« Une belle histoire »

Au milieu du flot des commentaires politiques qui accompagnent l’entre-deux tours de la présidentielle, j’ai une belle histoire à vous raconter qui nous change, pour un instant, des querelles partisanes…

C’est l’histoire d’un service reçu qui, par la force d’une coïncidence, se transforme en service rendu – à la vie, à la mort !

Juin 2011. Christophe est élève en Première S au lycée Hoche, à Versailles. Comme d’autres lycéens, il participe à l’Opération Bac. Ce projet que j’ai lancé en 2008, juste après les élections municipales, mobilise des étudiants ou des enseignants qui, pendant la période de révision du bac, donnent des cours particuliers bénévoles à des lycéens à l’approche du bac. Les enseignants n’ayant pas le temps d’accompagner personnellement chacun des élèves dans la dernière ligne droite, beaucoup d’entre eux, nous le savons, se tournent vers la solution des cours particuliers ; mais payer un prof ou une agence, c’est un investissement souvent très lourd. Pour tous les élèves dont les familles ne peuvent supporter ce coût, nous avons crée l’Opération bac : grâce aux dizaines de bénévoles qui s’y sont associés depuis quatre ans, chaque année, dans notre ville, la solidarité prend le relais du système scolaire pour aider tous les élèves à réussir.

Christophe prépare cette année-là l’oral du bac de français. Le premier jour de l’Opération bac, il rencontre Monsieur G., professeur de littérature et de culture générale en classes préparatoires, qui lui consacrera plusieurs heures de son temps, après ses propres cours, pour l’entraîner à l’oral, le conseiller, l’encourager, compléter avec lui ses lectures et ses connaissances. En juillet, Christophe décroche un 14 à l’examen ; il envoie aussitôt un message pour transmettre la bonne nouvelle à son professeur et à M. G., remerciant ainsi son éphémère compagnon de route.

Novembre 2011, cinq mois après. Christophe croise M. G., passé au Lycée Hoche à l’occasion de l’inauguration de la chapelle, merveille d’architecture religieuse tout juste restaurée. Quelques mots échangés, quelques nouvelles. Une heure plus tard, M. G. s’effondre, à la station de bus Europe, victime d’un arrêt cardiaque. Quand il se réveille, miraculeusement indemne après plusieurs jours passés dans le coma, les pompiers qui l’ont secouru lui racontent qu’il ne doit la vie qu’à l’intervention décidée, et décisive, d’un anonyme qui, passant par là, a donné efficacement l’alerte avant de procéder à un long massage cardiaque. M. G. sait que sa vie n’a tenu qu’à un fil, pendant plusieurs longues minutes ; et que ce fil infime n’a été préservé que par un mystérieux passant…

Lundi de Pâques, 9 avril 2012, il y a quelques jours. A l’occasion de la première Messe dans la chapelle restaurée, Christophe retrouve M. G., qui lui apprend qu’il est en congés maladie et lui raconte son accident. Bref instant de stupéfaction : Christophe n’a pas oublié, il n’oubliera jamais, ce jour du 25 novembre où, appliquant avec anxiété les techniques apprises pendant son brevet de secourisme, il a pratiqué un massage cardiaque sur un homme qui s’était écroulé près de lui. Le rapprochement est vite fait. Obnubilé par le massage cardiaque, Christophe n’avait pas reconnu le bon samaritain de l’Opération bac, qu’il venait de quitter et dont il devenait, sans le savoir, le sauveur. Stressé par l’urgence, il n’avait pas dévisagé cet inconnu, détaillé les traits défigurés par le malaise ; il ne s’était pas demandé qui était tombé avant de se jeter à terre pour lui porter secours. Et quand les pompiers étaient arrivés, le lycéen s’était effacé discrètement, afin de ne pas gêner l’intervention qui emmenait vers la vie cet éphémère compagnon de route. Aujourd’hui encore, il raconte cela avec beaucoup de simplicité, ne se considérant que comme l’un des maillons d’une chaîne d’entraide et de secours.

M. G. m’a raconté la nouvelle, encore sous le coup de l’émotion après ces retrouvailles si inattendues et si intenses. J’ai reçu ce matin Christophe, avec qui nous avons parlé longuement de cette « belle histoire », comme il l’appelle, de ces étonnantes coïncidences, et de leurs enseignements. « J’ai reçu, me dit Christophe, et j’ai donné ; et en donnant j’ai reçu encore. » La vie est faite pour cet échange, gratuit – et si inattendu ! On ne dira jamais assez que l’important est de se préparer soi-même à servir, toujours plus et mieux. « L’occasion n’arrive jamais quand on l’imagine, reconnaît Christophe ; ce qui compte, c’est d’être prêt. » Et pour s’y disposer, me dit-il, il faut faire l’expérience de la responsabilité. Christophe est engagé dans le scoutisme. Ce brevet de secourisme qu’il a passé, et qu’il venait de « recycler » en prenant le temps de se remettre à jour, a sauvé une vie.

M. G. avait mis son savoir au service de la fragilité d’un jeune qu’il ne connaissait pas ; Christophe a pris le temps d’apprendre ce qui allait secourir l’extrême vulnérabilité d’un prochain au seuil de la mort.

Ainsi vont les solidarités humaines. Ce que j’avais déjà tenté de décrire dans un précédent billet, M. G. et son élève l’ont vécu pleinement : chacune de nos vies repose sur celle des autres. L’indépendance est un leurre, l’individualisme un échec. Et la ville, humble échelle de nos existences, peut être le lieu où se reconstituent, contre la solitude anonyme d’une société de consommation globalisée, les solidarités de proximité qui font que l’homme résiste encore à la mort – à la mort biologique, parfois, et plus sûrement encore à la mort intérieure.

Dans cette expérience se révèle la mesure de l’enjeu de l’action municipale, et l’importance de cette intuition qui guide nos projets.

Christophe me lit le message qu’il a envoyé à M. G., juste après leurs retrouvailles inattendues : « La vie est précieuse, belle et fragile, et je suis si content que vous en profitiez encore. » Je ne saurais trop lui dire combien je suis admiratif et reconnaissant de son témoignage, humble et discret !

L’Opération Bac, elle, reprend dans quelques semaines. M. G., que je sais fidèle lecteur de ce blog et qui se reconnaîtra, a promis d’y participer de nouveau…

Reconquérir le langage


Colin Firth dans "Le Discours d'un roi", un film sur le discours politique.

La question de la vérité hante le débat politique en cette période électorale. La vérité est la première promesse des candidats, et le mensonge la première accusation. Cette invocation permanente renvoie un écho paradoxal : la parole politique est discréditée comme elle ne l’a sans doute jamais été.

La fragilisation de la parole politique est liée à des causes qui lui sont extérieures, et notamment au développement des nouvelles technologies : la présence permanente de l’image témoigne d’un pouvoir supérieur à celui des mots. Les réseaux sociaux sont venus disperser un langage politique autrefois rare et centralisé, le tirer parfois vers l’anecdote et le bavardage. Les nouvelles technologies, en donnant un accès instantané au savoir et à l’information, ont aussi permis le développement du fact-checking, qui vient sur les plateaux de télévision concurrencer en direct la parole de l’invité.

Mais ce discrédit est aussi dû à la parole politique elle-même, aux innombrables contradictions, à l’habitude des promesses non tenues, au dialogue de sourds qu’entretiennent partis et adversaires.

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Pouvoir des mots, pouvoir sur les mots

La parole politique entretient un rapport singulier avec la vérité. Elle a une dimension performative : les mots qu’emploie le responsable politique agissent. C’est une expérience banale, et pourtant mystérieuse, que celle du pouvoir des mots. Seuls les mots changent l’histoire. Ils peuvent agir dans une vie pour guérir, ou pour détruire. Ils peuvent créer des liens ou les distendre, fonder une unité ou isoler les individus. Dans l’ordre du pouvoir politique, les mots peuvent réunir un pays ou le dissoudre – et ce sont parfois les mêmes mots qui peuvent prendre des significations contradictoires.

Le responsable politique est d’abord responsable de la qualité du sens des mots qu’il emploie. Une promesse n’est pas susceptible d’être vraie ou fausse ; elle peut seulement être tenue, ou pas. Lorsqu’elle ne l’est pas, la première conséquence est l’érosion de la confiance que nous portons à la parole. C’est là la singularité de la parole politique.

Le scientifique ne fait que décrire ce dont il parle ; en ce sens, il ne saurait dévaluer les mots qu’il utilise. En revanche, la politique peut prescrire : elle conjugue au futur la correspondance de la parole et du réel. Cette correspondance dépend alors de l’exigence éthique du politique qui s’engage à rendre réel ce qu’il a dit.

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Connotation ou communication

Lorsque l’action politique manque à cette exigence, la parole politique se trouve largement dévaluée. Le premier symptôme de cette dévaluation, c’est que les mots, qui nous sont communs par essence – puisqu’ils servent à communiquer – sont utilisés pour leur connotation, et non pour leur signification. Pour le dire simplement, ils sont, particularisés, partagés entre les familles politiques. On ne se pose pas la question de savoir s’il est bon de parler du travail, on dit que c’est un mot de droite. Les communicants vendent aux candidats des listes de mots « connotés » pour leur électorat. En ce sens, ils ne cherchent pas à susciter une véritable communication, mais une identification. Le mot « égalité » est ainsi un clin d’oeil pour la gauche, le terme de « morale » pour la droite. Parler d' »immigration », c’est pencher vers l’extrême droite. Dire « lutte », ça parle à l’extrême gauche. Voilà comment on finit par ne plus rien se dire qui dépasse vraiment les clivages convenus ; on ne se parle plus.

Lorsque le langage est dévalué, l’activité politique devient profondément difficile. Bernanos, dans la période confuse de l’après-guerre, identifie les troubles que traverse le pays à l’absence d’une parole crédible : « Quiconque tenait une plume à ce moment-là s’est trouvé dans l’obligation de reconquérir sa propre langue, de la rejeter à la forge. Les mots les plus sûrs étaient pipés. Les plus grands étaient vides, claquaient dans la main. »

Ouvrir un journal, écouter un discours, suffit pour mesurer combien le commentaire politique s’est résigné aujourd’hui à cette perte de sens du langage politique. « Les mots même mentent. » Il nous reste à reconquérir notre langage. Là encore, l’engagement politique local, l’expérience des solidarités proches et concrètes, pourrait servir de point de départ.

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Retrouver le prochain

La France vient de perdre son triple A. De l’avis de tous les experts, dont je ne suis pas, il semble que nous soyons embarqués pour de bon dans une crise globale et profonde. Et si les meilleures solutions de cette tourmente internationale et structurelle se trouvaient… tout près de nous ?

La semaine qui s’achève a vu la deuxième édition d’un projet, lancé l’année dernière à Versailles, et dont le succès me semble intéressant de ce point de vue. Il s’agit des « 24 heures vers l’Emploi », dont la Croix s’est fait récemment l’écho. Dans notre ville, comme partout en France, nous sommes confrontés à l’augmentation très forte du taux de chômage des jeunes. La Mission locale, qui accompagne les jeunes en difficulté d’insertion professionnelle, le Pôle emploi, et notre expérience personnelle sur le terrain, confirment cette évidence : lorsque le marché de l’emploi se resserre, c’est d’abord ceux qui n’y ont pas encore leur place qui s’en trouvent durablement exclus. Pendant les premières années de notre mandat, je suis resté désemparé devant cette demande récurrente : « donne-moi un travail ! »

A la rentrée 2010, nous avons décidé de réagir, en sortant avec un peu d’imagination du cadre d’intervention normal d’une Mairie. En quelques mois, nous avons organisé cette opération, qui se déroule en deux temps. Le moment fort est un forum, pour lequel nous avons sollicité une par une les entreprises locales ou nationales qui interviennent sur notre territoire. Le but : leur demander de venir avec des contrats fermes, disponibles, précis et communiqués à l’avance, qui soient majoritairement accessibles à des candidats peu expérimentés. C’est en effet ce frein qui bloque les jeunes au seuil de l’emploi, plutôt que le manque de diplômes : on leur demande une expérience qu’ils ne peuvent par définition pas avoir, et cette surenchère désespérante suscite chez beaucoup d’entre eux, même les plus qualifiés, un fort sentiment d’injustice.

Avec ces contrats en ligne de mire, nous proposons en amont, dans tous les quartiers de la Ville, des séances de formation et d’accompagnement, pour que les demandeurs d’emploi, et en particulier ceux qui partent de plus loin, soient vraiment prêts à décrocher l’entretien qui les conduira au but le jour du forum. Ce long temps préparatoire, qui est la singularité des « 24 heures », ne peut exister que par l’implication réellement incroyable des professionnels et des associations spécialistes de l’insertion professionnelle, qui viennent à la rencontre des candidats dans tous les quartiers de la ville, jour après jour, pendant deux mois.

Après le succès inespéré de l’année dernière, 38 entreprises nous ont rejoint cette année, du bâtiment à l’aide à la personne, de la vente à l’action sociale, de la culture à l’agriculture. Le Château de Versailles à côté du Club Med, les commerces jouxtant les restaurants, une large palette de métiers pour proposer 1276 contrats au total (hors emplois de la Défense). Et mercredi dernier, ce sont 869 candidatures qui ont été reçues par ces recruteurs, ce qui augure bien des embauches à venir.

La clé de l’efficacité surprenante d’un tel projet : la proximité. Les responsables de ressources humaines présents mercredi m’expliquaient, comme l’année dernière, qu’un tel forum leur permettait de rencontrer des jeunes habitant sur le lieu de leur activité. Transports raccourcis au maximum, déracinements évités : cela constitue pour eux un sérieux atout pour faciliter le recrutement. De la même façon, le temps de préparation proposé en amont permet d’aller vraiment au plus près des besoins pour aller chercher un par un ceux qui sont le plus en difficulté.

J’en tire une leçon simple, mais sans doute centrale pour les années à venir : il nous faut redécouvrir l’importance première de la proximité. Enfants de l’universalisme désincarné des Lumières, fidèles de la globalisation abstraite promise par les progrès technologiques du siècle dernier, citoyens du monde dématérialisé du numérique, nous avons cru à la fin de l’enracinement et à l’annulation des distances. Plus rien pour nous n’est lointain ; et paradoxalement, c’est maintenant qu’il nous faut retrouver le sens du prochain.

La crise de l’emploi est causée par des déséquilibres économiques internationaux ; mais ses solutions seront d’abord locales. Ce n’en est qu’un exemple parmi tant d’autres : l’importante fréquentation du site de Versailles dédié aux jeunes prouve bien qu’Internet est d’abord un média local : les représentants de la génération internet passent leur temps, sur le web et les réseaux sociaux, à s’enquérir de ce qui se passe tout près de chez eux, bien plus qu’à l’autre bout du monde. Au CNOUS, organisme en charge du logement et de la restauration étudiante, et dont je suis administrateur, on travaille à la restauration des « circuits courts » : cette relation directe entre la restauration collective et les producteurs locaux conforte l’agriculture, et peut faire baisser les prix en supprimant les coûts inutiles. Cela n’est que le retour à la sagesse ancestrale de la civilisation, qui trouvait dans la proximité l’harmonie que nous avons cherché dans la démesure.

Voilà quelques illustrations parmi tant d’autres de ce dont le succès des 24 heures vers l’emploi est le signe encourageant : le lieu où tout se joue vraiment, c’est le lieu le plus proche. Les solutions qui remédieront efficacement aux crises de notre temps, elles se trouvent tout près de nous. Et celui qu’il nous faut redécouvrir, pour donner ou pour recevoir, en tous les cas pour rétablir le centre de gravité incarné et concret de nos vies, c’est notre prochain. Un souhait pour 2012 ?

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Je profite de ce billet pour souhaiter une très belle année à ceux qui fréquentent ces pages, toujours plus nombreux, et pour remercier en particulier tous ceux qui m’écrivent pour m’encourager. Je suis désolé de n’avoir pu encore répondre à chacun. Le projet de ce blog est très modeste (participant de cette humble proximité où notre action pourra retrouver un sens) ; je sais qu’il n’est pas à la hauteur de ces encouragements, qui cependant me touchent beaucoup, et dont je vous remercie sincèrement !

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« Il y avait plus rien : soudain il y eut l’espoir. »

Il y a quelques jours, je me suis plongé – ou, pour mieux dire, j’ai été littéralement happé – par la lecture des minutes du procès de Jeanne d’Arc (qui sont disponibles en ligne). Tout ce que nous connaissons de l’histoire certaine de cette figure devenue légendaire, tient dans ce dialogue soigneusement consigné entre une assemblée de juges expérimentés et une jeune fille de dix-neuf ans. La précision minutieuse du greffe a porté jusqu’à nous, à travers les siècles, le récit détaillé de ces quelques journées qui virent la plus improbable et la plus grande victoire de Jeanne.

Jeanne d’Arc dépasse tous les clivages

Les discussions partisanes qui entourent la commémoration du six centième anniversaire de sa naissance, aujourd’hui, sont un symptôme du délitement de notre société. L’évidence devrait s’imposer à nous : Jeanne d’Arc dépasse tous les clivages, elle nous dépasse ; dans les derniers siècles, les grands esprits de notre pays, quels que soient leurs engagements politiques ou leurs convictions religieuses, ont su reconnaître la grandeur unique de son aventure et de son sacrifice. De ce sacrifice qui ressuscita la paix, la justice et la France, il serait temps plus que jamais de nous inspirer. Ce texte de Malraux, qui me rappelle son inoubliable hommage à Jean Moulin, le fait sentir mieux que je ne saurais le dire.

Nous savons aujourd’hui qu’elle est une âme invulnérable. Ce qui vient d’abord de ce qu’elle ne se tient que pour la mandataire de ses voix : « Sans la grâce de Dieu je ne saurai que faire. » On connaît la sublime cantilène de ses témoignages de Rouen : « La première fois, j’eus grand-peur. La voix vint à midi ; c’était l’été, au fond du jardin de mon père… Après l’avoir entendue trois fois, je compris que c’était la voix d’un ange… Elle était belle, douce et humble ; et elle me racontait la grande pitié qui était au royaume de France… Je dis que j’étais une pauvre fille qui ne savait ni aller à cheval ni faire la guerre… Mais la voix disait : « Va, fille de Dieu… » (…)

Dans ce monde où Isabeau de Bavière avait signé à Troyes la mort de la France en notant seulement sur son journal l’achat d’une nouvelle volière, dans ce monde où le dauphin doutait d’être dauphin, la France d’être la France, l’armée d’être une armée, elle refit l’armée, le roi, la France.

Il y avait plus rien : soudain il y eut l’espoir – et par elle, les premières victoires qui rétablirent l’armée.

Puis – par elle contre presque tous les chefs militaires -, le sacre qui rétablit le roi. Parce que le sacre était pour elle la résurrection de la France, et qu’elle portait la France en elle de la même façon qu’elle portait sa foi. (…)

Le plus mort des parchemins nous transmet le frémissement stupéfait des juges de Rouen lorsque Jeanne leur répond : « Je n’ai jamais tué personne ». Ils se souviennent du sang ruisselant sur son armure : ils découvrent que c’était le sien. Il y a trois ans, à la reprise d’Antigone, la princesse thébaine avait coupé ses cheveux comme elle et disait avec le petit profil intrépide de Jeanne la phrase immortelle : « Je ne suis pas venue pour partager la haine, mais l’amour. » Le monde reconnaît la France lorsqu’elle redevient pour tous les hommes une figure secourable, et c’est pourquoi elle ne perd jamais toute confiance en elle. (…)

« Comment vous parlaient vos voix ? » lui avait-on demandé. – Elles me disaient « Va fille de Dieu, va fille au grand cœur… » Ce pauvre cœur qui avait battu pour la France comme jamais cœur ne battit, on le retrouva dans les cendres, que le bourreau ne put ou n’osa ranimer. Et l’on décida de le jeter à la Seine, « afin que nul n’en fît des reliques ».

Alors naquit la légende.

 Le cœur descend le fleuve. Voici le soir. Sur la mer, les saints et les fées de l’arbre-aux-fées de Domrémy l’attendent. Et à l’aube, toutes les fleurs marines remontent la Seine, dont les berges se couvrent de chardons bleus des sables, étoilés par les lys…

La légende n’est pas si fausse. Ce ne sont pas les fleurs marines que ces cendres ont ramenées vers nous, c’est l’image la plus pure et la plus émouvante de France. O Jeanne sans sépulcre et sans portrait, toi qui savais que le tombeau des héros est le cœur des vivants, peu importent tes vingt mille statues, sans compter celles des églises : à tout ce pour quoi la France fut aimée, tu as donné ton visage inconnu. Une fois de plus, les fleurs des siècles vont descendre. Au nom de tous ceux qui sont ou qui seront ici, qu’elles te saluent sur la mer, toi qui a donné au monde la seule figure de victoire qui soit aussi une figure de pitié !

Texte intégral ici. In Le Miroir des Limbes.

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Nuit de Noël

« Et le Verbe s’est fait chair, et les journalistes n’en ont rien su… » (Bernanos, Journal d’un curé de campagne)

Pour deux milliards de chrétiens dans le monde, Noël rappelle la naissance d’un Dieu qui se fait homme pour révéler aux hommes la bonne nouvelle du salut. Pour toute l’humanité, et singulièrement pour nos pays de culture chrétienne, Noël vient aussi rappeler que l’essentiel de nos vies se joue dans le secret, bien loin du bruit médiatique et de l’activisme social. L’essentiel d’une existence se joue dans le silence du coeur, dans la simplicité des relations, dans la discrétion d’une vie de famille, d’amitiés, de travail. Fêter Noël, c’est retrouver le sens de ce qui seul compte – ce qui est intérieur, et donc invisible. C’est dans l’obscurité de cette longue et belle nuit d’hiver, à laquelle notre quotidien ressemble souvent, qu’il faut chercher la seule véritable lumière.

Joyeux Noël !

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L’enjeu social de la culture

Enjeu social de la culture

A la suite de la note publiée sur ce blog la semaine dernière, l’hebdomadaire Valeurs Actuelles m’a proposé d’écrire une tribune sur cette question de la place de la culture générale, et la publie dans son édition d’aujourd’hui, sous le même titre. Vous en retrouverez le texte intégral sur le site de la revue.

Notre système d’enseignement est de plus en plus inégalitaire :

Toutes les études internationales le confirment. Symboles de cette injustice, les grandes écoles ne reçoivent plus qu’une infime minorité d’élèves issus de milieux défavorisés. Alors Ministre de l’enseignement supérieur, Valérie Pécresse avait demandé à ces institutions de supprimer de leurs concours d’entrée l’épreuve « la plus discriminatoire« , la culture générale, présentée comme l’obstacle majeur pour ces jeunes. « Ne plus évaluer un élève sur son savoir, mais sur son intelligence et sur son parcours » : tel était le leitmotiv, que Sciences Po reprend aujourd’hui à son compte. […]

L’objectif est évidemment louable : il est absolument révoltant que, dans notre pays, un jeune n’ait pas les mêmes chances de succès selon l’endroit où il est né. Mais le remède envisagé ne pourra qu’aggraver le mal. La décision de Sciences Po est le symptôme d’une conception du savoir qui est, en fait, l’origine même du problème. […]

La culture n’est en fait qu’un accessoire mondain ; elle est le coupable privilège des « héritiers« , ceux que leur environnement familial a préparés à devenir la prochaine génération de l’élite au pouvoir. C’est la deuxième étape de la dénonciation, celle du sociologue français Pierre Bourdieu, qui aura tant marqué la vision contemporaine de l’éducation – au point que Valérie Pécresse, jetant l’anathème sur la culture, reprenait ce propos marxiste.

L’intelligence sans culture n’est rien :

Quand la ministre a pris cette position, je faisais mes premiers pas d’enseignant dans une zone urbaine sensible. Comme beaucoup de professeurs, je partais chaque jour vers ces jeunes porté par la certitude que j’avais quelque chose de précieux à leur transmettre, qui pouvait les aider à construire leur existence. Nous avons tous fait l’expérience que notre intelligence s’agrandit, que notre personnalité s’épanouit au contact de la culture. Dès lors, que peut bien signifier cette idée absurde, « mesurer l’intelligence et non le savoir » ? L’intelligence sans culture n’est rien. […]

L’enjeu social de la culture :

C’est en cela que l’on se trompe d’objectif : lutter pour l’égalité réelle ne peut passer que par la transmission de cette culture à tous les élèves, quels que soient leur milieu d’origine. Notre école est devenue l’une des plus inefficaces et des plus inégalitaires d’Europe depuis que ses responsables la considèrent comme un outil de discrimination. […] Faire reculer cette injustice, et préparer un avenir meilleur, suppose de transmettre aux jeunes la culture dont ils sont tous les légitimes héritiers, sans laquelle il n’est pas de regard libre ni authentiquement humain sur le monde.

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Il est permis d’espérer

Discours présidentiel de Vaclav Havel

Vaclav Havel / ICP

Vaclav Havel est décédé aujourd’hui ; il restera l’une des figures politiques les plus lumineuses du vingtième siècle, qu’il aura marqué de son action mais aussi de sa pensée. Dramaturge et philosophe, il fut l’incarnation de la résistance intellectuelle au totalitarisme en Tchécoslovaquie, avant de devenir le premier chef d’Etat de son pays à l’issue de la révolution de velours.

Outre son oeuvre littéraire, il nous laisse de nombreux textes exceptionnels, toujours clairs, souvent pleins d’humour, qui construisent une réflexion lucide la fonction du politique, ses dangers et sa mission. Parmi ceux-ci, Le Pouvoir des sans-pouvoirTentative de vivre dans la véritéIl est permis d’espérer, ou encore L’amour et la vérité doivent triompher de la haine et du mensonge, un recueil de discours qui n’est malheureusement plus édité mais qu’il ne faut manquer sous aucun prétexte si vous avez la chance d’en trouver un exemplaire.

Le texte qui suit est un extrait de son premier discours présidentiel à l’occasion du 1er janvier, qui pourrait valoir aussi bien pour nous aujourd’hui…

Extrait du discours présidentiel de Vaclav Havel

« Chers concitoyens,

Pendant quarante ans, vous avez entendu de la bouche de mes prédécesseurs, chaque nouvel an, sous diverses formes, la même chose : notre pays prospère, nous avons produit tant de millions de tonnes d’acier, nous sommes tous heureux, nous croyons en notre gouvernement et de belles perspectives s’ouvrent devant nous.

Mais je suppose que vous ne m’avez pas proposé pour cette fonction pour que je vous mente. Notre pays ne prospère pas. Le grand potentiel créateur et spirituel de nos peuples n’est pas utilisé à plein. Des branches entières de l’industrie produisent des articles qui ne présentent pas d’intérêt tandis que nous manquons de ce dont nous avons besoin. Notre économie désuète gaspille le peu d’énergie que nous avons. Nous avons détérioré la terre, les rivières et les forêts que nos prédécesseurs nous ont léguées. Permettez-moi de vous faire part d’une impression personnelle : alors que je me rendais récemment à Bratislava par avion, j’ai pris le temps de regarder par la fenêtre.

Ce coup d’œil [sur notre pays] a suffi pour me faire comprendre que nos hommes d’Etat et politiciens pendant des dizaines d’années n’ont pas regardé, ou n’ont pas voulu regarder, par la fenêtre de l’avion. Aucune lecture des statistiques dont je dispose ne me permettrait de comprendre plus vite et plus facilement la situation à laquelle nous sommes parvenus.

Mais cela n’est pas le principal. Le pire c’est que nous vivons dans un environnement moralement dépravé. Nous sommes moralement malades, car nous nous sommes habitués à dire une chose et à penser autrement. Nous avons appris à ne croire en rien, à être indifférents les uns à l’égard des autres, à ne nous occuper que de nous-mêmes. Les notions telles que l’amour, l’amitié, la pitié, l’humilité ou le pardon ont perdu leur profondeur et leur dimension, et pour beaucoup d’entre nous ne représentent que des particularités psychologiques, des saluts égarés des temps les plus reculés, un peu ridicules à l’ère des ordinateurs et des fusées spatiales. Notre régime a abaissé l’homme à la notion de force de production et la nature à celle d’instrument de production, les transformant en petites vis d’une grande et monstrueuse machine dont personne ne connaît en fait le sens.

Quand je parle d’atmosphère morale dépravée, je ne parle pas seulement de ceux qui ne regardent pas par la fenêtre des avions, mais de nous tous. Il serait très imprudent de comprendre le triste héritage des quarante dernières années comme quelque chose d’étranger que nous aurait légué un parent éloigné. Nous devons au contraire l’accepter comme l’héritage de nos propres actes. Alors, nous comprendrons que c’est seulement à nous tous d’en faire quelque chose. Nous ne pouvons pas tout rejeter sur les souverains précédents, non seulement parce que cela ne correspondrait pas à la vérité, mais également parce que cela pourrait diminuer la responsabilité actuelle de chacun d’entre nous, c’est-à-dire le devoir d’agir dès maintenant de façon libre et raisonnable. Ne nous trompons pas : il serait tout à fait faux d’attendre que la réforme générale vienne seulement de la politique. La liberté et la démocratie signifient la participation active et, de ce fait, la responsabilité de tous.

[Pour cela, nous devons reprendre confiance en nous.] La confiance en soi n’est pas l’orgueil, bien au contraire ; seul un homme ou une nation pleins d’assurance au meilleur sens du terme sont capables d’écouter la voix des autres, de les accepter d’égal à égal, de pardonner à ses ennemis et de regretter ses propres fautes. Essayons, en tant qu’hommes, d’introduire l’assurance ainsi définie dans la vie de notre communauté et, en tant que nations, dans notre action sur la scène internationale. C’est seulement ainsi que nous gagnerons l’estime de nous- mêmes et des autres nations.

Essayons de rénover, dans une époque nouvelle et d’une façon nouvelle, cette conception de la politique fondée sur la moralité. Apprenons que la politique devrait être l’expression de la volonté de contribuer au bonheur de la communauté et non du besoin de la tromper et de la violer. Apprenons que la politique ne doit pas être seulement l’art du possible, surtout si l’on entend par là celui des spéculations, des calculs, des intrigues, des accords secrets et des manœuvres pragmatiques, mais qu’elle peut être aussi l’art de l’impossible, c’est-à-dire celui de rendre soi-même et le monde meilleurs.

Nous sommes un petit pays, pourtant nous avons été jadis un carrefour spirituel de l’Europe. Pourquoi ne pas le redevenir ?

La mafia de ceux qui ne regardent pas par les fenêtres des avions vit encore et de temps en temps remonte à la surface mais elle n’est plus notre ennemi principal. Notre ennemi principal, ce sont aujourd’hui nos propres défauts : l’indifférence à l’égard des choses communes, la vanité, l’ambition, l’égoïsme, les ambitions personnelles et les rivalités. C’est sur ce terrain que nous aurons à livrer notre combat.

Nous nous trouvons au seuil des élections libres et de la campagne préélectorale. Ne permettons pas que, sous le noble désir de servir la chose commune, fleurisse de nouveau celui de se servir soi-même. Dans l’immédiat, il n’est pas vraiment important de savoir quel parti remportera les élections. Il est important que ce soient ceux qui possèdent les meilleures qualités morales, civiques, politiques et professionnelles.

Vous vous demandez peut-être quelle est la république dont je rêve. Je vais vous répondre : il s’agit d’une république indépendante, libre, démocratique, économiquement prospère et socialement juste, bref d’une république humaine au service de l’homme et c’est pourquoi elle peut s’attendre à ce que l’homme la serve en retour. Il s’agit d’une république qui réunit des gens d’une culture générale étendue, sans laquelle on ne peut résoudre aucun de nos problèmes humains, économiques, écologiques, sociaux et politiques. (…)

Désormais, ton pouvoir, peuple, est entre tes mains ! »

Vaclav Havel

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Le droit de savoir

A l’heure où la France se distingue en ouvrant, sous la conduite d’Etalab, son premier portail d’accès aux données publiques, la transparence recule dans l’Education nationale. L’Association des Journalistes éducation (Ajé) a diffusé lundi un communiqué pour dénoncer la diminution des statistiques communiquées par le ministère. A titre d’exemple, les rapports de l’Inspection générale, qui portent sur la situation de l’enseignement en France, sont de moins en moins publiés. Pour 22 rapports diffusés en 2001, on n’en compte plus que deux en 2010 !

Les données ministérielles ne sont plus transmises qu’à des fins de communication. Depuis plusieurs années déjà, les rectorats imposent aux enseignants de ne plus rendre publics les résultats des évaluations annuelles, qui doivent vérifier l’acquis des connaissances de base. D’ailleurs, ce n’est plus la Direction de l’Evaluation (DEPP) qui conçoit les évaluations nationales de CE1 et de CM2 et interprète leurs résultats, mais la Direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO), qui se trouve ainsi en position de s’auto-évaluer. Pédagogiquement très en vogue dans les classes, cette méthode n’est sans doute pas la plus rigoureuse pour une administration…

L’école n’est plus le lieu de la transmission du savoir

Les données qui nous sont proposées sont donc beaucoup moins complètes, et moins fiables. La raison en est simple. Par exemple, un rapport retraçant l’évolution de la lecture sur dix ans, retenu par le ministère, a été finalement diffusé par l’INSEE dans son « portrait social ». On y apprend que le niveau des élèves les plus faibles s’est encore nettement fragilisé : « Le pourcentage d’élèves en difficulté face à l’écrit a augmenté de manière significative, et près d’un élève sur cinq est aujourd’hui concerné en début de 6ème. » Cette réalité, qu’il s’agit de dissimuler, est confirmée par les études internationales de haut niveau autant que par l’expérience de beaucoup d’enseignants. Les citoyens, et les parents d’élèves en particulier, ont le droit de le savoir !

Pour ma part, je suis convaincu que ce phénomène est le résultat, non pas d’abord d’un problème de moyens (si ce n’est de moyens mal utilisés), mais d’un problème de méthodes liées à une vision générale de la mission de l’école. Aujourd’hui, il n’est plus du tout évident que l’école soit le lieu de la transmission d’un savoir. La culture, bagage encombrant, est perçue comme un poids inutile dont l’accès numérique au savoir universel pourrait finir par nous dispenser ; pire encore, elle est d’abord un moyen de sélection.

« La culture est discriminatoire. »

Un autre fait récent l’illustre bien : Richard Descoings, emblématique directeur de Sciences-Po Paris, a décidé de supprimer l’épreuve de culture générale du concours d’admission à l’IEP. La culture, explique-t-il, c’est ce qui permet aux élèves les plus favorisés de se distinguer aux concours. Et d’ailleurs, « qui peut prétendre en avoir une à l’âge de 17 ans ? » C’est vrai, ça, vos quinze années à l’école n’avaient quand même pas pour but de vous cultiver !

L’argument est fondé sur une idée simple : il s’agit de recruter des candidats pour ce qu’ils sont, par pour ce qu’ils savent. Inutile alors, le savoir et les efforts qu’il implique. Inutiles, l’histoire, la littérature, l’apprentissage des sciences, la mémoire, la lecture… Toutes ces connaissances superflues pourraient vous faire perdre de vue ce que vous êtes vraiment. On valorisera donc plutôt les expériences associatives ou militantes. Pour entrer à Sciences Po, lycéens, vous êtes prévenus : mieux vaut maintenant être engagé, impliqué, ou syndiqué, que cultivé.

La valeur de la culture

L’intention n’est pas mauvaise. Mais la culture est-elle seulement quelque chose qu’on « a » ou pas, que l’on possède ? Serions-nous ce que nous sommes sans la fréquentation du savoir ? Ce que nous avons appris nous a appris à être nous-mêmes – à être libres. Apprendre une langue, mémoriser des raisonnements scientifiques, connaître son histoire, c’est se découvrir soi-même, et construire son propre regard sur le monde (je reviendrai bientôt sur cette question décisive). Et c’est la raison pour laquelle l’école devrait se recentrer sur la transmission du savoir, que les élèves attendent tant en réalité.

C’est cette expérience qui donne sens à la vocation d’un professeur. J’ai voulu enseigner la philosophie parce que, à travers elle, des enseignants m’ont appris à devenir ce que je suis. Il n’y a rien de plus beau que de conduire ses élèves, par le chemin du savoir, à un regard plus libre sur leur propre vie. Dans une vie humaine, il n’y a pas de réussite, au sens large – celui de l’épanouissement personnel autant que de l’insertion sociale – sans ce chemin de la culture. C’est en cela que M. Descoings se trompe radicalement d’objectif dans sa lutte contre les injustices : l’école qui disqualifie la culture comme une discrimination est en fait la plus injuste de toutes. Et la nôtre est d’ailleurs de plus en plus inégalitaire, à mesure qu’elle renonce à transmettre. Le désir de justice sociale, autant que la préparation de notre avenir, nous imposent collectivement cette exigence : parce que la culture est du côté de l’être et non de l’avoir, tout enfant a le droit de savoir.