrés, d’après les statistiques officielles de l’Etat, Najat Vallaud Belkacem se passionne pour l’évaluation avec des points verts, jaunes et rouges… Et au moment où nos monuments les plus emblématiques peinent à financer leur entretien, Fleur Pellerin prépare une loi pour défaire la protection du patrimoine historique par les règles d’urbanisme, au nom d’une « créativité » soudainement inquiétante. N’est-ce pas perdre le sens de l’essentiel ? N’y a-t-il pas d’autres urgences ?

Nicolas Sarkozy s’était attiré les foudres unanimes du quartier latin pour n’avoir pas aimé La Princesse de Clèves ; Fleur Pellerin, elle, en est encore bien loin : elle ne lit plus. « Un ministre de la culture, en 2014, n’est pas payé pour lire des livres », assène-t-elle. Comme s’il fallait être payé pour prendre le temps de lire des livres ! Cette formule est, à elle seule, un symptôme : en fait, nos gouvernants ne comprennent pas la nécessité essentielle de la culture, de la gratuite et indispensable fécondité des savoirs, de l’art, de la littérature, sans lesquels il n’est pas de liberté ni même d’humanité pour les hommes. Voilà la véritable menace, cet écroulement intérieur – dont on peut craindre qu’il soit irréversible. Car lorsque la culture a perdu jusqu’à sa signification, et quand le savoir n’est pas même transmis, sur quoi pourront reconstruire les générations déshéritées qui succèderont à nos abandons ?

L’écroulement intérieur est si manifeste, et si rapide… Il y a exactement cinquante ans, en décembre 1964, un autre Ministre de la Culture – André Malraux, accueillait Jean Moulin au Panthéon ; et son discours manifestait la force de la responsabilité politique, seule capable de rassembler dans un combat commun tout ce qui fait vivre un pays : proposer une vision d’ensemble, un sens partagé de la culture qui nous réunit, « lorsque la nation est en péril de mort – la nation, cette donnée invincible et mystérieuse – c’est proclamer la survie de la France. » Cinquante ans plus tard, nos politiques en sont-ils capables ?

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Retour au réel

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Texte publié dans Le Figaro du lundi 22 septembre 2014.

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Figaro

Nicolas Sarkozy revient. Pour le téléspectateur ordinaire des chaînes d’information continue, l’événement pourrait ajouter au désespoir ambiant, au spectacle de l’absurde : sitôt la nouvelle annoncée, la valse des petites phrases se multipliait, artifices dérisoires d’un petit monde centré sur lui-même. Les vrais enjeux sont si loin de cela…

La véritable urgence, en fait, c’est le retour du réel dans la vie politique de notre pays. La crise que nous traversons vient du mensonge qui a pénétré tous les interstices de notre vie publique : elle vient de l’écart évident entre ce que nous savons être vrai et ce qu’il est convenu de dire, entre les mesures que nous savons être nécessaires et celles qui sont finalement prises. Ce climat de mensonge permanent a subverti l’exercice du débat, empêché les décisions les plus urgentes, et vidé de son sens jusqu’à la parole d’Etat. La politique a abandonné le sens du réel au profit des positionnements tactiques et des stratégies personnelles. Dans la banalité du mensonge, comment s’étonner qu’un fraudeur ait été ministre du budget, ou qu’un faussaire soit aujourd’hui à la tête du parti majoritaire ? Ils ne sont que les symptômes d’un problème qui les dépasse. Après sa chute, Jérôme Cahuzac posait cette éloquente question à son camp : « Qu’est ce qui est le plus grave, mentir quelques minutes devant cinq cent députés, ou mentir pendant des années sur la situation réelle de la France ? »

Dans ce climat de mensonge, en effet, le plus exposé à la vindicte publique est encore celui qui ose désigner le réel et nommer les vrais problèmes. Le pauvre Emmanuel Macron ne connaissait sans doute pas la règle du jeu : dans l’univers ouaté des opinions admises, parler de l’illettrisme est inconvenant. Et si, chez les plus jeunes, le niveau scolaire ne cesse de baisser, il suffira de condamner les notes pour que la question soit réglée : quand le réel vous gêne, faites-le disparaître.

Quelques décennies de ce réflexe collectif ont abouti à la crise que nous traversons. Et pour en sortir, rien ne sera plus nécessaire que de nous réconcilier avec le réel. D’apprendre, de réapprendre à parler ensemble, avec de vrais mots, pour répondre à de vraies questions. Si nous en sommes capables, nous avons toutes les raisons d’espérer ; car aucun des problèmes que nous rencontrons n’est insurmontable. Étrange situation que celle d’un pays en paix, encore prospère, doté d’institutions solides, riche d’une histoire exceptionnelle et d’une multitude de talents, et qui semble pourtant plongé dans une dépression collective… Ce qui constitue nos difficultés, ce n’est pas l’absence de solutions ; c’est seulement que nous n’arrivons pas à les nommer clairement. Ce qui désespère les Français, ce n’est pas l’effort qui leur est demandé, mais l’écart toujours plus absurde entre ce qu’ils vivent au quotidien et ce qu’en dit le monde politique. Voilà ce mensonge entretenu, cette fuite du réel qui, en retour, laisse tant de place aux outrances et aux excès.

Il faudrait nommer l’injustice tragique de notre système scolaire, devenu le plus inégalitaire d’Europe ; le mensonge, c’est de prétendre libérer nos élèves en organisant des ateliers pour déconstruire les stéréotypes, quand nous ne sommes même pas capables d’apprendre à chacun d’entre eux à lire, à écrire et à compter… Le vrai changement serait de redonner à l’enseignement son rôle essentiel, celui de transmettre la culture, et de choisir sans idéologie les meilleures méthodes pour y parvenir.

Il faudrait nommer l’épreuve que vivent ceux qui contribuent, au prix d’un effort toujours plus pesant, à maintenir en état une économie déséquilibrée et paralysée par l’inflation normative et le poids de la fiscalité. Le mensonge est de s’écrier : « J’aime les entreprises ! », lorsqu’on a, en deux ans, augmenté de plus de 30 milliards d’euros les prélèvements qui pèsent sur elles. Le vrai changement serait d’assurer avant tout stabilité, sécurité et simplicité à ceux qui s’engagent pour faire vivre l’emploi dans notre pays.

Il faudrait nommer l’angoisse que traversent tous ceux que laisse sur le bord de la route une société qui, avec la complicité de l’Etat, perd ses repères les uns après les autres : les familles fragilisées par l’individualisme consumériste, les enfants privés de leur filiation par des fictions devenues lois, tous les déshérités de la mondialisation et de la marchandisation du monde. Si nous voulons réellement construire une société plus juste, le vrai changement serait de commencer par prendre en compte avant tout le bien des sans-voix, des plus petits, des plus fragiles.

Sur tous les terrains, il faudrait ainsi retrouver une même exigence de lucidité et de vérité. Le retour de Nicolas Sarkozy suscitera un vrai espoir, s’il permet le retour du réel en politique. Voilà la seule urgence : rompre avec les mots vides et les phrases convenues, pour retrouver les conditions d’une parole qui ait du sens. La jeune génération en particulier, qui sait qu’elle assumera demain les conséquences de nos mensonges trop longtemps entretenus, veut s’engager pour sauver le réel ; elle attend ce renouveau, et elle est prête à y contribuer.

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