Une loi déjà dépassée

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Alors que la loi Taubira doit être votée aujourd’hui, je propose dans le Figaro quelques éléments de réflexion pour mettre en perspective le débat que nous avons connu dans les derniers mois, et ses conséquences de long terme.

Je crois profondément que nous avons toutes les raisons d’espérer, si l’espérance est autre chose qu’un optimisme facile. Je voudrais que ce texte puisse exprimer ce que nous sommes si nombreux à ressentir en ce moment. En l’écrivant, je pensais en particulier à ceux qui auront été précurseurs, dans la génération de nos aînés. A ceux qui auront porté le mouvement qui a fait de ce débat, malgré le vote d’aujourd’hui, une victoire paradoxale. A ces parlementaires qui ont défendu, avec tant de courage et de persévérance, les convictions que notre société semblait ne plus vouloir entendre.

Et je pense enfin tout particulièrement aux veilleurs qui se relaient, jour après jour, pour que soit entendue, dans leur silence, une exigence de justice et de vérité que rien ne saurait faire taire.

 

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Le projet de loi Taubira devrait être voté aujourd’hui à l’Assemblée Nationale, au terme de plusieurs mois marqués par une contestation intense du mariage pour tous. Le plus frappant est la distance croissante qui s’est installée entre la réalité de cette contestation et sa représentation dans le monde politique et médiatique. A force de jouer sur les caricatures, la majorité a fini par ne plus rien comprendre au mouvement qui naissait sous ses yeux ; et les journalistes, pour la plupart, n’ont pas su rendre compte de la nouveauté d’un élan qu’ils ne savaient comment interpréter. L’accusation permanente d’homophobie, la projection fantasmatique d’une nouvelle ligue réactionnaire, l’épouvantail de la « radicalisation »… Ces indignations hors sujet révèlent seulement combien nos gouvernants se sont coupés des citoyens, en préférant répondre à leurs inquiétudes par le mépris plutôt que par le dialogue. Murés dans leurs certitudes, comment pouvaient-ils comprendre ce qui se passe ?

Oui, quelque chose est en train de se passer. Une révolution silencieuse, intérieure, inattendue et si difficile encore à décrire. Au fond, par sa surdité poussée jusqu’à l’absurde, le gouvernement aura rendu un immense service à ceux que la loi Taubira heurtait. Il nous aura permis de prendre vraiment conscience de l’importance du combat : la crispation de la majorité, depuis le début, donne la mesure de ce qui est en jeu, et le refus du débat indique bien que ce n’est pas un progrès qui se prépare. Surtout, la tentative permanente pour nous exclure du jeu démocratique nous a obligés à réinventer nos moyens d’expression, à clarifier encore le sens de notre action, et jusqu’à renouveler l’idée que nous nous faisions de notre rôle dans cette période. En ce sens, la majorité ne le sait pas encore, mais elle a déjà perdu. La loi Taubira sera sans doute votée aujourd’hui, et peut-être promulguée demain – à moins que le François Hollande ne se souvienne à temps que son premier engagement était la République apaisée. Mais quoi qu’il arrive, cette loi est déjà périmée ; et on ne s’en souviendra bientôt plus que comme d’un contresens historique étonnant.

La radicalisation que le gouvernement dénonce, il en est le seul responsable, pour avoir installé la tension par la provocation, et n’avoir jamais répondu qu’à des violences marginales. Pour la majorité d’entre nous, cette accusation nous aura seulement conduits à rechercher une paix plus radicale encore. On nous a reproché de diviser, et nous avons mieux compris la valeur de notre unité, de la nécessité de rechercher en vérité le bien de toute la société, et non la défense d’une communauté d’intérêt ou d’idéologie. On nous a accusés de parler au nom des valeurs d’une caste, d’une confession, et nous avons peu à peu éclairci les raisons profondes de notre opposition d’aujourd’hui – qui sont les raisons de notre victoire prochaine.

Si nous nous opposons à cette loi, c’est parce qu’elle ébranle en profondeur l’essence même du lien familial. En faisant reposer la filiation uniquement sur la volonté, elle fait de l’enfant le jouet des projets d’un adulte, qui ne sera plus « parent » que par l’effet momentané de son désir. Le mépris affiché pour la « filiation biologique » témoigne seulement de la rage froide de l’individu contemporain qui voudrait que rien, et surtout pas la réalité charnelle de la différence des sexes, ne puisse résister à son projet. Cette haine des corps, dont témoigne le nouveau dogme du genre, est inspirée par un consumérisme absolu qui, après avoir déstabilisé tous les pans de la société, atteint aujourd’hui la famille : un enfant si je veux, quand je veux, comme je veux.

Cet individualisme ne concerne pas spécifiquement les homosexuels ; le dénoncer n’a donc rien à voir avec de l’homophobie. Il s’agit seulement de rompre avec les rêves dangereux d’une génération dépassée : pour avoir donné partout le primat à l’immédiateté des revendications individuelles, nos aînés auront tout déréglé. La finance devenue folle, la dette sans cesse accumulée, les déséquilibres du marché de l’emploi, les ressources environnementales surexploitées… : autant de conséquences d’une même erreur, qui a consisté à se révolter partout contre les limites qui s’opposaient à nos pulsions consuméristes. Partout, un même individualisme a détourné le sens de la loi, revendiquant pour l’intérêt immédiat et particulier ce qui devait servir au bien durable de la société. Nous affranchir maintenant de l’inscription de la fécondité dans la dualité des sexes, c’est prolonger cette immense régression. D’autres pays occidentaux font ce choix ; tous le regretteront bientôt. Loin de créer de nouveaux droits, cette loi offre aux homosexuels un mariage désormais vidé de son sens et de son efficacité : plus de stabilité dans ce monde désincarné où seul compte le désir de l’individu. La dérégulation ultralibérale aura connu une nouvelle et prodigieuse étape, et avec elle la dissolution de tous les liens qu’elle aura partout suscitée. Je ne peux m’empêcher de plaindre ces hommes et ces femmes de gauche dont la générosité sincère, qui pensait promouvoir l’égalité, aura seulement servi l’ultralibéralisme qu’elle a combattu partout ailleurs.

Mais loin des politiques, dont beaucoup auront confondu une fois de plus le sens de l’histoire avec le sens du vent, une majorité de Français a vécu une prise de conscience. De cette fausse piste, nous voilà définitivement revenus : nous avons compris qu’elle ne conduisait qu’à la crise pour tous. Cette crise, dont la jeunesse paie le prix fort, nous aura au moins guéris du culte de la consommation et des folies de la toute-puissance. Elle nous réconcilie, dans notre fragilité, avec la mesure que la réalité naturelle impose parfois à notre désir. Et c’est sans doute pour cela que tant de jeunes, si loin de tous les clichés, se sont mobilisés contre cette loi. Le clivage générationnel n’était pas où on l’attendait. Il s’est passé quelque chose d’inédit : face aux fantasmes irresponsables de la génération Bergé, une nouvelle génération s’est levée. En inondant largement les manifs, en inventant de nouvelles formes d’engagement, veilleurs, volontaires, blogueurs, des centaines de milliers de jeunes ont témoigné avec force de leur espérance. Ils ne veulent plus détruire des normes, mais reconstruire le lien social. Ils ne proclament plus qu’il est interdit d’interdire, mais que la loi doit servir le plus faible et le plus petit. Parce qu’ils veulent lutter contre les discriminations et contre l’injustice, ils se sont opposés à une réforme qui fait de l’enfant une variable d’ajustement. Ils veulent donner à notre démocratie l’exigence de vérité et l’élan d’authentique générosité dont elle a tant besoin. Au moment où le législateur trahit l’avenir une nouvelle fois, cédant par idéologie à une régression sans précédent, ils savent que son vote est déjà dépassé, et que cette loi est anachronique. Ils sortiront bientôt de cette erreur historique, non pour revenir en arrière – mais pour repartir vers l’avant. Ils n’ont plus peur. Ils sont l’avenir.

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Bienvenue à Gattaca

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Ce ne sont pas les sujets qui manquent, en ce moment. Et même si le travail, lui non plus, ne manque pas par ailleurs, je ne peux pas ne pas vous parler du rendez-vous décisif qui se joue demain, dans un silence médiatique presque absolu…

L’Assemblée Nationale devrait adopter, jeudi 28 mars, une proposition de loi visant à libéraliser l’utilisation de l’embryon humain comme matériau pour la recherche scientifique.

La dernière révision des lois de bioéthique, processus auquel j’ai eu l’occasion de participer de près, avait fait l’objet d’une concertation préalable longue et approfondie. Entre 2009 et 2011, le gouvernement organisait des centaines de rencontres, de conférences et de débats dans tous les départements français. Les experts étaient sollicités pour venir présenter aux Français les enjeux complexes de la recherche, et leur permettre ainsi de formuler ensuite un avis personnel informé. Un site dédié, toujours en ligne aujourd’hui, permettait de prolonger ces interactions. Les parlementaires de toutes tendances, ayant eu l’occasion d’écouter l’avis de tous, allaient poursuivre ensuite leur réflexion dans une commission spécialement créée sur ce sujet.

Ce temps prolongé de concertation permit d’aboutir à la rédaction d’un rapport précis et développé sur des questions claires et bien identifiées. Pour une fois, le législateur disposait, au moment de la décision, d’un panorama reflétant en vérité les opinions des citoyens, en même temps que d’une information précise et très en pointe sur les tous derniers progrès de la recherche scientifique.

Vous vous en souvenez sans doute : pendant cinq ans, la majorité précédente a fait l’objet d’un procès en abus de pouvoirs, instruit jour après jour par l’opposition et largement relayé par la presse. Force est de reconnaître aujourd’hui que les socialistes, qui se complaisaient hier dans ces indignations de circonstance, ont été parfaitement incapables de reproduire, et même de respecter, ce grand moment de démocratie.

La majorité parlementaire jette en effet à la poubelle, en toute hâte, sans aucun autre débat qu’une brève discussion parlementaire, le régime d’interdiction de la recherche sur l’embryon auquel cette longue maturation démocratique avait abouti. La nouvelle proposition de loi a été votée au Sénat, et sera probablement adoptée demain à l’Assemblée, sans même que le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) ait été consulté ! On croit rêver.

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Pourquoi une telle précipitation ? Sur ce projet, les socialistes ont peur de la transparence ; je les comprends. Il recouvre en effet un triple scandale.

– Il constitue d’abord une absurdité scientifique : contrairement à la précédente révision, cette réforme bioéthique est déjà obsolète. La découverte des potentialités offertes par les cellules adultes reprogrammées, dites cellules iPS, a valu le prix Nobel 2012 aux biologistes John Gurdon et Shinya Yamanaka. Apparemment, le gouvernement français n’est pas encore au courant… Ces cellules iPS, dont l’utilisation ne pose aucun problème éthique (pas plus que dans le cas du don de sang ou du don d’organes), permettent le développement d’applications thérapeutiques qui dépassent déjà de très loin les résultats obtenus par les recherches effectuées, sous régime dérogatoire, sur les cellules souches embryonnaires (manipulations qui aboutissent, rappelons-le, à la destruction de l’embryon). Mais alors, pourquoi s’entêter dans cette voie sans issue ?

– Là est le scandale politique. Cette libéralisation n’apporte aucun espoir thérapeutique ; le professeur Claude Huriet le rappelait récemment dans le Monde : « en quinze ans, aucun patient n’a été traité par des cellules souches embryonnaires. » En fait – cela me fait froid dans le dos rien que de l’écrire, la seule perspective est industrielle. Oui, vous avez bien lu : industrielle. La recherche sur l’embryon coûte moins cher, pour le développement de nouveaux médicaments, que l’expérimentation sur les hommes, ou sur les animaux de laboratoire. Obtenue sous la pression des lobbys de l’industrie pharmaceutique, dont on connaît depuis l’affaire du Médiator l’influence dans les cercles de décision, cette loi abandonne l’embryon, en toute discrétion, aux intérêts commerciaux.

– Elle opère ainsi une rupture philosophique profonde : à travers ce nouveau régime de libéralisation, pour la première fois dans le droit de notre république, le corps humain devient un matériau exploitable comme un autre. C’est le principe fondamental de l’indisponibilité du corps qui est profondément remis en cause. La technique peut désormais manipuler, utiliser, exploiter, transformer ce matériau humain, dans un régime d’encadrement (l’Agence de biomédecine) dont tout le monde sait qu’il est rendu inefficace par d’évidents conflits d’intérêts.

Une nouvelle dérégulation, opérée au bénéfice des lobbys industriels, qui cède à la marchandisation du corps humain : quand je pense que ceux qui procèdent à cette libéralisation inédite se disent de gauche, je comprends mieux qu’ils préfèrent que personne n’en parle…

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Il reste une voie pour s’opposer : elle consiste à faire nous-mêmes le travail qu’on veut nous empêcher de faire. Informez-vous, lisez, faites-vous une opinion libre et vraie sur ce sujet essentiel. Les enjeux sont complexes, mais les sources d’information ne manquent pas (par exemple ici).

Il est urgent de prendre conscience de ce qui se passe ; l’enjeu – si proche au fond de celui du mariage pour tous, c’est la société dans laquelle nous voulons vivre. Si nous cherchons à faire de notre nature le jouet de notre pouvoir d’agir, si nous cédons à la tentation de libérer l’emprise conjuguée sur nos vies de la technique et du marché, si nous abandonnons le sens du caractère essentiellement singulier de cette chair dont nos corps sont pétris, nous finirons d’emporter, dans une bataille insensible et insensée, la victoire de l’homme contre sa propre humanité.

Demain, l’Assemblée Nationale vous souhaite la bienvenue à Gattaca !

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Bienvenue à Gattaca, un film de science-fiction réalisé par Andrew Niccol en 1997. Avec Ethan Hawke, Uma Thurman, Jude Law. Malheureusement rattrapé par le réel, c’est un film à voir et à diffuser largement ! Un extrait que je trouve très beau, et particulièrement marquant en ce moment…

 

 

Esta es la juventud del Papa

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« Son élection avait suscité un concert d’inquiétudes médiatiques. Parmi elles, je me souviens avoir entendu bien des spécialistes affirmer que ce théologien austère, élu pape à 78 ans, serait parfaitement incapable de parler aux jeunes. Il allait certainement renoncer aux Journées Mondiales de la Jeunesse, pour éviter la comparaison avec un prédécesseur charismatique et familier de ces immenses rassemblements. La cause était entendue d’avance : après Jean-Paul II, ce n’est pas auprès des jeunes que Benoît XVI était attendu.

Et pourtant, il est venu. Trois mois après son élection, le Pape allemand est à Cologne pour accueillir les JMJ ; et les jeunes sont au rendez-vous. Malgré la pression des médias, qui attendent l’épreuve comme un test, Benoît XVI reste lui-même : discret, réservé, presque timide. Tellement simple et libre, au fond, que le contact passe tout de suite.

Cibles habituées d’un marketing stéréotypé, les jeunes se reconnaissent dans ce pape qui, avec eux, se risque à être authentique. Sans artifice, sans détour, il leur donne l’essentiel. Pendant les JMJ, Benoît XVI enseigne longuement, remet au centre les sacrements ; et pour la première fois dans l’histoire de ces immenses rassemblements, il pousse l’audace jusqu’à proposer à cette foule de prier dans le silence.

C’est l’image que je garderai de ce pontificat, celle d’un miracle répété dans ce monde saturé de vitesse et de bruit : l’image de ces millions de jeunes à Cologne, puis à Sydney et Madrid, rassemblés ensemble dans le silence. Un long silence, gratuit, intense, habité par la prière.

Pendant huit ans, Benoît XVI aura sans cesse rappelé les jeunes à l’urgence de la vie intérieure, qui seule ouvre à la liberté. Il leur aura proposé l’exigence que plus personne n’ose leur offrir : celle de relations vraies, d’un amour authentique, d’une soif sincère de vérité. A une génération fragilisée par la crise, il a rappelé la nécessité d’abandonner un rapport consumériste au monde et à la société. A contre-courant, il aura été pour notre génération, souvent privée de repères, ce père dont elle avait tant besoin.

Et la jeunesse du monde a su le remercier, en lui répondant avec une ferveur que nul autre ne pourrait susciter, et qui ne s’est jamais démentie. Esta es la juventud del Papa ! »

(Ce billet a été publié à la sollicitation du Figaro Magazine, dans un numéro spécial daté du 17/18 février. Sur cet acte si marquant du Pape, j’interviendrai également dans le prochain numéro de Valeurs Actuelles, ainsi que dans le prochain Figaro Hors série pour un article sur Benoît XVI et la question de l’enseignement.)

« On ne va jusqu’à l’espérance qu’à travers la vérité. »

Est-il encore possible de souhaiter une bonne année 2013 ? Alors que les médias semblent ajouter chaque jour une ligne à la litanie des épreuves qui doivent s’abattre sur nous, alors que notre pays semble ajouter ses propres crispations à la crise qui frappe largement le monde occidental, alors que tant d’entre nous, et tant de jeunes en particulier, souffrent déjà de l’injustice d’une société qui fait payer aux plus fragiles le résultat de ses inconséquences… Non, il semble que sacrifier au rite des vœux de bonne année soit décidément difficile.

A l’heure où j’écris ces lignes, le Président de la République a enregistré son allocution de vœux, qui sera diffusée ce soir. Il veut porter, nous disent les médias, un message d’optimisme. Le terme est étonnant. Il ne suffira pas que nous nous forcions à y croire pour que tout aille mieux. Aucune crise, personnelle ou collective, ne se résout sans un effort de lucidité. Il me semble que notre vie publique aurait bien besoin de cet effort-là aujourd’hui. L’optimisme le plus engagé ne saurait nous en dispenser.

Aussi je vous laisse, en guise de vœux, ce beau texte de Bernanos, que j’ai lu et relu des centaines de fois dans les dernières années. Extrait des Essais et écrits de combats, il a été écrit en 1942, à un moment où il était plus difficile que jamais, sans doute, de croire en un avenir meilleur. Dans des circonstances pourtant bien différentes, il dit tout, me semble-t-il, de ce dont nous avons besoin pour l’année qui vient. Je ne nous souhaite rien de mieux que le courage de l’espérance ; et dans cette espérance, je vous souhaite de tout coeur, à vous qui visitez ces pages – par amitié, par curiosité ou par hasard – une belle et heureuse année 2013 !

 

« Les gens qui me veulent trop de bien me traitent de prophète. Ceux qui ne m’en veulent pas assez me traitent de pessimiste. Le mot de pessimisme n’a pas plus de sens à mes yeux que le mot d’optimisme, qu’on lui oppose généralement. Le pessimiste et l’optimiste s’accordent à ne pas voir les choses telles qu’elles sont. L’optimiste est un imbécile heureux. Le pessimiste est un imbécile malheureux. (…)

Je sais bien qu’il y a parmi vous des gens de très bonne foi, qui confondent l’espoir et l’optimisme. L’optimisme est un ersatz de l’espérance, dont la propagande officielle se réserve le monopole. Il approuve tout, il subit tout, il croit tout, c’est par excellence la vertu du contribuable. Lorsque le fisc l’a dépouillé même de sa chemise, le contribuable optimiste s’abonne à une revue nudiste et déclare qu’il se promène ainsi par hygiène, qu’il ne s’est jamais mieux porté.

Neuf fois sur dix l’optimisme est une forme sournoise de l’égoïsme, une manière de se désolidariser du malheur d’autrui.

C’est un ersatz de l’espérance, qu’on peut rencontrer facilement partout, et même, tenez par exemple, au fond de la bouteille. Mais l’espérance se conquiert. On ne va jusqu’à l’espérance qu’à travers la vérité, au prix de grands efforts et d’une longue patience. Pour rencontrer l’espérance, il faut être allé au-delà du désespoir. Quand on va jusqu’au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore.

Le pessimisme et l’optimisme ne sont à mon sens, je l’ai dit une fois pour toutes, que les deux aspects, l’envers et l’endroit d’un même mensonge. Il est vrai que l’optimisme d’un malade peut faciliter sa guérison. Mais il peut aussi bien le faire mourir s’il l’encourage à ne pas suivre les prescriptions du médecin. Aucune forme d’optimisme n’a jamais préservé d’un tremblement de terre, et le plus grand optimiste du monde, s’il se trouve dans le champ de tir d’une mitrailleuse, est sûr d’en sortir troué comme une écumoire.

L’optimisme est une fausse espérance à l’usage des lâches et des imbéciles. L’espérance est une vertu, virtus, une détermination héroïque de l’âme. La plus haute forme de l’espérance, c’est le désespoir surmonté.

Mais l’espoir lui-même ne saurait suffire à tout. Lorsque vous parlez de « courage optimiste », vous n’ignorez pas le sens exact de cette expression dans notre langue et qu’un « courage optimiste » ne saurait convenir qu’à des difficultés moyennes. Au lieu que si vous pensez à des circonstances capitales, l’expression qui vient naturellement à vos lèvres et celle de courage désespéré, d’énergie désespérée. Je dis que c’est précisément cette sorte d’énergie et de courage que notre pays attend de nous. »

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Georges Bernanos, Essais et écrits de combat

Le choix à faire

En philosophie, rien ne mérite plus de reconnaissance que la générosité intellectuelle qui consiste à aller jusqu’au bout de sa propre pensée. C’est la cohérence d’une idée avancée jusque dans ses conséquences ultimes qui permet en effet d’en discerner le bien-fondé – ou l’inverse. Mais peu d’esprits en sont capables ; on reconnaît une idée à moitié convaincante au fait qu’elle trouve toujours de bonnes raisons de s’arrêter sur le seuil de son propre développement.

En ce sens, il faut dire un immense merci à Pierre Bergé. Voilà un homme honnête et franc, qui va jusqu’au bout de la vision du monde qu’il défend. Participant hier à la manifestation pour l’égalité, il n’a pas hésité à expliciter les conséquences nécessaires de cette revendication. Conséquences logiques, à la vérité…

Exiger l’égalité, c’est affirmer que « tous ceux qui s’aiment » (selon la formule de la pétition du PS, d’une généralité déconcertante) doivent se voir reconnaître le droit d’avoir des enfants. Fort bien. Le droit à l’enfant est donc acté, et prétendre le contraire serait une supercherie malhonnête.

Pour que ce droit soit effectif, l’adoption, on le sait très bien, ne suffira pas ; ne serait-ce d’ailleurs que parce que, comme d’autres exemples l’ont montré, la plupart des pays avec lesquels nous entretenons des conventions d’adoption n’acceptent pas d’envoyer des enfants dans des couples de même sexe, et rompront donc ces conventions.

Il faudra donc produire des enfants pour satisfaire ce droit. Admettons-le ; là encore, promouvoir le fait et s’émouvoir des termes n’aurait pas de sens.

Mais comment faire ? Pour les femmes, c’est techniquement assez simple : la procréation médicalement assistée, qui jusque là servait uniquement de palliatif à l’infécondité accidentelle de couples hétérosexuels, sera généralisée pour suppléer à l’infécondité de fait de l’union homosexuelle.

Et pour les hommes ? L’égalité ne sera pas complète tant qu’une solution ne leur aura pas été ouverte… Et cette solution ne peut passer que par la gestation pour autrui. Autrement dit, la possibilité ouverte aux hommes de salarier une femme pour porter l’enfant désiré.

Tout cela est d’une imparable logique ; admettre le premier principe du raisonnement, l’exigence d’une égalité absolue dans les faits de tous les couples, revient à en accepter ces conséquences. Ce qu’a fait Pierre Bergé avec une remarquable clarté :

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« Nous ne pouvons pas faire de distinction dans les droits, que ce soit la PMA, la GPA ou l’adoption. Moi, je suis pour toutes les libertés. Louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l’usine, quelle différence ? »

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Un immense merci à Pierre Bergé, donc, qui d’un seul coup met en évidence ce que tant d’autres, militants et politiques, cherchaient à dissimuler par de pénibles subterfuges : oui, ce projet de loi entraîne des implications majeures. Et oui, ce projet de société est bien, dans son principe, un projet ultralibéral.*

Affirmer, au nom de « toutes les libertés », que rien ne doit être placé au-dessus du désir individuel, c’est entrer dans un monde où la loi s’interdit de réguler l’économie consumériste qui, tôt ou tard, doit investir tous les champs de l’existence humaine. Tout peut devenir objet d’une relation commerciale : plus seulement nos relations professionnelles, mais nos relations amoureuses ; plus seulement nos entreprises, mais nos familles ; plus seulement notre travail, mais nos corps. Tout se vend, tout s’achète, tout se loue : l’amour, le sexe, la vie.

La totalisation de l’économie s’exprime par le fait qu’il n’y a plus de barrières, plus de différence. Aujourd’hui, notre droit reconnaît, par exemple, que le corps humain n’est pas une matière comme une autre : on ne peut en disposer comme d’un bien de consommation. C’est au titre de cette indisponibilité du corps humain qu’il est interdit, par exemple, de vendre un organe.

A cette limite, Pierre Bergé répond par une simple question : en fait, « quelle différence ? » Quelle différence entre la marchandisation d’un corps ou de tout autre bien matériel ? Le propre de cette vision du monde, c’est l’indifférenciation. Produire un objet par le travail de ses mains ou louer son corps, c’est la même chose : c’est simplement de l’économie. « C’est faire une différence qui serait choquant », ajoute même Pierre Bergé : les différences sont scandaleuses, elles doivent être effacées, toujours au nom d’une égalité factice. C’est la même vision, au fond, qui nous rend insupportables bien d’autres distinctions, à commencer par la différence entre l’homme et la femme, entre le couple homosexuel et hétérosexuel. Et c’est la même tentative d’uniformisation rageuse qui inspire une laïcité détournée de son sens, triste revendication qui ne s’estimera satisfaite que quand l’homme ne reconnaîtra plus rien, et surtout pas lui-même, comme sacré…

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Rencontrer une pensée assumée jusqu’au bout permet de faire un vrai choix entre les visions du monde qui s’offrent à nous. Dans quelle société voulons-nous vivre demain ? Voulons-nous d’un monde où tout sera mesuré par l’économie du désir individuel, un monde où tout a un prix de marché parce que plus rien n’a, en soi, de valeur ? Ou bien accepterons-nous que la loi ait pour fonction de fixer des bornes au pouvoir que les hommes ont les uns sur les autres, à la pression de la force sur le faible, et de l’argent sur le pauvre ?

Préférons-nous un monde où l’enfant se marchande, plutôt qu’un monde où il se reçoit ? Prenons garde que, dans une société où les ventres se louent, ne se donne plus une vie vraiment humaine…

Militer pour que la GPA me permette enfin d’obtenir « un enfant si je veux, un enfant quand je veux », c’est faire apparaître l’individualisme auquel finira par aboutir la rhétorique de l’égalité. Ce n’est pas un projet altruiste, non, c’est une vision marchande fondée sur l’ivresse du pouvoir de la technique et de l’argent, que rien ne doit plus limiter. Il faut que tout s’achète, pour que je sois enfin tout-puissant. A cet égard, il n’est malheureusement pas insignifiant que l’un des premiers à appeler au commerce des utérus soit un milliardaire de sexe masculin.

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Je conclus cette brève réflexion par deux remarques.

Le propos de Pierre Bergé est l’occasion d’une intéressante mise en perspective. On cherche souvent à discréditer l’opposition au mariage homosexuel en soulignant que ce sont les mêmes qui, hier, s’opposaient au PACS. La critique, me semble-t-il, vaudrait plutôt en sens inverse. J’ai reproduit ici le discours de Mme Guigou, qui expliquait il y a une dizaine d’années qu’elle ne soutiendrait jamais le mariage homosexuel. Où est-elle aujourd’hui ? Où sont les dizaines de parlementaires de gauche qui applaudissaient lorsqu’elle rappelait le droit de tout enfant à avoir un père et une mère ? Evanouis dans la nature. Tétanisés, sans doute, par la peur de n’avoir pas l’air assez branchés. Disparus. De fait, ce sont les mêmes qui jurent aujourd’hui leurs grands dieux que la GPA ne se fera jamais ! Au sujet de la PMA, François Hollande a eu cette expression éloquente : « J’y suis opposé à ce stade. » A ce stade, c’est-à-dire jusqu’à quand ? Jusqu’à une prochaine « évolution de la société ? » Quelle crédibilité ont encore ces élus qui n’ont cessé de se rallier à ce qu’ils avaient dénoncé ? Je préfère au moins la loyale cohérence du propos de Pierre Bergé : elle a le mérite d’annoncer déjà la couleur. (La première surprise passée, il a d’ailleurs rapidement été rejoint par quelques éditorialistes en vue, qui déballent déjà l’attirail usé des mauvais arguments et des vraies insultes pour commencer d’imposer le « droit » à la GPA. L’étape suivante est donc bien en route…)

Ma deuxième remarque est pour tous mes amis qui soutiennent le projet du mariage pour tous, en toute bonne foi et animés par une belle et vraie générosité. Je pense en particulier à mes amis de gauche, du PS ou du Front de gauche, camarades de prépa ou d’école. Les amis, votre engagement d’aujourd’hui suscite en moi autant d’incompréhension que de tristesse. Comment ne discernez-vous pas l’inspiration ultralibérale de ce projet ? Comment ne pas voir qu’il porte en germe la disparition de la loi commune derrière le droit du plus fort, de la figure du citoyen derrière celle du consommateur, de la société politique derrière l’universel marché ? Comment ne pas comprendre que ce projet va contre l’idée même de République, que vous défendez si courageusement par ailleurs ? Engageons-nous ensemble pour le respect de tous ; mais ne laissons pas voler ce combat par ce détournement qui laisserait le marché libre et l’idéologie technique confisquer l’essentiel de nos vies…

Je l’avais déjà écrit, il y a plusieurs mois, et je comprends que vous ne m’ayez pas cru ; mais j’espère au moins que vous entendrez Pierre Bergé. Deux visions se rencontrent, deux projets antagonistes : il faut choisir. Ne vous laissez pas abuser, le réveil serait douloureux…

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(*On a critiqué précédemment l’usage du terme ultralibéralisme comme trop vague. Pour le préciser d’une façon encore trop approximative, j’entends ici par ultralibéralisme un projet politique qui entre en conflit avec la loi au nom du désir de l’individu, sans reconnaissance de sa responsabilité – corollaire nécessaire de tout libéralisme authentique.)

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Mille jeunes s’engagent pour la famille

Ce matin, avec mille jeunes, je signe dans Libération un appel aux parlementaires sur la question du mariage. Un projet important, à retrouver en ligne sur le site generationjusticepourtous.fr (lien vers le compte twitter dédié). Rendez-vous dans vos kiosques aujourd’hui !

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Nous avons moins de trente ans. C’est nous qui hériterons de l’avenir que vous préparez aujourd’hui. Or vous serez bientôt conduits à vous prononcer sur l’évolution du mariage, et votre décision comptera pour dessiner cet avenir ; aussi avons-nous notre mot à dire.

Vous pensez peut-être que l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe n’est pas d’une grande importance, et que d’autres sujets sérieux pourraient nous préoccuper. Nous sommes nés dans un monde en crise, et cette crise devrait être l’unique sujet d’inquiétude de notre génération. Mais nous pensons justement que la question du mariage en est l’un des aspects majeurs. C’est cette inquiétude qui nous pousse à parler aujourd’hui, et elle seule : nous refusons une réforme qui ne pourra qu’aggraver la précarité des équilibres sociaux, et dont les plus jeunes seront les premières victimes.

Toutes les formes de la crise que nous traversons sont le résultat d’une même rupture. Au nom du progrès et de la consommation conquérante, l’individualisme de nos sociétés occidentales a partout produit l’affaiblissement des repères fondamentaux. Il y a trente ans, dans le monde de l’économie, appeler à la mesure dans la consommation ou au respect de la nature vous valait d’être considéré comme un rétrograde ou un marginal. Aujourd’hui, c’est une nouvelle forme de dérégulation qui s’annonce, cette fois-ci en matière de droit de la famille : une petite minorité, munie des armes classiques du lobbying politique et médiatique, martèle que la structure ancestrale de la famille, fondée sur l’alliance complémentaire d’un homme et d’une femme, doit être dépassée. Elle exige, sous prétexte de « progressisme », qu’on adapte la définition de la famille à la mesure de son désir, qu’elle prétend, à tort, partagé par toutes les personnes homosexuelles. Et qu’on lui cède, sans discussion, des enfants adoptés, ou fabriqués pour l’occasion s’il venait à en manquer.

Les voix qui alertent ne manquent pas. Des juristes, qui appellent à la prudence avant de bouleverser le socle même du droit de la famille et de la filiation. Des associations d’enfants adoptés, qui, avec les psychologues et les pédopsychiatres, s’inquiètent des conséquences sur les enfants. Des psychanalystes, qui rappellent combien la différence des sexes est nécessaire à la construction des personnalités et des sociétés. Tout cela est balayé d’un revers de main : ceux qui doutent de cette réforme sont taxés en bloc de passéisme. Et pourtant, les rétrogrades ne sont pas où l’on croit : au nom des vieilles revendications d’une idéologie dépassée, certains voudraient refuser un débat nécessaire, et écarter ces voix qui pointent le risque pour les générations futures – pour notre avenir ! Mais comment accepter que le principe de précaution s’applique pour la défense de l’environnement, et non lorsqu’il s’agit de nos enfants ?

Nous ne parlons au nom d’aucun conservatisme, d’aucune haine. Nous serons les premiers à le rappeler, toute personne doit être absolument respectée dans sa dignité ; et nous espérons que notre jeunesse saura toujours se révolter contre le mépris, l’intolérance et la discrimination. L’injustice est scandaleuse quand elle touche les personnes homosexuelles ; mais elle ne l’est pas moins quand elle atteint les enfants. Affirmer que la société doit offrir à chaque jeune, autant qu’il est possible, de grandir avec un père et une mère ; que  c’est le bien des plus petits qui doit être notre première préoccupation ; que le droit ne peut réinventer les liens de filiation pour satisfaire le désir des adultes – rien de tout cela n’est homophobe !

Nous voulons parler pour les plus vulnérables d’entre nous. Les jeunes, dans notre pays, sont touchés de plein fouet par la précarité ; comme partout, quand la crise frappe, c’est vers leur famille qu’ils se tournent. Dans les années d’épreuve qui s’annoncent pour notre génération, dans l’instabilité du monde qui vient, nous aurons plus que jamais besoin de la stabilité des repères familiaux. Le bouleversement que susciteraient ces filiations artificielles, séparées de la complémentarité des sexes, fragiliserait définitivement la structure la plus nécessaire. Le mariage pour tous, c’est, en fin de compte, la famille pour personne. C’est le législateur qui fuit son rôle, parce qu’il abandonne, au nom d’un faux progrès, la norme et le bien communs. C’est la République qui perd du terrain, au profit de l’individualisme consumériste et du communautarisme identitaire. Et quand le terrain perdu est celui de la famille, alors, le perdant, c’est l’enfant. Nous ne pouvons prendre ce risque ; nous comptons sur vous !

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L’enseignement de l’histoire, suite

A la suite de la publication du dernier numéro du Figaro Histoire que j’évoquais ici, Michel Field a consacré la dernière édition de son émission Historiquement Show à la question de l’enseignement si débattu de cette discipline. Le dossier auquel j’ai contribué a en effet contribué à remettre en scène cette question une nouvelle fois : la discussion s’est prolongée sur différents sites internet, et dans les colonnes de Libération.

Cette émission me permet donc de revenir sur le sujet, avec Stéphane Courtois, Dimitri Casali et Sylvain Boulouque. 

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Pourquoi enseigner l’histoire ?

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Dans le dernier dossier du Figaro Histoire, qui se penche sur « l’Histoire à l’école », je reviens dans un long article sur deux siècles de ruptures pédagogiques qui ont marqué cet enseignement essentiel.

Parmi plusieurs articles très fouillés, j’espère que ce modeste travail pourra contribuer à une nouvelle approche d’une question qui me paraît plus urgente que jamais. Alors que notre société est traversée de tensions de plus en plus vives, et sans cesse ramenée à la tentation du communautarisme, l’histoire est plus que jamais d’actualité : son enseignement dans le cadre scolaire devrait contribuer à la faire connaître et partager, et par là à recréer ce lien que l’école a su autrefois susciter entre des générations pourtant divisées comme jamais.

Il ne s’agit pas d’entretenir pour cela des légendes artificielles ou des nostalgies inutiles, mais d’offrir à tous une connaissance authentique de l’histoire, qui puisse rassembler comme seule le permet la recherche honnête de la vérité. C’est seulement en revenant à ce souci de vérité dans l’enseignement que nous pourrons, comme le souhaitait Vincent Peillon, « reconstruire du commun entre tous les enfants de France ».

Quand certains se plaisent à diviser inutilement par la provocation et la caricature, il devient d’autant plus nécessaire de réfléchir ensemble à la façon de mieux transmettre les moyens de la connaissance, et le sentiment de l’unité.

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« Il n’y a pas d’autre pays au monde où l’enseignement de l’histoire soit une question d’Etat. » Antoine Prost décrivait ainsi, en 1984, la fièvre singulière des débats qui, depuis les premiers développements de l’institution scolaire, entourent la transmission de la mémoire. Pourquoi enseigner l’histoire ? En France, cette simple interrogation est une question d’Etat, parce que c’est l’unité de l’Etat qui s’y joue : « Depuis la Révolution, nous sommes un peuple divisé en une droite et une gauche, qui se sont affrontées de façon presque permanente. » Prise dans les clivages politiques qu’elle devrait surmonter, nécessairement captive des conflits idéologiques et mémoriels qui marquent la construction de la France, la pédagogie de l’histoire est à la fois champ de bataille par excellence et clé d’une unité rêvée. « Son importance pour la nation vient des divisions mêmes de celle-ci », conclut Prost.

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On ne s’étonnera donc pas de trouver, dans plus d’un siècle de théories, de manuels, d’instructions et de réformes, la trace de ruptures nombreuses et profondes. Si l’enseignement de l’histoire n’est jamais neutre, faire l’histoire de cet enseignement est, à plus forte raison, une gageure. Cette histoire seconde est néanmoins une nécessité absolue : nécessité didactique, car la pédagogie ne saurait ignorer les projets implicites qui la fondent. Nécessité politique aussi, car c’est aux Français qu’il appartient de déterminer ce qu’ils attendent de l’enseignement de leur histoire à leurs enfants : le débat, dans cette discipline moins que dans toute autre, ne saurait être confisqué par des experts ou des techniciens. (…)

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Le Figaro Histoire,  numéro d’octobre-novembre

Jeunes de France, battez-vous !

Après un été silencieux et quelques jours de reprise, ce blog fait sa rentrée ! Et pour ouvrir cette nouvelle année, voici la réponse que je publie ce matin dans Libération pour répondre à une tribune cosignée que le journal publiait, il y a quelques jours, sous le titre « Jeunes de France, votre salut est ailleurs : barrez-vous ».

Devant la difficulté, se battre ou s’évader : il y a là une alternative cruciale, et décisive pour l’avenir de notre génération !

Bonne rentrée à tous.

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Tribune parue dans le journal « Libération » daté du 10 septembre 2012

 C’est la rentrée ; en cette période où des millions de jeunes retrouvent le chemin des cours, l’actualité semble accumuler sur leur avenir des nuages plus noirs que jamais. C’est le moment qu’ont choisi trois auteurs pour signer, dans ces pages (Libération du 4 septembre), une tribune au titre encourageant : « Jeunes de France, votre salut est ailleurs ! »

Le texte qui s’ensuit est un passionnant mélange de toutes les pulsions qui habitent l’inconscient collectif de notre génération. La première d’entre toutes, un fatalisme à toute épreuve, qui proclame avec assurance l’inéluctable déclin de nos sociétés occidentales, en trouvant d’ailleurs des raisons de s’en réjouir : notre pauvreté future, et bien méritée, serait le corrélat nécessaire du développement du tiers-monde – comme si l’activité humaine, dépourvue de toute créativité, était un jeu à somme nulle…

La même passivité inspire un discours victimaire, qui nous présente comme des « ânes sans oreilles », maltraités par une gérontocratie qui nous abuse. Je ne nous pensais pas si bêtes ! Cette lamentation puérile converge avec un individualisme absolu, qui ne se reconnaît aucun héritage et aucun devoir, puisque nous sommes « du monde tout entier ».

Le propos aboutit donc à un résultat simple et logique : « Barrez-vous ! »

De deux choses l’une : soit nos auteurs ont voulu expliquer qu’il était bon d’aller voir ailleurs comment tourne le monde pour revenir plus intelligents. Voilà qui n’est pas bien nouveau ; il aurait suffi de rappeler que « les voyages forment la jeunesse », rien n’a changé de ce point de vue.

Soit il faut prendre au sérieux leur argumentation, ce qu’ils semblent parfois ne pas oser faire eux-mêmes. La France est en crise ; la croissance est ailleurs ; vous ne devez rien à personne : partez ! Alors, cette incitation à l’évasion apparaît brutalement dans sa prodigieuse lâcheté.

Jeunes de France, notre pays va mal. Il est inutile de détailler les difficultés dans lesquelles il se trouve pris ; si nous ne les connaissons pas toutes, elles viendront à nous bien à temps. Ne nous plaignons pas que notre pays nous a manqué : c’est nous qui manquerions à notre pays. Toutes les portes nous sont grandes ouvertes, pourvu que nous voulions les pousser. Nous aurons toutes les solutions, si nous voulons les inventer. Cela suppose simplement de faire face, au lieu de tourner le dos.

C’est peut-être la seule chose que nous puissions reprocher aux responsables qui nous ont précédé : avoir trop souvent tourné le dos, et ainsi brûlé l’avenir pour éviter d’assumer le présent. Mais la tentation paraît bien partagée… Y cèderons-nous à notre tour ?

Nous n’en avons pas le droit. Pour une raison simple : nous ne sommes pas de nulle part. Nous ne nous sommes pas faits tout seuls. Certes, rien n’est parfait dans notre pays ; mais enfin, arrêtons avec cette malhonnête ingratitude : qu’avons-nous que nous n’ayons reçu, de nos familles, de nos amitiés, de ces solidarités locales et nationales, de cet effort collectif qui s’appelle un pays ? Qui s’appelle pour nous la France ? Cet effort-là, la langue, l’histoire, la culture que nous avons reçues, le modèle social qui nous a vu naître, grandir, apprendre, tout cela, nous en sommes débiteurs. De tout cela, nous voilà donc responsables.

Responsables, nous le sommes dès maintenant. L’heure n’est plus à l’insouciance, mais à l’exigence. Quelle que soit notre voie, nous ne pourrons nous contenter de l’à-peu-près. Sans doute sera-ce le lot de notre génération, après quelques décennies de facilité. Mais soyons assurés que, des batailles qui nous attendent – celle de la justice, de l’emploi, de l’école,… – aucune ne sera jamais perdue avant que nous ne l’ayons livrée. Seul le mercenaire s’enfuit à l’heure du danger : le résistant sait que rien n’est joué d’avance. L’évasion qu’on nous propose n’est pas une solution, elle est un aveu d’impuissance. Et le plus triste, dans cette histoire, c’est de voir notre génération appelée à cette résignation calculatrice pourtant si peu de son âge… Où sont la fougue, la volonté – et la jeunesse ?

Bref, ce n’est pas le moment de dégager ; c’est le moment de s’engager. Formons-nous, et allons à l’étranger si c’est pour mieux nous former. Mais que notre but soit très clair ! Notre pays a besoin de nous pour surmonter les défis qui l’attendent, et nous n’allons pas lui faire défaut maintenant. C’est aussi le meilleur service que nous puissions rendre à l’équilibre du monde. Jeunes de France, notre salut à tous n’est nulle part ailleurs que dans nos mains. Ne vous barrez pas : battons-nous !

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Le fragile miracle des mots

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Quelques mots sur la parole, à l’occasion de la remise du Grand Prix de la Fondation pour l’Ecole, le 20 juin, à Paris. Ce prix est remis chaque année à des élèves de primaire et de collège après un concours de rédaction sur des sujets d’invention.

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(…) Si nous sommes là ce matin, c’est parce que vous avez écrit des histoires, et que nous les avons lues. En écrivant, vous avez ouvert les mêmes sentiers imaginaires à tous ceux qui ont lu et liront vos récits ; et vous avez ainsi ouvert la voie d’aventures sans cesse renouvelées.

Cette expérience partagée est à elle seule un miracle : le miracle de la langue, qui repose sur la force singulière des mots.

Chers élèves, voici l’expérience que vous avez faite – cette expérience qui nous réunit maintenant : vous avez éprouvé la puissance des mots.

Qu’est-ce qu’un mot ? C’est, comme un objet matériel, quelque chose que nous percevons, par le regard ou par l’écoute. Nous voyons les lettres danser sous nos yeux au milieu de la profusion des choses visibles ; nous entendons les syllabes, les consonnes, les voyelles, qui, parmi d’autres bruits, chantent à nos oreilles.

Mais le mot n’est pas n’importe quel son, et nous ne le voyons pas comme n’importe quel autre objet. S’il possède une puissance singulière, c’est parce que cette chose que nous pouvons voir ou entendre a un sens. Voilà la clef du miracle.

Ecoutez : si je vous dis le mot « école », chers amis, je suis certain qu’il suffit de ces deux syllabes, de ces cinq lettres, pour que bien des images vous viennent à l’esprit – des souvenirs, des attachements, et peut-être des préoccupations ou des projets. Je suis sûr qu’il suffit de ce mot pour que nos pensées se rejoignent.

Les mots ont un sens ; voilà tout le miracle de la langue. C’est grâce à lui que nous avons suivi, captivés, les aventures que vous nous avez racontées. Voilà ce qui vous a donné de communiquer le fruit de votre imagination, et ce qui nous a permis de la partager.

Parce qu’il a un sens, le mot est seul capable de nous relier les uns aux autres. Parce qu’elle a un sens, la parole permet d’échanger des idées, de les produire et de les approfondir ; elle peut réunir les hommes et additionner leurs énergies. Elle forge des amitiés, suscite des choix, sauve des vies – ou en détruit. Un mot, un simple oui, peut vous engager pour toute votre existence. Un mot suffit à déclarer la guerre, ou à faire la paix ; un mot peut bâtir des cités entières. Sans ce miracle des mots, il n’y aurait pas de communauté humaine, et nous serions condamnés au silence de la solitude.

Mais voilà, ce miracle est une merveille fragile. Chers élèves, vous qui avez la chance de passer vos journées à découvrir le sens des mots, il faut que vous sachiez cette chose terrible : les mots peuvent perdre leur sens.

Vous l’imaginez, c’est la plus grande catastrophe qui puisse se produire. Que se passerait-il si les mots n’avaient plus aucun sens ? Comment pourrions-nous nous comprendre, comment pourrions-nous nous parler ? Nous serions comme des étrangers les uns pour les autres, incapables de nous rejoindre dans un véritable dialogue. Les mots n’auraient plus aucun effet : il nous serait impossible de nous entendre, de nous exprimer – impossible de nous réunir, et de nous aimer !

Cette expérience, vous l’avez peut-être déjà vécue… Lorsque quelqu’un vous a menti, ou qu’un autre parle à tort ou à travers, la catastrophe ne manque pas de se produire en effet : les mots perdent leur sens. Nous n’arrivons pas à les croire ;  ils ne veulent plus rien dire pour nous. Même le meilleur ami, si sa parole ne signifie rien, ne peut plus nous parler. Même le plus proche nous devient étranger.

Chers amis, nous en avons fait une fois de plus la douloureuse expérience dans les derniers mois : la parole la plus nécessaire à notre société, qui est la parole politique, a été vidée de son sens par ceux à qui elle avait été confiée. Et lorsque nous avons eu besoin d’elle, au moment de faire les choix qui engagent notre pays, nous avons eu le sentiment de ne plus pouvoir nous parler, parce que les mots de la parole publique ne signifient plus rien pour bon nombre d’entre nous. Or, notre cité est construite sur la langue ; vivre en cité, nous dit Aristote, c’est d’abord partager un même logos, un discours raisonné, par lequel une communauté de destin s’accomplit dans l’exercice du discernement partagé. Parler ensemble du bien et du mal, des buts que nous voulons poursuivre, c’est là l’essence même de l’expérience politique. Et lorsque cesse ce dialogue de raison, la politique cède la place à la violence. Lorsque les mots n’ont plus de sens, ils ne servent plus qu’à l’insulte, à l’invective, à la caricature, à tout ce qui clôt la communication qu’un langage commun devrait ouvrir. Lorsque les mots n’ont plus de sens, la cité se dissout, et s’annonce la barbarie. Vous savez sans doute, chers élèves, d’où vient le mot de barbare : les Grecs l’ont forgé en imitant les sons inarticulés qui sortent de la bouche d’un peuple qui ne partage pas le sens des mots, qui ne possède pas le logos. Lorsque nous ne pouvons plus parler, il ne nous reste que l’expression brutale de la force.

Vous l’avez compris, chers élèves : les mots sont notre trésor, et c’est un trésor fragile. Vous avez reçu, dans vos familles, dans vos écoles, le sens de ces mots que vous employez chaque jour, et de ceux que vous découvrez encore. Vous avez fait la belle expérience du miracle de la langue, en écrivant ces récits que nous partageons ; et c’est ce miracle qui nous rassemble encore ce matin. Vous voilà donc responsables du miracle de la langue : c’est à vous de le sauver. C’est à vous de le continuer.

Si vous voulez que les mots gardent leur sens, si vous refusez d’être condamnés à vous exprimer par la force – ce qui revient à ne plus s’exprimer du tout, alors cela suppose de faire des choix.

Cela suppose de respecter les mots, de ne jamais les travestir ou les galvauder, de ne pas employer légèrement les mots les plus forts et les plus importants.

Cela suppose d’aimer les mots : ne cédons jamais à la tentation de la laideur dans l’expression, de la banalité du « gros mot » ! Le défi enthousiasmant que nous avons à relever doit nous entraîner à travailler pour mieux connaître et faire connaître l’infinie beauté de notre langue. Aimer les mots, c’est lire, dire, écrire, écouter la littérature. C’est apprendre par coeur la poésie, qui fait entrer par le coeur la matière même, la musique, la chair des mots – qui nous fait comprendre la rencontre de nos sens et de leur sens.

Cela suppose, enfin, de protéger le sens des mots, lorsque nous les employons : de ne pas parler pour ne rien dire, et de ne rien dire que nous ne pensions vraiment, ou que nous ne voulions vivre.

Chers amis, nous sommes les dépositaires émerveillés d’un grand miracle : le sens des mots est un trésor fragile, ténu, que la longue histoire de notre langue a mis des siècles à sécréter. En suivant l’exemple que vous nous avez donné aujourd’hui, par la vivacité et la jeunesse de vos belles plumes, nous voulons continuer à faire rayonner ensemble ce trésor : explorer la beauté de la langue, et permettre à nos contemporains d’en être touchés, voilà le seul moyen de sauver les mots.

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