Politique agricole commune : c’est notre avenir qui est en jeu (tribune)

Tribune co-signée par Arnaud Danjean, Agnès Evren et François-Xavier Bellamy, parue sur le site du JDD, février 2019. Présentation de la vision stratégique et des orientations du programme « agriculture » pour l’élection européenne 2019.

A moins de cent jours des élections européennes, le Salon International de l’Agriculture s’ouvre dans le contexte d’une réforme de la Politique agricole commune (PAC) sur laquelle les élections du 26 mai auront un impact déterminant. Conséquence budgétaire directe du départ annoncé des britanniques et de l’émergence de nouvelles priorités au niveau européen (sécurité, migration et défense), la Commission européenne propose en effet de diminuer le budget alloué à la PAC de 15% pour la période allant de 2021 à 2027, soit un manque à gagner de près de 7 milliards d’euros pour les agriculteurs français. Ce serait en moyenne 20 000 euros de moins pour chaque exploitation. On mesure l’impact qu’aurait une telle baisse pour les agriculteurs, leurs familles, et le tissu rural qu’ils font vivre, dans un contexte déjà très difficile que Michel Houellebecq décrivait comme « un plan social secret, invisible, où les gens disparaissent individuellement, dans leur coin, sans jamais donner matière à un sujet pour BFM… »

Cette baisse, fruit des tergiversations du gouvernement français, qui pendant des mois a refusé de jouer son rôle de premier défenseur de la PAC, est inacceptable. Que traduit-elle comme vision? Que l’agriculture est un marché comme un autre ; que les agriculteurs doivent se débattre seuls dans l’économie mondiale ; que les exploitations n’ont plus qu’à augmenter de taille et industrialiser leurs activités pour rester compétitives ; et qu’en même temps la transition vers une agriculture écologiquement responsable se fera spontanément.

La PAC doit demeurer l’un des piliers stratégiques pour préserver notre modèle agricole

Pourtant, l’agriculture n’est pas un marché comme les autres. Voilà la vision que les gouvernements de François Hollande et Emmanuel Macron n’ont pas su défendre en Europe au cours des dernières années : au moment où la démographie mondiale explose, la PAC doit demeurer l’un des piliers stratégiques pour préserver notre modèle agricole et préparer l’avenir de notre continent. Toute autre option serait une folie.

Car notre agriculture, ce sont les produits qui se trouvent chaque jour dans les assiettes de millions d’enfants, et garantissent à chacun d’accéder à une alimentation sûre et saine. La sécurité alimentaire ne doit rien à un coup de chance : conditions météo, changement climatique, volatilité des cours mondiaux… les agriculteurs font face à des risques auxquels aucun autre secteur économique n’est exposé. Le rôle de la puissance publique en France et en Europe est de les soutenir et de les protéger pour assurer notre sécurité.

Notre agriculture, c’est aussi 7 milliards d’excédents commerciaux pour la France. L’Argentine, la Nouvelle-Zélande, l’Australie, le Brésil, les Etats-Unis et la Chine font tout pour concurrencer nos producteurs : giga-fermes industrielles, normes sanitaires inférieures, subventions massives aux entreprises agrochimiques. On trouve déjà en supermarché des produits frais venus de Nouvelle-Zélande… Des milliers d’hectares agricoles et des dizaines de vignobles passent sous pavillon chinois. Ce serait une naïveté coupable que de baisser la garde dans un tel contexte.

Notre agriculture, enfin, ce sont des missions que l’on ne peut monétiser : valorisation du monde rural, sauvegarde et entretien des paysages, aménagement de nos territoires dans une cohérence entre activité économique et géographie, que nous appelons, en France, le terroir – un mot qui n’a d’équivalent dans aucune autre langue.

En 2016, le revenu moyen des agriculteurs est inférieur au Smic pour 54 heures travaillées par semaine

Maintien des budgets, des droits de douane et vigilance sur les négociation d’accords de libre-échange

Pour permettre à nos agriculteurs de survivre et de faire rayonner encore longtemps les savoir-faire qu’ils représentent, nous exigeons un maintien du budget de la PAC ; un maintien des droits de douane qui protègent notre marché, et de la préférence européenne qui expriment notre exigence de sécurité alimentaire et de responsabilité écologique ; et une vigilance absolue sur toute future négociation d’accords de libre-échange.

Bien sûr, les aides publiques doivent être mieux orientées ; les agriculteurs doivent pouvoir vivre dignement de leur travail : en 2016, leur revenu moyen est inférieur au Smic pour 54 heures travaillées par semaine. Dans les négociations commerciales, ils font face à des distributeurs et des industriels peu nombreux, davantage en mesure d’imposer leurs conditions, alors que le monde agricole reste très atomisé et peine à se structurer de manière suffisante, ou en est même empêché.

A cela s’ajoutent des normes toujours plus complexes, décidées bien loin des réalités locales, aboutissant à des absurdités réglementaires, et la gestion administrative calamiteuse des aides européennes par l’État français : travailleurs acharnés, défenseurs de la diversité et de la richesse de nos terroirs, les agriculteurs n’ont pas de temps à dédier à des procédures toujours plus lourdes.

Grâce notamment au travail persévérant des eurodéputés LR sur ces sujets, des réorientations nécessaires sont déjà achevées ou en cours : réforme du droit de la concurrence et de l’organisation agricole, création d’un cadre européen de lutte contre les pratiques commerciales déloyales, avancées sur les outils de lutte contre la volatilité des prix, mise en place d’outils de soutien des filières agricoles, et enfin simplification de la PAC.

La sécurité alimentaire, l’aménagement de notre territoire et la transition écologique

A partir de mai prochain, nous nous engageons à maintenir cette exigence et à porter une réforme ambitieuse de la PAC, pour permettre demain le renouvellement des générations et l’installation des jeunes agriculteurs, défendre un équilibre entre le développement économique et la transition écologique du secteur agricole ; ou encore mettre en place des outils permanents de protection et de gestion des crises.

La politique agricole commune avait permis de combattre efficacement la pénurie alimentaire et de moderniser le secteur agricole : ce fut un des grands succès économiques et politiques de l’histoire de l’Europe. Il n’y a pas de fatalité à sa dégradation. Sur ce sujet, nous ne croyons ni à une renationalisation illusoire, qui nous laisserait isolés dans un marché morcelé ; ni à une ouverture aveugle, qui abandonnerait ce pan essentiel de notre économie, de notre modèle social et de notre mode de vie à une concurrence mondiale faussée et très éloignée de notre exigence environnementale.

La sécurité alimentaire, l’aménagement de notre territoire et la transition écologique, qui sont des conditions essentielles de notre avenir, passent d’abord par ce chemin.

 

« La distorsion de concurrence n’est plus tenable pour nos agriculteurs »

 

"La distorsion de concurrence n'est plus tenable pour nos agriculteurs" FX Bellamy sur Franceinfo (06.04.19)

Nous proposons une barrière écologique, qui impose nos standards écologiques à tout produit entrant sur notre territoire.

Publiée par François-Xavier Bellamy sur Lundi 8 avril 2019

 

« Je regrette qu’on ne parle de l’agriculture que pour parler des pesticides. »

 

« Alstom, la France, l’Europe » (tribune)

Tribune co-signée par Agnès Evren, Arnaud Danjean et François-Xavier Bellamy, initialement parue dans l’Opinion en février 2019.

Après plusieurs mois de négociations, la Commission européenne a rejeté la fusion entre les deux champions du ferroviaire, le français Alstom et l’allemand Siemens. Ce rejet n’est pas seulement un échec pour le gouvernement ; il est aussi le symptôme d’une politique de concurrence européenne devenue inadaptée aux défis industriels d’aujourd’hui.

« Aucun dogme ne doit nous conduire à affaiblir nos entreprises sur des marchés mondiaux. »

Alstom, c’est d’abord le symbole d’une faillite, celle de la politique industrielle de François Hollande et d’Emmanuel Macron. Alors qu’en 2004 Nicolas Sarkozy avait réussi à sauver ce fleuron français, en faisant entrer l’Etat à son capital, le groupe a été vendu à la découpe sous les quinquennats suivants. La branche énergie a été cédée à l’américain General Electric en 2014, alors même qu’une proposition industrielle avec l’allemand Siemens et profitable pour Alstom était sur la table ; et en 2017, le projet d’une fusion entre égaux de sa branche transport avec Siemens s’est discrètement transformé durant les négociations en prise de contrôle de Siemens sur Alstom. Le gouvernement aurait dû montrer plus de fermeté et s’engager au capital du nouvel ensemble comme il en avait la possibilité, pour éviter ce déséquilibre dangereux pour notre politique industrielle.

Pourtant, il est bien sûr indispensable de pouvoir construire une alliance solide sur le ferroviaire afin de s’adapter au nouveau contexte de l’économie mondiale. Notre droit de la concurrence a été conçu pour éviter la constitution d’un acteur dominant sur le marché intérieur européen. La concurrence est bien sûr utile quand une saine compétition conduit les entreprises à produire mieux et au prix le plus juste ; mais aucun dogme ne doit nous conduire à affaiblir nos entreprises sur des marchés mondiaux. C’est aussi la Commission qui avait conduit à privilégier une cession de la branche « énergie » à GE plutôt qu’une fusion avec Siemens en 2014, pourtant plus favorable à nos intérêts stratégiques nationaux et européens, puisqu’elle aurait permis alors de faire émerger un champion européen allemand côté énergie et un champion européen français côté ferroviaire. Désormais, c’est une entreprise américaine qui produit les turbines à vapeur de nos centrales nucléaires…

On ne peut pas d’un côté empêcher la constitution de champions européens au nom de la concurrence, et de l’autre laisser entrer les champions extra-européens au nom de l’ouverture commerciale. Une vision naïve de la mondialisation condamne à terme nos entreprises et nos emplois

« Cette nouvelle donne fait peser une menace existentielle sur l’économie européenne. »

Acteurs mondiaux. Le droit de la concurrence européen a été écrit pour un monde désormais révolu, dans lequel la compétition se jouait essentiellement au sein de la sphère occidentale où les règles étaient globalement partagées. Aujourd’hui, nos entreprises sont en concurrence avec des acteurs de niveau mondial, en particulier chinois et américains, soutenus par des Etats interventionnistes, qui se développent sur des marchés fermés et peuvent assez librement accéder à notre marché intérieur. Cette nouvelle donne fait peser une menace existentielle sur l’économie européenne. Dans ce contexte, il devient chaque jour plus évident que l’articulation entre la politique de la concurrence et la politique commerciale de l’Union européenne n’est plus adaptée : on ne peut pas d’un côté empêcher la constitution de champions européens au nom de la concurrence, et de l’autre laisser entrer les champions extra-européens au nom de l’ouverture commerciale. Une vision naïve de la mondialisation condamne à terme nos entreprises et nos emplois.

Il faut réagir vite, pour éviter de laisser l’industrie européenne subir encore de nouvelles défaites… Ce n’est pas tant la Commission qui est en cause, puisqu’elle a pour mission d’arbitrer en respectant le droit actuel, que le droit européen lui-même. Le prochain mandat européen sera donc décisif pour retrouver une vraie politique de la concurrence, qui puisse servir efficacement notre rayonnement économique. Deux réponses différentes doivent être apportées : dans les secteurs où le marché est mondial, il faut assouplir notre politique de concurrence, tandis que dans les secteurs où les marchés sont davantage régionaux, il faut rendre plus restrictive notre politique commerciale.

Ce n’est pas seulement une question industrielle ; il nous faut une vision stratégique pour mieux configurer l’avenir de la mondialisation, et garantir qu’elle ne sera pas l’occasion de notre sortie de l’histoire

Ce n’est pas seulement une question industrielle ; il nous faut une vision stratégique pour mieux configurer l’avenir de la mondialisation, et garantir qu’elle ne sera pas l’occasion de notre sortie de l’histoire. Un autre projet de société pour l’Europe est possible : redonner toute sa place à l’échange local et régional, afin que les individus puissent se réapproprier leur destin ; faire davantage coïncider la production et la consommation au sein de notre marché commun pour que mondialisation cesse de rimer avec délocalisation et désastre écologique ; focaliser le libre-échange sur les secteurs où les marchés sont à l’évidence mondiaux, afin de rester en pointe dans la compétition internationale.

Rompre avec la naïveté

Il y a urgence. Notre campagne européenne, nous l’avons commencée à Belfort : l’annonce récente du PDG américain de General Electric de supprimer 470 postes en France menace 146 emplois dans cette seule ville. Or l’industrie représente beaucoup plus qu’une activité économique : c’est aussi la transmission de savoir-faire, un patrimoine et une excellence française, une fierté partagée par ceux qui la font vivre, et toute une structuration de la vie sociale et locale. L’échec du gouvernement sur ce dossier menace encore un peu plus ce tissu fragilisé, qui a fait la force de la France. Nous avons besoin de l’Europe pour le reconstruire et le faire rayonner encore longtemps dans le monde ; mais si nous ne savons pas rompre avec cette dramatique naïveté, le projet européen restera durablement discrédité.

Renouer avec une Europe pragmatique et efficace

Entretien paru dans Nice Matin, février 2019. Propos reccueillis par Thierry Prudhon.

Vous avez dénoncé dans votre livre Demeure le bougisme, la dictature du mouvement à tout prix. C’est un grand écart de vous retrouver désormais dans la lessiveuse d’une campagne…

Justement, ce que j’ai voulu dire tout au long de mes écrits, c’est que nous avons besoin de retrouver un cap, un sens. Dans cette campagne, le plus important est de pouvoir parler ensemble de l’Europe que nous voulons. Notre but, c’est de transformer l’Europe en profondeur pour pouvoir la sauver, en déterminant ce qui en elle est nécessaire à notre avenir collectif.

[…]

Ce qui compte pour nous, c’est de renouer avec une Europe pragmatique et efficace, dans un moment de l’histoire où nous avons plus que jamais besoin que le projet européen soit au service des citoyens, en les protégeant contre les flux migratoires, une mondialisation débridée, ou encore une guerre commerciale dont nous serons les victimes si nous ne savons pas nous unir.

On a un peu l’impression que toutes les listes disent la même chose : l’Europe oui, mais une Europe qui redonne aux nations plus de souveraineté. Qu’est-ce qui vous distingue de vos concurrents ?

Ce qui est important, c’est de bien comprendre la cohérence des visions proposées lors de cette élection. Le Rassemblement national, comme Nicolas Dupont-Aignan, a toujours prôné la déconstruction de l’alliance européenne. Avec l’idée de retrouver la souveraineté monétaire, le Rassemblement national veut sortir de l’euro et on sait ce qu’il adviendrait si cela se faisait, il suffit de considérer les difficultés générées par le Brexit…

Sauf que le RN ne parle plus du tout d’abandonner l’euro…

Mais il continue à défendre l’idée d’une souveraineté monétaire, qui suppose nécessairement une sortie de l’euro. Ou alors c’est que son projet relève d’un « en même temps » qui ne pourra que décevoir. Nous, nous croyons à l’Europe. Mais, contrairement à ceux qui aspirent à une forme de fédéralisme renforcé, nous croyons à une Europe qui permette concrètement de mutualiser ce que nous devons faire en commun pour nous renforcer. Aujourd’hui, l’Europe nous fragilise trop souvent. Je pense notamment à la question fiscale, avec les Gafa qui utilisent la fiscalité européenne pour éviter de payer des impôts en France. L’Europe nous fragilise aussi lorsqu’elle ne sait pas défendre ses frontières contre les flux migratoires. Nous voulons au contraire une Europe qui renforce chacun des Etats, en mettant en commun des coopérations efficaces pour peser vraiment dans la mondialisation.

Concrètement, sur quels sujets ?

Par exemple sur la défense. Le président de la République a réaffirmé qu’il souhaitait se diriger vers une armée européenne. Nous considérons que c’est une aberration, car une telle idée ne peut pas fonctionner. C’est un rêve inefficace, qui ne peut être en outre véritablement démocratique. Nous croyons, au contraire, qu’il faut renforcer nos coopérations militaires. Notamment pour protéger les frontières européennes, avec une véritable flotte en Méditerranée pour lutter contre les trafics d’êtres humains qui prospèrent sur notre faiblesse.

Que proposez-vous concernant les travailleurs détachés ?

Nous avancerons au fur et à mesure de la campagne dans nos propositions. Ce qui est certain, c’est que nous ne pouvons plus laisser nos emplois être fragilisés par le dumping social organisé en Europe. Cela dit, il faut aussi que la France prenne sa part de responsabilité. Les gouvernants ont trop longtemps désigné l’Europe comme étant coupable de tous nos échecs, alors qu’en réalité d’autres pays européens sont plus efficaces dans la lutte contre le chômage, avec pourtant les mêmes règles. C’est aussi parce que nous n’avons pas su nous réformer, que les charges sur le travail sont très lourdes, que nos entreprises sont fragilisées. Il y a donc un travail à effectuer en Europe contre la concurrence déloyale, mais aussi en France pour réformer notre Etat et améliorer l’efficacité de la dépense publique.

L’Europe telle que vous la concevez est-elle celle à vingt-sept une fois la Grande-Bretagne sortie, ou plutôt une Europe étagée, à plusieurs niveaux ?

Nous voulons refonder l’Europe telle qu’elle est. Mais on peut imaginer des coopérations renforcées avec certains Etats sur des questions très concrètes, par exemple la question migratoire autour de la Méditerranée. Il ne peut y avoir de nouvel élargissement, contrairement au souhait d’Emmanuel Macron. Nous, nous nous engageons sur ce point, si nous sommes élus, il n’y aura aucun élargissement dans les cinq ans qui viennent, car ce serait fragiliser encore une Europe qui a besoin de se réformer, qui ne sait plus aujourd’hui décider efficacement et qui n’a pas su gérer les conséquences des derniers élargissements. Il faut prendre ce temps de refondation et cela suppose de clore la dynamique de l’élargissement, sans quoi nous risquons d’être définitivement paralysés. Notre but principal est, je le redis, celui d’une Europe plus efficace au service des citoyens.

Si le problème n’était pas réglé d’ici là, quelle serait votre position sur le processus de sortie de la Grande-Bretagne ?

Nous n’avons rien à gagner à ce que la Grande-Bretagne s’enfonce dans la crise. Le processus de négociation mené par Michel Barnier a fait l’unanimité dans les pays européens et les Anglais eux-mêmes en ont reconnu la qualité. Il faut maintenant qu’il aboutisse au plus vite. Nous avons besoin que les Anglais donnent une réponse claire afin que nous puissions avancer. C’est la vie de millions de citoyens britanniques mais aussi français qui est en jeu.

Ceux qui espèrent voir se construire une Europe plus lucide, plus réaliste, plus efficace.

Entretien paru dans Le Parisien, janvier 2019. Propos reccueillis par Alexandre Sulzer et Quentin Laurent.

Extraits :

Pourquoi voter pour vous plus que pour Emmanuel Macron ou Marine Le Pen ?

Il y a d’un côté une tentation de déni, la volonté de poursuivre dans la voie d’une Europe déconnectée de la réalité des peuples : c’est ce que je vois dans le projet d’Emmanuel Macron. Et il y a, par ailleurs, une tentation de la déconstruction, qui traverse aujourd’hui le Rassemblement national ou Debout la France, la volonté de faire croire aux Français qu’on pourrait s’en sortir seuls, une promesse que je crois dangereuse dans le monde qui se dessine.

Vous avez dit que la nation est le seul cadre dans lequel s’exprime la souveraineté des peuples. Êtes-vous souverainiste ?

Le terme de souverainisme est réducteur. Je crois à une chose fondamentale : la démocratie suppose un peuple, et elle s’effectue donc à l’échelle nationale. Je ne crois pas que l’Europe puisse être le lieu d’un exercice démocratique unifié, parce qu’il n’y a pas de peuple européen. La belle singularité de l’Europe, c’est la construction d’une alliance de démocraties.

Quelles propositions concrètes allez vous porter dans la campagne ?

Prenons la question migratoire. Il serait irréaliste de croire que nous allons pouvoir défendre nos frontières si, entre Européens, nous nous isolons les uns des autres. Nous avons besoin de protections. Nous pourrions augmenter les moyens consacrés à Frontex (NDLR : agence européenne de contrôle des frontières) pour répondre concrètement à ce défi migratoire.

Vous avez un autre exemple ?

Nous pourrions, par souci écologique, mettre en œuvre une taxe carbone à l’extérieur de nos frontières européennes sur les importations. Nous ferions payer ceux qui font des bénéfices chez nous et qui ne respectent pas les normes environnementales que nous imposons à nos propres entreprises. Une autre piste qui me tient à cœur est la question de la transmission de la culture. Pourquoi ne pas construire une Europe du patrimoine, en consacrant une partie du budget de l’UE à la protection et valorisation du patrimoine européen ? Il faut en tous les cas renouer avec une Europe des projets et de l’efficacité concrète, qui nous permette de rayonner de nouveau.

A Strasbourg, auriez-vous voté en faveur des traités de libre-échange avec les Etats-Unis ou le Canada (Ceta, Tafta) ?

Dans leur état actuel, non, parce qu’ils sont le signe d’une forme de naïveté de la part de nos gouvernants. Ces accords ne permettent pas d’obtenir une réciprocité qui serait l’équilibre élémentaire pour pouvoir défendre l’intérêt de nos entreprises.

La droite n’a pas toujours porté ce discours. Vous vous définissez comme le candidat de la droite, de LR, du conservatisme ?

Le mot de conservatisme n’exprime pas les défis devant lesquels nous nous trouvons. Je suis le candidat de tous ceux qui espèrent voir se construire une Europe plus lucide, plus réaliste, plus efficace. Face au fédéralisme défendu par Emmanuel Macron, beaucoup d’électeurs qui ont voté à gauche pendant très longtemps se reconnaîtront peut-être dans ce qu’on a à proposer : une Europe qui permet de nouveau de ne plus subir la mondialisation.

La droite européenne (PPE) est partagée entre plusieurs sensibilités : vous sentez-vous plus proche d’Angela Merkel ou de Viktor Orban ?

Si on y regarde bien, la distance n’est pas si grande. Il y a des choses qui peuvent me heurter dans la façon dont Viktor Orban mène sa politique en Hongrie aujourd’hui. Mais il est membre du PPE depuis toujours, son opposition n’est pas la gauche mais l’extrême droite. Dans la volonté de créer un affrontement inutile, il me semble qu’il y a plus à perdre qu’à gagner pour la construction européenne.

Vous êtes prof de philo… une phrase d’un philosophe pour résumer votre campagne ?

Cette très belle citation de Max Weber : « Il est parfaitement exact de dire, et toute l’expérience historique le confirme, que l’on n’aurait jamais pu atteindre le possible si dans le monde on ne s’était pas toujours et sans cesse attaqué à l’impossible ».

Entretien avec Valeurs Actuelles à la suite de la parution de Demeure

Entretien paru dans Valeurs Actuelles, janvier 2019. Propos reccueillis par Laurent Dandrieu, Anne-Laure Debaecker, Mickael Fonton, Geoffroy Lejeune et Charlotte d’Ornellas.

Votre livre Demeure s’insurge contre l’obsession du mouvement qui caractérise selon vous la modernité. Pourquoi cette obsession est-elle devenue la loi de nos sociétés ?

Traditionnellement, la modernité est définie comme le règne de la rationalité qui s’émancipe du poids des coutumes et des traditions. Il me semble qu’elle est aussi le moment de l’histoire qui a vu le triomphe de l’idée de mouvement, en tranchant de manière radicale le débat consubstantiel à la civilisation européenne, le dialogue entre Parménide et Héraclite : d’un côté Héraclite, qui affirme que tout est mobile et que, malgré ce qui semble demeurer, toute identité est une illusion ; de l’autre Parménide, qui croit à la stabilité de l’être que la pensée peut rejoindre. Désormais, le monde occidental assume radicalement le monde héraclitéen, le monde du flux, du changement ; et la modernité ne fait pas que constater le changement, elle en fait une loi, au sens prescriptif : « Il faut être absolument moderne », dit Rimbaud. Quand le vocabulaire contemporain dit d’une chose qu’elle est moderne, il dit non seulement qu’elle est récente, mais aussi qu’elle est bonne parce que récente.

On a l’impression que l’injonction se fait de plus en plus pressante… Pourquoi ?

La modernité a mis du temps à déployer ses ultimes conséquences, tant que le consensus religieux guidait encore les hommes vers une patrie éternelle ; quand il a été remplacé par les grandes idéologies, restait encore un point d’arrivée : nazisme et communisme voulaient rapatrier sur la terre la promesse du paradis. Mais depuis la chute du mur de Berlin, nous vivons la modernité absolue, c’est-à-dire le mouvement pour le mouvement, qui n’a plus de point d’arrivée imaginable. Or un mouvement qui ne nous dirige pas quelque part n’a plus aucun sens. D’où cette crise de sens que tant de nos contemporains expriment aujourd’hui – à commencer par les “gilets jaunes”.

« Ne demeure jamais » , édicte le Gide des Nourritures terrestres, que vous critiquez dans votre livre. Pourquoi, au contraire, est-il important de demeurer ? Ne risque-t-on pas la sclérose ?

Ce n’est qu’après avoir publié mon livre que j’ai su que les Nourritures terrestres figuraient sur la photo officielle de Macron : c’est incroyable ! C’est très étonnant, cette injonction : « Dès qu’un environ a pris ta ressemblance, […] il te faut le quitter. » Il ne faut pas que quoi que ce soit puisse nous devenir familier. « Familles, je vous hais », dit Gide en un mot célèbre : il faut haïr le familier, le semblable, détester le particulier qui prend pour nous valeur d’attachement singulier. Je crois au contraire qu’il est absolument nécessaire de demeurer. Aller vers l’universel suppose la médiation du particulier, d’une identité, d’une langue, d’une culture particulières ; de la même manière, habiter le monde suppose d’abord d’habiter un lieu particulier et de se reconnaître de ce lieu familier à partir duquel le monde prend un sens.

Demeurer, c’est le contraire de migrer ?

L’apparition du mot “migrant” est en soi symptomatique ! En réalité, il n’y a pas de migrants ; il n’y a pas d’hommes dont la condition soit de migrer, d’être en déplacement : il n’y a que des émigrants qui sont aussi des immigrants, c’est-à-dire des gens qui quittent leur lieu familier et qui arrivent dans un ailleurs qui leur est étranger. Par un authentique souci de la dignité humaine, on devrait se battre pour le premier droit de toute personne, qui n’est pas d’être accueillie chez nous mais d’habiter chez elle. Le bonheur de l’homme n’est pas dans le fait d’être accueilli loin de chez lui quand il a été arraché à sa demeure – mais dans le fait de pouvoir habiter sa demeure.

Que devient la vertu d’accueil, alors ?

La demeure est aussi la possibilité de l’accueil : il n’y a pas d’accueil possible sans les quatre murs d’une maison, qui sont la condition de toute hospitalité. Vouloir détruire les murs et nous demander d’accueillir, c’est une étonnante injonction paradoxale ! Demeurer ne signifie pas s’enfermer ; c’est même la condition de l’aventure, du voyage, de la découverte d’un ailleurs. S’il n’y a pas de différence entre un monde familier et l’étrangeté d’un d’ailleurs, il n’y a plus d’aventure possible. La négation de la demeure amoindrit la possibilité de l’aventure humaine.

Si le nom de Macron n’est pas cité, il y a dans le livre beaucoup de piques contre le macronisme. Constitue-t-il par essence un “bougisme” ?

Dans quelques décennies, on se demandera avec étonnement comment on a pu inventer ce slogan incroyable : “En marche! ” Le propre d’un “marcheur”, au sens politique du terme, c’est qu’il a épousé la marche comme étant sa cause. Mais tout marcheur sensé sait que la marche a un sens parce qu’elle se dirige vers un point fixe, vers lequel il progresse.

Ce n’est pas seulement un trait du macronisme. L’inventaire des slogans électoraux des cinquante dernières années témoigne de cette fascination collective de nos élites pour le mouvement : “Le changement, c’est maintenant” de Hollande, “l’homme nouveau” que voulait incarner Chirac, le “changer la vie” de Mitterrand… Si Macron a eu une intuition forte, elle a été de comprendre que c’était le cœur de ce qui réunissait bien des élites françaises. Il a proposé une sorte de cristallisation de ce dogme commun pour asphyxier tous les clivages. Car, si le but c’est de tout changer, si l’avenir est bon par lui-même, la politique n’a plus de sens puisque le débat est déjà tranché. Le progressisme n’est pas une politique, c’est une défaite de la politique, puisqu’il consiste à consentir d’avance à tout ce qui va advenir : la politique est devenue une pure administration managériale de la conduite du changement.

Dans votre livre, vous reprenez l’analyse de David Goodhart sur l’opposition entre les Somewhere et les Anywhere (les gens de quelque part et les gens de n’importe où), qu’il a récemment appliquée à la révolte des “gilets jaunes”. Cela vous paraît-il pertinent ?

Bien sûr. Cette révolte des “gilets jaunes” marque la crise profonde de notre vie politique. Elle est le signe que la politique ne parvient plus à construire une vision du monde qui puisse réunir des citoyens quel que soit leur milieu social : elle est devenue le lieu d’affrontement entre ceux auxquels le mouvement du monde bénéficie et qui n’ont d’autre but que de s’y plonger avec délices, et ceux qui n’arrivent pas à suivre le rythme de la course et ont compris que le nouveau monde les condamne à mourir.

Cette révolte matérielle est-elle aussi une révolte du sens ?

Derrière les revendications matérielles, je vois un problème essentiel, celui de la relation au travail et à la vie. Qu’on soit ouvrier, caissière ou journaliste, nous sommes très nombreux à vivre douloureusement le fait que l’accélération qui nous est imposée nous oblige à tout faire trop vite et trop mal, et d’autre part à vivre dans une forme de précarité essentielle : notre métier est toujours supposé se voir remplacé demain… Ce que nos dirigeants appellent “transformation”, c’est pour le travailleur, l’angoisse de cette « strangulation » dont parle Péguy.

Le travail de l’artisan, Marx l’avait bien compris, est aussi un lieu d’émancipation et de liberté. Il est devenu une forme de servitude radicale du fait de cette marche du monde à laquelle on est sommé de s’adapter sans arrêt. Je crois que les “gilets jaunes” crient aussi cela, comme cette infirmière qui, chez David Pujadas, se plaignait moins de son faible salaire que du rythme qui l’obligeait à faire son boulot n’importe comment, de sorte qu’il finit par ne plus rien y avoir d’humain, même dans un métier comme celui-là.

Nous sommes dans une période où tout semble menacé, tout ce qui fait en tout cas les conditions de notre survie et d’une vie qui soit humaine : ce sont les écosystèmes naturels dévastés par l’irresponsabilité de nos calculs marchands, mais aussi les écosystèmes culturels déséquilibrés par la déconstruction de l’héritage, le déni de l’identité, le refus de la transmission… Il est urgent d’ajuster en profondeur notre regard sur l’activité politique elle-même : à la fin de leur mandat, on ne devrait pas évaluer nos gouvernants sur ce qu’ils ont pu changer mais sur ce qu’ils ont pu sauver.

On parle souvent de la colère du peuple contre les élites, mais vous dites que la modernité serait plutôt la colère des élites contre le peuple qui refuse cette injonction de mouvement. Est-ce ainsi que s’expliquent les irritations récurrentes de Macron contre le « Gaulois réfractaire » ?

Bien sûr ! Au XIXe siècle, quand les ouvriers se révoltaient, les élites opposaient une résistance fondée sur des oppositions d’intérêt, mais on ne pouvait que reconnaître la légitimité de ces causes : interdire le travail des enfants, préserver le dimanche chômé, lutter contre la misère… Aujourd’hui, ceux qui résistent aux revendications des classes populaires ont leur bonne conscience pour eux. Le peuple prend désormais la figure du “salaud” qui veut “fumer des clopes et rouler au diesel”. Non seulement ils sont précaires et malheureux, mais en plus ils ont tort !

Alors que c’est habituellement le conservatisme que l’on décrit comme une passion triste, vous opérez un joli retournement en accusant l’optimisme progressiste de nihilisme et en y voyant « une forme de ressentiment »…

Considérer que l’avenir sera forcément mieux que le présent, c’est le symptôme, en fait, d’une dépression très profonde ; si vous demandez à quelqu’un comment il va et qu’il répond que “ça ne pourra qu’aller mieux demain”, vous vous dites qu’il va vraiment très mal ! Dire “demain sera forcément mieux qu’aujourd’hui”, c’est avouer une forme de détestation structurelle du présent, dont il ne faut surtout pas croire qu’elle sera comblée un jour : ce qui est à venir sera un jour présent et donc dépassé par un autre avenir potentiel ! Il y a dans la passion du mouvement une frustration structurelle, consubstantielle à l’optimisme dogmatique que le progressisme propose.

Le culte du mouvement a entraîné le règne du marché. Comment sortir de ce primat de l’économisme ?

Comme pour le mouvement, il ne s’agit pas de condamner le marché mais de le sauver de son propre triomphe. Car ce qui donne un sens au marché est ce qui lui est extérieur, ce qui ne se marchande pas, le caractère unique et singulier de ce à quoi nous tenons. Gagner de l’argent n’est pas un mal en soi, c’est un bien si cela nous permet de servir quelque chose que l’argent ne permet pas d’acheter, comme construire sa demeure et faire vivre son foyer. Dans un monde où tout se marchande, y compris la dignité humaine, le corps humain, les enfants, où Tinder vous trouve un partenaire et Gleeden quelqu’un pour tromper votre partenaire, le marché n’a plus aucun sens ; il est même l’occasion de la destruction de tout ce qui peut avoir du sens. Il est urgent de sauver l’activité économique de cette crise de sens qui la traverse. C’est la condition pour sauver aussi l’attachement même à la liberté : ce qui nous fait haïr le libéralisme aujourd’hui, ce sont les folies d’un marché débridé.

Emmanuel Macron essaie aujourd’hui de polariser le débat sur le clivage entre progressisme et nationalisme ou populisme…

Il est incroyable qu’on ait réussi à faire de l’idée de nation une idée coupable ; et la formule si souvent répétée qui voudrait que le nationalisme implique la détestation de l’autre n’a littéralement aucune espèce de sens. Je ne crois pas qu’il y ait en France un seul responsable politique qui ait pour discours la haine des pays voisins, la volonté de les envahir ou de les dominer. C’est absurde, comme l’idée que le débat se focalise sur l’opposition entre ceux qui veulent “aller de l’avant” et ceux qui veulent “revenir en arrière”. En m’opposant à la GPA, je ne m’oppose pas à un progrès, mais à une régression absolue : on va se remettre à vendre des êtres humains, comme à l’époque de l’esclavage. C’est un gigantesque retour en arrière, et ceux qui s’opposent à ces pratiques aspirent au contraire à ce que nous repartions de l’avant, vers le bien, la justice, la vérité, ces buts qui ne changent pas et qui devraient constituer nos seules aspirations.

Admettez-vous qu’on vous classe à droite ?

Je ne suis pas sûr que nous soyons nombreux à nous reconnaître dans la définition totalement “économiciste” que la droite a parfois donnée d’elle-même. Elle a fini par apparaître comme un syndicat de défense des privilégiés ; évidemment, je ne me reconnais pas dans cette idée-là de la droite. J’avais intitulé mon premier livre les Déshérités pour répondre aux Héritiers de Bourdieu, mais aussi parce que ça correspondait à ce qui fait pour moi tout le sens de l’engagement : tenter d’apporter aux plus fragiles, aux plus vulnérables, aux plus défavorisés ce dont ils ont besoin pour trouver leur place dans la vie sociale et pour pouvoir partager la culture commune dont ils sont les héritiers légitimes. Sur les questions d’éducation, la droite a longtemps défendu l’élitisme et l’excellence, et elle avait raison de le faire ; mais elle aurait dû donner tout son sens à ce désir d’excellence en le replaçant dans un combat au service des plus déshérités. Le défi est aujourd’hui de rejoindre ceux qui ne se sont jamais reconnus dans la caricature que la droite présentait d’elle-même, et qui avaient de bonnes raisons de ne pas s’y reconnaître.

Le clivage gauche-droite est en train de redevenir ce qu’il était avant le marxisme : être contre le marxisme supposait de défendre l’économie libre, et le débat s’est polarisé sur ces questions. Mais le mur de Berlin s’est effondré et nous pouvons revenir à un débat vraiment politique, qui nous reconduit au clivage gauche-droite originaire : est-ce que quelque chose nous précède, ou est-ce que le monde est infiniment plastique et doit être soumis à l’arbitraire de nos décisions politiques ? De ce point de vue-là, je me sens totalement de droite ; mais d’une droite qui inclut l’écologie, le service des plus modestes, qui sait que la prudence est la condition de la qualité de la décision politique, qui sait qu’une société, pour durer, a besoin d’une culture commune – bref d’une droite qui n’est pas seulement fascinée par les courbes de croissance.

Pour reconstruire la droite, faut-il chercher une troisième voie entre populisme et progressisme, ou bien travailler au rassemblement de toutes les droites ?

Ce mot de populisme est un piège, un concept flou qui ne sert qu’à disqualifier. Ce qui est sûr, c’est que je déteste la démagogie, d’où qu’elle vienne : il y a parfois une forme de populisme assumé des élites. Le débat politique actuel est stérilisé par cet affrontement, volontairement entretenu par les deux camps concernés : pour Emmanuel Macron, c’est “moi ou le chaos” et, pour Marine Le Pen, c’est “moi ou Emmanuel Macron”. L’offre politique existante fonctionne plutôt selon une logique de rejets réciproques que pour proposer une vision nouvelle qui puisse nous faire adhérer aux choix courageux dont la France a besoin. Voilà qui nous oblige à être imaginatifs ; mais je ne crois pas à l’union des droites comme alliance d’appareils.

On parle de vous comme tête de liste LR aux européennes. Si l’offre vous est effectivement faite, l’accepterez-vous, et à quelles conditions ?

Je n’ai rien demandé, et je n’attends rien ; si la proposition m’est faite, je n’irai qu’à une condition, qui est de pouvoir apporter un vrai renouvellement. Il n’est plus possible de se contenter de répéter ce que la droite a fait jusque-là. Si je relevais ce défi, ce serait pour contribuer, à mon humble mesure, à porter une proposition qui puisse attirer largement. Aujourd’hui – on le voit à travers le mouvement des “gilets jaunes” – il y a un vide politique inquiétant qu’il faut transformer en espace politique, afin d’apporter le projet dont la France a besoin pour ne serait-ce que simplement survivre.

Battu d’une courte tête par un “marcheur” aux législatives en 2017, on aurait pu vous imaginer vacciné de l’engagement partisan : pourquoi se lancer dans cette entreprise à haut risque ?

Parce que j’ai le sentiment inquiet que bien des choses auxquelles nous tenons sont sur le point de se défaire ; et empêcher que le monde se défasse passe par le travail intellectuel, par bien des initiatives concrètes, mais aussi, qu’on le veuille ou non, par l’action politique.

Des amis qui veulent me protéger de la politique me disent qu’il serait beaucoup mieux de continuer à écrire des livres ; mais, si vous avez devant vous une vraie occasion d’agir et que vous la refusez, alors il me semble que vous perdez le droit d’écrire ou de juger. Comment serait-on légitime à critiquer nos erreurs collectives quand on a refusé de se risquer pour tenter de les éviter ?

Marion Maréchal a salué l’éventualité de votre candidature en suggérant qu’elle facilitait la perspective d’alliances…

Pour ma part, je ne crois pas du tout à cette logique d’alliances électorales, seulement au travail de fond qui peut seul susciter la confiance et l’adhésion. Emmanuel Macron n’a pas commencé en négociant l’alliance du MoDem et du PS ! Il a créé une dynamique et les électeurs se sont agrégés autour de lui.

Je n’ai aucune réprobation morale pour quelque électeur que ce soit ; chacun fait son choix en conscience. Mais moi qui aspire à voir la France se reconstruire et sortir des logiques qui ont causé sa fragilité actuelle, je constate que le Front national, pendant des décennies, n’a eu pour effet que de stériliser les voix qui lui étaient confiées. L’enjeu de ce constat n’est pas de jeter l’anathème mais de mesurer l’obligation qui nous est faite de formuler une proposition qui puisse susciter l’adhésion d’une majorité.

Notre pays est traversé par une crise très profonde et nous n’y répondrons pas par des tactiques politiciennes. Si jamais ma candidature se confirme, j’irai aux élections européennes avec une vision que je voudrais forte, claire et libre.

Cette vision européenne, quelle sera-t-elle ?

Emmanuel Macron a choisi de défendre l’idée de la souveraineté européenne et donc de la disparition de la nation ; je crois au contraire que c’est en se reconnaissant d’une demeure particulière que l’on peut ensuite s’ouvrir aux autres. Il faut défendre une Europe dans laquelle les peuples retrouvent la maîtrise de leur destin, une Europe qui ne soit pas le signe de la dépossession définitive de notre capacité d’agir et de décider collectivement – une Europe de la coopération entre nos pays, au service de la défense de notre civilisation. Pour cela, il faut revoir en profondeur le fonctionnement des institutions européennes, et s’opposer à tout transfert de notre souveraineté à des échelles de décision qui ne sont pas responsables devant les citoyens. Tant que l’Union européenne sera instrumentalisée par ceux qui veulent la disparition des nations, seul cadre où s’exprime la souveraineté des peuples, elle sera jugée illégitime et le ressentiment à son égard ne fera que croître.

La participation de Sens commun à la campagne de François Fillon s’est soldée par une diabolisation très forte du courant conservateur. Ne craignez-vous pas de subir la même épreuve ?

Changer pour changer est absurde, mais conserver pour conserver l’est tout autant. Nous sommes dans une période de l’histoire qui impose paradoxalement un changement très profond pour pouvoir sauver ce qui doit l’être. Cette équation échappe en partie à la tradition intellectuelle du conservatisme, qui s’est élaborée dans un monde très différent du nôtre.

Cela suppose d’avoir l’intelligence de refondre notre vocabulaire. Non pas pour concéder quoi que ce soit sur le fond, mais pour faire comprendre à ceux qui nous écoutent que la cohérence de leurs propres convictions devrait les conduire à nous rejoindre, notamment sur l’écologie. La vision que nous proposons n’est probablement pas minoritaire, si nous savons mieux la défendre : d’ailleurs, au moment de la dernière élection présidentielle, ce n’est pas un projet qui a été disqualifié parce que trop conservateur, mais le candidat qui le portait, pour des raisons très éloignées des questions de fond. Bien sûr, quand on pense à contre-courant, on n’échappe jamais totalement à la diabolisation ; mais je crois qu’il ne faut pas s’y résoudre. La tentation est grande de préférer s’enorgueillir de la virulence des critiques plutôt que de faire l’effort nécessaire pour convaincre ; ne soyons pas les polémistes que nos adversaires attendent.

Vous n’êtes pas encore diabolisé, mais déjà présenté comme un philosophe catholique. Le craignez-vous ou l’assumez-vous ?

Je suis catholique, en effet, et je l’assume parfaitement. Mais l’un des grands dangers du débat serait de céder à une forme de communautarisme stérile. La vie intellectuelle et la vie politique n’ont pas pour but de défendre des valeurs relatives à une sensibilité parmi d’autres ; celui qui croit en ce qu’il dit ne s’exprime pas pour défendre sa chapelle mais pour partager ce qu’il pense pouvoir être utile à tous.

Je suis assez inquiet de voir le piège communautariste se refermer sur notre société ; le discours de Macron aux Bernardins nous pousse d’ailleurs dans cette direction. On peut être opposé à la PMA et la GPA, vouloir renouer avec la transmission, défendre la dignité des plus vulnérables et même reconnaître les racines chrétiennes de l’Europe sans forcément être chrétien. Ce qui nous anime, ce n’est pas de défendre une communauté parmi d’autres, c’est le sens du bien commun, et lui seul.

Sur une décision importante.

Chers amis,

Après un moment de silence sur cette page, ce simple mot pour évoquer avec vous une actualité politique et une décision qui m’attend, et répondre à vos nombreux messages sur ce sujet.

Il y a quelques semaines, j’ai appris que mon nom était évoqué au sein des Républicains pour mener la liste de ce mouvement aux prochaines élections européennes.

J’ai été bien sûr étonné de cette nouvelle inattendue. Comme vous le savez, après avoir tenté de servir notre pays en prolongeant mon engagement local par une candidature législative, j’ai poursuivi les différentes missions qui m’étaient confiées, auprès de mes élèves, à travers ce métier d’enseignant que j’aime tant, dans mon mandat avec l’équipe municipale à Versailles, ou encore au service des jeunes les plus déshérités au sein d’une association que je dirige bénévolement pour les reconduire vers l’emploi. Cherchant à contribuer, autant que je le puis, à notre vie collective si profondément désorientée, j’ai poursuivi l’aventure lancée avec la belle équipe des Soirées de la Philo, dont le développement partout en France témoigne du besoin de réfléchir et de retrouver un sens, que nous sommes si nombreux à éprouver. Enfin, beaucoup d’entre vous ont partagé avec moi la création de Servir, avec la volonté de repartir ensemble des questions de fond, avec simplicité et sérieux, pour imaginer des solutions concrètes à la crise que nous traversons.

Bref, ce n’est pas la tâche qui manque ! Au milieu de ces activités, je ne pouvais m’imaginer que la perspective de ce nouvel engagement pourrait se présenter.

A l’heure actuelle, la réflexion se poursuit ; les instances des Républicains n’ont pas non plus pris leur décision, et je respecte parfaitement ce temps nécessaire. L’enjeu de ce rendez-vous électoral est immense, dans le moment si singulier que vit notre pays. La fragilité du tissu social dont témoignent les événements récents, l’étendue impressionnante de la défiance envers la vie politique et les institutions chargées de nous représenter – au moment même où nous devons trouver ensemble la force nécessaire pour faire les choix courageux qui sont la condition de notre avenir ; et bien sûr, le carrefour où nous sommes arrivés dans l’histoire de l’Europe : tout cela fait que ce rendez-vous électoral aura une importance décisive pour notre avenir.

Dans cette période de réflexion, j’avais pris le parti de ne pas m’exprimer sur le sujet, mais l’intensification de l’attention médiatique me pousse à partager avec vous cette question. Je mesure l’importance de la responsabilité que représente ce choix ; je ne m’engagerai dans un tel défi que si je peux espérer y être utile à notre pays, en contribuant au renouvellement profond dont nous avons besoin. C’est l’unique critère que j’ai à l’esprit et au cœur dans cette décision.

Je mesure l’importance de la responsabilité que représente ce choix ; je ne m’engagerai dans un tel défi que si je peux espérer y être utile à notre pays, en contribuant au renouvellement profond dont nous avons besoin. C’est l’unique critère que j’ai à l’esprit et au cœur dans cette décision.

Je vous en dirai plus bientôt. D’ici là, même si certains le voudraient, je ne répondrai pas au petit jeu stérile des critiques et des caricatures qui, malgré l’ampleur de l’enjeu, n’a pas attendu… Cela n’a aucune importance. Pour l’instant il faut ménager les jours qui viennent pour prendre la meilleure décision, avec sérénité, afin de pouvoir l’assumer ensuite avec une vraie détermination ; si ce défi doit être relevé, alors viendra le temps de l’action, et le moment de tout donner pour réussir. Quoiqu’il arrive j’espère que nous serons nombreux aux rendez-vous qui nous attendent, quels qu’ils soient, car jamais l’énergie d’un seul ne pourra suffire à reconstruire ! Je vous suis déjà infiniment reconnaissant des signes de soutien et de confiance que vous m’envoyez ou que beaucoup d’entre vous publient sur les réseaux sociaux, et qui me touchent profondément.

Il me reste à saisir cette occasion pour souhaiter à chacun d’entre vous, de tout cœur, une très belle et heureuse année, ainsi qu’à vos familles et à tous ceux qui vous entourent. Souhaitons qu’elle soit, autant que possible, une année de paix et de vérité pour notre pays, qui en a tant besoin ; et espérons qu’elle nous donnera l’occasion d’y contribuer, dans chacun de nos engagements. Pour ce qui me concerne, la vie continue avec le travail du quotidien, et je poursuis mon itinéraire pour répondre aux invitations suscitées par Demeure… Je vous tiendrai au courant ici des prochaines rencontres.

Bonne année, et à très bientôt !

Fxb

L’esprit du peuple

La dernière émission de L’Esprit Public, sur France Culture, a été l’occasion d’un débat vif et passionnant sur la définition du peuple, avec Hubert Védrine et Dominique Reynié notamment (à réécouter ici). Ce débat me semble décisif, car il engage notre regard sur la démocratie, cette forme politique singulière qui reconnaît le peuple comme instance de délibération et de légitimité politique. La démocratie ne va pas de soi, et la question de la direction que doit prendre l’Europe engage aussi son avenir.

À la suite des échanges que ce débat a suscités, il m’a semblé utile de prolonger la réflexion en publiant le texte complet du dialogue que j’ai eu la joie de partager avec Jacques Julliard sur cette question, à l’initiative du Figaro, dont les passages principaux étaient paru dans le Figaro Magazine du 22 octobre 2017. L’entretien, à l’occasion de la parution du dernier ouvrage de Jacques Julliard intitulé L’Esprit du peuple, tourne précisément autour de ces questions essentielles.


Conversation avec Jacques Julliard

LE FIGARO MAGAZINE. – Jacques Julliard, le volume des éditions Robert Laffont qui regroupe les grands textes de votre œuvre s’intitule L’esprit du peuple. Ce peuple, est-ce le demos, c’est-à-dire la communauté civique, ou l’ethnos, la communauté de culture ?

Jacques JULLIARD. – Le mot peuple, comme tous les mots usuels de la science politique, est un mot élastique. La distinction que vous me suggérez est tout à fait justifiée à condition de préciser qu’ethnos dans le cas de la France ne désigne pas une ethnie, mais ce qu’on pourrait appeler une communauté culturelle. À ethnos et demos, il faut en outre ajouter le mot plebs. En latin, populus et plebs qu’on traduit souvent par le mot peuple désignent deux réalités différentes. Dans le premier cas, c’est l’ensemble du corps social, du corps électoral même. Dans le second, il s’agit de la partie la plus déshéritée de la population. Nous assistons actuellement au divorce entre le peuple, en tant que plebs, et les élites ; entre le peuple, populus, et sa représentation ; et entre ethnos et les communautés. C’est donc une rupture qui porte sur les trois acceptions du terme. Le fait majeur est que les élites ont changé de logiciel de représentation du monde et sont devenus « nomades » suivant le mot qu’affectionne Jacques Attali, alors que le peuple est resté sédentaire pour des raisons affectives, mais aussi sociales et économiques. Quand on a une obligation de travail quotidienne en un lieu donné, on ne se promène pas pour un oui pour un non à travers le monde. La mondialisation a ainsi accentué un divorce qui existait déjà historiquement depuis le XIXe siècle entre la gauche, les élites en général et le peuple proprement dit.

François-Xavier BELLAMY. – Dans le mot de « peuple », il y a une sorte de miracle politique fragile. Dans les règles politiques s’expriment d’autres lois que celle de la logique ordinaire. En se rejoignant, les individus forment quelque chose de plus que l’addition de leurs individualités. Mais la formation d’un peuple, la constitution d’un demos, l’émergence d’une unité autonome, cela suppose des conditions de narration, de conscience collective, qui touchent à cette maturation de l’ethnos. Il n’y a de demos que parce qu’il y a un ethnos. Sans une culture commune, sans une langue qui rassemble, sans représentations partagées, pas d’unité singulière – pas de demos. Ce que nous vivons aujourd’hui, c’est une crise de cette constitution du demos, une érosion de ce miracle politique qu’est l’unité du peuple. Je partage votre diagnostic. J’ajouterais simplement que la crise du demos est liée à une crise de la culture, et notamment de l’éducation : si les élites divorcent d’avec le peuple et si le peuple ne se reconnaît plus dans ses élites, c’est aussi parce que la faillite de l’école a paralysé la mobilité sociale. Il n’y a plus de circulations à l’intérieur du « démos ». Les positions s’étant figées, on se retrouve avec d’un côté, précisément, ceux qui ne circulent plus du tout ; et de l’autre côté, ceux qui se sentent plus proches des élites des autres pays que de leur propre peuple. Cette érosion est préoccupante, car elle contribue à la crise de la représentation politique. Les derniers mois ont constitué, me semble-t-il, l’un des symptômes les plus aigüs de cette crise, plutôt que sa résolution…

La société défendue par Emmanuel Macron est d’abord celle de l’individu affranchi de tous les déterminismes. Les catégories populaires risquent-elles d’être déboussolées ?

Jacques JULLIARD. – Le sentiment et même le ressentiment le plus profond des classes populaires, c’est celui d’être exclues. Les écarts de salaires et de revenus ont toujours existé. Ils ne sont pas nouveaux. Ce n’est pas cela qui crée la crise de la culture et de la représentation. Ce qui la crée, c’est le fait que les gens se sentent exclus « chez eux ». D’ailleurs, ils crient, et pas seulement au Front national, «on est chez nous». Ils expriment ainsi la souffrance d’être méprisés à la fois par les élites, qui sont devenues cosmopolites et ont une culture qui n’a plus rien à voir avec la culture nationale, et par rapport aux nouveaux arrivants. Pour ces derniers l’exclusion est reconnue. Elle n’est dès lors plus acceptable pour les Français de plus longue date dont les élites ne veulent pas reconnaître l’exil intérieur. Il y a un an on pensait que le Front national serait le réceptacle unique de ce ressentiment. Provisoirement au moins, il a perdu la partie. Mélenchon et les Insoumis reconquièrent une partie du terrain perdu. Mais le ressort est le même. Derrière l’idée d’« insoumission » ou de « dégagisme », il y a la volonté de capter ce ressentiment et de lui faire écho. Mélenchon qui a le sens de la psychologie collective, a bien analysé et compris les raisons de l’amertume des classes populaires. Cette amertume, qui provoque la crise politique que nous vivons, Macron ne fait rien pour la résoudre. Parce qu’il est, ou du moins c’est ainsi qu’on se le représente, le produit le plus pur de cette culture cosmopolite et bobo dans laquelle le peuple ne se retrouve pas. Au-delà des problèmes économiques inhérents à la fonction, le grand défi de Macron pour ces prochaines années sera donc culturel. Les classes populaires balancent entre extrême droite et extrême gauche tandis que le centrisme de Macron et des marcheurs continue d’ignorer la fracture qui s’élargit.

D’une manière générale, le refus du mouvement, l’attachement aux permanences, est l’objet de cette colère des élites. Ce pays attaché à des racines, qui porte avec lui une histoire et se revendique d’une culture, apparaît comme un obstacle insupportable au dynamisme progressiste de ceux qui vivent des flux de la mondialisation.

François-Xavier BELLAMY. – Il y a un ressentiment des classes populaires contre les élites, mais aussi une véritable colère des élites contre le peuple… L’élection d’Emmanuel Macron est une revanche de la France qui réussit contre « ceux qui ne sont rien », et qui le font sentir en ne votant pas comme il faut. Cette colère de l’élite, on l’entend dans les mots du Président pour les « fainéants », les « cyniques », les « extrémistes », les « envieux », tous ceux qui ne s’adaptent pas au mouvement de la mondialisation. Les ouvriers de GM&S, « au lieu de foutre le bordel » devraient accepter de circuler pour trouver du travail à 200 km de chez eux, dit le président: il leur reproche d’être immobiles. D’une manière générale, le refus du mouvement, l’attachement aux permanences, est l’objet de cette colère des élites. Ce pays attaché à des racines, qui porte avec lui une histoire et se revendique d’une culture, apparaît comme un obstacle insupportable au dynamisme progressiste de ceux qui vivent des flux de la mondialisation. Parmi les propositions de Macron pour l’Europe, il y a l’objectif de faire circuler la moitié des jeunes européens : une façon parmi d’autres de convertir les classes populaires à cette passion de la circulation. Le nom du mouvement d’Emmanuel Macron dit tout : il faut être absolument « en marche ».

N’est-ce pas une nécessité économique plus qu’une vue philosophique de la part de Macron ?

Jacques JULLIARD. – « Nous sommes en marche » était déjà un des slogans de Mai 68 ! Autrement dit, il y a bien au-delà des différences politiques, une sorte de boboïsme commun à l’extrême gauche et à l’extrême centre qui exclut une partie de la gauche traditionnelle et tous ceux qui se reconnaissent dans le Front national. Il faut sans doute s’adapter aux évolutions liées à la mondialisation. Mais les peuples veulent en quelque sorte s’en assurer d’eux-mêmes et s’adapter sans se renier. La Chine est ainsi passée du Maoïsme à l’ultra-capitalisme tout en restant la Chine éternelle. Dans une certaine mesure, l’ Allemagne réussit une performance du même ordre: s’adapter tout en restant elle-même. On ne peut pas séparer l’économie de la société. Or ce qu’il y a de détestable dans le capitalisme, c’est la volonté d’autonomiser l’économie au point de passer par-dessus l’existence de la société elle-même. L’histoire économique est la plus rapide. C’est celle qui change en quelques mois à l’occasion d’une bulle économique, d’une bulle financière. Il y a ensuite un temps moyen qui est celui de la politique. Et enfin un temps long qui est celui des convictions, des religions, des coutumes. Ce qu’on peut le plus reprocher au capitalisme, et plus spécialement au capitalisme français, c’est de ne pas comprendre que le rôle du politique est de mettre du liant entre ces divers instances au lieu de les séparer comme on le fait. Cet ultra-économisme qui est commun au marxisme originaire et au libéralisme originaire est devenu insupportable pour les gens. Marx nous a fait perdre un siècle par rapport à ceux qui avaient compris cela, comme Saint- Simon ou Proudhon.

François-Xavier BELLAMY. – C’est le propre de l’économie que d’être, à l’intérieur d’un marché, un univers d’échange, de circulations. Dans le monde économique, la circulation est ainsi à elle seule un impératif. Dans la fascination pour le mouvement dont En Marche est le signe, nous voyons combien en fait c’est l’économie qui finit par prendre toute la place au sein de la société. La politique n’est plus pensée dans son rythme propre, mais se dissout dans l’économie. Elle devient un exercice gestionnaire dont le but est d’apporter des solutions qui marchent. Cette politique ramenée à de la technique refuse de considérer l’irréductible complexité de la vie de la cité, qui rend nécessaire le débat démocratique. Elle signe le règne de la technique, de l’universelle circulation, d’une politique qui veut simplement faire fonctionner le marché – une politique pensée sur le modèle du fonctionnement, dirigée d’ailleurs par des hauts fonctionnaires. Le seul problème, c’est que le marché est bien sûr nécessaire, mais qu’il n’a de sens qu’au regard de quelque chose qui lui échappe, qui demeure extérieur au marché, qui a en soi une valeur absolue, non négociable. Marx avait prophétisé ce moment où tout « passerait dans le commerce » : mais le triomphe du commerce est aussi son échec. L’extension indéfinie du domaine du marché ne peut que provoquer une crise de sens, qui devient une crise du marché lui-même, et ultimement une crise de la politique dans son ensemble. Faire abstraction de la persistance irréductible des questions qui touchent la cité, au-delà du marché, c’est fragiliser tôt ou tard la politique, et l’exercice démocratique.

Jacques JULLIARD. – On pourrait aussi citer Max Weber et son éthique du capitalisme. Il a démontré la rationalité des moyens par rapport au but que le capitalisme se propose (Zweckrational) et l’irrationalité de ces mêmes moyens par rapport aux valeurs que les gens portent en eux (Wertrational). Cette dichotomie est au cœur du capitalisme. La crise du capitalisme n’est pas économique, elle est idéologique. Le capitalisme est triomphant comme peu de régimes l’ont été dans l’histoire du monde. Il n’a plus de vrais adversaires. Mais du point de vue des valeurs qu’il défend, c’est le vide le plus absolu. Et cela le peuple le ressent profondément parce que toutes les sociétés précédentes étaient fondées sur des valeurs collectives. Nous sommes la première société fondée exclusivement sur des valeurs individuelles. Toutes les sociétés précédentes étaient fondées sur des valeurs collectives antérieures. La société féodale était fondée sur des relations d’homme à homme et des relations collectives. La société chrétienne était fondée sur l’idée de communion, même si elle était souvent loin d’être réalisée. La société socialiste était fondée sur l’idée de solidarité entre les prolétaires. La société républicaine de la fin du XIXe siècle sur l’idée de solidarité nationale. Aujourd’hui, il y a comme un épuisement des valeurs accumulées durant des millénaires. C’est un peu comme pour le pétrole. Le capitalisme est en train d’assécher en deux siècles ce que la géologie avait réalisé à travers des millions d’années.

Comment faire un peuple quand dans un certain nombre de quartiers les codes culturels et sociaux sont étrangers aux nôtres ?

Jacques JULLIARD. –  La réponse facile, classique et automatique, c’est l’école ! Mais cela ne suffit pas. Si l’école a fait société ; si elle a créé un lien entre les pauvres et les riches, entre les Bretons et les Occitans c’est parce qu’on lui avait assigné un contenu moral et intellectuel. Il ne suffit pas de mettre des élèves d’un côté et un professeur de l’autre pour que l’école devienne un lieu de réunification sociale. Il faut que cette école soit portée par des valeurs. N’oubliez pas que les fondateurs de la IIIe République étaient des philosophes eux-mêmes. En défendant l’école de la IIIe République, je vais être accusé de faire du « c’était mieux avant ». Mais oui, parfois c’était mieux avant ! Quand il y avait des hommes, disons de la qualité de Gambetta, de Jules Ferry, de Clemenceau, de Jaurès ou encore de Barrès. Ils produisaient une vraie pensée, une espèce de philosophie modeste et praticable pour les Français. C’est même cela qui a fondé la laïcité. Et celle-ci a triomphé jusqu’à une date récente. Aujourd’hui, il y a une faiblesse intellectuelle des hommes politiques. Depuis combien de temps un homme politique français ne nous a pas donné un livre qui mérite d’être lu ? Le peuple a une grande conscience de cet avachissement intellectuel des politiques. Le peuple n’est pas populiste. Il n’aime pas le débraillé. Pourquoi le général de Gaulle était-il populaire dans des milieux sociaux très éloignés du sien ? Parce qu’il avait une certaine idée de la France. Parce qu’il avait une vraie hauteur de vue. Ce qui nous arrive à l’heure actuelle, c’est une défaite intellectuelle. Le peuple a le sentiment d’avoir des élites qui sont médiocres. Des élites formatées par la mondialisation et incapables de lui donner une traduction française.

François-Xavier BELLAMY. – Péguy a sur l’école cette formule définitive : « Quand une société ne peut pas enseigner, c’est qu’une société ne peut pas s’enseigner. Les crises de l’enseignement ne sont pas des crises de l’enseignement : elles sont des crises de vie. » Vous avez raison, il ne suffit pas de mettre ensemble des enseignants et des élèves, il faut encore savoir ce qui se joue dans leur relation. Nous avons vécu une rupture très profonde dans notre école, une crise de la transmission, un soupçon porté sur la transmission. C’est aussi ce soupçon qui rend si difficile le fait de faire peuple, de cultiver une conscience collective. Aucun peuple pourtant ne pourra renaître sans une conscience du commun. De ce point de vue-là, l’école peut réussir le miracle de l’intégration, qu’elle a déjà opéré. On m’a parfois reproché, moi aussi, d’être nostalgique, comme si la nostalgie était un péché capital. Mais effectivement, notre école dans le passé, sous la IIIe république par exemple, a réussi le prodige assez incroyable de réunir les Français, malgré de grandes divisions et après des périodes de très grandes violences. A partir aussi de réalités très éclatées, de différents patois, de différentes cultures locales… Il n’y a aucune raison pour que nous ne puissions pas y parvenir de nouveau. Ce que j’observe en tant qu’enseignant, c’est que ce ne sont pas les élèves issus de l’immigration qui nous ont demandé de leur apprendre leurs propres histoires locales. Ce ne sont pas eux qui nous ont demandé de défaire l’histoire de France au profit de l’histoire du monde. Ce ne sont pas eux qui nous ont demandé qu’on leur enseigne l’histoire du Monomotapa. Des adultes bien intégrés, français depuis toujours, ont pensé, avec une forme de générosité, que pour intégrer ces jeunes il fallait leur parler du Monomotapa. Le drame est que l’enfer est pavé de bonnes intentions, et que ces jeunes ont été privés par là des conditions pour connaître la culture française, la rejoindre et s’en reconnaître. L’intégration ne peut passer que par ce chemin : la différence entre l’ethnos et l’ethnie, c’est que la culture est ouverte et que l’ethnie est fermée. On ne rejoint pas une ethnie, mais on peut se reconnaitre dans une culture. Nous avons commis une grave erreur ; et de ce point de vue il n’y a hélas aucune rupture dans le discours d’Emmanuel Macron, lorsqu’il affirme qu’ « il n’y pas de culture française », là encore au nom de «l’ouverture» aux autres. Cela ne nous viendrait pas à l’esprit une seule seconde de dire qu’il n’y a pas de culture chinoise ou algérienne… Qu’un candidat à la présidence de la République française puisse dire qu’il n’y a pas de culture française, c’est le symptôme de cette déconstruction poursuivie par les élites, qui n’a pas du tout été sollicitée par les plus jeunes. Nos élèves nous demandent au contraire de leur donner l’occasion de se reconnaître dans cet héritage, dont ils sont les participants légitimes.

Jacques Julliard, vous défendez depuis toujours la construction européenne fondée sur le couple franco-allemand. Comment vingt-sept peuples de Madrid à Varsovie peuvent ils s’unir ?

Jacques JULLIARD. – J’ai une réponse radicale. L’Europe ne se fera pas à 27, ni même à 6, mais à deux. Je suis pour l’Europe à deux. Le reste nous sera donné par surcroît. Je vous renvoie à la lecture du Rhin de Victor Hugo qui écrit que l’Europe ne peut être fondée que sur l’alliance de l’Allemagne et de la France. En 1950, lorsque Robert Schuman a proposé l’idée européenne de mettre en commun les ressources du charbon et de l’acier, il l’a proposé aux Allemands exclusivement. Les Italiens et le Benelux ont suivi. Il faut aujourd’hui quelque chose du même ordre, c’est-à-dire l’idée solennelle lancée par la France et l’Allemagne d’une union européenne dont les formes institutionnelles n’ont que peu d’importance. Il faut mettre davantage en commun les ressources économiques, mais aussi politiques, diplomatiques, militaires. Nous avons un siège au conseil de sécurité, l’arme atomique, un réseau diplomatique qui reste l’un des plus grands du monde. Tout cela doit être mis en commun et je suis persuadé que les autres suivront. Mais négocier à 27 pour ensuite organiser des référendums, je n’y crois pas. Je crois à l’alliance franco-allemande parce qu’elle est inscrite dans l’histoire et la géographie. Réunissez la France et l’Allemagne : vous aurez une grande puissance à l’échelle mondiale, porteuse de valeurs communes. Il y a eu une série d’occasion manquées. Dans les années 90 jusqu’à 2000, les Allemands étaient demandeurs, la France a refusé. Aujourd’hui c’est l’Allemagne qui renâcle. L’Europe se fera quand il y aura, comme on dit au bridge, le fit entre la France et l’Allemagne. Autrement dit quand elles seront unitaires en même temps. Ceux qui voudront s’associer viendront. Je ne vois pas d’autres manière désormais de faire l’Europe.

François-Xavier BELLAMY. – Pour ma part, je m’interroge moins sur les moyens que sur la fin. Quel est l’horizon de cette Europe à laquelle nous aspirons ? Que la paix soit l’un des legs les plus précieux de l’héritage que ma génération reçoit, c’est une certitude, et on ne peut qu’y être profondément attaché. Il me semble cependant que cette paix et cette unité de l’Europe ne supposent pas nécessairement une intégration plus grande de ce que nous prêtons de souveraineté à l’échelle européenne. Je dirais cela pour une raison qui est de nature philosophique et politique, qui touche à la conception de la démocratie dont nous parlions tout à l’heure. Pour qu’il y ait démocratie, il faut un demos, un peuple. Or, comme le disait Jean-Pierre Chevènement dans Le Figaro, il n’y a pas de demos européen : il n’y a pas de langue commune, de littérature commune, de culture européenne commune. Comment pourrait-on imaginer un débat politique partagé, condition absolue du choix démocratique ? Par conséquent, je crains que, derrière ce que Macron appelle une souveraineté européenne, il y ait en fait une simple souveraineté des élites, ces élites que vous évoquiez, qui peinent à se reconnaître dans les préoccupations populaires, et qui voient dans l’Europe une manière de s’en extraire. C’est d’ailleurs comme une confiscation de la démocratie par ces élites qu’a été vécue la construction européenne, au moins depuis le référendum de 2005. Vous parliez de façon très concrète de ce que nous pourrions mettre en commun avec l’Allemagne – notre armée, notre outil diplomatique, notre force de dissuasion nucléaire, notre présence au Conseil de sécurité, nos ressources économiques… Mais derrière tout cela, il y a les éléments fondamentaux de la souveraineté, et donc de la démocratie ! Le risque serait de rompre avec notre modèle démocratique, qui est précisément ce que l’histoire de l’Europe a mûri de plus singulier pour le monde.

Jacques JULLIARD. – Les théoriciens de la souveraineté depuis Bodin ont expliqué que c’était là un concept, comme l’atome, qui ne se partage pas. Et pourtant comme il y a la fission nucléaire, je suis favorable à la fission de la souveraineté ! Car il faut choisir entre la mise en commun d’une souveraineté et l’impuissance. Dans le monde actuel, la France ne pèse plus assez fort. De Gaulle nous a donné l’illusion, avec son génie politique, en jouant de la rivalité entre les Etats-Unis et l’ URSS dans la guerre froide, qu’un Etat moyen comme la France avait encore un poids à l’échelle mondiale. Certes la France est encore capable d’intervenir au Mali. Mais même au Mali, il faudra demain que les Allemands ou les Britanniques interviennent. Autrement dit , je suis pour l’intangibilité de la souveraineté culturelle et pour le partage de la souveraineté politique, qui est le seul moyen de redevenir un acteur à l’échelle mondiale.

François-Xavier BELLAMY. – Nous sommes au cœur d’une question décisive pour les années à venir. Comme le pensaient les théoriciens qui ont forgé ce mot, je pense en effet que la souveraineté ne se partage pas. Ce que vous appelez souveraineté culturelle, c’est selon moi la promesse de pouvoir entretenir une sorte de folklore local. Demain, comme aujourd’hui on défend la possibilité d’avoir une télévision qui parle Breton, des écoles où on apprend le Breton et des panneaux indicateurs avec les noms des villes en Breton, on pourrait entretenir une culture française qui ne serait plus une culture nationale, celle d’un peuple trouvant dans sa langue le moyen de délibérer sur son destin, mais qui serait la culture française entretenue comme un tant bien que mal. Tant bien que mal, car il faut revenir à la question du demos : si nous ne décidons pas nous même de notre politique migratoire, par exemple, qui peut garantir que cette culture ne sera pas demain réservée à une minorité ? Où est la souveraineté culturelle des indiens d’Amérique ? A mon sens, la perte d’une souveraineté réelle nous condamne à perdre y compris ce que vous appelez la souveraineté culturelle.

La perte d’une souveraineté réelle nous condamne à perdre y compris ce que vous appelez la souveraineté culturelle.

Jacques JULLIARD. – Je crois que cette culture française, qui n’est pas seulement un folklore, mais l’identité telle que la perçoit le peuple, serait mieux défendue à l’échelle européenne qu’à l’échelle exclusivement nationale. Je constate que les différences politiques entre la France, l’Allemagne et les pays de l’Est, pour prendre ces trois pôles, n’a pas facilité la solution de la crise des migrants. L’Europe sera au XXIe siècle, on ne l’empêchera pas, une terre d’immigration. Mais cette immigration doit être contrôlée. C’est une question de taille. Si l’on fait la liste des dirigeants actuels qui va de Poutine à Trump en passant par Erdogan et Kim Jong-un, jamais le monde n’avait été aussi menaçant. Dans ce contexte, je pense que la souveraineté nationale n’est pas suffisante. Le général de Gaulle lui-même l’avait compris. Il pensait que la souveraineté française, à laquelle il était très attaché, ne pouvait s’exprimer qu’à travers la souveraineté européenne. C’est pourquoi ce nationaliste n’a pas empêché l’Europe de se faire, mais l’a consolidé par l’alliance franco-allemande.

François-Xavier BELLAMY. – Il n’est pas question de contester la nécessité des alliances, d’un lien fort et concret entre les peuples. Mais quelque chose m’étonne, dans l’espèce d’évidence qu’on voudrait prêter à la nécessité d’une souveraineté concédée à l’échelle européenne, c’est le sentiment que dans ce monde effectivement dangereux et instable, il faudrait être plus gros pour pouvoir peser. Ce serait « une question de taille » comme vous l’avez dit – l’expression était aussi le titre d’un passionnant livre d’Olivier Rey. Nous sommes conduits par le capitalisme mondialisé à considérer que « big is beautiful ». Cependant sur un terrain de rugby, s’il y a de gros piliers, c’est aussi un avantage d’être petit et de courir vite. Je ne crois pas par exemple que l’Angleterre soit promise à cause du Brexit au déclin national, à une perte de son indépendance et de son autonomie. Au contraire, dans le monde de demain, marqué par de très grandes puissances, nous gagnerons tout à être véloces dans nos décisions politiques, à avoir une idée précise de ce vers quoi nous voulons aller, de ce qui nous anime, de ce que nous partageons. Plus au contraire nous construirons un assemblage hétéroclite, plus nous nous paralyserons de ce fait même. On peut considérer que le moteur franco-allemand permettra de gagner cette vélocité, mais dès lors qu’il agrègera d’autres que lui, on se retrouvera avec les mêmes difficultés. J’ai du mal à considérer que cette équation qui nous dit que plus on est gros, plus on est libre, soit forcément réalisée dans le monde qui vient. Ce qui compte, c’est la qualité et l’efficacité de la décision. La métaphore de la navigation est celle que Platon emploie pour penser la construction de la cité : sur un bateau, il faut bien quelqu’un qui décide. La souveraineté suppose qu’il y ait un lieu de décision centralisé. Sur un bateau, vous ne pouvez pas décider à 27, et c’est tout le problème que nous vivons aujourd’hui. Une paralysie qui fait que l’Europe est devenue un handicap pour nos économies du fait de la très grande difficulté de la décision politique. Mais il faut encore aller au-delà: nous sommes devant une responsabilité essentielle, qui n’est pas seulement de l’ordre de l’efficacité ou de l’efficience. Si nous acceptons de confier notre souveraineté sur les questions régaliennes à l’échelon européen, y aura-t-il demain un débat politique européen, une opinion publique européenne, un exercice démocratique européen ? Je ne suis pas de ceux qui pensent que l’on peut disposer du réel de façon plastique. Je ne crois donc pas que l’on puisse créer un peuple par la seule volonté politique. Par conséquent, indépendamment de toute notion d’efficacité, nous renoncerions à quelque chose de décisif en acceptant de transférer la souveraineté politique à l’échelle européenne sur les questions régaliennes. Nous ne connaissons pas les conséquences de ce choix. On peut jouer le jeu de la fission de la souveraineté, mais souvenons-nous que la fission nucléaire nous a conduit à prendre des risques totalement inédits… Le rêve macronien d’une grande Europe, qui se ferait contre les peuples, sans passer par la maturation démocratique, par le temps long des convictions et des civilisations, me semble porteur de graves déchirures à venir.

Jacques JULLIARD. – Je suis un admirateur de la monarchie en tant que créatrice de l’unité française.Les rois ont créé la France par la culture autant que par les armes. C’est le rôle de la langue française, de tous les éléments de civilisation que le pouvoir central pouvait apporter alors que les pouvoirs locaux ne le pouvaient pas. Cela s’est fait, non pas par fédéralisation, mais par agglutination. Je partage vos réserves sur le rêve de fédéralisation macronien. L’Europe mettra du temps à se faire, mais il faut un noyau qui ne peut-être que franco-allemand.

Le ciment de l’Europe n’est-ce pas, avant tout, la culture gréco-romaine et judéo-chrétienne? Etait-ce une erreur de ne pas inscrire les racines chrétiennes dans le projet de constitution de 2005 ?

Jacques JULLIARD. – On ne construit pas sur le reniement de ce qu’on a été. On se réfère toujours de ce point de vue-là à Renan. On oublie toujours que Renan dans sa vision de la nation combine le donné et le construit. On retient toujours l’idée de « plébiscite de tous les jours », on oublie de dire que dans la phrase d’à côté, il évoque l’apport du passé. Je le cite : « Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions pour être un peuple. »

François-Xavier BELLAMY. – Cela révèle que le projet européen qui nous est proposé aujourd’hui est en fait l’un des symptômes d’un progressisme qui croit disposer de l’avenir en se défaisant du passé. Il s’agit moins de penser la construction européenne comme l’aboutissement d’une longue histoire qui nous précède, et qui supposerait de respecter le temps long et de laisser vivre la maturation des peuples, que de tenter de constituer des formes politiques nouvelles, d’opérer le geste révolutionnaire qui commence par le refus de ce qui est.


Extrait de l’Esprit Public du 17 décembre 2017, une émission de France Culture animée par Emilie Aubry, avec Hubert Védrine, Dominique Reynié et Gérard Courtois.