Un an après

François-Xavier Bellamy

Il y a tout juste un an, le 28 août 2014, la publication des Déshérités m’a plongé dans une aventure inattendue. « Voilà comment, écrivait Rousseau à Malesherbes, je devins auteur presque malgré moi. » Poussé par quelques amis, et par la confiance d’un éditeur, à achever de rédiger cet humble essai sur l’école et la transmission, je n’imaginais pas un instant qu’il rencontrerait un tel écho. Ce petit ouvrage a suscité en particulier tant de demandes de conférences qu’il m’a littéralement jeté sur les routes : en un an, 177 rencontres m’ont conduit dans toute la France, de Lille à Lyon, de Metz à Bordeaux, de Nantes à Toulouse…

De cette année si intense, je voudrais garder quelques enseignements.

Le premier, c’est l’émerveillement profond qu’ont suscité en moi ces rencontres. Alors que nous constatons la pauvreté culturelle et intellectuelle qui fragilise notre pays, c’est une belle promesse d’avenir que de découvrir, partout en France, une soif nouvelle, une curiosité, un appétit de savoir, de comprendre et de réfléchir, et les engagements qu’ils entraînent. Émerveillement de rencontrer, partout en France, des associations culturelles vivantes et actives, des libraires qui se battent pour défendre le livre et la lecture, des étudiants qui font vivre sur leurs campus des débats souvent exigeants. Émerveillement de rencontrer, soir après soir, un public toujours nombreux, capable de rester deux ou trois heures plongé dans la philosophie, la littérature, la poésie, et d’en demander encore… Émerveillement de recevoir tant de courrier, de lecteurs si variés, tant de témoignages, d’encouragements, d’objections passionnantes parfois, et tant de bienveillance toujours.

J’ai eu la chance d’être le témoin d’une vitalité, d’une intelligence, d’une soif que le prisme médiatique reflète malheureusement trop peu ; et il m’est arrivé bien souvent de me dire que je ne méritais pas une telle chance.

Et cependant, pendant cette même année, le débat public sur l’éducation, aura apporté presque chaque jour des preuves supplémentaires de la crise de la transmission que notre pays traverse. Le « choc des incultures » nous a violemment rattrapés le 7 janvier dernier, et se rappelle à nous sans cesse à travers ces milliers de jeunes qui ont rempli par la violence le vide de l’héritage que nous avions laissé. Ce même vide que continuent de creuser, dans une persévérance inconsciente, les promoteurs de la réforme du collège et de la réforme des programmes – les mêmes qui organisent, depuis quarante ans, la déconstruction de toute transmission à l’école. Bien des lecteurs m’ont dit en souriant que l’intuition des Déshérités n’avait cessé d’être confirmée par l’actualité de ces derniers mois ; comme j’aurais préféré, hélas, que ce ne soit pas le cas !

La publication des Déshérités m’a installé dans une sorte de poste d’observation étonnant. Depuis un an, parents, collègues enseignants, chefs d’établissement ou même formateurs, vous êtes très nombreux à me raconter vos expériences de terrain. Je reçois ces jours-ci les récits de plusieurs jeunes profs qui entrent en formation à la veille de leur première rentrée ; et je peux donc attester que rien n’a changé… On expliquait hier à de jeunes collègues que demander le silence en classe, c’est « exercer contre les élèves, en stratégie descendante, une violence privative de parole » : comme vous le voyez, rien ne change ! Et pourtant tout change : car ces collègues qui m’écrivent, jeunes ou non, passionnés depuis toujours ou récemment reconvertis dans l’enseignement (et vous êtes nombreux dans ce cas…), ces parents et grands-parents, savent désormais ce qui les anime, l’immense désir de transmettre qu’ils ont au cœur. Ce désir, la crise actuelle nous a poussé à en prendre une claire conscience, et rien maintenant ne nous le fera perdre : ni les pesanteurs de l’institution, ni l’anachronisme des débats, ni le sectarisme encore tenace, ni l’ampleur immense du défi.

Tout au long de cette année, j’ai vécu ces rencontres comme autant de « signaux faibles » – ou plutôt de signes discrets mais forts. Le changement est en cours ; en fait, il a déjà eu lieu. De cette année passée, je garderai une seule image, qui suffit à le prouver : c’est le sourire immense de ces gamins des quartiers nord de Marseille pendant qu’ils me récitaient, enthousiastes, des pages de poésie française. Le cours Ozanam, qui les accueille, est le résultat de cette révolte devant la tragédie scolaire, et de ce désir de transmettre : créé et porté par une équipe de jeunes enseignants, il suscite, comme partout, la confiance des familles et la joie des enfants. Le changement a déjà eu lieu. Pendant que les désaffections s’enchaînent au sein du Conseil supérieur des programmes, les vocations se multiplient partout, que ce soit vers l’enseignement public ou ces nouvelles écoles qui ouvrent en banlieue, avec au fond un même projet : transmettre ce qu’il y a de meilleur dans la culture que nous avons reçue, « à tous ces enfants qui en sont les légitimes héritiers »…

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Il me reste à vous dire un immense merci pour votre bienveillance et vos encouragements : la seule chose qui compte, c’est que chacun puisse accompagner et enraciner cette prise de conscience, cette réconciliation avec notre culture qui est, je le crois profondément, la condition de notre avenir commun. J’espère que l’écho des Déshérités aura pu contribuer humblement à cette tâche. Après cette année si dense, je voudrais pour ma part retrouver le silence, le temps de lire et d’apprendre ; les seules rencontres seront donc pour l’essentiel celles des Soirées de la Philo, un beau projet qui se développe, encore au service de la transmission… Je vous en parlerai bientôt. En attendant, à tous ceux que j’ai pu rencontrer cette année, qui m’ont fait la confiance de me lire ou la joie de m’écrire, je voudrais redire encore ma profonde reconnaissance.

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Si c’est un homme

 

Vincent Lambert

Tribune publiée dans le Figaro du 23 juillet 2015 et sur FigaroVox.

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Ce jeudi 23 juillet, le docteur Daniela Simon a convoqué les proches de Vincent Lambert. « L’objectif de cette réunion, leur écrivait-elle, sera (…) de vous informer des conclusions de la procédure collégiale et de la décision que j’aurai prise. » Selon toute probabilité, cette décision devrait consister à mettre fin à l’hydratation et à l’alimentation de Vincent Lambert, qui se verra alors condamné à mourir lentement de faim et de soif.

Et pourtant Vincent Lambert n’est pas en fin de vie. Son état semble même progresser, malgré le fait qu’il soit depuis longtemps privé de soins de rééducation. Plusieurs établissements spécialisés dans l’accueil de grands handicapés, en France ou à l’étranger, ont proposé de l’accueillir. Ses parents ne demandent qu’à s’occuper de ce transfert pour mieux accompagner leur fils… Mais rien n’y fait : tout ce que Pierre et Viviane Lambert auront pu obtenir, c’est d’être simplement informés de la décision prise par un médecin qui a déjà tenté par deux fois d’en finir avec leur fils. Désormais ils sont tenus au courant, et c’est déjà un progrès : la première fois, en avril 2013, ils avaient appris par hasard que Vincent était privé d’alimentation ! Les médecins n’avaient pas jugé opportun de prévenir la famille de celui qu’ils avaient condamné… Vincent Lambert avait survécu ainsi 31 jours, avant qu’une première décision de justice ne le sauve in extremis.

Les progrès de la médecine créent paradoxalement des situations de fragilité complexes, dans lesquelles le discernement est réellement difficile. Des situations profondément douloureuses, comme celle que vit aujourd’hui, sous le regard de tout un pays, la famille de Vincent Lambert. Des situations inédites, qui sont un défi pour les professionnels de santé. Il faut reconnaître cette complexité, ces difficultés et cette souffrance, et l’incertitude à laquelle nous conduit la nouveauté de ces situations. Mais la question qui se pose est la suivante : que faire de cette incertitude ? Comment recevoir cette fragilité ? Quel regard poser sur une vie qui dure hors de toutes les normes, sur un corps dans l’extrême dépendance, sur une conscience qui ne s’exprime plus ?

L’incertitude est bien réelle quant à ce que vivent vraiment les 1700 patients qui, en France, se trouvent, comme Vincent, en situation pauci-relationnelle. Qu’en est-il réellement de leur vie intérieure, de leurs perceptions ? L’encéphalogramme de Vincent Lambert témoigne d’une activité cérébrale bien réelle. Que se passe-t-il dans cette conscience désormais impuissante à se dire ? A cette question, nous ne savons pas répondre. Mais comme toute incertitude, plus que toute autre sans doute, de telles zones d’ombre devraient nous obliger à la plus absolue prudence. Le principe de précaution, qui a valeur de principe constitutionnel lorsqu’il s’agit de l’environnement, ne devrait-il pas peser infiniment plus lorsqu’une vie humaine est en jeu ?

Un témoignage pourrait suffire à nous alerter, celui qu’a raconté Angèle Lieby dans un livre poignant paru en 2012, Une larme m’a sauvée. Transportée un jour aux urgences pour un malaise lié à une maladie rare, elle est plongée dans un coma dont elle ne se réveille pas. Tout le monde autour d’elle la croit presque morte, en tous les cas totalement inconsciente. Mais Angèle Lieby est bien vivante : elle entend tout ce qui se dit autour d’elle, elle perçoit la douleur et réfléchit très lucidement ; elle est simplement comme enfermée dans son corps, incapable du moindre mouvement. Le jour de son anniversaire de mariage, alors que sa fille est venue lui rendre visite et lui parle, une larme coule de sa joue : cela révèle qu’elle entend, qu’elle a gardé sa mémoire, sa sensibilité et même ses émotions. Après une longue période de rééducation, Angèle retrouve peu à peu la totalité de ses facultés ; elle raconte aujourd’hui son histoire jusque dans des colloques scientifiques.

Vincent Lambert, au moment où l’on s’apprête à le faire mourir, est en train de retrouver la capacité à se nourrir par lui-même, sans la sonde qui l’alimente jusqu’à maintenant. Bien sûr, ces progrès sont très lents, et il ne retrouvera sans doute jamais les capacités qu’il avait avant son accident. Mais l’histoire d’Angèle Lieby devrait à elle seule nous interdire les raccourcis et le mépris dont il est si souvent l’objet. A cause de son témoignage, partagé par d’autres patients, personne n’a le droit d’assurer que « Vincent n’est déjà plus là ». Comment peut-on affirmer, puisque nous savons si peu de choses de ce qu’il vit en ce moment, que ce corps souffrant n’est plus rien, plus rien qu’un lit à libérer dans le couloir d’un CHU ? Comment peut-on écrire de Vincent qu’il ne serait qu’un « légume » ? Ce débat aura été l’occasion de constater, une fois de plus, que les partisans du droit à mourir « dans la dignité » commencent toujours par dénier toute dignité à ceux qu’ils voudraient voir partir… Malades, handicapés, vieux, dépressifs, anormaux – à la suite de Vincent Lambert, indignes de toute la terre, dépêchez-vous de mourir !

« Les faibles et les ratés doivent périr, et on devrait les aider en cela : c’est le premier principe de notre charité. » En écrivant cet aphorisme, au début de L’Antéchrist, Nietzsche ne se doutait sans doute pas qu’il rédigeait ce qui deviendra peut-être, comme en Belgique, le prochain code de conduite de la médecine. Si le cas particulier de Vincent Lambert déchaîne à ce point les passions, c’est parce qu’il montre la croisée des chemins à laquelle nous sommes arrivés. Le serment d’Hippocrate commande encore : « Je ne provoquerai jamais la mort délibérément. » Si cet interdit devait disparaître, à quelle limite arrêterons-nous les effets de « notre charité » ? Si la vie de Vincent Lambert devait n’être plus jugée humaine – parce qu’inutile, impuissante, non conforme aux normes du bonheur et de la performance sociale, alors laquelle de nos existences sera longtemps digne d’être prolongée ?

Bien sûr, n’en doutons pas, les formes du droit seront respectées, les protocoles garantis, la collégialité promue. Mais au fond, une question demeure toujours, que Vincent Lambert incarne aujourd’hui sans l’avoir voulu : à qui avons-nous affaire exactement, quand nous voyons ce corps souffrant ? Ou quand nous refusons de le voir – manière de montrer, malgré nous, que nous préférons encore ne pas reconnaître en lui notre semblable… Là est la question décisive. Car s’il s’agit d’un semblable, d’un innocent simplement frappé par la dépendance, alors décider ainsi de sa mort, comme on s’apprête à le faire ce matin, est à soi seul un crime contre l’humanité – et la nôtre autant que la sienne. La question que Primo Levi lançait, au début de son récit des camps de concentration, se repose à chacun d’entre nous aujourd’hui :

      Vous qui vivez en toute quiétude

       Bien au chaud dans vos maisons

       Vous qui trouvez le soir en rentrant

       La table mise et des visages amis

       Considérez si c’est un homme

       Que celui qui peine dans la boue,

       Qui ne connait pas de repos,

       Qui se bat pour un quignon de pain,

       Qui meurt pour un oui pour un non…

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Dans le silence des statues

« Nouveau venu, qui cherches Rome en Rome
Et rien de Rome en Rome n’aperçois… »

Au XVIème siècle, Du Bellay écrivait ses Regrets, pour dire la désolation d’une civilisation disparue. Au XXIème siècle, c’est peut-être à Versailles qu’il pourrait contempler une civilisation qui s’effondre – la sienne, la nôtre… Les formes de cet effondrement ne sont peut-être pas les mêmes, mais c’est à ce même spectacle que nous allons convier cet été des millions de visiteurs : « Vois quel orgueil, quelle ruine… »

Au coeur en effet du jardin qui vit éclore parmi les créations les plus accomplies de l’art occidental, s’installe pour quelques mois l’un des plus purs produits de la culture contemporaine. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que, comme à chaque fois, le contraste est cruel pour notre modernité pourtant si contente d’elle-même. L’installation d’Anish Kapoor à Versailles est comme un révélateur implacable du vide absolu qui caractérise un art stérile. Bien sûr, les apparences sont sauves : le tout-Paris se pressera à l’inauguration, on fera de belles images, on écrira de grands commentaires. En installant ces œuvres dans l’un des monuments les plus visités en France, on évite de toutes façons le risque d’un bide : il suffit de les infliger à des millions de visiteurs qui venaient là pour voir autre chose, et l’on est déjà certain de pouvoir se féliciter dans quelques mois des chiffres de fréquentation dont personne ne pourra dire qui les a vraiment suscités. Malheureusement, toute cette vanité ne cache pas la vacuité d’une production culturelle déjà morte de l’intérieur.

Tout l’art en effet consiste à révéler par le détour. L’oeuvre d’Anish Kapoor exhibe, et ne dit rien. Les jardins de Versailles étaient une immense métaphore, biologique, mythologique, cosmologique – une histoire du pouvoir et de la société, une histoire de la paix enfantée par la guerre, de l’harmonie du monde née du conflit infini des hommes avec la nature et la terre… Il n’est pas une allée, pas un bosquet, pas une statue, qui n’ait quelque chose à dire en silence, dans le mystère d’une parole muette dont la discrétion éveille l’intelligence. Cheminer dans ces jardins, c’est atteindre ce lieu où Baudelaire voyait la métaphore de l’art tout entier, ce pays « où tout parlerait / à l’âme en secret / sa douce langue natale… »

La métaphore, voilà tout l’effort de l’art occidental – et voilà précisément ce que l’art contemporain s’acharne à déconstruire. La finesse de la métaphore, voilà bien ce dont l’œuvre de Kapoor est incapable. Avec une lourdeur grossière, elle installe au milieu de la grande perspective des tonnes de fonte rouillée, et, plus lourde encore que la ferraille, toute l’impudeur obsessionnelle de l’art contemporain. « Le vagin de la reine » : ce n’est pas là l’interprétation maladive d’esprits mal tournés, mais celle qu’en donne l’auteur lui-même… La peinture, la sculpture ont pendant des siècles apprivoisé le mystère des corps, Kapoor prostitue le plus intime. Il ne suggère pas, il exhibe. La révélation du poète, c’était celle « où l’indécis au précis se joint », « pas la couleur, rien que la nuance ! ». Ainsi chantait Verlaine : « c’est des grands yeux derrière des voiles, c’est le soleil tremblant de midi… » Au cru midi d’Anish Kapoor, les voiles ont été arrachés, et les corps sont « mis en bouillie. »

Anish Kapoor / Château de Versailles

Mais tout cela n’est qu’un symptôme : de Kapoor à Paul McCarthy, l’art contemporain ne semble plus obsédé que par ses fantasmes primaires dont il marque les plus beaux lieux de notre patrimoine, comme un enfant qui n’arrive pas à se retenir. Sans aucune retenue, Kapoor transforme le tapis vert en « coin sale » (Dirty corner) – Freud aurait vu dans ces « petit coins » le symptôme typique d’une régression au stade anal. Symptôme, donc, et pas seulement d’une crise de l’art, mais de ce qu’il est généralement convenu d’appeler une « perte de sens », et de sens du corps en particulier. De la chair ne reste que le sexe, de la femme qu’un vagin, de l’altérité que le conflit (car ce vagin « prend le pouvoir »). Dans le « coin sale » d’Anish Kapoor, comme dans toute notre société, la pornographie a tué jusqu’à l’érotisme.

L’oeuvre de Kapoor, qui se complaît dans le « chaos », règne en majesté sur une culture en ruines. C’était le propre de la culture que d’ordonner, de clarifier, de distinguer. En elle pouvait mûrir, dans le silence, un sens à donner à nos vies : la culture contemporaine est criarde, mais elle ne dit rien. Pour masquer ce vide, on dira qu’elle « nous interroge ». Mais où est l’interrogation ? Le bavardage du commentaire masque mal notre impuissance. Le grand critique Didi-Huberman proposait une équation hélas encore vérifiée à Versailles : « Moins l’art transmet, plus il communique. »

Il ne reste qu’une occasion de sourire. Bien sûr, la provocation faisant son oeuvre, on va parler d’Anish Kapoor. Ceux qui oseront exprimer une réserve feront l’objet de l’habituel mépris des commentateurs autorisés. La cote de l’artiste va monter, nul doute que l’opération sera bonne. Mais après ? Dans cinquante ans, qui connaîtra Monsieur Kapoor ? Selon toute probabilité, un art qui ne veut rien transmettre n’engendrera pas d’héritiers. Il ne reste qu’à espérer que cet effondrement intérieur n’aura pas été définitif ; et que, dans cinquante, cent, et cinq cents ans, on écoutera encore dans le silence ce que, à chaque détour des jardins de Versailles, le sourire vivant des statues aura toujours à dire…

En attendant, n’hésitez pas à profiter largement du Mois Molière, qui vous propose de retrouver le meilleur de la culture et de la création contemporaine partout dans Versailles… Toutes les informations sur le site www.moismoliere.com.

Photo : Licence CC 2.0 / FlickR

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Vivons-nous la fin de notre civilisation ?

Onfray

Entretien avec Michel Onfray et François-Xavier Bellamy, paru dans le Figaro du 25 mars 2015. Propos recueillis par Vincent Tremolet de Villers et Alexandre Devecchio.

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LE FIGARO – Michel Onfray, dans Cosmos, le premier volume de votre triptyque philosophique, vous rappelez la beauté du monde. Nous ne la voyons plus ?

Michel ONFRAY – Nous avons perdu l’émerveillement. De Virgile jusqu’à la naissance du moteur, il nous habitait. Mais depuis, nous avons changé de civilisation : de leur naissance à leur mort, certains individus n’auront vécu que dans le béton, le bitume, le gaz carbonique. Des saisons, ils ne connaîtront que les feuilles qui tombent des quelques arbres qui restent dans leur rue. Il s’agit d’une véritable rupture anthropologique et ontologique : la fin des campagnes, la mort de la province et de la paysannerie au profit d’une hyper cérébralisation. Le vrai problème n’est pas l’oubli de l’être, comme disait Heidegger, mais l’oubli des étants qui constituent le Cosmos.

François-Xavier BELLAMY – Il faut aller plus loin encore : l’homme n’est plus en contact avec la nature qui l’environne, ni surtout avec la nature dont il se reçoit… Nous avons perdu le sens des saisons, mais aussi celui du rythme naturel de notre propre vie. Le citoyen est devenu citadin, et il a oublié que l’homme ne se construit pas ex nihilo, qu’il n’est pas un produit parmi d’autres, artificiel et transformable, dans la société de consommation. Cette négation du vivant va jusqu’au déni de sa propre mort. Prenez la loi sur la fin de vie : le fait de transformer la mort en sédation, en un simple sommeil, par le prodige de la technique, est une façon pour l’homme d’écarter tout ce qui fait sa condition naturelle.

Faut-il être conservateur ?

M. O. – Ni conservateur ni réactionnaire. Contrairement à Alain Finkielkraut ou Éric Zemmour, je ne crois pas que nous puissions restaurer l’école d’hier ni même que ce soit souhaitable. Si je partage leur pessimisme concernant la destruction de la civilisation occidentale par le néolibéralisme qui dicte sa loi, je me distingue d’eux sur les solutions. On ne peut revenir en arrière, sauf à entrer dans une logique de dictature où l’on demanderait à un nouveau César de se couper totalement de l’Europe et du monde en restaurant les frontières. Cela ne me paraît ni possible ni souhaitable. La vérité cruelle est que notre civilisation s’effondre. Elle a duré 1 500 ans. C’est déjà beaucoup. Face à cela, je me trouve dans une perspective spinoziste : ni rire ni pleurer, mais comprendre. On ne peut pas arrêter la chute d’une falaise.

F.-X. B. – Je partage avec vous l’impression de voir une civilisation s’effondrer, et le sentiment que personne n’en a encore vraiment pris la mesure; mais la sagesse ne peut pas être qu’un consentement résigné à ce qui advient! Nous pouvons encore décider, dans nos vies personnelles comme dans nos choix collectifs, de recevoir et de transmettre ce qui dans notre culture demeure fécond, et plus actuel que les faux progrès qu’on nous vend. Malheureusement, de ce point de vue, le débat politique et intellectuel oppose plutôt des liquidateurs de faillite que des décideurs capables de tracer des perspectives.

Plus que la liberté de pensée, la première menace n’est-elle pas l’impossibilité de penser dans la frénésie du monde contemporain ?

M. O. – Un tweet, s’il est bien fait, peut être l’héritier des aphorismes des moralistes du XVIIème siècle. Mais la durée du papillon n’est pas celle de la civilisation. La culture de l’instantané nous empêche de nous projeter dans l’avenir et de nous situer par rapport au trajet qui nous conduit de Constantin à nos jours.

F.-X. B. – Toute l’histoire de la philosophie porte la trace des résistances que chaque époque a opposées à l’effort de la pensée. Chercher une pensée juste, c’est toujours rencontrer bien des obstacles, y compris en soi-même. Mais au-delà des sectarismes et de la médiocrité, qui ont toujours guetté les consciences, notre époque, fascinée par la vitesse, risque singulièrement de priver la réflexion du temps même qui est nécessaire à sa maturation. L’immédiateté du numérique est sans doute la forme la plus concrète de ce risque. L’aphorisme, écrivait Nietzsche, est fait pour être ruminé, longuement médité. Qui médite sur Twitter ?

Le débat intellectuel est de plus en plus étouffant…

M. O. – Cette surveillance, je l’ai expérimentée avec mon livre sur Freud, Le Crépuscule d’une idole. Une avalanche d’insultes m’est tombée dessus. J’ai vu des gens qui, au nom de la liberté d’expression, voulaient interdire la diffusion de mon cours sur France Culture ! On a dit ou écrit que je réactivais le discours de l’extrême droite, que j’étais un pédophile refoulé ou bien encore un antisémite. J’ai alors découvert les dégâts de l’idéologie dominante issue de ce que Jean-Pierre Le Goff nomme justement le «gauchisme culturel» qui est parole d’évangile médiatique. Aujourd’hui, la gauche me méprise tandis que la droite me courtise, ce qui ne m’est pas forcément agréable (rire). Mais, au fond, ça m’est devenu égal car je ne me préoccupe plus de ces catégorisations-là. Je refuse la logique des chiens de Pavlov ! Quand Pierre Bergé dit qu’on doit pouvoir louer les corps des femmes pauvres à des bourgeois riches qui veulent s’offrir des enfants, je dis que ce ne sont pas des propos de gauche, qu’il n’est pas un homme de gauche. Que la gauche au pouvoir souscrive au pire du libéralisme qui marchandise et loue les corps des pauvres est une obscénité : on ne me fera pas croire que je cesse d’être de gauche en ne souscrivant pas au renoncement de la gauche libérale à être de gauche.

F.-X. B. – On mesure le degré de la pression qui s’exerce sur les esprits, la puissance de cette oppression silencieuse, à l’évolution assez rapide des normes qu’elle impose et à l’adaptation conséquente de l’opinion commune. Il y a quelques années, on pouvait encore être contre la gestation pour autrui ; osera-t-on encore l’avouer demain ? Il y a quinze ans, s’opposer au Pacs était réactionnaire ; mais on pouvait être contre le mariage homosexuel, comme d’ailleurs l’immense majorité des élus de gauche à l’époque, sans se voir reprocher d’être homophobe… Aujourd’hui, c’est impossible. Tous ceux qui demeurent cohérents seront accusés un jour où l’autre de «déraper» ; mais les seuls qui dérapent progressivement, au sens littéral du terme, sont ceux qui se laissent aller, par manque de courage et de constance, à ces renoncements successifs.

Vous enseignez tous deux dans des structures parallèles à l’école. Pourquoi ?

M. O. – En 2002, Jean-Marie Le Pen arrive au second tour de l’élection présidentielle. Il est évident qu’il ne sera pas élu. La question est simplement de savoir si Jacques Chirac l’emportera avec 60 % ou 80 % des voix. Personnellement, je ne me sens pas concerné par ce genre de débat qui relevait de la déraison pure. Il n’était pas question pour moi d’aller crier «le fascisme ne passera pas» en compagnie du patronat et de l’Évêché. Je souhaitais donc, dans la mesure de mes moyens, créer une structure qui travaille à « rendre la raison populaire » pour utiliser les mots de Diderot. Ce fut l’Université populaire de Caen. Certes, c’est une goutte d’eau dans l’océan, mais à ceux qui me rappellent que ça n’a pas changé grand-chose, je demande : qu’avez-vous fait, vous, pour changer les choses là où vous étiez ?

F.-X. B. – Il faut multiplier les lieux pour transmettre cet héritage philosophique qui, même lorsqu’il vient de loin, est d’une profonde actualité. Parce que, nous le constatons tous deux, la soif de réflexion est immense… « Les Soirées de la Philo » sont nées de cela. La philosophie est marquée par une forme de gratuité, mais elle répond à un besoin plus profond que jamais, celui de mettre des mots justes sur les questions que nous rencontrons, de susciter un peu de clarté au milieu de la confusion des débats contemporains.

Regrettez-vous l’abandon du latin ?

M. O. – Mon père était ouvrier agricole. Il a quitté l’école à 13 ans, pourtant il savait lire, écrire, compter et penser. Il était capable de faire une lettre sans faute et, quand bien même il n’aurait pas su orthographier quelque chose, il avait le culte du dictionnaire. Depuis, l’idéologie issue du structuralisme a dévasté l’enseignement. Elle considère que la langue est déjà là, avant même notre naissance, hors de l’histoire ! Dans ces conditions, plus besoin de l’apprendre… La théorie du genre procède également du structuralisme négateur d’histoire et de réalité : pas de corps, pas de sexe, pas de biologie, pas d’hormones, pas de testostérone, mais de la langue et de l’archive. Nous ne serions que des constructions culturelles. C’est de cette idéologie datée mais active comme un déchet nucléaire dont il faudrait se débarrasser; ensuite, on pourrait poser la question du grec et du latin. Mais l’affaire est déjà pliée…

F.-X. B. – Sur la question du latin, la gauche au pouvoir consacre une nouvelle fois le triomphe du marché : le latin n’est pas utile pour l’emploi et la croissance, supprimons-le. C’est la poursuite d’une logique qui consiste à penser que l’école a d’abord pour fonction de préparer le futur adulte à la vie économique. Cette logique achève en même temps de condamner un enseignement qui aurait pour but de transmettre les fondements de notre culture. Notre système scolaire est voué à la déconstruction plutôt qu’à l’apprentissage. Mais ceux qui organisent cette école de la négation -qui dénonce la langue comme sexiste, accuse la lecture d’élitisme, morcelle l’histoire, bannit la mémoire, condamne les notes et adule le numérique- ont oublié ce qu’ils en avaient eux-mêmes appris. Le propre de cette génération, c’est une immense ingratitude, qui se complaît à déconstruire la culture dont elle a pourtant reçu toute sa liberté…

Le retour du religieux est-il une bonne nouvelle pour l’intelligence ?

M. O. – On pensait que la sortie de l’ère religieuse verrait la naissance de l’« ère philosophique et positive » pour reprendre le vocabulaire d’Auguste Comte. Il n’en est rien. Les gens préfèrent toujours des mensonges qui les rassurent à des certitudes qui les inquiètent. Néanmoins, je crois qu’on assiste moins au retour du religieux qu’à l’avènement de l’islam. Je ne suis pas sûr que le judaïsme ou le christianisme se portent très bien. Certes, des chrétiens descendent dans la rue pour protester contre le mariage homosexuel, mais cela signifie-t-il pour autant la grande santé chrétienne, du moins en Europe ? Je ne crois pas… Une civilisation se construit toujours avec une religion qui utilise la force. Si l’Église est tolérante aujourd’hui, c’est parce qu’elle n’a plus les moyens d’être intolérante. L’islam a aujourd’hui les moyens d’être intolérant et ne s’en prive pas. Reste que c’est la spiritualité chrétienne qui a rendu possible l’Occident. Aujourd’hui, une religion laisse la place à une autre religion. Quand le pape François, dont le métier consiste à apprendre à la planète entière qu’il faut tendre l’autre joue, affirme qu’il frapperait celui qui parlerait mal de sa mère, on se dit que le christianisme est mort ! L’islam qui lui succède fait l’économie de dix siècles de philosophie : quid du cogito, de la raison, de la laïcité, de la démocratie, du progrès ? La raison disparaît quand la foi fait la loi. Et la disparition de la raison n’est jamais une bonne nouvelle…

F.-X. B. – Un positivisme mal digéré nous a fait exclure la question de Dieu de la sphère de la raison. C’est une catastrophe. S’en est suivie une conception très sectaire et dogmatique de la laïcité, qui voudrait que parler de Dieu soit contraire à l’ordre républicain. On vivrait bien mieux la réalité du fait religieux, qui fait partie depuis toujours de l’expérience humaine, si on pouvait en parler ensemble dans l’espace public, du point de vue de la raison commune. Après tout, dans le monde occidental, aux États-Unis par exemple, il y a dans certaines branches de la philosophie une théologie rationnelle qui se porte plutôt bien, et qui discute sérieusement de la question de l’éternité du monde ou de la représentation de Dieu… De notre côté, nous avons voulu refouler de force la religion dans l’ordre de la psychologie, de l’intime. Du coup, nous prenons en pleine figure l’émergence d’un islam qui se déploie par le pathos, par l’affect, et avec lequel nous nous sommes rendus incapables de discuter. C’est peut-être l’une des raisons de la violence qui resurgit, et qui naît de l’impossibilité du dialogue.

Que dire à un jeune de 20 ans ?

M. O. – Le bateau coule, restez élégant. Mourez debout…

F.-X. B. – Nous sommes vivants. Quelles que soient les circonstances, l’histoire n’est jamais écrite d’avance : le propre de la liberté humaine, c’est de rendre possible ce qui, en apparence, ne l’était pas…

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Ce débat a fait l’objet d’une analyse dans la revue de presse d’Europe 1, par Natacha Polony ; d’une chronique du journaliste et philosophe Gérard Leclerc, sur Radio Notre Dame ; et d’un article dans le quotidien italien Il Foglio.

Dire qui nous sommes n’est pas exclure.

Entretien paru dans La Libre Belgique le 6 mars 2015, à l’occasion d’une conférence à Bruxelles sur Les Déshérités. Propos recueillis par J.B. d’Otreppe.

Dire qu’il y a un refus délibéré de transmettre la culture, n’est-ce pas un peu exagéré ? Nous n’avons jamais inauguré autant de musées, on accompagne toujours les élèves dans les théâtres…

Je serais plus mesuré sur le constat. Oui, on fait sans doute des efforts, mais ils restent ponctuels face à une indifférence de plus en plus générale vis-à-vis de notre patrimoine culturel. En fait, nous croyons nous intéresser à la culture, mais on ne l’envisage plus que comme un divertissement, que comme quelque chose qui viendrait « en plus », une forme d’agrément. Elle n’est plus jamais considérée comme quelque chose de nécessaire, d’essentiel à notre existence et à notre accomplissement personnel. On pense la culture sur le mode de l’avoir. On évoque à la suite de Bourdieu le « capital culturel » ; on demande à l’école de fournir aux élèves un « bagage culturel ». Ces métaphores sont très explicites : le bagage est quelque chose d’utile, mais d’encombrant, qui gêne la liberté de mouvement. Ces images nous laissent supposer que la culture nous est infligée comme une adjonction à notre personnalité, un bagage dont nous pourrions nous séparer. Au contraire, la culture est le passage nécessaire par où s’accomplit notre personnalité. Elle n’augmente pas ce que nous avons, mais ce que nous sommes. Et, en cela, elle n’est pas accessoire, mais essentielle.

Si l’on vous suit, comment expliquer que tant de grands intellectuels aient pu penser une opposition entre la transmission des savoirs d’un côté, et la liberté de se construire par soi-même de l’autre ?

Cette opposition nous renvoie à la définition que nous donnons à la liberté. Aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales, nous partageons l’idée que la liberté est d’abord une négation de la contrainte. Nous devons donc nous délivrer de tout ce qui nous précède, de tout ce qui vient avant nous. Cette liberté, c’est la liberté d’écrire soi-même sa propre vie, à la manière du self-made-man qui se fait tout seul. L’homme vraiment libre serait celui qui ne doit rien à personne, et que rien ne précède. Cette définition de la liberté conduit inévitablement à la rupture de la transmission : pour nous inventer une liberté nouvelle, nous déconstruisons tout héritage, nous nous libérons de nos héritages familiaux et culturels. Cette définition de la liberté est profondément incomplète, mais c’est celle que nous partageons aujourd’hui. (…)

D’où, expliquez-vous, la nécessité de retrouver le sens de notre identité. Est-ce possible ? Une identité est-elle définissable ?

Là encore, ce qui peut nous libérer est l’exigence de la vérité. Nos pays, parce qu’ils ont des histoires différentes, ne viennent pas de nulle part. Ce ne sont pas des productions à chaque instant nouvelles. Ils ont des racines, et leur identité vient de leur histoire et de leurs racines. Reprenons conscience de cette histoire. Reconnaissons que nous sommes redevables d’un héritage : nous le connaissons, nous sommes capables de le nommer et d’évoquer l’apport singulier qu’il transmet à notre présent et à notre avenir. C’est sans doute à partir de là que nous pourrons redéfinir une identité qui ne soit pas une fiction ou un mythe, et qui ne soit pas non plus synonyme d’exclusion. Malheureusement, nous considérons souvent l’identité comme l’occasion d’une discrimination. Affirmer une identité, dire qui nous sommes, ce serait exclure ; c’est d’ailleurs la difficulté que nous rencontrons aujourd’hui dans le rapport de nos sociétés européennes à l’islam. Mais au contraire, c’est à partir de l’affirmation de notre identité que nous pouvons accueillir. Comment accueillir l’autre si vous ne savez pas qui vous êtes ? On peut reconnaître son histoire sans en faire une occasion de mépris. Ce n’est pas parce que vous aimez particulièrement et singulièrement votre mère que vous détestez toutes les autres mères !

Que peut-on dire alors de l’idée de tolérance ?

Tolérer veut dire supporter, ce qui est d’une grande pauvreté pour les relations interhumaines. Ce qui compte, ce n’est pas de supporter l’autre, mais c’est de le rencontrer, de s’intéresser à lui, d’engager un dialogue qui nous conduise à nous émerveiller de ce qu’il a à nous transmettre singulièrement. Pour cela il faut d’abord pouvoir le reconnaître comme un autre ! Si vous considérez que tout le monde est identique, dans un monde d’individus uniformes, alors vous ne pouvez plus vous intéresser à rien. Notre idée de la tolérance nous porte à croire qu’il n’y aurait entre les hommes, entre les cultures et entre les identités aucune différence. C’est un immense appauvrissement, et c’est même un ferment de violence, car à force de nier les différences on ne s’intéresse plus à elles, et finalement on ne les comprend plus.

Gleeden, ou la société de la solitude

Transcription d’un entretien relatif à « l’affaire Gleeden » pour Radio-Vatican. Propos recueillis par Manuela Affejee.

Quelle est votre réaction par rapport à cette affaire Gleeden ?

D’abord, c’est triste parce que devant une situation comme celle-ci, on est condamné à apporter une mauvaise réponse. Les AFC (Associations Familiales Catholiques) ont entrepris une action très louable pour mettre un terme à cette campagne de promotion, qui ne peut qu’avoir des conséquences néfastes sur la vie des familles et sur l’équilibre des couples. Malheureusement, en intentant une action de cette nature, on prend toujours le risque de faire à ce site une publicité gratuite, ce dont finalement il rêve. Je regrette donc cette « affaire » au sens où, effectivement, je crois qu’il était nécessaire d’agir de façon juste et adéquate pour témoigner de la dimension néfaste de cette campagne ; et en même temps, c’est vrai que cela contribue paradoxalement à la promotion de ce site, et on ne peut que le regretter.

Pour les promoteurs, les responsables de ce site, il est normal de poursuivre cette campagne au nom de la liberté d’expression. C’est donc la liberté d’expression qui est invoquée ici, dans la suite des attentats contre Charlie Hebdo. Est-ce selon vous un argument recevable ?

Il y a deux choses à en dire. La première, c’est que dans nos pays occidentaux, et peut-être singulièrement en France, une forme de nihilisme partagé fait que la liberté d’expression n’est jamais reconnue qu’à des discours qui détruisent, qui dissolvent – à des discours corrosifs. C’est vrai évidemment de Charlie Hebdo, qui en était l’incarnation. Cette liberté d’expression n’est mise qu’au service de la dérision. Exactement de la même façon, Gleeden revendique aujourd’hui une liberté d’expression, mais qui n’est mise qu’au service de la destruction. On retrouve d’ailleurs dans la campagne de promotion de Gleeden exactement la même forme d’ironie, l’humour corrosif qui vient remettre en question ce à quoi vous accordiez une valeur, votre couple et l’amour que vous avez pour votre conjoint. Cette ironie vient dissoudre la solidité, la stabilité de votre famille. Au fond, la liberté d’expression n’est jamais mise qu’au service de l’esprit critique, c’est-à-dire de la mise en crise permanente de tout ce qui voudrait demeurer solide dans la vie de notre société.

Mais quand on prétend critiquer cet humour corrosif, cette obsession qui consiste à tout dissoudre, à tout défaire au nom d’une liberté nihiliste – à ce moment-là, la liberté d’expression ne vous est plus reconnue. A ceux qui critiquent Gleeden, on ne reconnaît pas le privilège de la liberté d’expression ; c’est toujours par la caricature qu’on leur répondra. Par conséquent, cette liberté d’expression ne va jamais que dans un seul sens. Elle n’est que la liberté du vide, et non la liberté de construire ; la liberté de détruire, et non pas celle de fonder. C’est la première chose qu’on peut dire.

Et puis la deuxième chose, c’est que la liberté d’expression, à l’intérieur d’une société, ne peut jamais être pensée sans limites. C’est impossible. A force de promouvoir sans cesse une liberté d’expression qui ne se veut pas responsable, qui ne s’accompagne pas de limites pensées et fixées en commun, on ne peut en réalité que la détruire de l’intérieur. C’est d’ailleurs ce que l’on a parfaitement vu en France, dans le débat qui a suivi les attentats atroces perpétrés contre Charlie Hebdo : on a parlé de liberté d’expression sans arrêt pendant un mois, en défendant une liberté absolue et irresponsable ; mais finalement, la seule réponse à laquelle parviennent les pouvoirs publics, c’est une suite de mesures qui imposent une coercition nouvelle dans le discours, dans la publication, dans la pensée. C’est une évidence que la liberté d’expression doit nécessairement s’accompagner de limites, et du sens de la responsabilité à laquelle engage tout acte libre. Par voie de conséquence, il ne peut jamais être question de l’invoquer comme un principe définitif qui mettrait fin à toute discussion.

On promeut ouvertement certains comportements comme l’infidélité ; ceux qui s’y opposent sont taxés de ringardise. Selon vous, que révèle cette affaire et ses corollaires de notre société ?

Il faut rappeler que cette campagne révèle une situation, mais aussi la produit… La campagne de Gleeden n’est pas simplement un symptôme, elle sera cause elle-même de souffrance. En voyant ces affiches, je pense à tous les couples qui seront brisés, à toutes les familles qui seront déstabilisées, et tout simplement à tous les conjoints qui se laisseront inquiéter par une forme de méfiance. Car ce que Gleeden propose, il faut le rappeler, c’est une solution pour tromper son conjoint sans aucun risque, en étant mis en relation avec des personnes qui sont toutes dans l’intention de mentir et de se cacher. Et par voie de conséquence, il devient impossible de faire confiance à celui ou celle avec qui, pourtant, on a choisi de partager tout de sa vie, et de construire toute sa vie.

On voit bien que Gleeden contribue à la désagrégation de la société contemporaine, et l’entreprise est de ce point de vue-là à la fois un symptôme et une cause, un accélérateur de cette désagrégation. Nous vivons dans une société individualiste, une société de la défiance, au point que toute relation à l’autre devient difficile. Et on le voit jusque dans cette relation pourtant la plus intime, celle qui se noue au sein du couple – ce lieu où, justement, la confiance devrait pouvoir être certaine et s’établir dans la durée. La fidélité que se promettent les époux est en fait le même mot que celui de confiance, il a la même origine latine ; mais dans une société d’individualisme absolu, même cette confiance la plus essentielle se trouve fragilisée de l’intérieur. La conséquence de cette désagrégation, c’est évidemment une très grande solitude des individus. Nous vivons l’accomplissement de ce que le sociologue Zygmunt Bauman appelle « la société liquide », ou « l’amour liquide » : une société où plus aucun lien ne se constitue de manière solide, où plus aucune relation ne peut s’établir de façon durable, une société liquide où les individus sont atomisés et isolés, chacun étant toujours ramené à son propre intérêt, à son plaisir individuel. Ils sont séparés les uns des autres et ne peuvent plus faire confiance à personne, y compris à leurs conjoints, à la personne avec laquelle pourtant ils ont choisi de partager tout de leur vie. Dans cette dissolution qui rend individualiste même l’expérience amoureuse, il n’y a d’ailleurs plus de conjoints, il n’y a plus que des « partenaires ».

Le résultat de cette évolution, c’est le grand drame de la solitude contemporaine qui nous menace. Après avoir détruit toutes les solidarités familiales, il ne servira à rien de déplorer le sentiment d’insécurité – sociale, économique, affective… – qui panique nos contemporains. Il ne servira à rien de dénoncer la solitude qui gangrène nos sociétés, et de regretter son coût politique. Car il y a un coût énorme, pour la société, de l’explosion des foyers, de la dissolution des familles et même de l’incapacité de beaucoup de jeunes aujourd’hui à fonder une famille, à s’engager vraiment dans leur vie affective avec confiance. Ce n’est pas la peine de critiquer la défiance généralisée, et de s’en plaindre, si nous passons notre temps à faire la promotion, sur les murs de nos métros, dans nos bus et dans toutes nos villes, à portée de tous les regards, d’une solution sûre et sans risque pour soi de tromper celui à qui pourtant on a promis la plus absolue des confiances, la fidélité dans l’amour – au nom d’un bonheur qui ne serait que celui d’une consommation individualiste, sans souci de vérité dans la relation à l’autre.

Gleeden est-il le symptôme d’une société qui n’a plus de valeurs ?

A titre personnel, je me méfie beaucoup de ce mot de « valeur », parce qu’il peut servir à désigner tout et n’importe quoi. Après tout, l’individualisme absolu est aussi une valeur et il accorde une valeur à certains comportements, à certaines actions. Vous savez, les valeurs sont très relatives. Elles sont le produit d’une évaluation. Tout le monde n’accorde pas aux choses la même valeur. D’ailleurs, l’entreprise Gleeden, sur son site, revendique le fait d’avoir des valeurs : il y a des « valeurs » de la « communauté Gleeden ». Évidemment, ces valeurs sont le respect du secret comme condition du mensonge et de la trahison… Vous le voyez, il faut donc se méfier beaucoup de ce terme de « valeur ».

Ce qui est certain, c’est que Gleeden contribue à cette dissolution de ce qui, dans la société, a objectivement une valeur, c’est-à-dire la famille. La famille est une valeur ajoutée pour la société. Elle est même la valeur ajoutée sur laquelle se fonde toute société. On peut définir cette valeur ajoutée : fonder une famille, c’est construire une unité qui est plus que la somme des individus qui la compose, s’engager dans une aventure féconde, et qui constitue ce lien élémentaire d’où naît toute société. C’est dans les familles que se structure la vie de la société d’aujourd’hui ; c’est en elles aussi que se prépare son avenir. Par voie de conséquence, la famille n’est pas une valeur parmi d’autres : elle est ce sur quoi repose toute la société. Elle est, pourrait-on dire, ce qui a de la valeur, objectivement, pour chacun d’entre nous, indépendamment même d’ailleurs de notre propre situation familiale. Elle est notre bien commun, notre valeur partagée la plus absolue. Par voie de conséquence, dissoudre la famille ou contribuer à sa dissolution, c’est nécessairement mettre en danger très concrètement notre vie en société.

Pensez-vous qu’il y a une faille dans la transmission de ce bien commun ?

On ne peut que le constater. Il suffit de considérer la difficulté que beaucoup de jeunes ont à s’engager dans une vie de famille, à s’engager dans une vie de couple durable et stable, pour comprendre que le sens de l’engagement n’a peut-être pas été transmis, que la certitude de la possibilité et de la fécondité de cet engagement n’est pas venu jusqu’à la jeune génération. Et pourtant, ils y aspirent tellement ! Maintenant, il serait parfaitement inutile et stérile de chercher interminablement des « coupables » de cette rupture de la transmission ; ce serait complètement absurde. Mais arrêtons-nous peut-être simplement sur ce point : je crois qu’il est urgent, pour aujourd’hui et pour demain, que les parents, que les grands-parents aussi, puissent à nouveau parler à leurs enfants, à leurs petits-enfants, de cette valeur infinie de la famille dont on s’émerveille si peu souvent, dont on n’a plus l’habitude de s’émerveiller. La fin du vingtième siècle a répété le mot célèbre de Gide, « Familles, je vous hais », comme une longue déclaration de guerre à la famille, considérée comme une forme bourgeoise, dépassée, dégradée et dégradante ; mais le résultat, nous le voyons, c’est la détresse absolue des individus désormais abandonnés à eux-mêmes, à leurs pulsions, à leurs calculs, à leurs intérêts – abandonnés à une solitude absolue, incapables de construire des relations confiantes, authentiques et vraies, dans la durée. Si nous poursuivons ainsi, cette génération est condamnée à vivre dans la solitude, et – pire que tout – à vieillir, à souffrir et à mourir dans cette solitude. Il n’est pas besoin de chercher plus loin la cause des nombreuses difficultés politiques et sociales que nous rencontrons aujourd’hui. Il n’y a qu’une seule solution : je crois qu’il est urgent et nécessaire de transmettre à nouveau le sens de la famille, le sens de sa valeur et de sa fécondité, et la soif du bonheur que l’on peut trouver dans la belle et difficile aventure d’une vie de famille.

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Ecouter l’interview en podcast :

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Il faut redire ce qu’est la France

Illustration : Qu'est-ce que la France

Qu’est-ce que la France ? Tribune publiée dans le Figaro du 13 février 2015.


L’élection législative partielle du Doubs aura-t-elle joué le rôle d’une répétition générale, deux ans avant le rendez-vous de 2017 ? Il est encore trop tôt pour le dire, bien sûr. Mais une chose est déjà certaine : si la droite veut jouer un rôle dans ce rendez-vous, il faudra d’abord qu’elle soit capable de parler à ceux qui veulent encore espérer. Et rien n’est moins acquis aujourd’hui…

Il faudra qu’elle soit capable de nommer vraiment les problèmes que notre pays rencontre, de les désigner par leur nom, avant même de proposer un catalogue de solutions. Il faudra qu’elle soit capable, surtout, de parler de notre pays, car c’est sans doute l’urgence première.

Discours du vide

Qu’est-ce que la France ? A cette question, la gauche répond par le vide, la vacuité de ces « valeurs de la République » dont on ne sait ni d’où elles proviennent, sur quoi elles se fondent, ni qui a droit d’en établir la liste exhaustive pour y « former » les citoyens de demain. Une liberté d’expression vidée de toute signification, et dont chaque jour permet de mesurer les évidentes asymétries. Une laïcité superstitieuse, plus proche de la pensée magique que d’un principe raisonnable de vie commune. L’incantation de l’unité nationale, brandie de manière coercitive par ceux qui depuis des années ont transformé en progrès tous les caprices solitaires d’un individualisme inconséquent. Que fonder encore sur des « valeurs » qui sonnent si creux, et depuis si longtemps ?

Aux illusions qu’entretient la majorité, il n’y a que l’opposition qui veuille croire encore… Quelle tristesse de la voir faire allégeance à ce discours du vide que la gauche a consacré – discours ressuscité, comble de l’ironie, à la faveur de la catastrophe qu’il a contribué à produire ! C’est parce que, depuis un demi-siècle, nous ne savons plus dire ce qu’est la France, que de jeunes Français finissent par se retourner contre elle, pour avoir trouvé ailleurs une raison d’être et une cause à servir. C’est parce que nous leur avons trop bien appris à détester leur pays qu’ils en arrivent à le trahir.

Qu’est-ce que la France ?

Face à cela, la droite semble condamnée au mutisme. Quel drame que ses dirigeants s’autocensurent, par peur sans doute de déroger aux conformismes du moment, quand tous les Français leur crient un besoin de cohérence, de sens et de clarté ! Les revirements tactiques incessants des responsables de l’UMP, sur des questions aussi décisives que le mariage, la filiation, la nationalité, ou la place du travail dans notre société, ne sont que le symptôme du même vide : comment espérer alors qu’une majorité un jour adhère à ce qui fluctue sans cesse au gré des diktats d’une pseudo-modernité ?

Si l’on préfère, plutôt que de poser des fondements stables et clairs, se « positionner » sans cesse par rapport au FN ou au PS, on les laisse définir les termes mêmes du débat, et il faudra bientôt s’habituer à n’avoir plus d’autre rôle à jouer que celui de spectateur impuissant, réduit au ridicule du « ni-ni. » A ceux qui ne savent rien affirmer, il ne reste plus bientôt que d’inutiles négations.

Qu’est-ce que la France ? Il y a quelques semaines, je recevais un message émouvant de Ladji, un jeune malien de 22 ans. Depuis son pays, il me disait sa passion et sa reconnaissance pour la culture française, « mélange subtil d’Homère et de la Bible. » Voilà ce qu’il faudrait donner à nouveau à aimer, par l’école, par la politique culturelle, par une vision bien établie de l’homme et de la société qui irriguerait ensuite la cohérence de nos choix collectifs. Voilà ce que nos politiques devraient, avant tout, s’employer à reconstruire – et l’héritage sur lequel la France peut reconstruire son avenir.

Mais de cet héritage même, la droite a-t-elle encore conscience ? Sait-elle encore le recevoir, le travailler, le proposer ? Quelle tristesse de voir Gérald Darmanin, l’un de ses porte-parole, déclarer sans nuances qu’ « il y a un problème avec toutes les religions dans la République », et que le catholicisme en fait partie… A-t-il oublié que la France doit à l’Eglise l’idée même de laïcité ?

Non pour exclure, mais pour rassembler

Une fois l’émotion de janvier passée, il faut le redire aujourd’hui, de manière apaisée mais claire. Non, la France n’est pas Charlie ; elle n’est pas née de l’ironie corrosive qui défait tout ce que d’autres ont construit avant nous, et pour nous. Elle n’a pas d’avenir si elle croit trouver sa liberté dans la négation agressive, obsessionnelle et stérile, de sa propre identité.

De l’alliance de la tradition judéo-chrétienne avec la raison antique est née notre culture, notre conception du monde, le regard que nous portons sur la famille, sur l’égalité des sexes, sur le sens du temps du travail, sur la responsabilité politique, sur la dignité de l’être humain, sur la liberté de conscience, sur la valeur infinie de la vie. La droite, qui devrait se distinguer justement par son sens de l’héritage, doit avoir le courage de redire maintenant ce qui est, ce qui a fait la France. Non pour exclure, mais pour rassembler : car aucun d’entre nous ne peut se proclamer propriétaire de ce pays qui nous précède. Chaque Français, en revanche, quelle que soit son histoire personnelle, doit pouvoir s’en sentir héritier. Si nos gouvernants continuent de se plier à l’injonction du déracinement, nous paierons très longtemps notre incapacité à dire qui nous sommes.

Crédit photo : Ph.Capper/Flickr/CC BY 2.0

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Une certaine idée de la gratitude

François Hollande a confirmé ce matin qu’il voulait faire de l’école une arme pour lutter contre la menace que nous pressentons, celle de la désagrégation de la France.

L’école est capable, c’est certain, de contribuer à l’unité de notre pays. Mais elle ne le peut que si elle renoue avec l’enseignement de sa langue, de sa culture, de son histoire, qui doivent redevenir notre priorité concrète – comme j’ai tenté de l’expliquer dans l’Opinion récemment.

Depuis la publication des Déshérités, j’ai reçu de très nombreux courriers. L’un d’entre eux m’a particulièrement marqué : c’est le message d’un jeune malien de 22 ans, avec qui je suis resté en relation depuis. Sa réaction montre bien que c’est la transmission de notre culture, indépendamment de toutes les origines – et même au-delà de nos frontières ! – qui peut seule susciter l’adhésion passionnée à la France.

Si tous les jeunes Français pouvaient exprimer ce que vit, pense et ressent Ladji à l’égard de la France – et s’ils pouvaient l’écrire aussi bien que lui ! – il ne fait aucun doute que notre pays ne vivrait pas les déchirements et les angoisses qu’il traverse aujourd’hui.

Avec son autorisation, je reproduis ici son magnifique témoignage. Dans une très belle langue, il dit ce qui doit nous réunir, et nous appeler à transmettre l’essentiel : « Une certaine idée de la gratitude ». C’était le titre de son message… Le voici :

« Bonjour Monsieur,

Je m’appelle Ladji Samba K., né au Mali en 1992, et élevé dans l’admiration de la France. D’une certaine idée de la culture Française. D’où mon immense gratitude envers votre livre, cet éloge de la modestie, donc de la transmission.

J’ai connu la France par les livres, par un professeur de Français admirable qui nous faisait lire La Fontaine, Baudelaire, Balzac… Je ne crois pas que je vivais sous Louis XIV, ni dans le Paris du XIXème siècle, encore moins en Touraine. Cet éloignement, ce grand voyage que notre professeur nous proposait, nous plongeait dans un bonheur extatique. Il nous transmettait, nous faisait sentir des choses très éloignées de nos quotidiens.

À ce titre je me considère comme un héritier de la culture Française, héritage au sens que lui donnait Charles Péguy. D’où qu’on vienne, on avait accès à cet héritage, à quinze siècles d’histoire, au mélange subtil de Homère et la Bible. Je fus étonné de voir la grande défiance de certains à l’endroit de cet héritage vu comme encombrant et anachronique. Votre livre m’a réconforté, m’a réconcilié avec l’idée que je me faisais de la culture Française, de sa transmission. Grâce à vous je pourrai dire comme Sartre que « je suis Français par la langue ».

La transmission de cet héritage, dont j’ai bénéficié, devrait être l’urgence nationale, bien avant les préoccupations économiques passagères. Que ne fut pas mon grand étonnement d’entendre de jeunes gens nés en France me reprocher de « faire mon français » alors que je ne le suis pas. Ah ! mon professeur de français croyait, le « suranné », qu’en nous faisant lire Le Cid, on ne nous obligeait pas à renier pas ce que nous sommes, mais qu’on nous permettait de goûter à ce que l’humanité a de meilleur. Bien loin des « valeurs de la République », on apprenait ce qu’est la France avant tout, c’est-à dire un pays littéraire qui a nourri avec sa langue un rapport charnel. Mon père, qui n’avait jamais été à l’école et avait connu la colonisation, n’écoutait qu’une seule radio, Radio France Internationale. Non par rejet de ce qu’il est, mais parce que disait-il, « la culture française nous est commune ; et la transmission du savoir est le devoir de toute civilisation ».

L’arrogance de l’époque veut qu’on rompe avec le passé. Voilà une chose curieuse : qu’est-ce que l’instruction, sinon l’enseignement du passé ? En tout cas, c’est ce que nous disait notre professeur de français : « la langue française est un trésor que chacun peut s’approprier, et avec elle la culture française. »

À quinze ans, ce même professeur de français m’offrait L’étranger de Camus. Camus écrit ses plus belles pages, dans Le premier homme, sur son professeur, Monsieur Germain. Camus parle de lui comme un enseignant d’exotisme. Je peux dire que cet héritage lointain m’a également nourri. Votre livre est le plus bel hommage au monde qui nous a précédé, et à tous les « Monsieur Germain » de la terre, dont mon professeur de Français. Je vous en sais gré infiniment. »

Albert Camus. Après avoir reçu le Prix Nobel de littérature, il le dédie à son ancien instituteur. Il écrira de lui, dans Le premier homme :

« Dans la classe de M. Germain, l’école nourrissait chez les élèves une faim plus essentielle encore à l’enfant qu’à l’homme, et qui est la faim de la découverte. (…) Dans la classe de M. Germain, pour la première fois, ils sentaient qu’ils existaient, et qu’ils étaient l’objet de la plus haute considération : on les jugeait dignes de découvrir le monde. »

École : sans savoirs, pas de « valeurs »

Voici le texte d’un long entretien paru en dernière page de l’Opinion, le 26 janvier 2015, à propos des défis éducatifs lancés à la suite des attentats à Paris, et du plan proposé par le gouvernement.

Propos recueillis par Ludovic Vigogne et Irène Inchauspé.

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Qu’a t-on appris sur l’école à l’occasion des attentats terroristes de début janvier ?

L’opinion a appris ce que beaucoup d’enseignants savaient déjà : ces événements ont servi de révélateur, ils ont fait apparaître la crispation de beaucoup de jeunes, la difficulté de dialoguer avec eux pour résoudre les tensions autour des questions de religion, d’identité, qui se font de plus en plus vives… Ces difficultés sont souvent occultées dans le débat public, mais elles touchent déjà beaucoup d’établissements. Cette rupture devient glaçante, lorsque des élèves refusent, au-delà de tout désaccord, de s’associer à la simple expression du respect des morts, et lancent en classe de véritables déclarations de guerre.

N’a-t-on pas découvert aussi l’impuissance des enseignants ?

Pour parler ensemble, il faut une langue commune… Quand l’école n’a pas transmis aux élèves les moyens de former et de nourrir leur réflexion, ils sont facilement piégés par des raisonnements simplistes, manichéens. Dépourvus de mots, ils sont abandonnés à la puissance des images mises en scène sur le web, qui alimentent ce qu’il y a de plus irrationnel – le complotisme, la fascination pour la violence. Les professeurs sont démunis pour engager avec eux un dialogue raisonné. Ce n’est pas tant le signe de leur impuissance, que celui de l’échec global de l’école… En 2012, une enquête ministérielle comptait 21% de collégiens incapables de « donner sens à une information » ou « d’exploiter des textes même simples ». En 2013, un jeune majeur recensé sur cinq est illettré. Comment s’étonne-t-on encore du résultat ?

Qu’ont appris, eux, les politiques de ces événements ?

Peu de choses… Les responsables politiques sont informés depuis longtemps de l’état de l’école. Nous avons tous sous les yeux les statistiques officielles : en 2013, la dernière enquête PISA recensait en France 22% de collégiens en échec, considérés comme incapables de prolonger leurs études et de « participer de manière efficace et active à la vie de la société ». La même année, notre système scolaire est devenu le plus inégalitaire des pays de l’OCDE. Les politiques savent tout cela !

Que n’ont-ils pas compris ?

Ils n’arrivent pas à faire le lien entre transmission du savoir et intégration à la vie de la société. Contrairement à ce qu’affirme Najat Vallaud-Belkacem, on ne transmet jamais des « valeurs » : aucune contrainte n’obligera la jeunesse à croire aux valeurs de la République. Cela ne marchera jamais. Ce n’est qu’en apprenant à lire, à écrire, à se situer dans l’histoire, à réfléchir à partir de savoirs communs, que l’on construit son lien à la société. L’école peut bien sûr éduquer, mais seulement en instruisant. Faute de l’avoir compris, elle va devenir de plus en plus coercitive… Le plan proposé par la ministre ne s’intéresse même pas à la transmission du savoir ; c’est le projet d’une école qui, ayant renoncé à former les élèves, décide de les formater. La stratégie qui consiste à leur faire des cours de morale, auxquels ils devront adhérer sous peine d’être « signalés », est à la fois contre-productive et inquiétante ! Je crois que l’école ne remplira profondément sa mission éducative, sa fonction d’intégration, que par son travail propre, qui est la transmission du savoir et de la connaissance. Sa mission est d’apprendre à lire, écrire, compter, raisonner. Remettons tout à plat pour y arriver.

Nous avons tous sous les yeux les statistiques officielles : en 2013, la dernière enquête PISA recensait en France 22% de collégiens en échec, considérés comme incapables de prolonger leurs études et de « participer de manière efficace et active à la vie de la société ».

De quand datez-vous l’entrée dans ce cycle infernal ?

J’ai tenté de l’expliquer dans Les Déshérités. L’un des moments décisifs a été le travail de Bourdieu, qui a structuré la formation des enseignants. Il ne fallait pas transmettre notre savoir, nos connaissances, parce que c’était faire violence aux élèves. On retrouve cette vision dans le débat sur la notation, que la Ministre considère comme traumatisante. Ce débat est symptomatique : une génération est en train de détruire l’école par laquelle elle est passée, et qui pourtant ne l’a pas trop desservie… Peut-on sérieusement dire que les millions d’adultes qui ont vécu hier l’expérience de l’apprentissage et de la notation en sont ressortis traumatisés ? Depuis les années 70 pourtant, cette condamnation de la transmission règne sur l’école. Et aujourd’hui, nous nous lamentons des conséquences de nos propres décisions… En refusant de transmettre une culture commune, nous avons suscité la désagrégation que nous constatons maintenant. Et nous n’avons même pas rendu nos élèves plus libres, au contraire : seule la connaissance libère. Tant que l’école renoncera à la transmettre, nous abandonnerons les jeunes à toutes les formes d’oppressions.

La ministre de l’Education veut une fois encore revoir la carte scolaire, est-ce une bonne idée ?

Nous passons notre temps à parler d’organisation, de structures, de moyens ; mais nous ne parlons plus jamais du but de l’enseignement. On demande d’ailleurs aux enseignants de faire tout et n’importe quoi : combattre le sexisme, faire de bons citoyens, lutter contre les inégalités et même contre le réchauffement climatique…Bref, on leur demande de réformer leurs élèves pour résoudre tous les problèmes de la société. Il faudrait revenir encore une fois, avec pragmatisme, à la mission première de l’école : transmettre un savoir. Tout le reste procède de cela. Savoir mettre des mots sur ses difficultés évite la violence, apprendre la littérature et la poésie aide à s’émerveiller de l’autre, maîtriser les principes de la biologie conduit à devenir responsable…

Y a-t-il encore une approche de l’école différente à droite et à gauche ?

Là encore, le débat ne porte plus que sur les moyens : d’un côté, la création de 60 000 postes supplémentaires et, de l’autre, des bureaux pour les enseignants dans les établissements… Mais qui propose encore une vraie vision de l’acte éducatif, du rôle de l’enseignant, de la valeur du savoir ? Tout cela est bien en-deçà des enjeux. Les responsables politiques sont d’ailleurs très éloignés des salles de classes ; ils passent peu de temps dans les établissements scolaires.

Que pensez vous des autres idées : distribuer des livrets de la laïcité, faire chanter la Marseillaise ?

Tout cela sera inutile si on ne se penche pas d’abord sur l’essentiel. En décembre 2005, après les émeutes en banlieues, Gilles de Robien, alors ministre de l’Education, avait expliqué que le premier impératif à en retirer était de remettre au point l’apprentissage de la lecture. C’était pour moi la bonne réaction ; c’est celle qu’il faudrait avoir aujourd’hui. Malheureusement, ce chantier avait été reçu de façon très polémique par les instances pédagogiques, et l’on s’est empressé de le refermer.

Le retour de l’autorité est aussi prôné…

Nous assistons à un retournement absolu ! Pendant des années, on a expliqué aux enseignants que l’idée d’assumer une autorité trahissait seulement leurs problèmes psychanalytiques, que l’autorité du maître était une oppression pour les élèves… « Il faut, écrivait Bourdieu, ramener toute autorité pédagogique à sa réalité objective de violence. » Voilà ce qui a structuré la formation des enseignants. Aujourd’hui, on redécouvre subitement la nécessité d’une autorité… mais en restant dans l’ambiguïté : la ministre demande aux enseignants d’imposer avec autorité les valeurs de la République, tout en organisant en permanence des débats dans la classe. C’est une injonction contradictoire ! A l’école, les élèves ne viennent pas pour parler, pour exprimer leur opinion : lorsqu’ils n’ont encore rien appris, elle se résume à ce qu’ils ont entendu à la maison ou sur les réseaux sociaux… A l’école, ils viennent recevoir les moyens de former une pensée vraiment personnelle, les connaissances qui nourriront progressivement leur liberté de conscience. En cela, le savoir de l’enseignant fait autorité : il fait grandir.

Les enseignants ne sont-ils pas eux-mêmes réticents au changement ?

Beaucoup d’enseignants voudraient aujourd’hui réfléchir à ces questions. Il y a des expériences, des initiatives, des méthodes qui fonctionnent, qu’il faudrait savoir reconnaître et mettre à contribution. Mais le débat éducatif reste encore piégé par des crispations idéologiques, et le dialogue avec les enseignants est biaisé par une représentation syndicale faussée.

Leur faible rémunération alimente-t-elle aussi ce malaise ?

Il y a d’une manière générale une grande souffrance du monde enseignant, et un sentiment profond de déclassement. Bien souvent, les élèves eux-mêmes perçoivent négativement ce métier. Si les conditions matérielles y contribuent, cela vient d’abord, je crois, du fait que nous avons collectivement perdu le sens de la fécondité essentielle du savoir qui se transmet à l’école.

Etes vous optimiste ?

Non ; mais je ne suis pas pessimiste non plus. L’histoire n’est jamais écrite d’avance. Les récents événements nous l’ont révélé, nous sommes à un tournant décisif : la suite maintenant dépend de nous. Notre école peut relever le défi ; elle l’a d’ailleurs déjà fait. Après 1870, elle a démontré sa capacité à rassembler une France exsangue, profondément divisée par un siècle d’affrontements. Mais aujourd’hui comme hier, ce n’est qu’en faisant de l’école un lieu d’apprentissage efficace que nous pourrons redonner à notre pays la possibilité de l’unité, de la paix et de la liberté.

Le déclin du courage

Alexandre Soljénitsyne

Chronique parue dans le dernier numéro du Figaro Histoire à l’occasion de la réédition par les Belles-Lettres du Discours de Harvard, d’Alexandre Soljenitsyne.

Le 8 juin 1978, l’Université de Harvard accueille en grande pompe un écrivain de renommée internationale, invité à prononcer le discours de clôture de l’année universitaire. Alexandre Soljénitsyne a reçu le Prix Nobel de littérature huit ans plus tôt, et publié en 1973 L’Archipel du Goulag, révélant au monde entier l’ampleur de la répression politique et du système concentrationnaire en Union Soviétique. L’année suivante, obligé de fuir la Russie, Soljénitsyne s’est installé en Suisse, puis aux Etats-Unis. C’est donc un dissident poursuivi par son pays, réfugié sur le continent américain, qui se présente en cette fin d’année dans l’une des plus prestigieuses universités occidentales. Toute l’assistance connaît son combat contre le communisme, dont il a payé le prix fort, en déportation et en exil… Et l’on s’attend donc, logiquement, à voir l’écrivain rendre hommage à l’occident qui l’accueille, et faire l’éloge de la liberté qui y règne.

Pour qui a déjà connu des cérémonies de cette nature, avec leur caractère protocolaire et compassé, il est aisé de deviner la stupéfaction qu’éprouvèrent les auditeurs de cette conférence. Au lieu du compliment habituel, des politesses de rigueur, Soljénitsyne développait une longue méditation historique et philosophique sur le déclin de l’occident. Le public espérait des douceurs, l’orateur lui promet « l’amertume de la vérité. » On attendait Philinte, et c’est Alceste qui vint.

C’est pourtant « en ami » que parle Soljénitsyne. Un ami venu de l’Est, avec le recul que lui donne son regard – un regard sans concessions, et sans facilités. Dans la complexité du monde, il faut refuser les choix binaires ; et ce n’est pas parce qu’on lutte contre le communisme que l’on doit regarder le libéralisme occidental comme le meilleur modèle possible. En somme, affirme Soljénitsyne, les deux systèmes sont deux symptômes d’un même déclin : le bloc soviétique est « une société sans lois », où règne la violence d’un Etat qui opprime les consciences. Le bloc occidental, quant à lui, est traversé par « un juridisme sans âme » ; et si les esprits y sont aliénés, c’est par l’individualisme matérialiste dans lequel il trouve son unique acte de foi.

Deux blocs adversaires, mais au fond deux formes concurrentes d’appauvrissement de l’humanité à l’intérieur même de l’homme, deux formes de menace contre toute vie spirituelle. Et par conséquent, deux royaumes qui ne peuvent, avertit Soljénitsyne, que s’écrouler tôt ou tard, faute de pouvoir susciter un authentique courage chez leurs dirigeants et leurs citoyens. Dans les renoncements successifs de l’occident, le sage russe discerne déjà les signes avant-coureurs de la décadence d’une civilisation. Pour lui, ces renoncements s’appellent Cuba, ou le Vietnam ; pour nous, sans doute s’appellent-ils Mossoul, Kobané et Alep. A chaque fois, nos vieux pays abandonnent le terrain par lâcheté à leurs ennemis mortels, faute de croire encore que la liberté qu’ils ont reçue mérite le courage du sacrifice.

L’avertissement de Soljénitsyne à l’occident qui l’avait accueilli fut reçu comme une insulte, et valut à l’écrivain un long et durable ressentiment. Mais en le relisant, à quelques années de distance, on ne peut qu’être saisi de son caractère prophétique. C’est pourquoi les éditions des Belles Lettres ont fait œuvre utile en rééditant ce discours sous la forme d’un bref opuscule, qu’il est absolument urgent de relire et de méditer… En cette période marquée par la commémoration de la chute du Mur de Berlin, il devient clair en effet que la victoire apparente du monde occidental n’a en rien empêché son déclin ; et l’évidence de sa crise contemporaine, sous toutes les formes qu’elle prend, nous reconduit à une source unique. L’effacement des repères essentiels de la civilisation, la désagrégation de la société dans le consumérisme individualiste, la dissolution de la culture dont nous étions les héritiers au profit des communautarismes divers, et la fragilisation de notre modèle économique dont l’efficacité semblait pourtant incontestable, tout cela provient finalement d’une seule et même cause – de cet écroulement intérieur qui engendre partout « le déclin du courage ».

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