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Les équilibres fragiles de la condition humaine

« Nous ne devons pas jouer avec les équilibres fragiles de la condition humaine. Même légitime, le désir des adultes ne suffit pas à fonder un droit à l’enfant. Présent aujourd’hui parmi les milliers de Français, fidèles et libres, qui tiennent à ce simple message. »

Sur le même sujet :

Propos recueillis par le JDD : « Bioéthique : nous sommes tous responsables du monde qui se contruit sous nos yeux »

Sur France Info dimanche 19 janvier :

François-Xavier Bellamy était également l’invité de France Info le dimanche 19 janvier 2020 et a été interrogé, entre autres sujets, sur l’examen en cours du projet de loi « bioéthique ».

 

Le choix à faire

Avant d’y revenir de façon plus approfondie dans Demeure, je republie ici à l’occasion de la décision du CCNE cet article paru dans Le Figaro il y a un an, le 16 septembre 2017, après l’annonce par Marlène Schiappa de « l’extension de la PMA ». 

 

Alors nous y voilà rendus, à cette frontière si longtemps rêvée, si longtemps imaginée, à cette frontière tant redoutée aussi. À la plus essentielle de toutes les frontières. Celle que les légendes de l’humanité ont tenté de décrire pendant des millénaires, celle qui a hanté les nuits des alchimistes, celle dont tant de héros et de puissants dans l’histoire ont recherché avidement la trace… La véritable Finis Terrae, le seuil du monde humain connu. Nous voilà prêts à passer la ligne. Et finalement ce n’est pas si impressionnant que cela. Et c’est peut-être ce qui est le plus inquiétant, au fond.

Il n’y a qu’un pas à faire, et nous allons le faire presque sans y penser. Juste un pas de plus, comme n’importe quel pas. Sans voir la ligne sous nos pieds.

On nous en avait pourtant parlé, de cette fameuse frontière dont les progrès de la science ne cessent de nous rapprocher. Le transhumanisme. L’homme augmenté. Nous avons eu le temps de l’imaginer, ce nouveau monde incroyable, qui devenait peu à peu attirant ou vaguement terrifiant à mesure qu’il semblait devenir possible.

Monde où la médecine ne servirait plus à réparer les corps, mais à les mettre au service de nos rêves. Monde où le donné naturel ne serait plus une limite, ni un modèle – où l’individu enfin émancipé des frontières ordinaires du vivant pourrait modeler sa vie, et celle des autres, à la mesure de son désir. Nous avons eu le temps de l’imaginer, ce monde de science-fiction.

Eh bien, nous y voilà. Et finalement c’est tout simple, de passer la frontière. Je ne pensais pas que cela paraîtrait si simple, et que cet événement inouï passerait presque inaperçu. Je suis sur le quai de la gare, ce matin. C’est une journée parfaitement banale. Les gens autour de moi semblent plongés dans leurs préoccupations quotidiennes. Et pourtant, nous sommes sur le point de changer de monde.

Je lis et relis cette notification sur mon portable. Entre les manifestations du jour et les résultats d’un match, cette information en apparence anodine: Marlène Schiappa annonce que la PMA sera bientôt ouverte aux couples de femmes et aux célibataires, « une mesure de justice sociale ». « Évidemment », a-t-elle dit. Évidemment.

Comment n’y avais-je pas pensé. Comment avons-nous pu croire que le transhumain allait débarquer tout de suite avec son cerveau augmenté, son cœur rechargeable, ses yeux bioniques… Nous étions tellement naïfs.

Finalement, c’est à cela que devait ressembler l’entrée dans le nouveau monde : à Marlène Schiappa chez Jean-Jacques Bourdin, évoquant, sans même en mesurer l’importance, la mutation inouïe – cette révolution probablement plus importante que tout autre événement dans l’histoire de l’humanité: désormais, lorsque notre pouvoir technique se saisira de nos corps, ce sera pour nier ce qu’ils sont, et non pour les réparer.

La nature n’existe plus. S’ouvre le règne du désir.

Une annonce de Marlène Schiappa, ça n’a pas l’air si décisif, bien sûr. Vous devez penser que je délire. Encore un rétrograde angoissé, et ses « passions tristes ». Je connais déjà par cœur les refrains qu’entonneront les partisans du progrès dans leur bonne conscience innocente, incapables sans doute de comprendre (c’est la meilleure excuse qu’on puisse leur trouver) quels intérêts gigantesques ils servent par leur naïveté enthousiaste.

Quoi, diront-ils, la société évolue, faut-il rester immobile ? Pourquoi refuser à des personnes qui désirent avoir un enfant le secours de la science ? Et surtout, au nom de quoi refuser à des femmes ce qui est accordé à des couples hétérosexuels? C’est une mesure de « justice sociale », a dit Marlène Schiappa. Si vous y résistez, ce ne peut être que par homophobie, par lesbophobie, par machisme même.

Comment s’opposer au fait que la PMA, qui existe déjà, puisse être ouverte à toutes les femmes ? Mais là réside le sophisme qui dissimule la frontière que nous sommes sur le point de franchir.

Mensonge en effet, puisqu’il faut bien l’annoncer: en fait, la procréation médicalement assistée ne sera jamais ouverte aux couples de femmes, ni aux célibataires. Parce que ce n’est pas possible.

Comme son nom l’indique, la PMA est un acte médical. Un acte qui pose des questions éthiques en lui-même, mais qui est dans son essence un acte thérapeutique, en ce sens qu’il vise à remédier à une pathologie. Le geste médical est un geste technique qui se donne pour objectif la santé: l’état d’un corps qu’aucune anomalie ne fait souffrir. Il met les artifices parfois prodigieux dont l’homme est capable au service de l’équilibre naturel du vivant. C’est quand la santé est atteinte, suite à un accident ou à une maladie, que la médecine intervient pour tenter de rétablir le cours régulier de la nature.

La procréation médicalement assistée est donc le geste thérapeutique par lequel un couple qui se trouve infertile pour une raison accidentelle ou pathologique, peut recouvrer la fécondité qu’un trouble de santé affectait.

Ce dont parle Marlène Schiappa, c’est en fait tout autre chose : en apparence, le même geste pratique ; en réalité, le contraire d’une thérapeutique. Ce n’est plus un acte médical : c’est une prestation technique. La différence est aussi grande, qu’entre greffer un bras à une personne amputée, et greffer un troisième bras sur un corps sain.

Les femmes auxquelles s’adresse Marlène Schiappa n’auront pas recours à une procréation médicalement assistée, pour une raison assez simple: ce n’est pas un problème de santé. Que pourrait guérir la médecine ? Quand notre désir n’implique pas que soit corrigé un échec aux lois de la biologie, mais qu’on organise cet échec, il s’agit d’un acte absolument nouveau – d’une procréation artificiellement suscitée.

Il n’est plus question de rétablir la nature, mais de s’en arracher. Le but n’est plus que nos corps soient réparés, mais qu’ils soient vaincus. Et que soit enfin brisée cette impuissance douloureuse de leur condition sexuée, qui nous faisant hommes ou femmes, interdit à chacun d’entre nous de pouvoir prétendre être tout, et de se suffire pour engendrer.

Pour la première fois dans l’histoire, la science médicale est détournée du principe qui la règle depuis ses commencements – préserver ou reconstituer la santé, pour être mise au service exclusif du désir. Et nous ne parlons pas ici de chirurgie esthétique ; il s’agit de créer des vies. Jamais un corps humain n’a été fécond sans contact avec l’altérité biologique.

Si nous décidons aujourd’hui d’autoriser un geste technique qui renie notre condition de vivants, nous faisons le premier pas d’une longue série. Nous choisissons la toute-puissance du désir contre l’équilibre naturel. Nous décidons de nous rêver plutôt que de nous recevoir.

C’est cette logique qui nous conduira de proche en proche jusqu’au monde de science-fiction que l’état de nos savoirs met presque à notre portée, ce monde où l’invasion de la technique dans nos corps libérera une surenchère inédite dans la consommation et la compétition vitale. Inutile de tenter de dissocier chacune des étapes qui suivront. «Une fois passée la borne, écrivait Pascal, il n’y a plus de bornes. »

Pour la première fois dans l’histoire, la science médicale est détournée du principe qui la règle depuis ses commencements – préserver ou reconstituer la santé, pour être mise au service exclusif du désir. Et nous ne parlons pas ici de chirurgie esthétique ; il s’agit de créer des vies. Jamais un corps humain n’a été fécond sans contact avec l’altérité biologique.

Nous ne voyons pas la frontière, et pourtant elle est là. Nous assistons sans le savoir à l’acte de naissance du transhumain. Ce que Marlène Schiappa vient de nous annoncer, ce n’est rien de moins que le passage de la grande frontière. L’histoire se joue avec les circonstances qu’elle se trouve, et qu’elle dépasse souvent, c’est vrai…

Mais nous, alors, serons-nous à la hauteur ? Depuis la nuit des temps, les civilisations humaines ont pressenti le débat qui s’engage aujourd’hui, sans oser imaginer qu’il puisse se réaliser de façon si concrète. Voici Prométhée déchaîné. Nous voilà obligés chacun à un choix lucide, en conscience. Il ne s’agit pas de gauche ou de droite, de croyants ou d’athées, d’homos ou d’hétéros. Une seule question compte : quelle humanité voulons-nous ?

C’est là sans doute la question politique majeure qui attend notre génération. Oh bien sûr, on nous explique déjà que l’avenir est écrit d’avance, que ce pas en avant est inévitable. « Hypocrisie, dira-t-on : vous savez que cette pratique est légale à l’étranger ; voulez-vous seulement obliger des femmes à quitter la France pour obtenir ce qu’elles espèrent ?» – comme si nous n’avions pas le choix, comme si nous ne pouvions plus fixer des règles puisque l’argent permet de tout contourner.

Au fond, ceux qui voudraient franchir toutes les limites veulent dissoudre en même temps la nature et la politique, puisque dans ces deux ordres il se trouve des lois qui gênent encore le règne infini du désir. Si notre droit doit s’adapter aux évolutions de la société – comme si toute « évolution de la société » était spontanée, constatable et juste – autant dissoudre tout de suite la politique et laisser les choses se faire.

Bref, il faudrait donc abdiquer et reconnaître que nous n’avons déjà plus le choix. La PMA se fera, « évidemment » ; et toutes les autres lignes seront franchies, tôt ou tard. A quoi sert donc le débat ? Dans l’esprit du progressisme, la démocratie n’existe plus, puisque la seule position valable consiste à consentir à ce qui sera.

Mais il reste encore assez d’hommes et de femmes pour savoir que leurs pauvres corps, limités, vulnérables, mortels, sont une merveille à recevoir, à aimer et à transmettre.

Qu’il vaut la peine de croire encore à la sagesse d’une fécondité qui suppose l’altérité, même dans ce que ce mystère comporte parfois de douleur et de silences dans l’itinéraire de nos vies.

Qu’il serait fou d’imaginer que nous serons plus heureux en poursuivant, comme un mirage destructeur, la surenchère infinie de nos désirs, qu’aucune transgression nouvelle ne suffira à satisfaire.

Et il reste encore, j’en suis sûr, assez d’hommes et de femmes pour continuer de croire en la politique, quand elle tente d’améliorer l’état du monde plutôt que d’abdiquer notre responsabilité, et quand elle consiste à prononcer librement les oui et les non collectifs qui nous protègent de la folie où tombe une société sans limites.

Dans l’esprit du progressisme, la démocratie n’existe plus, puisque la seule position valable consiste à consentir à ce qui sera.

Oui, nous avons le choix. Et c’est aujourd’hui qu’il faut le poser, en résistant aux fausses évidences, aux intimidations partisanes, à l’illusion d’un sens de l’histoire, au fantasme de toute-puissance. Nous avons le choix. Nous pouvons, au nom du supposé progrès, nous laisser dicter nos choix par nos seuls désirs, aveugles à tout ce qui nous précède et à tout ce qui nous suivra.

A l’heure où l’écologie nous a appris les catastrophes que cette logique avait produites, il serait absurde de transférer sur nos propres corps la violence d’une technique débridée dont nous tentons de protéger notre planète, et les vivants qui l’habitent. La nature en nous aussi appelle le respect. Céder au désir quand il exige que cette frontière soit franchie, c’est toujours répondre d’une fragilité qu’il menace pour l’avenir: comment regarderons-nous ces enfants que notre société, au nom du progrès « évidemment », aura fait naître orphelins de père ?

La voilà, la vraie frontière. De l’autre côté du monde humain connu, ce qui se dessine ressemble plutôt à l’inhumain. Nous avons encore un peu de temps pour nous réveiller ; et pour choisir librement de nous accepter tels que nous sommes.

Là serait le vrai progrès – évidemment.

Pour prolonger la réflexion

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Pour compléter l’entretien reproduit hier sur ce blog, et contribuer à ma façon à la désormais célèbre « journée de la jupe », je reproduis ici un texte publié en 2011 dans les colonnes du Monde. Je répondais alors à une tribune de Caroline de Haas, qui demandait que nous « devenions indifférents à la différence des sexes ».

Trois ans plus tard, ce commencement de débat est devenu un sujet national. Les mois passés lui auront finalement donné sa pleine actualité… Je reprends donc aujourd’hui ce texte, moins marqué par l’anecdote et la polémique, en espérant humblement qu’il pourra contribuer à éclairer, plus efficacement qu’une réaction de court terme, l’enjeu fondamental des questions qui se présentent à nous aujourd’hui.

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« Caroline de Haas nous offre, dans une tribune parue récemment dans le Monde, une longue et laborieuse argumentation destinée à écraser définitivement les derniers « sursauts réactionnaires » – entendez par là l’opinion des malheureux catholiques qui n’ont pas la chance de penser comme elle. Le sous-titre de cet écrit – « Existe-t-il des pseudo-essences féminine ou masculine ? » – annonce parfaitement l’ouverture intellectuelle de la discussion qu’il propose. Quand une question contient autant sa propre réponse, on croirait lire un petit catéchisme totalitaire. (…)

Cette tribune est réellement intéressante pour ce qu’elle révèle d’une confusion fondamentale qui pèse largement sur ces débats de genre. Caroline de Haas veut lutter pour l’égalité de l’homme et de la femme ; combat légitime s’il en est, nécessaire, urgent même, et auquel tout être humain qui n’est pas totalement aveugle ou barbare ne peut que s’associer. Considérer que l’un des deux sexes soit supérieur à l’autre (quel qu’il soit – et combien de fois je me suis senti, en tant qu’homme, ravalé au rang d’être inférieur, primaire, violent, obsédé et dominateur, par des féministes emportées par leur sainte colère !), c’est incontestablement à la fois une erreur objective et une faute morale grave.

Mais pourquoi faudrait-il, pour être sûr de l’établir définitivement, confondre cette égalité indéniable avec une identité plus que douteuse ? Pourquoi faudrait-il, pour assurer que la femme n’est pas inférieure à l’homme, s’évertuer à démontrer qu’elle n’est pas différente de lui ? Pourquoi fragiliser un combat aussi légitime, une démonstration aussi solide, en voulant le fonder sur un raisonnement aussi absurde ? Oui, l’homme n’est pas une femme, la femme n’est pas un homme. Alors que notre société prend conscience, enfin, de la nécessité de respecter vraiment la nature telle qu’elle est, de renoncer à la modeler selon les excès de son désir de toute-puissance, pourquoi ne pas respecter notre propre nature, telle qu’elle est, sans chercher à la nier ? On condamnerait à raison une entreprise qui, pour exploiter une nappe de pétrole, chercherait à cacher l’existence des différentes espèces qu’elle mettrait en danger ; de la même façon, poursuivre le projet politique de l’homoparentalité, par exemple, n’autorise personne à nier la réalité naturelle de la différence sexuelle. Oui, l’homme et la femme sont différents ; ne soyons pas indifférents à cette dualité essentielle de notre nature, sachons au contraire l’apprivoiser, l’aimer, comme nous apprenons à respecter et à admirer la nature telle qu’elle est.

Egalité ne veut pas dire nécessairement identité ; pour tomber dans cette confusion élémentaire, Caroline de Haas fragilise son beau combat, et tombe souvent à côté de la plaque. Elle veut prouver que nous avons les mêmes cerveaux, également réceptifs à la culture ambiante ; personne n’en doute… Mais nous ne sommes pas que des cerveaux ! L’être humain est un corps, doté de sa part d’animalité, d’instinct, de sensibilité ; et ce corps est sexué. Cette réalité physique ne dépend pas de notre culture. Partageant une égale rationalité, comment ne pourrions-nous pas reconnaître que l’homme et la femme sont génétiquement, organiquement, charnellement différents ? Et de même que la biodiversité est reconnue comme un patrimoine à protéger, pourquoi ne pas regarder cette différence comme un trésor à protéger et à découvrir ?

Reconnaître l’évidence biologique, et l’expérience psychologique, de la différence des sexes, n’empêche pas d’affirmer leur égalité, bien au contraire. Méfions-nous : le combat du gender pour affirmer une identité illusoire pourrait bien constituer, par une ruse de l’histoire, la victoire paradoxale de la phallocratie, et apporter une réussite encore jamais atteinte aux forces d’aliénation de la femme. Lorsque le féminisme en vient à nier l’existence de la femme, on est en droit de se demander qui y gagne dans son long et légitime combat. Lorsque Caroline de Haas exige que la femme soit considérée comme identique à l’homme, elle renonce à construire un modèle d’individualité propre, autonome, et se laisse finalement aliéner par le modèle masculin, succombant à l’ancestrale prédominance qu’elle dénonce. La liberté de la femme ne consiste pas à ne pas pouvoir être elle-même !

Le féminisme du gender partage le projet du machisme le plus inégalitaire : fermer toute possibilité de dialogue. Je n’ai rien à échanger avec celui qui m’est identique, comme avec mon inférieur. Dans l’un et l’autre cas, rien à apprendre, rien à recevoir – rien à donner non plus. Mais de l’être qui est mon égal sans être identique à moi-même, de celui-là seulement, je désire la relation, car elle est la promesse d’une découverte et d’un enrichissement mutuel. Femmes, vous nous fascinez pour ce que vous êtes ; notre différence est le difficile trésor qu’il nous appartient d’apprivoiser ensemble. Pour y parvenir, reconnaître et vivre notre égalité est une nécessité concrète ; mais proclamer notre identité serait notre commun échec. Femmes, ne vous laissez pas aliéner, ne devenez pas des hommes comme les autres ! »

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L’oppression au pouvoir

Anna

Jamais je n’oublierai le visage d’Anna. Le visage de cette jeune étudiante en prépa littéraire qui poussa un jour la porte de mon bureau, un matin d’octobre dernier. Le visage angoissé de cette jeune fille paisible dont la vie, pleine de promesses d’avenir, avait soudain basculé dans un improbable cauchemar.

Il avait fallu, pour pousser cette porte, qu’elle fasse un acte de courage. Même se livrer lui faisait peur. Cette jeune fille d’origine russe avait fait, tout juste majeure, une demande de naturalisation, pour demander à être définitivement adoptée par cette France qu’elle aimait, où elle avait grandi, et dont ses parents étaient devenus citoyens. Comment aurait-elle pu imaginer ce qui allait lui arriver ?

La suite, le Figaro la raconte dans son édition d’aujourd’hui, dans un long article documenté de Stéphane Kovacs. Anna est reçue par deux policiers, qui, après avoir usé de toutes les tactiques d’intimidation possibles, concluent en lui proposant un sinistre marché : ils bloqueront sa demande de naturalisation, à moins… à moins qu’elle ne dénonce ses amis qui ont été à la Manif pour tous. Il faudra qu’elle livre les noms, les adresses, les renseignements sur les familles. Il faudra qu’elle aille à la prochaine soirée des veilleurs, qu’elle indique aux policiers en civil, sur place, qui sont ces gens, qu’elle désigne ceux qu’elle connaît, qu’elle les livre à la police.

Sinon, la voilà menacée d’expulsion. Anna qui, en guise de lettre de motivation, avait écrit une déclaration d’amour à la France, Anna dont la vie étudiante commençait tout juste, voit son avenir soudainement fermé, ses projets détruits, sa famille disloquée. A moins de dénoncer ses proches…

Quand Anna a poussé la porte de mon bureau, c’est l’angoisse de cette vie désormais menacée qui est entrée avec elle. Violence ultime : les policiers, qui la harcelaient de messages, lui avaient interdit de parler de leurs consignes à personne, pas même à ses parents – en lui laissant entendre qu’ils savaient tout, qu’ils pouvaient écouter son portable et la suivre partout. « Nous aimons les méthodes du KGB, vous savez », avaient-ils avancé. On imagine sans peine l’effet de ces menaces à peine voilées sur une jeune fille de dix-huit ans…

Mais Anna a eu le courage de parler. Et maintenant elle est là, dans mon bureau. Je l’écoute, sidéré, traversé à mon tour par le choc de cette violence inouïe. Après avoir entendu tous les détails glaçants de son histoire, je me souviens lui avoir d’abord, simplement, de tout mon cœur, demandé pardon pour mon pays. Je me souviens avoir eu honte, honte de la France, honte de ces pratiques que jamais, je n’aurais imaginé découvrir dans la société libre où nous nous vantons de vivre.

Et puis ensuite je lui ai promis de tout faire pour l’aider. Aujourd’hui, Anna est tirée d’affaire. Où serait-elle maintenant si elle n’avait pas eu le courage de se confier ?

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Cette histoire est d’une gravité exceptionnelle, pour trois raisons.

– Elle montre d’abord que le gouvernement actuel utilise les forces de police à la seule fin de repérer et de ficher des personnes, et des jeunes en particulier, uniquement pour leur participation à des manifestations pourtant légales et déclarées. La délinquance explose dans notre pays : chaque jour, des milliers de délits sont commis sans que les forces de l’ordre aient les moyens d’intervenir. Et pendant ce temps, le Ministère de l’Intérieur mobilise la police, non pas pour assurer la sécurité des Français, mais pour traquer des citoyens innocents qui ont eu pour seul tort de s’opposer à un projet de loi… Ce n’est pas aux fonctionnaires que j’en veux : les officiers et les agents que je connais à Versailles sont d’un professionnalisme et d’un dévouement exceptionnel. Les coupables, ce sont les dirigeants qui contraignent ces hommes à utiliser des méthodes d’antiterrorisme contre leurs opposants politiques.

– Ces méthodes sont une deuxième cause de scandale. On pourrait répondre en effet que les mouvements sociaux ont toujours fait l’objet d’un renseignement régulier, et qu’il n’y a rien là de contestable. Mais cela justifie-t-il le risque d’une vie détruite ? Cela autorise-t-il à placer une jeune fille de dix huit ans devant le dilemme atroce de sacrifier son avenir, ou de dénoncer ses amis à la police pour délit d’opinion ? Est-il normal de terroriser une étudiante, de l’isoler, sans avocat, sans procédure – de la couper même de ses parents, pour faire peser sur elle tout le poids d’une brutalité d’Etat arbitraire et inconséquente ? M. Valls est-il prêt, pour avoir les noms de quelques jeunes qui ont osé lui dire leur désaccord, à briser la vie d’Anna, et peut-être de bien d’autres jeunes innocents et vulnérables comme elle ?

– Il faudra de toutes façons que le Ministre de l’Intérieur s’explique à ce sujet. Il faut qu’il soit bien inquiet pour saisir l’IGPN en pleine nuit, à la veille de la publication de l’article… Mais il ne suffira pas d’ajouter une injustice à une injustice, en faisant retomber la faute sur un fonctionnaire de police pour se dédouaner d’un ordre qui ne pouvait être que politique. Car l’histoire d’Anna pose un problème fondamental pour notre démocratie : on sait que le gouvernement n’a cessé, tout au long des derniers mois, d’instruire contre ses contradicteurs un procès en illégitimité. Ce procès, totalement infondé, entraîne ces graves dérives, qui devraient être unanimement dénoncées. S’il suffit, dans la France de M. Hollande, de ne pas partager l’opinion de la majorité présidentielle pour être traité comme un criminel, alors il faut tout de suite que nos dirigeants cessent de donner des leçons de démocratie au monde entier.

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Aujourd’hui, au-delà de nos positions politiques, un seul sentiment devrait nous unir : l’effroi de voir notre pays s’abîmer dans des pratiques qui nous conduisent loin, très loin, de la société libre dans laquelle nous voulons vivre.

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Avant qu’Anna ne sorte de mon bureau, je lui ai promis de ne pas parler de son histoire, si elle ne souhaitait pas témoigner. J’ai tout fait pour l’aider, et heureusement nous avons pu la sortir du piège où on l’avait enfermée. Bien sûr, je la comprends d’avoir hésité à se livrer, de peur de se trouver replongée dans le cauchemar qu’elle avait traversé.

Mais je la remercie aujourd’hui, de tout cœur, d’avoir surmonté cette peur, et d’avoir osé parler. Je la remercie pour chacun d’entre nous, qui avions besoin d’être alertés sur ce que font nos dirigeants, aujourd’hui, tout près de nous, en notre nom… Je la remercie pour notre société, qui n’a pas le droit de se laisser voler l’héritage que nos parents ont acheté de leur sang : la protection du débat démocratique, le droit à une procédure équitable, et la liberté de conscience. Anna, puisque nous devons tant à ton courage, je te dis une nouvelle fois merci pour  mon pays, qui, j’en suis sûr, sera bientôt le tien.

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Le débat interdit

La théorie du genre existe-t-elle ? A partir de cette question si vivement discutée aujourd’hui, il me semble utile de tenter une réponse – et de formuler une remarque.

Partons de ce qui est certain : le concept de genre existe bel et bien. Apparu dans la littérature universitaire il y a une quarantaine d’années, il s’est déployé dans des directions variées, au point qu’il est aujourd’hui utilisé dans des champs aussi éloignés que la sociologie, la littérature, l’économie ou les politiques publiques.

Quel est le sens de ce concept ? Il sert à ceux qui l’emploient de critère d’interprétation pour décrypter la vie sociale et les relations humaines, à partir d’une idée essentielle : les différences entre hommes et femmes ne sont pas liées à une altérité naturelle, mais produites par une construction culturelle, tout entière organisée pour consolider la domination d’un sexe par l’autre.

Ainsi explicité, le concept de genre recouvre bien une certaine vision du monde – c’est-à-dire, au sens étymologique du terme, une théorie. Le concept même est indissociable de l’hypothèse qui le sous-tend, qui affirme le caractère culturel et construit de la différence entre l’homme et la femme. C’est pour exprimer cette conception particulière qu’il a été forgé par concurrence avec le terme de sexe, supposé décrire une différence biologique que personne ne nie, mais que le concept de genre relègue à un détail insignifiant.

Pardonnez-moi ces précisions quelque peu abstraites ; elles sont nécessaires pour mettre en évidence le contenu réel du concept de genre, et donc du postulat de départ des fameuses « études de genre ».

Les défenseurs de ce concept, qui l’emploient massivement aujourd’hui (on ne compte pas les séminaires, colloques, cours, publications dédiées à des études liées au genre dans tous les domaines de la  recherche)  nient avec véhémence qu’une quelconque « théorie » soit cachée derrière ce concept. Mais cette dénégation n’a tout simplement aucun sens.

Prenons une analogie récente pour le montrer : il y a peu de temps encore, des milliers de chercheurs en histoire, en sociologie, en arts, dans tous les champs de la description du monde, tentaient d’interpréter les phénomènes qu’ils étudiaient du point de vue de la lutte des classes. La vie des sociétés humaines était analysée, à la suite des travaux de Marx notamment, comme un conflit latent entre les classes sociales, opposant ceux qui possèdent les moyens de production et ceux qui les mettent en œuvre.

Le concept de lutte des classes était fondé sur cette vision politique particulière et engagée. Mais pendant des décennies, des universitaires ont prétendu produire, à partir de ce concept, une littérature, une économie, une histoire rigoureusement scientifiques. C’est exactement la même supercherie que reproduisent aujourd’hui les promoteurs du concept de genre. Interpréter l’histoire, la littérature, la vie sociale, comme les lieux de la domination masculine par la construction des stéréotypes sexués, peut être une hypothèse de travail ; mais il s’agit bien d’une théorie particulière, et à ce titre elle n’a rien d’une évidence incontestable.

Pour ma part, je la crois même parfaitement inexacte – aussi fausse que le marxisme, et tout aussi dévastatrice. Et j’entends bien continuer de la critiquer, sans que cela donne à qui que ce soit le droit de me traiter d’obscurantiste…

Nous touchons là à une remarque qui me semble essentielle.

Il est tout à fait permis de penser qu’il n’y a entre l’homme et la femme aucune différence de nature, de défendre cette conception par la recherche, et même, pourquoi pas, de la promouvoir par l’action politique. C’est ce que fait par exemple Caroline de Haas, ancienne conseillère de Najat Vallaud-Belkacem, à qui j’ai pu répondre dans une tribune parue dans le Monde. Le débat démocratique suppose des visions et des projets assumés loyalement.

Il est en revanche proprement scandaleux d’empêcher le dialogue, d’interdire la critique, en cachant la réalité des intentions que l’on poursuit.

Toute la politique du gouvernement est animée par la conception anthropologique que recouvre le concept de genre – je l’écrivais déjà il y a plus d’un an. Parmi d’autres textes, la loi sur l’égalité entre les hommes et les femmes, qui a été votée dernièrement à l’Assemblée nationale, en porte tout entière la marque. Prenons un seul exemple : pénaliser les couples dans lesquels l’homme ne prend pas comme la femme un congé parental, c’est affirmer que le père et la mère ont exactement la même place à tenir auprès de l’enfant qui vient de naître – et que cette conception pluri-millénaire qui donne au père une responsabilité singulière pour subvenir aux besoins du foyer est un pur stéréotype qu’il s’agit de déconstruire au nom de l’égalité.

Affirmer, comme le fait la loi Taubira, qu’un enfant peut avoir deux pères ou deux mères, c’est dire qu’aucun des deux sexes n’a de fonction particulière dans la procréation, et que la faculté extraordinaire du corps maternel, qui donne chair à un nouvel être, n’est rien qu’une fonction biologique anodine qu’il faut dépasser lorsqu’elle devient une limite pénible à notre désir d’enfant.

Tout cela repose sur une certaine conception du monde. Pourquoi ne pas l’assumer comme telle ? Le politique a le droit de défendre ses idées ; mais il est contraire à l’exigence démocratique de promouvoir une stratégie en la dissimulant à l’opinion. Prétendre que la théorie du genre est une « folle rumeur », qu’elle « n’existe pas », que le discours du gouvernement sur l’égalité est parfaitement neutre et dépourvu de postulats, c’est à l’évidence mépriser la vérité, et du même coup les citoyens.

Puisque le gouvernement s’inspire du concept de genre pour construire sa politique, il a le devoir de l’assumer. Il a le droit de promouvoir une vision de l’égalité fondée sur l’indifférence ; mais il est absolument scandaleux qu’il le fasse dans le silence, en détournant notamment de son but l’Education nationale pour que les élèves apprennent comme une évidence scientifique ce qui n’est qu’une hypothèse idéologique. Nous ne manquons pas d’exemples concrets pour montrer que, malgré tous les démentis, c’est ce qui est en train de se produire dans les salles de classe…

Si le gouvernement se refuse aujourd’hui à assumer cette politique, c’est qu’il sait qu’elle serait très largement rejetée. Nous savons combien l’altérité structure en profondeur ce que nous sommes. Oui, notre expérience humaine est habitée par la magnifique fécondité de la différence, et en particulier de la différence des sexes ; oui, cette altérité naturelle fait partie de nous, de notre origine, de notre identité, de nos relations. Pour le redire encore et toujours, nous marcherons demain avec tout ce que d’autres voudraient nier : la liberté de nos consciences, la lucidité de nos esprits, la paix que nous espérons pour la société, nos cœurs qui veulent encore s’émerveiller de l’autre, et puis nos corps d’hommes et de femmes.

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« Pour l’avenir qui me lira… »

La manifestation du 24 mars n’avait reçu, de la part de la majorité, que des mensonges et des insultes (un bref rappel ici). Cette fois-ci, le rassemblement n’a pas encore eu lieu, que déjà le gouvernement se répand en caricatures absurdes. L’énergie que nos ministres consacrent à dissuader les opposants de venir est en soi un bon indice du succès populaire qui semble se préparer…

La stratégie de culpabilisation passe cette fois-ci par un argument spécieux : manifester contre une loi votée par le parlement ferait de nous des factieux, opposés à la démocratie. Cette idée ne doit effrayer personne, et surtout pas des élus. Une loi injuste reste injuste, fût-elle votée ou appliquée. Comme je l’expliquais dans un précédent billet, c’est notre attachement à la loi démocratique qui doit nous obliger, en conscience, à témoigner inlassablement lorsqu’un texte injuste est voté.

Cette exigence n’est pas nouvelle, et nous pouvons l’appuyer sur l’autorité des grandes consciences qui ont marqué notre histoire. Je voudrais citer ici la célèbre Lettre à la jeunesse d’Emile Zola, qui exprime, en pleine affaire Dreyfus, son désespoir devant la façon dont les politiques et la presse caricaturaient son combat. Il nous rappelle qu’un parlement peut commettre une injustice, que cette erreur doit être réparée au nom même de l’institution qui l’a commise, que la démocratie est un bien trop précieux pour que la jeunesse se la laisse dérober. Son « cri de vérité et de justice » ressemble étonnamment au nôtre aujourd’hui. Il laisse son témoignage à notre présent, nous donnons le nôtre à l’avenir !

 

Lettre à la Jeunesse (1897) .

(…) « Je le demande, où trouvera-t-on la claire intuition des choses, la sensation instinctive de ce qui est vrai, de ce qui est juste, si ce n’est dans ces âmes neuves, dans ces jeunes gens qui naissent à la vie publique, dont rien encore ne devrait obscurcir la raison droite et bonne ? Que les hommes politiques, gâtés par des années d’intrigues, que les journalistes, déséquilibrés par toutes les compromissions du métier, puissent accepter les plus impudents mensonges, se boucher les yeux à d’aveuglantes clartés, cela s’explique, se comprend. (…) Mais quelle excuse aurait la jeunesse, si les idées d’humanité et de justice se trouvaient obscurcies un instant en elle !

Dans la séance du 4 décembre, une Chambre française s’est couverte de honte, en votant un ordre du jour « flétrissant les meneurs de la campagne odieuse qui trouble la conscience publique ». Je le dis hautement, pour l’avenir qui me lira, j’espère, un tel vote est indigne de notre généreux pays, et il restera comme une tache ineffaçable. « Les meneurs », ce sont les hommes de conscience et de bravoure, qui, certains d’une erreur judiciaire, l’ont dénoncée, pour que réparation fût faite. (…) « La campagne odieuse », c’est le cri de vérité, le cri de justice que ces hommes poussent, c’est l’obstination qu’ils mettent à vouloir que la France reste, devant les peuples qui la regardent, la France humaine, la France qui a fait la liberté et qui fera la justice. (…)

Eh bien, oui ! Tout a pu être conquis, mais tout est par terre une fois encore. Avoir été en proie au besoin de vérité, est un crime. Avoir voulu la justice, est un crime. L’affreux despotisme est revenu, le plus dur des bâillons est de nouveau sur les bouches. Ce n’est pas la botte d’un César qui écrase la conscience publique, c’est toute une Chambre qui flétrit ceux que la passion du juste embrase. Défense de parler ! Les poings écrasent les lèvres de ceux qui ont la vérité à défendre, on ameute les foules pour qu’elles réduisent les isolés au silence. Jamais une si monstrueuse oppression n’a été organisée, utilisée contre la discussion libre. Et la honteuse terreur règne, les plus braves deviennent lâches, personne n’ose plus dire ce qu’il pense, dans la peur d’être dénoncé comme vendu et traître. Les quelques journaux restés honnêtes sont à plat ventre devant leurs lecteurs, qu’on a fini par affoler avec de sottes histoires. (…)

Ô jeunesse, jeunesse ! Je t’en supplie, songe à la grande besogne qui t’attend. Tu es l’ouvrière future, tu vas jeter les assises de ce siècle prochain, qui, nous en avons la foi profonde, résoudra les problèmes de vérité et d’équité, posés par le siècle finissant. Nous, les vieux, les aînés, nous te laissons le formidable amas de notre enquête, beaucoup de contradictions et d’obscurités peut-être ; (…) et nous ne te demandons que d’être encore plus généreuse, plus libre d’esprit, de nous dépasser par ton amour de la vie normalement vécue, par ton effort mis entier dans le travail, cette fécondité des hommes et de la terre qui saura bien faire enfin pousser la débordante moisson de joie, sous l’éclatant soleil. (…)

Jeunesse, jeunesse ! Souviens-toi des souffrances que tes pères ont endurées, des terribles batailles où ils ont dû vaincre, pour conquérir la liberté dont tu jouis à cette heure. Si tu te sens indépendante, si tu peux aller et venir à ton gré, dire dans la presse ce que tu penses, avoir une opinion et l’exprimer publiquement, c’est que tes pères ont donné de leur intelligence et de leur sang. Tu n’es pas née sous la tyrannie, tu ignores ce que c’est que de se réveiller chaque matin avec la botte d’un maître sur la poitrine, tu ne t’es pas battue pour échapper au sabre du dictateur, aux poids faux du mauvais juge. Remercie tes pères, et ne commets pas le crime d’acclamer le mensonge, de faire campagne avec la force brutale, l’intolérance des fanatiques et la voracité des ambitieux. La dictature est au bout.

Jeunesse, jeunesse ! Sois toujours avec la justice. Si l’idée de justice s’obscurcissait en toi, tu irais à tous les périls. Et je ne te parle pas de la justice de nos codes, qui n’est que la garantie des liens sociaux. Certes, il faut la respecter, mais il est une notion plus haute, la justice, celle qui pose en principe que tout jugement des hommes est faillible et qui admet l’innocence possible d’un condamné, sans croire insulter les juges. N’est-ce donc pas là une aventure qui doive soulever ton enflammée passion du droit ? Qui se lèvera pour exiger que justice soit faite, si ce n’est toi qui n’es pas dans nos luttes d’intérêts et de personnes, qui n’es encore engagée ni compromise dans aucune affaire louche, qui peux parler haut, en toute pureté et en toute bonne foi ?

Jeunesse, jeunesse ! Sois humaine, sois généreuse. Si même nous nous trompons, sois avec nous, lorsque nous disons qu’un innocent subit une peine effroyable, et que notre cœur révolté s’en brise d’angoisse. Certes, les gardes-chiourme restent insensibles, mais toi, toi, qui pleures encore, qui dois être acquise à toutes les misères, à toutes les pitiés ! (…) Qui donc, si ce n’est toi, tentera la sublime aventure, se lancera dans une cause dangereuse et superbe, tiendra tête à un peuple, au nom de l’idéale justice ? .

– Où allez-vous, jeunes gens, où allez-vous, étudiants, qui battez les rues, manifestant, jetant au milieu de nos discordes la bravoure et l’espoir de vos vingt ans ?

– Nous allons à l’humanité, à la vérité, à la justice ! »

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Les Lettres à la Jeunesse sont publiées aux éditions des Mille et une Nuits.

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Pourquoi nous devrions tous défendre la liberté de conscience

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La loi Taubira ayant été adoptée, le prochain débat s’ensuit immédiatement : celui de l’objection de conscience, que réclament des milliers de maires et d’adjoints (y compris de gauche) qui considèrent comme une grave injustice la mutation profonde de la famille et de la filiation qu’entraîne le « mariage pour tous. »

Avec le sens du respect, du dialogue et de la nuance qui lui est coutumier, Pierre Bergé déclarait hier qu’il faut « faire soigner » ces élus récalcitrants – rien de moins – au motif qu’il ne saurait y avoir aucune liberté vis-à-vis des lois de la République. On se souviendra que la tactique qui consiste à traiter des opposants politiques comme des malades psychiatriques a été communément utilisée par les régimes totalitaires au XXème siècle ; mais bien sûr, avec la vigilance démocratique exemplaire qui les caractérise, les grands médias ont oublié de le signaler. (Ils ont également oublié de rappeler que le même Pierre Bergé, il y a moins de dix ans, appelait à la liberté de conscience des maires, en publiant un « manifeste pour l’égalité » qui appelait les élus à violer la loi établie pour célébrer partout des mariages homosexuels…)

Au-delà de ces menaces aussi incohérentes qu’inquiétantes, on peut lire dans le débat actuel une surprenante incompréhension de la nature même de l’objection de conscience, et plus largement du rapport de la conscience individuelle à la loi politique. Pour y répondre, à mon humble mesure, je reproduis ici un article que j’ai publié récemment sur le sujet, en espérant qu’il pourra contribuer à éclairer l’intelligence – et la conscience – de chacun, dans le dialogue difficile et nécessaire qui commence.

C’est aussi pour témoigner de l’urgence d’un authentique respect des consciences, exigence qui devrait nous rassembler indépendamment de nos positions individuelles sur la loi Taubira, que je retournerai manifester le 26 mai prochain, avec des centaines de milliers de Français qui espèrent que notre démocratie retrouve bientôt le chemin du progrès !

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La conscience et la loi

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Deux voies pour l’autorité politique

Pourquoi obéissons-nous à la loi ? La première raison qui nous conduit à nous conformer à ce que prescrit le droit, c’est le fait que toute loi s’accompagne nécessairement de la menace d’une sanction : si je ne paye pas mes impôts, je risque d’aller en prison. Voilà le calcul spontané, primitif mais efficace, qui conduit généralement à renoncer à l’infraction parfois tentante pour plier notre conduite à la norme commune. De ce fait, une règle dont l’entorse n’est plus réellement sanctionnée devient bientôt obsolète : lorsque les peines ne sont plus effectives, les lois ne sont plus efficaces.

Cependant, ce calcul primitif nous enferme dans un simple rapport de contrainte : il ne contient en lui-même aucune exigence de justice. C’est ici qu’on distingue une société vraiment démocratique : si la peur du gendarme demeure toujours le commencement de la sagesse, elle ne doit rester qu’un commencement, et laisser place à un autre rapport à la loi : dans une société libre, le citoyen obéit aux lois parce que cela est juste. Seule cette seconde raison permet de concilier l’obéissance à la règle avec la liberté individuelle.

Il y a donc deux motifs pour expliquer le respect des lois, deux fondements possibles pour asseoir l’autorité politique : la peur, ou l’adhésion. La contrainte, ou l’obligation. La force, ou la conscience. On l’a dit, ces deux principes ne sont pas toujours exclusifs dans la pratique ; mais en droit, ils supposent un choix radical, duquel dépend depuis toujours la nature même de l’autorité politique. L’antique tragédie de Sophocle éclaire l’opposition irréconciliable de ces deux voies. La première est celle de Créon, qui affirme que les commandements doivent être suivis pour la seule raison que le souverain, qui possède pour lui la force, les a fixés. La seconde est celle d’Antigone, qui réplique que rien, pas même le risque de la mort, ne la contraindra à fuir la seule obligation qui puisse compter pour elle, l’impératif de justice reçu en conscience.

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La reconnaissance juridique de la conscience, critère décisif de la démocratie

C’est donc l’importance accordée à la conscience qui distingue Créon d’Antigone. Là se joue ce choix absolu, qui n’admet pas de degrés : il faut donner la première place à la conscience, ou bien ne lui en laisser aucune. Il faut faire le choix politique, collectif, d’Antigone ou de Créon. De notre décision dépendra la forme de la société dans laquelle nous vivons. Une authentique liberté politique ne peut se fonder que sur l’exigence du respect des consciences : parce que la loi trouve sa justification dans le fait qu’elle répond à la recherche partagée de la justice, alors il est nécessaire de permettre à chacun de contribuer personnellement à son élaboration. De là s’ensuivent les procédures électives, parlementaires, référendaires, la liberté d’expression et d’association, et tant d’autres dispositions qui rendent effective la primauté donnée à la liberté de conscience. Si, à l’inverse, la conscience individuelle ne mérite aucun respect, alors à quoi bon parler de démocratie ?

La reconnaissance progressive de la dignité de toute personne, qui a émergé en Europe à la faveur de plusieurs siècles de philosophie et de théorie du droit imprégnées de christianisme, a abouti à l’affirmation politique des droits de la conscience. Dans des pages décisives, st. Thomas d’Aquin affirme clairement, en s’inspirant de l’intuition augustinienne, qu’une loi injuste ne saurait constituer une obligation pour le citoyen – et que résister à cette loi est parfois la véritable obligation. A partir de ces réflexions, la question décisive de la philosophie du droit n’est plus celle de la place de la conscience, désormais acquise, mais plutôt le difficile problème de la détermination des critères concrets permettant de reconnaître objectivement une loi comme injuste. Il est alors entendu que, dans une situation avérée d’injustice, le devoir moral commande de s’opposer à la loi. La Seconde Guerre mondiale voit s’incarner, dans les résistances européennes, une forme de contestation qui dépasse par son universalisme ce que pouvaient être par le passé, et jusqu’au début du XXème siècle, les mouvements de soulèvement nationalistes face aux invasions. Pour le résistant français, par exemple, il ne s’agit pas seulement de lutter pour la libération du pays, mais aussi et surtout contre le nazisme, considéré comme un mal politique et moral objectif. Cette même conviction inspirera les actions de résistance allemande à Hitler, de Stauffenberg aux étudiants munichois de la Rose blanche.

Ce tournant sera scellé par les procès de Nüremberg, qui constituent un moment décisif dans l’histoire du droit. Pour la première fois, des hommes sont jugés – et condamnés – pour avoir agi d’une façon qui pourtant, au regard du droit positif, était parfaitement et absolument légale. Le troisième Reich, arrivé au pouvoir par la voie des urnes, sans aucun coup de force ni aucune irrégularité, s’était distingué – suprême degré dans l’horreur – par son caractère parfaitement légaliste du point de vue formel. De ce point de vue formel, le droit nazi était donc pleinement valide. Et pourtant, les juges de Nüremberg décideront de sanctionner des responsables, parmi lesquels des hauts fonctionnaires ou des officiers, pour avoir appliqué ces lois, eux dont c’était pourtant le métier. Il fallait nécessairement pour cela invoquer une instance supérieure à la loi, à laquelle l’obligation morale fondamentale commande d’obéir en premier : cette loi de la conscience, que rien ne saurait faire taire, et que nous sommes toujours inexcusables de n’avoir pas entendue et suivie. C’était choisir la liberté de la conscience contre la soumission aveugle aux édits du pouvoir – choisir Antigone contre Créon. Ce choix juridique essentiel peut être relié à la reconnaissance de l’objection de conscience, notamment dans la tradition juridique française à l’occasion de quelques « cas de conscience » célèbres, comme la guerre d’Algérie ou la pratique de l’interruption volontaire de grossesse.

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La conscience menacée ?

La reconnaissance de l’objection de conscience est souvent décrite comme une conquête de la gauche. Et pourtant, c’est la gauche qui, aujourd’hui, menace dangereusement de revenir sur ce choix si décisif. A l’occasion du mariage homosexuel, le président de la République s’est illustré dans l’une de ces volte-face dont il a le secret. Devant dix sept mille Maires réunis en Congrès, il rappelle que les élus peuvent faire appel au principe de l’objection de conscience pour ne pas célébrer des mariages qui heurteraient les principes de leur conception de la famille. La déclaration suscite l’intérêt des médias ; et le lendemain, après avoir reçu deux représentants des associations LGBT, M. Hollande déclare laconiquement qu’il « retire » cette liberté de conscience. Une telle légèreté fait frémir, lorsqu’on prend la mesure des enjeux…

L’épisode est instructif : il dit l’inconsistance de la réflexion, au plus haut niveau de l’État, sur une question qui, comme nous avons tenté de le montrer, est pourtant décisive. Le flot de réactions qui s’en est ensuivi montrait d’ailleurs, hélas, que plus personne ne sait exactement ce que signifie la conscience. Loin qu’il s’agisse d’une liberté laissée à chacun de choisir dans les lois celles qui lui plaisent ou non, elle désigne au contraire l’exigence individuelle qui consiste à se reconnaître obligé devant la loi comme devant un impératif intérieur, et non pas simplement une contrainte extérieure. Si j’obéis à la loi, c’est parce que cela est juste, et non parce que j’y suis contraint. Cela suppose que mon obéissance demeure conditionnée à la justice de la loi… Parmi les détracteurs improvisés de la liberté de conscience, lequel oserait assumer qu’il faut obéir à tous les ordres du pouvoir en place, même lorsque je sais qu’ils produisent une injustice ?

Rappelons donc que l’objection de conscience n’a rien d’un choix de facilité, ou de convenance. C’est une décision grave, qui suppose d’être fondée sur des raisons solides et fortes, sur une considération générale et non personnelle de la loi. Mais c’est un choix parfois nécessaire. Si elle n’accepte pas de le reconnaître et de le protéger, la force publique transforme inéluctablement (quand bien même ce serait apparemment indolore, insensible) la liberté de la société civile en l’uniformité d’une dictature. Et elle transforme ainsi la loi en pure contrainte.

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Sauver la loi

Car au fond, c’est cette question qui est posée. Qu’est-ce qu’une loi ? A cette question, le positivisme juridique classique apportait une réponse simple : une loi est un commandement assorti de la menace d’une sanction. Mais cette réponse est objectivement, pour l’idéal démocratique, insuffisante et dangereuse. Insuffisante, parce qu’elle ne suffit pas à rendre raison de la nature propre de la loi. Après tout, si l’on s’en tient à ces deux critères, rien ne distingue l’injonction du percepteur de celle du voleur de grand chemin. Le premier dit : « Si vous ne payez pas l’impôt, vous irez en prison. » L’autre commande : « La bourse ou la vie ! » Dans les deux cas, nous avons affaire à un commandement assorti de la menace d’une sanction ; pourtant, l’un doit normalement nous obliger, en conscience ; mais à l’autre, seule la violence peut nous faire obéir. Si le percepteur commande de façon légitime, c’est que son injonction ne dépend pas de lui, mais d’un principe qui le dépasse. C’est qu’il est juste de contribuer au bien commun dans la mesure de ses moyens, alors qu’il est nécessairement injuste de devoir se dépouiller de son bien pour le seul profit de plus fort que soi.

Un Etat qui refuserait de considérer que, en dernier ressort, l’obligation juridique ne peut trouver de fondement que dans la primauté de la conscience, deviendrait comparable à ce bandit de grand chemin, dont les injonctions n’ont d’autre fondement que la violence dont il peut les accompagner. Au fond, la nature même de l’autorité politique se joue donc dans sa capacité à reconnaître ou non le droit à l’objection de conscience. La majorité actuelle saura-t-elle s’en souvenir ? Tout gouvernement qui veut contribuer par son autorité à la construction jamais achevée d’une société libre, comme tout législateur qui veut authentiquement produire des lois, doit commencer par reconnaître comme un principe essentiel et intangible le respect et la protection de la liberté de conscience de chaque citoyen, pourvu que son exercice soit suffisamment précis et exigeant pour que rien ne puisse faire craindre qu’il soit détourné de sa signification première.

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Avec les Veilleurs

Une amie m’envoie hier le texte, repris à partir d’une vidéo, d’un petit mot, complètement improvisé, devant les Veilleurs. C’était sur la pelouse des Invalides, au soir du vote de la loi Taubira ; alors que quelques dizaines de personnes, recueillant le monopole de l’attention médiatique, cherchaient bruyamment l’affrontement avec la police, des milliers de jeunes témoignaient par leur silence de leur désir sincère de paix et de justice.

Je serai ce soir encore parmi eux, à Paris. En attendant, je me permets de reproduire ici ce petit texte, en remerciant encore celle qui l’a transcrit.

« (…) J’ai eu la chance de passer quelques jours à Lyon et à Bordeaux, où j’ai rencontré les veilleurs qui se sont rassemblés dans ces deux villes ; j’ai eu la chance aussi de participer à ces veillées ici dans les derniers jours. Et je voulais vous dire un immense merci.

Merci d’être là, parce que votre présence est déjà une immense victoire. Elle est déjà toute la victoire.

Dans le débat qui s’est crée autour du mariage, en réalité, il y a eu deux camps : le camp de ceux qui voulaient provoquer, insulter, le camp de ceux qui voulaient susciter la violence. Et de l’autre côté le camp qui voulait la paix, la justice, le camp qui voulait chercher honnêtement et loyalement le bien de tous. Et ce soir encore, nous voyons ces deux camps qui se rencontrent ; et ce soir encore, vous êtes du côté de la victoire, parce que vous êtes du côté de la paix, et donc de l’espérance.

Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire – et je le dis d’une façon toute spéciale ce soir, je voudrais vous demander pardon au nom de tous les élus qui ont choisi le camp de la provocation. Au nom de tous les élus qui ont choisi parfois le camp de la violence, par leur parole, par le mépris dont ils ont pu parfois témoigner. Au nom de tous les élus qui ont oublié qu’ils avaient reçu leur charge pour servir.

Ce soir, je vais enlever mon écharpe, parce qu’elle ne m’appartient pas : elle nous appartient, à nous tous. Et je voudrais faire ce geste pour compenser celui de tous ces élus qui, aujourd’hui, ont servi l’intérêt partisan, l’idéologie, ou le bien et les intérêts d’une petite partie de leurs amis ou de leur clientèle, plutôt que de chercher honnêtement le bien de tous.

Cette écharpe, elle est à vous, et je vous la rends.

Je vous demande pardon pour tous ces élus qui se sont approprié leur fonction ; et je voudrais vous dire que la véritable politique, au sens le plus beau de ce mot, c’est vous qui la faites ici – c’est vous qui la vivez en ce moment. La véritable politique, elle consiste à rester unis pour fonder une société dans laquelle nous ne servons pas notre propre bien, celui qui fait de nous des individus isolés qui s’occupent d’eux-mêmes, mais une société dans laquelle nous cherchons en vérité le bien de tous, « la chose de tous », la chose publique, qui est la république ; vous êtes la république ce soir !

Je voudrais terminer en vous disant encore une fois un immense merci – et en vous disant que nous n’avons aucune raison d’avoir peur. Nous avons toutes les raisons d’espérer. Parce que vous êtes ici, et que nous tous, ensemble, nous sommes largement assez nombreux pour restaurer la politique dans notre société, pour restaurer la république dans notre pays. Nous sommes largement assez nombreux pour convertir les cœurs autour de nous à la nécessité de la paix, à l’urgence du dialogue et au sens du bien commun. Nous sommes largement assez nombreux ; et votre silence est plus puissant que le bruit que vous entendez derrière vous, il est infiniment plus puissant. Il a la force de changer l’histoire, et c’est ce que notre génération va faire demain, parce que nous en sommes capables.

Demain, après-demain, personne ne peut dire ce qui va se passer : personne n’en sait rien. Notre pays, vous le savez, traverse une grande crise, qui touche tous les pans de sa vie parce que cette crise est liée au fait que des responsables politiques et des citoyens, dans les dernières années, ont préféré leur propre intérêt de court terme au bien de la société. Mais cette crise, nous ne devons pas en avoir peur. Elle est une occasion magnifique de nous convertir – de nous convertir au sens du bien commun, et à l’exigence de la vérité.

Demain, après-demain, peut-être nous ne nous retrouverons pas, ou pas sous la même forme. Mais nous devons repartir de ces veillées que nous avons vécues ensemble avec le sentiment d’une immense fraternité et d’une grande unité. Il faut que chacun d’entre nous, dans son travail, dans ses amitiés, dans sa vie personnelle, dans sa vie associative, dans tous ses engagements, puisse vivre de cette énergie qu’il a reçue ici, pour faire ce travail secret et silencieux de conversion des cœurs. Merci à tous ! »

La vidéo ici.

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Une loi déjà dépassée

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Alors que la loi Taubira doit être votée aujourd’hui, je propose dans le Figaro quelques éléments de réflexion pour mettre en perspective le débat que nous avons connu dans les derniers mois, et ses conséquences de long terme.

Je crois profondément que nous avons toutes les raisons d’espérer, si l’espérance est autre chose qu’un optimisme facile. Je voudrais que ce texte puisse exprimer ce que nous sommes si nombreux à ressentir en ce moment. En l’écrivant, je pensais en particulier à ceux qui auront été précurseurs, dans la génération de nos aînés. A ceux qui auront porté le mouvement qui a fait de ce débat, malgré le vote d’aujourd’hui, une victoire paradoxale. A ces parlementaires qui ont défendu, avec tant de courage et de persévérance, les convictions que notre société semblait ne plus vouloir entendre.

Et je pense enfin tout particulièrement aux veilleurs qui se relaient, jour après jour, pour que soit entendue, dans leur silence, une exigence de justice et de vérité que rien ne saurait faire taire.

 

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Le projet de loi Taubira devrait être voté aujourd’hui à l’Assemblée Nationale, au terme de plusieurs mois marqués par une contestation intense du mariage pour tous. Le plus frappant est la distance croissante qui s’est installée entre la réalité de cette contestation et sa représentation dans le monde politique et médiatique. A force de jouer sur les caricatures, la majorité a fini par ne plus rien comprendre au mouvement qui naissait sous ses yeux ; et les journalistes, pour la plupart, n’ont pas su rendre compte de la nouveauté d’un élan qu’ils ne savaient comment interpréter. L’accusation permanente d’homophobie, la projection fantasmatique d’une nouvelle ligue réactionnaire, l’épouvantail de la « radicalisation »… Ces indignations hors sujet révèlent seulement combien nos gouvernants se sont coupés des citoyens, en préférant répondre à leurs inquiétudes par le mépris plutôt que par le dialogue. Murés dans leurs certitudes, comment pouvaient-ils comprendre ce qui se passe ?

Oui, quelque chose est en train de se passer. Une révolution silencieuse, intérieure, inattendue et si difficile encore à décrire. Au fond, par sa surdité poussée jusqu’à l’absurde, le gouvernement aura rendu un immense service à ceux que la loi Taubira heurtait. Il nous aura permis de prendre vraiment conscience de l’importance du combat : la crispation de la majorité, depuis le début, donne la mesure de ce qui est en jeu, et le refus du débat indique bien que ce n’est pas un progrès qui se prépare. Surtout, la tentative permanente pour nous exclure du jeu démocratique nous a obligés à réinventer nos moyens d’expression, à clarifier encore le sens de notre action, et jusqu’à renouveler l’idée que nous nous faisions de notre rôle dans cette période. En ce sens, la majorité ne le sait pas encore, mais elle a déjà perdu. La loi Taubira sera sans doute votée aujourd’hui, et peut-être promulguée demain – à moins que le François Hollande ne se souvienne à temps que son premier engagement était la République apaisée. Mais quoi qu’il arrive, cette loi est déjà périmée ; et on ne s’en souviendra bientôt plus que comme d’un contresens historique étonnant.

La radicalisation que le gouvernement dénonce, il en est le seul responsable, pour avoir installé la tension par la provocation, et n’avoir jamais répondu qu’à des violences marginales. Pour la majorité d’entre nous, cette accusation nous aura seulement conduits à rechercher une paix plus radicale encore. On nous a reproché de diviser, et nous avons mieux compris la valeur de notre unité, de la nécessité de rechercher en vérité le bien de toute la société, et non la défense d’une communauté d’intérêt ou d’idéologie. On nous a accusés de parler au nom des valeurs d’une caste, d’une confession, et nous avons peu à peu éclairci les raisons profondes de notre opposition d’aujourd’hui – qui sont les raisons de notre victoire prochaine.

Si nous nous opposons à cette loi, c’est parce qu’elle ébranle en profondeur l’essence même du lien familial. En faisant reposer la filiation uniquement sur la volonté, elle fait de l’enfant le jouet des projets d’un adulte, qui ne sera plus « parent » que par l’effet momentané de son désir. Le mépris affiché pour la « filiation biologique » témoigne seulement de la rage froide de l’individu contemporain qui voudrait que rien, et surtout pas la réalité charnelle de la différence des sexes, ne puisse résister à son projet. Cette haine des corps, dont témoigne le nouveau dogme du genre, est inspirée par un consumérisme absolu qui, après avoir déstabilisé tous les pans de la société, atteint aujourd’hui la famille : un enfant si je veux, quand je veux, comme je veux.

Cet individualisme ne concerne pas spécifiquement les homosexuels ; le dénoncer n’a donc rien à voir avec de l’homophobie. Il s’agit seulement de rompre avec les rêves dangereux d’une génération dépassée : pour avoir donné partout le primat à l’immédiateté des revendications individuelles, nos aînés auront tout déréglé. La finance devenue folle, la dette sans cesse accumulée, les déséquilibres du marché de l’emploi, les ressources environnementales surexploitées… : autant de conséquences d’une même erreur, qui a consisté à se révolter partout contre les limites qui s’opposaient à nos pulsions consuméristes. Partout, un même individualisme a détourné le sens de la loi, revendiquant pour l’intérêt immédiat et particulier ce qui devait servir au bien durable de la société. Nous affranchir maintenant de l’inscription de la fécondité dans la dualité des sexes, c’est prolonger cette immense régression. D’autres pays occidentaux font ce choix ; tous le regretteront bientôt. Loin de créer de nouveaux droits, cette loi offre aux homosexuels un mariage désormais vidé de son sens et de son efficacité : plus de stabilité dans ce monde désincarné où seul compte le désir de l’individu. La dérégulation ultralibérale aura connu une nouvelle et prodigieuse étape, et avec elle la dissolution de tous les liens qu’elle aura partout suscitée. Je ne peux m’empêcher de plaindre ces hommes et ces femmes de gauche dont la générosité sincère, qui pensait promouvoir l’égalité, aura seulement servi l’ultralibéralisme qu’elle a combattu partout ailleurs.

Mais loin des politiques, dont beaucoup auront confondu une fois de plus le sens de l’histoire avec le sens du vent, une majorité de Français a vécu une prise de conscience. De cette fausse piste, nous voilà définitivement revenus : nous avons compris qu’elle ne conduisait qu’à la crise pour tous. Cette crise, dont la jeunesse paie le prix fort, nous aura au moins guéris du culte de la consommation et des folies de la toute-puissance. Elle nous réconcilie, dans notre fragilité, avec la mesure que la réalité naturelle impose parfois à notre désir. Et c’est sans doute pour cela que tant de jeunes, si loin de tous les clichés, se sont mobilisés contre cette loi. Le clivage générationnel n’était pas où on l’attendait. Il s’est passé quelque chose d’inédit : face aux fantasmes irresponsables de la génération Bergé, une nouvelle génération s’est levée. En inondant largement les manifs, en inventant de nouvelles formes d’engagement, veilleurs, volontaires, blogueurs, des centaines de milliers de jeunes ont témoigné avec force de leur espérance. Ils ne veulent plus détruire des normes, mais reconstruire le lien social. Ils ne proclament plus qu’il est interdit d’interdire, mais que la loi doit servir le plus faible et le plus petit. Parce qu’ils veulent lutter contre les discriminations et contre l’injustice, ils se sont opposés à une réforme qui fait de l’enfant une variable d’ajustement. Ils veulent donner à notre démocratie l’exigence de vérité et l’élan d’authentique générosité dont elle a tant besoin. Au moment où le législateur trahit l’avenir une nouvelle fois, cédant par idéologie à une régression sans précédent, ils savent que son vote est déjà dépassé, et que cette loi est anachronique. Ils sortiront bientôt de cette erreur historique, non pour revenir en arrière – mais pour repartir vers l’avant. Ils n’ont plus peur. Ils sont l’avenir.

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Délit de démocratie

Délit de démocratie

Avec sans doute plus d’un million de Français, parmi lesquels des centaines d’élus, j’ai manifesté cet après-midi. Le décalage entre la réalité de cette manifestation et les réactions des responsables politiques de la majorité, ce soir, ce contraste est si étonnant que l’on se demande s’il reste encore un peu d’honnêteté, d’exigence intellectuelle ou de simple bonne foi chez ceux qui nous gouvernent.

Nous voulions juste dire qu’il nous semble qu’un enfant a le droit de grandir avec un papa et une maman ; et Denis Baupin, vice président de l’Assemblée nationale, nous a considérés comme « une pluie de déjections homophobes. »

Nous voulions dire notre désir d’un vrai débat de fond ; et le député Yann Galut répète qu’ « il faut passer à autre chose. »

Nous voulions ouvrir le dialogue ; et le sénateur Jean-Pierre Michel affirme que nous avons « perdu la bataille. »

Nous nous sommes rassemblés, puis dispersés – une foule entière ! – dans un grand calme ; les quelques familles qui avaient commis le crime d’être placées à l’avant et poussées par la foule ont été repoussées à coups de matraque… Mais Manuel Valls, ministre de l’Intérieur, estime que « la manifestation a échappé aux organisateurs. »

Nous étions, à tout le moins, des centaines de milliers ; mais Arnaud Montebourg, membre du gouvernement, n’a vu qu’ « une poignée d’individus. »

Nous venions de toute la France, dans sa diversité ; mais le sénateur Michel s’est bien moqué quand même : « quelques serre-têtes et jupes plissées pensent sincèrement que nous allons reculer sur le mariage pour tous ! » Monsieur Michel, la myopie se soigne ; la mauvaise foi, c’est peut-être plus difficile. Pour la guérir, allez donc jeter un coup d’oeil aux photos de la manif…

Nous venions de toute la France, et beaucoup d’entre nous avaient passé une journée, une nuit, en train, en car ou en voiture, pour porter le message qui leur tenait à coeur. Des centaines de milliers de personnes ont donné de leur temps, et de leur argent, pour ne pas manquer ce rendez-vous. J’ai même croisé cet après-midi des étudiants qui, passant un an à l’étranger, ont économisé pour s’offrir un aller-retour en France, eux qui voulaient tant que leur pays les entende ; et la seule réponse du député Erwann Binet aura consisté à s’interroger sur « l’origine des fonds qui ont financé ces déplacements. » Leur générosité, Monsieur Binet – la voilà l’origine des fonds !

Voilà aussi ce que vous ne comprenez pas, ce que vous faites semblant de ne pas comprendre. La générosité n’est pas dans l’égalité que vous promettez d’une voix doucereuse, dans l’hypocrisie d’un débat dont votre peur aura privé les Français. Un débat que vous avez morcelé, étouffé, empêché en culpabilisant dès le départ toute opinion différente de la vôtre. Non, la vraie générosité n’aurait pas de raison de craindre ainsi le dialogue, elle n’aurait pas de raison de s’exprimer par l’insulte, le mensonge et le mépris.

La vraie générosité tient parfois dans la franchise d’un non courageux. Et cette générosité, elle était à Paris aujourd’hui. Je l’ai rencontrée partout, loin du bruit médiatique et des gaz lacrymos ; dans le sourire de ces jeunes, de ces vieux, de ces parents, de ces adolescents, venus dire ensemble que non, non, décidément non, ils ne pouvaient se résoudre à laisser leur pays s’engager dans la voie de l’injustice. Que non, le droit républicain ne peut pas priver un enfant d’un père ou d’une mère. Que non, on ne construit pas une vraie égalité sur le mensonge d’une fausse uniformité. Que non, ces élus qui pensaient la même chose que nous il y a dix ans ne peuvent pas nous insulter aujourd’hui pour la cohérence qu’ils n’ont pas eue. Et que non, il n’y a rien de haineux, ni d’homophobe, dans le désir de voir la loi mise au service du plus petit plutôt que du désir de l’adulte, si respectable soit-il.

Qui porte la responsabilité de la tension qui naît ? Qui se rend coupable d’insultes, qui abîme la démocratie ? Qui suscite la violence dont souffrent aujourd’hui tant de personnes – à commencer par les nombreux homosexuels qui vivent tellement mal le fait que le droit légitime à voir reconnue leur différence sombre dans une confusion totale, faute d’un vrai dialogue sur cette question ?

Nous savons tous que, dans nos vies, dans nos relations, il y a parfois des non qui sauvent, et des oui qui tuent. Il y a des oppositions fécondes, et des silences mortifères. Il y a des conflits nécessaires, et souvent des conforts coupables. Aujourd’hui, il fallait bien du courage pour venir dire ce non, ce simple non à des promesses irresponsables, à une pose idéologique, à un cadeau piégé qu’une minorité veut offrir aux homosexuels – ce non que tentent d’étouffer tant de haine et de caricatures. Oui, il fallait bien du courage ; et c’est seulement une courageuse générosité qui a poussé plus d’un million de Français, aujourd’hui encore, à venir dire ce non franc et simple.

La faute morale consisterait maintenant à refuser de les entendre.

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