Déchéance de nationalité : « la liquéfaction de la politique »


Entretien publié sur FigaroVox, en amont de la prochaine Rencontre du Figaro, qui sera consacrée à cette question : « Faut-il désespérer de la politique ? » Il reste des places disponibles, au tarif web de 10 euros, à réserver sur cette page.

Propos recueillis par Alexandre Devecchio.

François Hollande a renoncé à la déchéance de nationalité mercredi. Au-delà de l’échec personnel du président de la République, cela traduit-il une crise profonde de la politique ?

Pour comprendre la situation actuelle, il faut revenir au péché originel de cette réforme. La vraie faute politique de François Hollande a été d’organiser un Congrès quarante-huit heures après les attentats, alors que les opérations policières étaient encore en cours… C’est cette accélération du temps politique, dictée par l’obsession de la communication et par des considérations purement tactiques, qui conduit à lancer des annonces irréfléchies et mal préparées. Et le résultat, nous le payons collectivement… Si le Congrès avait été organisé un mois après les attentats, jamais cette débâcle n’aurait eu lieu. La volonté de récupération politique d’un événement tragique aboutit à la liquéfaction de la politique elle-même.

Quelles sont les conséquences de cette « liquéfaction » pour la France ?

Charlotte Chaffanjon et Bastien Bonnefous, dans leur livre Le Pari, rapportent que quelques semaines avant les attentats du 13 novembre, François Hollande expliquait que la déchéance de nationalité était une « ligne rouge infranchissable » pour sa majorité et pour lui. Quelques semaines plus tard, il propose pourtant de la faire entrer dans la constitution, et son premier ministre négocie même avec la majorité la possibilité de créer des apatrides… Un tel degré de cynisme ne peut que produire un sentiment profondément anxiogène pour les Français. Cela donne l’impression que le pouvoir est prêt à tout, qu’il n’a plus aucune ligne directrice, aucun cap défini, aucun principe qui ne soit pas négociable. Quelle que soit la position qu’on peut avoir sur la loi El Khomri, elle est aussi un symptôme de cette instabilité profonde. Il n’y a plus rien de solide dans le paysage politique. Personne ne sait maintenant ce que ce gouvernement est capable de proposer…

La droite n’a-t-elle pas aussi une part de responsabilité dans cette situation ?

La droite, et notamment la droite sénatoriale – je pense en particulier à Bruno Retailleau et Gérard Larcher, a été irréprochable sur ce sujet. Elle a évité cette catastrophe démocratique et juridique absolue à laquelle aboutissait la transaction indécente consentie par Manuel Valls à ses troupes, qui ouvrait la voie la création d’apatrides, en présentant cela comme un progrès ! Du point de vue de notre droit, cela aurait constitué une entorse majeure pour une efficacité nulle. Dans cette instabilité profonde, l’opposition a joué son rôle de stabilisation, et le Sénat a contribué à redonner un peu de consistance au débat politique.

Le clivage droite/gauche semble néanmoins de plus en plus flou…

C’est le cas. Pour comprendre cette explosion du clivage droite/ gauche, il faut se replacer dans le temps long. C’est le fait de la fragilisation idéologique liée à la fin de la guerre froide. Depuis la chute du mur de Berlin, les partis politiques ont du mal à élaborer une vision du monde qui soit claire et déterminée. Les grandes formations politiques sont devenues des partis gestionnaires d’où le débat d’idée est absent. De ce point de vue, le Parti Socialiste est en train de payer son inertie pendant ses dix ans d’opposition durant lesquels, dirigé par un certain François Hollande, il n’a jamais fait l’effort de reconstruire un projet et une vision politique nouvelle.

Quels peuvent être les clivages du XXIe siècle ?

Devant le défi que constitue la menace terroriste, il faut réinventer les moyens politiques d’élaborer une réponse collective. L’unité nationale est nécessaire, mais elle suppose un authentique débat politique : ce serait une erreur d’aspirer sur ce sujet à l’uniformité politique, car nous avons plus que jamais besoin d’un vrai dialogue, qui permette de confronter les points de vue sur la nouveauté de ces enjeux si complexes. Le gouvernement devrait assumer ce travail politique, et non tenter d’obtenir par la pression un alignement général. François Hollande a tenté de susciter une unanimité de façade : il n’a fait que créer de nouvelles fractures. Paradoxalement, la recherche effrénée d’un consensus de pure communication n’aura finalement conduit qu’à des divisions stériles.

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« Il faut inventer le débat politique du XXIème siècle. »

Rencontres du Figaro

Après Alain Finkielkraut, Fabrice Luchini et Michel Onfray, j’ai le grand honneur d’être le prochain invité des Grandes Rencontres du Figaro. La soirée se déroulera le 11 avril prochain, salle Gaveau, à Paris (les places sont désormais disponibles sur réservation sur le site du Figaro, ou via les réseaux de billetterie).

Dans la perspective de cette rencontre, voici un entretien publié ce week-end dans le Figaro. Propos recueillis par Alexandre Devecchio.

Cette semaine, le président de la République  a été hué au salon de l’agriculture. Il se fait insulter sur les réseaux sociaux. Au-delà de la personne de François Hollande, cela témoigne-t-il d’une crise profonde de la politique ?

Que les gouvernants suscitent le mécontentement, cela n’a rien de nouveau, ni d’inquiétant. Hegel comparait l’opinion publique, en démocratie, à Némésis, la déesse de la colère – une Némésis « à la fois innocente et nécessaire » qui passe sur les gouvernants ses ressentiments les plus contradictoires. Rien de très nouveau, donc ; ce qui est plus nouveau en revanche, c’est la façon dont s’exprime cette colère. Elle me semble présenter deux signes alarmants : le premier, c’est une forme de violence qui monte, à cause de l’absence de toute perspective. La fonction même de la politique consiste à susciter des formes non-violentes de résolution des problèmes ; quand elle n’y parvient plus, quand l’Etat n’offre aucune alternative à ceux qui souffrent ou qui vivent une injustice, alors la violence resurgit. Trop longtemps nous nous sommes menti, nous avons inventé des fictions pour ne pas affronter les difficultés ; et maintenant elles semblent sans solution, et ceux qui les subissent sont enfermés dans une impasse. Les taxis dont l’investissement est anéanti, les agriculteurs qui ne peuvent plus vivre de leur travail, réagissent de la même façon : « De toute façons, je n’ai plus rien à perdre. » C’est le même piège à Calais, à Ajaccio, à Notre-Dame des Landes… L’impuissance de l’Etat créé toujours de la violence.

La deuxième nouveauté inquiétante dans ce ressentiment, c’est qu’il ne parvient plus à s’exprimer. Nous avons en France une grande tradition d’esprit critique : elle s’est exprimée, de façon parfois virulente, dans des caricatures, des libelles, des satires, des graffitis, des chansons, des affiches… Tout cela fait partie de notre vie démocratique. Mais lorsque François Hollande apparaît sur les réseaux sociaux, il n’essuie désormais qu’un flot continu d’injures inarticulées. Pas une phrase complète, pas une critique explicite : juste un torrent d’insultes quasiment illisible. Personne ne devrait se réjouir de cela. Dans son obsession de « faire jeune », la communication élyséenne se multiplie sur les réseaux sociaux : et pour la première fois, l’Etat y rencontre les conséquences de la crise éducative majeure que nous traversons. Notre refus de transmettre la culture a créé une grande pauvreté dans le rapport au langage, qui posera de toute évidence un problème démocratique majeur. La politique, dit Aristote, consiste à parler ensemble du juste et de l’injuste, à élaborer nos désaccords dans un discours articulé, à nommer les raisons de la colère. Mais quand nous n’avons plus les mots pour dire nos divergences, il ne nous reste à nouveau que la violence…

En pleine crise de l’agriculture, la Commission européenne a décidé d’ouvrir une enquête contre Intermarché, pour s’être accordé avec son concurrent Leclerc, l’été dernier, afin d’acheter du porc aux éleveurs français à un prix plancher de 1,40 euro. L’Europe est-elle au moins partiellement responsable de cette impasse …

Au moment où les agriculteurs français vivent un moment de profonde détresse, cet épisode suffit à résumer toute la folie d’une Europe qui se caricature elle-même. Si vraiment la grande distribution a fait l’effort de garantir aux éleveurs un prix plancher, il est effarant que la Commission n’ait rien de mieux à faire que d’ouvrir une enquête contre un tel accord. Elle le fait au nom du respect d’une concurrence totalement faussée par ailleurs – celle des abattoirs allemands qui fonctionnent avec des travailleurs détachés sous-payés et des arrangements fiscaux indûs qui leur sont concédés par Berlin… Voilà toute l’Europe qui a été refusée en 2005, et qui nous est pourtant imposée. Cet épisode n’est donc pas un accident, c’est un symptôme : celui des pathologies d’une « construction » européenne qui se poursuit contre les peuples – et finalement contre l’Europe elle-même. C’est donc aussi le symptôme d’un déficit démocratique profond, mais parfaitement compréhensible : il ne s’agit pas de faire de l’Europe un bouc émissaire trop facile – après tout, elle n’est rien d’autre que ce que nos Etats en ont fait – mais de repenser enfin notre réponse au défi de la mondialisation. La question qui est posée par la crise agricole, en effet, c’est celle de l’espace, de l’échelle pertinente pour définir un écosystème équilibré. Et cette question se pose sur tous les plans en même temps – économique, écologique, mais aussi politique bien sûr. La cité où nous sommes embarqués, affirmait déjà Aristote, est un territoire humain, et en tant que tel il a des limites naturelles : on ne traverse pas l’océan sur une coquille de noix, mais on ne gouverne pas non plus un navire de dix kilomètres de long. Pour ma part, je crois que nous ne tirerons le meilleur de la mondialisation que si nous savons reconstruire des proximités fortes et incarnées – celles précisément que la Commission voudrait défaire encore, au nom d’un espace conceptuel, en ouvrant une telle enquête.

François Hollande et Manuel Valls, au plus bas dans les sondages sont englués dans la crise déclenchée par le projet de loi El Khomri. En face, les Républicains sont victimes de leurs contradictions, tandis que le FN est un épouvantail pour une large partie de l’opinion. Faut-il désespérer des partis politiques ?

Un tel désespoir serait le signe d’une crise très grave, car comme vous le savez les partis jouent dans notre pays un rôle constitutionnel, celui de concourir à l’expression de l’opinion publique, dans sa complexité. Le discrédit qui pèse sur les partis politiques ne peut donc pas être une bonne nouvelle : il constitue un problème démocratique majeur. Il est donc nécessaire de s’interroger sur la cause de ce discrédit. Elle tient, me semble-t-il, à plusieurs raisons : d’abord, les principaux partis politiques ont renoncé à toute espèce de vision du monde. Nous vivons dans la période post-idéologique qui suit l’effondrement du mur de Berlin ; il est plutôt rassurant que les dogmes totalitaires se soient écroulés, mais nous n’avons pas su leur substituer un nouveau projet commun, et leurs ruines servent aujourd’hui de théâtre d’ombres à des oppositions politiques devenues artificielles. Sur le fond, les partis ne se distinguent plus : ils sont animés par des gestionnaires qui revendiquent comme un pragmatisme  leur absence de vision du monde. Sur les questions les plus importantes – la sécurité, l’éducation, l’Europe, ou encore le travail, comme on le voit en ce moment – rien ne permet plus de différencier la droite de la gauche. Avec la loi El Khomri, nos gouvernants montrent que leurs oppositions d’hier n’étaient en fait que des postures : ils portent ainsi une lourde responsabilité dans la défiance que suscite désormais le fonctionnement des institutions. Si chaque alternance en effet voit se succéder des revirements de circonstance, la scène parlementaire ne sera plus pour les électeurs que le spectacle de l’absurde. En réalité, il nous reste à réinventer les clivages authentiques du XXIème siècle – qui vont sans aucun doute redistribuer en profondeur les oppositions partisanes aujourd’hui installées. Cette reconfiguration est probablement en train de se jouer sous nos yeux : l’opposition à la réforme du collège, par exemple, a montré que, sur la question de l’école, des convergences inattendues sont aujourd’hui possibles. Sommes-nous prêts à les penser, à les risquer ? Et l’espace médiatique permettra-t-il l’émergence de nouvelles formes d’engagements sur le terrain politique.

Faut-il faire table rase du « système politique » actuel ? Cela passe-t-il forcément par une période de troubles ?

Votre question est étonnante ; sans doute est-elle elle-même un symptôme. Il est symptomatique en tous les cas que beaucoup de Français se la posent aujourd’hui. Elle est étonnante parce que nous vivons aujourd’hui dans des institutions démocratiques, qui sont censées permettre l’expression des contestations à l’intérieur du système politique qu’elles forment. Seule la contestation d’un pouvoir autoritaire devrait conduire à projeter un renversement du « système ». Mais ici, au nom de quoi renverser des institutions qui reposent sur le suffrage universel – un président, une assemblée que nous avons élus ? Cette question est symptomatique d’un malaise profond : malgré nos institutions, malgré même la liberté de la presse et la liberté éducative inscrits dans notre droit, nous avons le sentiment de ne pas être représentés – comme si tout était verrouillé et que nous n’avions plus qu’à subir un destin sur lequel le citoyen ordinaire n’aurait désormais aucune prise.

Pour ma part, il me semble que, si nous éprouvons ce sentiment, c’est le signe que nous devons travailler à nous réapproprier des institutions que nous avons trop longtemps laissé fonctionner en vase clos. Savez-vous que la moitié des adhérents du Parti socialiste vivent directement d’un mandat ou d’une fonction politique ? Les partis sont ouverts après tout, et même si nous les avons abandonnés à une forme de professionnalisation de la vie publique, rien n’empêche aujourd’hui les citoyens d’y adhérer s’ils veulent se faire entendre. Nous devons espérer infiniment plus de la revitalisation des structures démocratiques que de leur effondrement dans la violence, qui ne serait que l’effet catastrophique de chacun de nos renoncements.

Quel peut-être le rôle de la société civile ? Croyez- vous à une forme de « démocratie directe » comme Houellebecq la prône ?

Que pourrait bien signifier une démocratie directe ? Et si nous pouvions l’imaginer, en quoi serait-elle plus solide aujourd’hui que notre démocratie représentative ? Encore une fois, nos institutions ne sonnent creux qu’à la mesure du « vide métaphysique » (pour reprendre l’expression d’Emmanuel Todd) que traverse toute notre société. Et pour l’instant, leur solidité nous protège plutôt de ce vide, en attendant que nous retrouvions l’espace d’un nouveau projet collectif, et la consistance des débats qui l’accompagneront. Gardons-nous d’ici là de rejeter nos institutions avec la cause de leur crise… La faiblesse de la classe politique n’est que le résultat de la fragilité corrélative qui traverse la « société civile » – notre société tout entière ; et dans cette fragilité, nos institutions sont parmi les dernières structures qui lui permettent de tenir. Je pense en particulier aux collectivités locales, à ces milliers de communes, qu’on regarde souvent de haut, mais qui constituent pourtant un maillage plus précieux que jamais pour soutenir et parfois remplacer des solidarités de proximité souvent bien évanouies… Ce sont aujourd’hui des élus locaux, pour l’immense majorité d’entre eux sans étiquette et bénévoles, qui prennent en charge au quotidien les victimes de la pauvreté, de la solitude, du mal logement ou du chômage… Alors bien sûr, il faut que les citoyens se réinvestissent dans la vie publique, et que les structures partisanes et médiatiques cessent de bloquer la formulation d’une nouvelle équation politique ; mais méfions-nous d’un diagnostic simpliste qui opposerait la société à ses dirigeants – ce serait le plus sûr moyen d’empêcher ce renouvellement.

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« Cette classe politique a donné une caricature d’elle-même. »


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Entretien paru dans le Figaro du 12 décembre 2015. Propos recueillis par Vincent Tremolet de Villers.

Quels enseignements tirer de la campagne de l’entre-deux tours ?

Paradoxalement, toute l’explication du vote du 1er tour de ces élections régionales se trouve dans la semaine qui a suivi. Cette campagne d’entre-deux tours aura permis de mettre en évidence tout ce qui, dans la vie politique de notre pays, pousse les électeurs vers le Front national : les manœuvres d’appareil qui priment sur les projets de fond, les invectives qui remplacent le débat, la faiblesse des analyses et des propositions, et, par-dessus tout cela, l’ombre portée des stratégies individuelles qui déterminent le « positionnement » tactique des responsables politiques, tous obsédés par l’élection présidentielle… A travers ces vieux réflexes, en donnant une caricature d’elle-même, c’est toute la classe politique qui, pour reprendre l’expression consacrée, « fait le jeu du Front National » !

Les grands principes (République) et les hautes périodes de notre histoire (Résistance) ont été invoqués. Etait-ce légitime ?

Evoquer les grands principes, c’est bien ; se les appliquer, c’est mieux. Quand on invoque la Résistance pour ce second tour, on assimile des millions d’électeurs français à une force d’occupation : ce n’est assurément pas très républicain… C’est aussi parfaitement dérisoire, inopérant, sans doute contre-productif. Et il me semble enfin que c’est une instrumentalisation assez triste du sacrifice de ceux qui se sont engagés dans les rangs de la Résistance : ils ont donné leur vie pour que nous puissions voter ; si nous transformons le débat démocratique en conflit haineux, nous aurons trahi leur mémoire et rendu leur mort inutile… Les politiques qui, au lieu d’arguments et de propositions, choisissent ce genre de postures, portent une lourde responsabilité dans les crispations qui divisent la société.

Avant dimanche la France était un pays en guerre contre l’Etat Islamique et frappée par une terrible crise économique. Depuis c’est une foire d’empoigne politicienne…

Quelle tristesse en effet de voir que, là encore, ceux qui ne cessent de parler du « rassemblement » si nécessaire creusent en même temps les pires divisions… Quand Claude Bartolone, candidat en Île de France, décrit sa concurrente comme celle qui défend « la race blanche », il transforme le scrutin démocratique en conflit ethnique, et installe les divisions, la défiance, le communautarisme, qui nourrissent le terrorisme. Comment ose-t-il ensuite parler de République ? L’unité nationale, qu’il devrait incarner comme président de l’Assemblée, est sacrifiée à des tactiques de marketing électoral… En agissant ainsi, c’est la France qu’il fragilise, c’est la société qu’il défait. Heureusement, bien des Français sont plus raisonnables, plus responsables, plus réfléchis que certains de ceux qui prétendent les représenter.

Selon vous les médias et les réseaux sociaux jouent-ils un rôle dans cette dégradation ?

Un élément frappant qui ressort de ces élections régionales, c’est qu’on aura bien peu parlé… des régions ! Une fois de plus, dans ce scrutin intermédiaire, l’essentiel est oublié derrière le superficiel. Sans vouloir chercher les coupables de cette situation, reconnaissons que la responsabilité est partagée : les médias jouent un très grand rôle, me semble-t-il, dans l’impuissance où nous sommes à refonder un débat démocratique digne de ce nom. En concentrant toute l’attention sur les petites phrases plutôt que sur les projets de fond, en cristallisant les conflits de personnes plutôt que les divergences de vision, une information sans cesse accélérée contribue à priver la politique de toute consistance. Parmi les responsables politiques, certains choisissent de jouer ce jeu de rôles réducteur ; mais beaucoup d’autres, il faut le dire, vivent douloureusement le fait de voir leurs propositions les plus abouties totalement ignorées, et l’univers médiatique ne retenir finalement que des polémiques artificielles. Il ne suffit pas, cependant, de déplorer cet état de fait ; après tout, les médias produisent l’information, mais ils obéissent aussi pour une part aux attentes de l’opinion. Il faut donc aussi nous interroger sur notre responsabilité personnelle… Les électeurs sont-ils encore des lecteurs ? Prenons-nous assez de temps pour nous informer en profondeur ?

Devant ce constat négatif, peut-on envisager des pistes pour améliorer le débat public ?

Nous n’avons pas le choix : la démocratie ne repose pas sur des institutions seulement, ni même sur le fait de voter. Après tout, il y a des élections aussi en Corée du Nord… La démocratie suppose un authentique débat public, et elle consiste tout entière dans les conditions de ce dialogue libre et pluraliste. Quand ce dialogue perd toute substance, s’use, se crispe et se tend au point de devenir impossible, c’est la nature même de notre République qui est en question. Notre démocratie est concrètement bien plus directement menacée, d’ailleurs, par l’épuisement des citoyens que par la violence des terroristes. Dans un pays marqué par une crise multiforme – crise économique, financière, écologique, éducative…, les Français ont besoin d’une véritable alternative. Incapable de se renouveler, la classe politique traditionnelle est incapable de l’incarner ; cette alternative, le changement qu’on leur a tellement promis, beaucoup d’électeurs pensent donc le trouver en votant Front National. C’est d’ailleurs une chance que ce parti joue le jeu des institutions : il canalise encore à l’intérieur du processus électoral l’aspiration à un changement radical… Si nos dirigeants actuels ont encore assez de lucidité pour dépasser leurs stratégies personnelles, il faut qu’ils prennent conscience du besoin absolu de renouvellement, sur tous les plans, qui est la condition urgente pour refonder notre vie publique, et ranimer la démocratie.

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Claude Bartolone, le racisme autorisé

Tribune parue sur le site FigaroVox le 10 décembre 2015.

Monsieur Bartolone,

Quand je pense qu’il faut encore vous appeler « Monsieur le Président de l’Assemblée nationale »… Vous vous êtes lancé dans cette campagne régionale en conservant l’une des plus hautes fonctions de l’Etat, ce qui a choqué jusque dans votre camp. Ce cumul aurait dû exiger de vous, à tout le moins, un peu de hauteur ; mais il faut croire que vous n’en étiez pas capable.

Monsieur Bartolone, la France va mal, elle est traversée par des fractures de plus en plus profondes, divisée par une défiance inouïe. Vous le savez, vous le dites. Et c’est donc consciemment que vous avez choisi de creuser ces fractures, d’alimenter cette défiance. En disant de Valérie Pécresse qu’elle défend « Versailles, Neuilly et la race blanche », vous avez choisi de remplacer un débat politique par un conflit de communautés.

A vrai dire, j’ai hésité à vous écrire ; après tout, ce conflit que vous décrivez, à grand renfort de caricatures périmées, paraît totalement dérisoire. Monsieur Bartolone, entre nous : quand vous mettez en scène l’effroyable danger que « les serre-têtes » représenteraient contre « les bras tatoués », j’espère que secrètement vous avez un peu pitié de vous-même. Ne voyez-vous pas des problèmes plus sérieux ? Des ennemis plus crédibles pour la République ? Venez à Versailles, Monsieur Bartolone ; venez rencontrer 14000 lycéens, 10000 étudiants, l’une des villes les plus jeunes et créatives d’Île de France. Celle qui incarne la French Touch dans le monde de la musique, celle où se forme une nouvelle génération d’architectes, de chercheurs, de parfumeurs, de paysagistes, d’entrepreneurs… Quel cliché délirant a pu vous faire opposer notre ville à « l’Île de France qui fait des start-ups et du hip-hop » ?

Pauvre Monsieur Bartolone… Etes-vous à ce point incapable de proposer une vision positive, un vrai projet politique ? Ces caricatures sont tellement vides qu’elle ne peuvent même pas nous blesser. Votre envie électorale est trop pressante, et vous n’arrivez pas à vous retenir. Je me contenterais de vous plaindre, si vous n’étiez pas le quatrième personnage de l’Etat : car dans votre naufrage, c’est la France que vous abîmez. Et c’est cela qu’il fallait que je vous dise.

Monsieur Bartolone, soyons sérieux : votre tactique de fin de campagne n’est pas seulement ridicule. Elle est coupable. Elle est dangereuse. Elle est irresponsable. Il aura fallu, c’est un comble, que ce soit le candidat du Front National qui vous ramène à la raison, en rappelant cette évidence : « Personne n’a parlé de race blanche dans cette campagne. » Vous êtes le seul à le faire. Incapable d’assumer le jeu politique, vous jouez le conflit ethnique. Les noirs et les arabes avec moi, si vous voulez battre les blancs ! C’est cela que vous appelez « la République » ? C’est cela « le rassemblement » ?

Y a-t-il un seul petit, minuscule, infime indice qui vous permette d’affirmer que Valérie Pécresse propose une politique raciale ? Non, bien sûr que non. En l’accusant ainsi, c’est vous qui, par opportunisme, encouragez le racisme. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : il faudrait proposer un vrai projet politique, qui puisse réunir les Français – quelle que soit leur couleur de peau. Mais en désignant tranquillement « la race blanche », vous installez les divisions que vous ferez mine ensuite de déplorer, et vous préparez la violence dont d’autres que vous devront pleurer.

Votre sortie n’a rien d’un accident. Elle signe, noir sur blanc, le seul vrai nom de votre camp : vous n’avez pas de vision, pas de projet, parce que votre moteur, c’est la haine. La haine de celui qu’on peut rejeter en toute bonne conscience, de cette France que vous insultez, et qu’une tribune sur le site de l’Obs appelait cette semaine à violer… La haine de ces familles que vous méprisez, des catholiques qui osent encore exister, de tous ceux qui, parce qu’ils aiment encore leur pays, méritent bien d’être écartés. Votre Île-de-France est « humaine et fraternelle », sauf pour les Versaillais, qui ne méritent pas votre humanité. Votre Île-de-France est « ensemble, ensemble, ensemble »… mais ensemble contre « la race blanche » ?

Monsieur Bartolone, votre concurrente a un projet politique pour sa collectivité, un vrai projet, explicite et approfondi ; vous pouvez le critiquer, c’est là la démocratie. Mais en fuyant ce débat, en préférant l’attaquer comme si elle était la candidate d’une communauté, vous trahissez la démocratie. Peut-être ces subterfuges de court terme, ces médiocres calculs électoraux, vous obtiendront cette présidence, ce nouveau poste et ces prébendes. Mais ce ne sera pas votre victoire ; ce sera notre défaite, notre défaite à tous. En jouant la carte du vote ethnique, vous défaites la République. Monsieur Bartolone, vous l’avez montré cette semaine, en sortant à découvert, dans la lumière crue de cette rase, très rase campagne : depuis des décennies, avec tous ceux qui ont choisi les mêmes méthodes, c’est vous, Monsieur Bartolone, à coup de communautarisme, de mensonge, d’insultes, de sectarisme, c’est vous qui défaites la France.

Monsieur Bartolone, ce n’était pas un dérapage, il ne faut pas vous excuser. Vous êtes déjà inexcusable. S’il vous restait un peu de dignité, il n’y aurait qu’une seule chose à faire, et c’est pour cela que je vous écris. Vous démissionnerez de l’Assemblée Nationale, avez-vous dit, si vous gagnez cette élection ; c’est bien la moindre des choses. Mais s’il reste un peu de bon sens dans l’esprit des électeurs, si devant votre indécence un sursaut civique s’imposait, si demain, ce que j’espère, vous perdez cette élection, alors il faudra aussi démissionner. Car en conservant un mandat confié par le peuple comme une protection contre l’avis du peuple, vous signeriez votre indignité. Quand on a divisé les Français, quand on les a dressés les uns contre les autres, comment peut-on prétendre encore les servir et les représenter ? Comment peut-on être légitime pour présider leur Assemblée ? Vous serez désavoué, Monsieur Bartolone, et avec vous, cette politique de l’insulte, du communautarisme et du racisme autorisé ; vous serez désavoué, je l’espère de toutes mes forces. Et alors, il faudra partir.

Photo : PS / Philippe Grangeaud

Education : qui sont les anciens, qui sont les modernes ?

Dialogue très animé, le 25 octobre 2015, sur la situation de l’école et du débat éducatif, un débat qui se cristallise notamment sur la réforme du collège.

Une émission de Louise Tourret, avec Blanche Lochmann, présidente de la Société des Agrégés, et Philippe Watrelot, ex-président du Cercle de recherche et d’action pédagogique (CRAP).

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Puisque je suis mis en cause pendant l’émission, de façon totalement absurde (la réécoute suffit à le montrer), sur la présentation des EPI – et puisque je suis encore critiqué par M. Watrelot dans un récent article, je voudrais reprendre définitivement ce point important qui a fait l’objet d’un désaccord très vif dans le débat.

Comme je l’ai dit très clairement au cours de l’émission, et je le répète ici par écrit, les Enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI) institués par la réforme du collège seront effectués, à raison de deux à trois heures par semaine, sur des heures attribuées aux différentes disciplines. Si un établissement décide de retenir un EPI mêlant anglais et physique, il se déroulera sur trois heures « prélevées » aux cours d’anglais et de physiques. La réforme ne créé par d’horaires spécifiques pour ces EPI.

Il est donc incontestable que la logique des EPI consiste à remplacer des heures de cours par des heures d’enseignement pratique, consacrées à la mise en oeuvre d’un projet.

Il est tout à fait légitime et respectable de défendre cette réforme – comme d’ailleurs de la critiquer, faut-il le rappeler. La seule malhonnêteté coupable consiste à dissimuler la réalité d’un projet derrière le mensonge et la confusion volontairement entretenus. On ne peut s’empêcher de ressentir une forme de colère quand des « experts » autoproclamés protègent, par ce mensonge évident, les illusions auxquelles ils tiennent tant, contre l’immense majorité de la communauté éducative. Et plus encore quand, à quelques arguments simples et factuels, ils ne répondent qu’en faisant de toute opposition le symptôme d’un mal-être – comme si les enseignants ne savaient pas lire les textes qu’on leur propose, et qu’on s’apprête à leur imposer…

Heureusement, les « anciens » ne sont pas où l’on croit. Cette réforme du collège restera comme le chant du cygne d’un « progressisme » autoproclamé, dont l’entêtement n’aura jusqu’au bout servi qu’à cautionner plusieurs décennies d’aveuglement régressif. Quand nous nous serons enfin réconciliés avec les savoirs, avec l’acte de la transmission, avec la médiation des disciplines – condition du lien qui s’établit entre elles et de la créativité nouvelle qu’elles permettent, alors l’avenir de l’école appartiendra aux voies de progrès réalistes, à l’humilité d’une pédagogie de terrain, et à l’enthousiasme éducatif que toute cette passion déconstructrice n’aura pas suffi à étouffer.

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La réforme du collège, une incohérence complète

Entretien paru dans le journal de l’APEL (numéro 508 – septembre / octobre). Propos recueillis par Sylvie Bocquet et Brigitte Canuel.

Qui sont les Déshérités, titre de votre livre ?

Pierre Bourdieu s’attaquait à la transmission des savoirs, coupable de produire des « héritiers » ; cinquante ans après, j’ai voulu parler des « déshérités » que nous avons suscités en cessant de transmettre. Notre système éducatif est devenu, selon l’enquête PISA, le plus inégalitaire de l’OCDE. D’après le Ministère, 20 % des élèves en fin de 3ème ne maîtrisent pas la lecture et l’écriture. Ces jeunes sont aussi intelligents, doués et généreux que les autres générations ; mais sans maîtriser leur propre langue, comment peuvent-ils accomplir leurs talents ? Nous avons accusé la culture générale de favoriser les « héritiers », mais en la condamnant nous avons creusé cette inégalité qui prive les élèves les plus modestes d’un héritage culturel indispensable.

Dans un monde horizontal et immédiat, que veut dire transmettre ?

Le premier acte décisif est de se réconcilier avec le principe même de l’enseignement. Aujourd’hui, nous ne voyons dans la transmission que la coercition qu’elle constituerait pour l’enfant. Si les élèves s’ennuient en classe, pensons-nous, il faut leur proposer des activités par lesquelles ils produiront par eux-mêmes leurs propres savoirs. Je crois qu’il s’agit là d’une aberration : l’école consiste à rencontrer une culture qui nous précède, et qu’on ne réinvente pas seul ! La question décisive est donc : voulons-nous encore la transmettre ?

Qu’est-il fondamental de transmettre ?

La culture, c’est la langue, la connaissance du temps et de l’espace où l’on vit, du monde matériel et vivant qui nous est donné… C’est en rencontrant cela que notre capacité de réflexion s’accomplit. C’est là ce qu’on pourrait appeler la nécessité de la médiation, que nous semblons avoir oubliée. On voudrait écarter la transmission pour permettre à l’élève d’être l’auteur de son savoir, de penser et d’agir par lui-même. Or un enfant en est capable, bien sûr, mais seulement s’il a reçu d’abord cette culture fondamentale sans laquelle personne ne commence à penser. Quand tant d’élèves sont privés de leur propre langue, peinent à utiliser une syntaxe structurée et un vocabulaire un peu étendu, comment attendre d’eux qu’ils développent une pensée singulière qui puisse les exprimer pleinement ?

Mais les savoirs sont-ils immuables dans une société qui bouge ? Pourquoi ne pas enseigner, par exemple plus tôt le droit et l’économie ?

Pourquoi pas, en effet ; mais encore une fois, commençons par refonder la maîtrise des fondamentaux ! En zone urbaine sensible, un tiers des élèves lisent le français en déchiffrant… Même aux étudiants qui sortent des grandes écoles, les entreprises font passer des tests d’orthographe ! Il faut ouvrir les yeux sur la réalité… Je suis issu d’une famille de juristes, et convaincu qu’un vrai enseignement du droit dans le secondaire serait utile ; mais aujourd’hui, l’urgence absolue, c’est la maîtrise des savoirs fondamentaux. Rien ne sera possible si nous ne reconstruisons pas d’abord les bases.

C’est ce qui vous fait prendre position contre la réforme actuelle du collège ?

En effet. Je ne comprends pas l’incohérence complète entre le diagnostic de départ et la réponse qui lui est apportée. La Ministre constate la faible maîtrise des savoirs fondamentaux, et créé des activités interdisciplinaires qui remplacent des heures de cours, comme si les savoirs étaient déjà acquis ! Le soutien apporté à cette réforme ignore l’avis très critique de la grande majorité des enseignants. Au lieu de les écouter, eux qui chaque jour font face sur le terrain aux difficultés de leurs élèves, on les accuse d’être simplement incapables d’évoluer. Mais c’est plutôt les partisans de ces illusions complètement datées qui semblent refuser de repartir des réalités !

Vous parlez d’un climat de pauvreté intellectuelle et spirituelle…

Comment s’étonner de ce climat ? Il resurgit nécessairement là où l’on déconstruit la transmission de la culture… Ce qui me frappe par exemple, c’est la grande pauvreté du vocabulaire de nombreux élèves. Or quand vous ne pouvez pas mettre des mots sur ce que vous vivez, les sentiments qui vous habitent ou les injustices que vous éprouvez, le seul moyen qui vous reste pour vous exprimer, c’est la violence. Je pense par exemple au sexisme, à la brutalité des rapports entre filles et garçons qui marque bien des établissements. Notre école peut combattre cela, en transmettant de nouveau la culture : apprendre de la poésie par cœur – on le fait de moins en moins – c’est voir son cœur augmenté par les mots que l’on reçoit, qui nous aident à apprivoiser nos émotions, et ainsi à rencontrer l’autre… Il n’y a pas de richesse de cœur ou de profondeur intellectuelle qui ne soit accomplie sans la richesse et la profondeur des mots. A l’inverse, dans la pauvreté de la culture, dans l’abandon de la transmission, renaîtra toujours la brutalité.

Que signifie donner un sens à sa vie ?

Il ne faut pas « donner un sens à sa vie », me semble-t-il ; cela voudrait dire qu’elle en manque ! Ce qui compte, c’est de découvrir le sens de notre vie, ce qui est très différent. Nous avons seulement besoin d’ouvrir à nouveau les yeux sur notre propre existence ; c’est peut-être simplement cela qu’on appelle la philosophie… Avec nos élèves, nous cherchons à vivre l’expérience de l’étonnement – qui pour les grecs désignait en même temps l’émerveillement – devant tout ce qui pourrait nous paraître banal : que veut dire avoir des amis ? Pourquoi faut-il travailler ? Que signifie être vivant ? Avoir un corps ? Être soi-même ? Tout cela a un sens, qu’il nous faut sans cesse redécouvrir… S’il y avait d’ailleurs un changement à apporter à la philosophie dans notre système scolaire, ce serait de la proposer aussi dans les sections professionnelles, qui en sont aujourd’hui privées. Chaque jeune mérite de recevoir la richesse de la culture. Il faut rappeler cette mission fondamentale de l’école, et la richesse que constitue pour leurs élèves le savoir des enseignants. Transmettre ces connaissances à tous les jeunes, c’est leur offrir le chemin vers leur propre liberté, vers leur réflexion personnelle..

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Répliques

Dans l’émission Répliques du samedi 19 septembre, Alain Finkielkraut reçoit François-Xavier Bellamy face à Alain Dubet et Marie Duru-Bellat, sociologues, auteurs de « Dix propositions pour changer l’école » (Seuil).

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Sur la réforme du collège et la crise éducative

Echange animé, à l’invitation des Matins de France Culture, sur la situation de l’éducation nationale et la réforme du collège ; avec Philippe Meirieu, professeur en sciences de l’éducation, qui a compté parmi les principaux inspirateurs des réformes scolaires des trente dernières années, et Agnès Van Zanten, sociologue. Une émission présentée par Guillaume Erner.

(Débat sur la réforme à partir de 18 mn 17.)


Les Matins / Quels devoirs pour l’école en 2015 ? par franceculture

L’accès des jeunes au monde du travail : une génération sacrifiée ?

 

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Voici le texte d’un long entretien publié par le journal L’Opinion, dans son édition du mercredi 26 août, à l’occasion d‘une intervention à l’Université d’été du Medef sur le thème de la jeunesse.

Propos recueillis par Claire Bauchart.

– En France, trois ans après la sortie du système scolaire, un jeune sur cinq est toujours chercheur d’emploi, selon un avis du Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE) de Mars 2015. Si la crise a sa part de responsabilité, comment en sommes-nous arrivés à un système donnant si peu de place aux jeunes ?

Le modèle français a pour but premier la protection, et il sécurise au maximum ceux qui sont déjà dans l’emploi. Mais du coup, en période de crise, il rend beaucoup plus difficile l’accès au monde du travail pour ceux qui n’y sont pas encore entrés, et notamment les jeunes.

Je suis président de la Mission locale Intercommunale de Versailles, qui accompagne des centaines de jeunes dans leur recherche d’emploi : je vois combien les DRH ou les dirigeants ont tendance à augmenter dans leurs annonces l’expérience qu’ils demandent aux candidats. C’est un filtre utile pour éviter d’être noyé sous les sollicitations ; mais cela constitue de fait un obstacle désespérant pour l’accès au premier emploi. Comment obtenir les années d’expérience que l’on vous refuse d’acquérir ?

– Diriez vous alors que les jeunes sont aujourd’hui une génération sacrifiée ?

Il y a de vraies injustices, c’est vrai, notamment du fait de l’échec de notre système scolaire, qui est devenu le plus inégalitaire de tous les pays de l’OCDE. Mais la France est un pays riche d’opportunités ; à nous de relever les défis dont nous héritons. Devant les drames récents de l’immigration, les situations de pauvreté ou de conflit que subissent tant de jeunes dans le monde, il serait scandaleux de nous poser en victimes.

– Au cours des dix dernières années, le nombre d’entreprises créées par des jeunes de moins de 30 ans a pratiquement triplé, s’établissant à 125 000 pour la seule année 2014, d’après l’Agence Pour la Création d’Entreprises (APCE). Dans le même temps, les incubateurs prolifèrent au sein des grandes écoles. Ces vocations soudaines sont-elles nées d’une envie ou constituent-elles une alternative à un monde du travail peu accueillant ?

L’entrepreneuriat séduit en effet pour plusieurs raisons. Parmi elles, bien des jeunes partagent l’expérience de cette rigidité dans l’accès au monde du travail. S’ajoute à cela l’envie, qui constitue un marqueur de la génération Y, de sortir des cadres, de ne pas se contenter d’un travail salarié souvent perçu comme un obstacle à la créativité.

– Dans ce cadre, cette génération d’entrepreneurs évolue-t-elle dans un contexte favorable à la création ? En d’autres termes, si Mark Zuckerberg avait été français, son entreprise aurait-elle eu autant de succès ?

Si Zuckerberg avait été français, Facebook aurait pris son essor, sans aucun doute… mais aux Etats-Unis ! La France a un vrai problème avec la réussite, et celle de l’entreprise privée en particulier.

Nous avons pourtant effectué un travail important au sein des collectivités locales afin de développer les incubateurs et les pépinières. Une vraie souplesse a été apportée avec la réforme de l’auto-entreprise. Le problème se situe aujourd’hui au moment de l’étape suivante, celle du développement : en clair, quand vous avez besoin de vous financer, et surtout quand vous souhaitez recruter et créer de l’emploi, la complexité du système est telle que tout semble fait pour vous en dissuader. C’est terrible à dire, mais aujourd’hui, le principal ennemi du dynamisme économique français, c’est l’Etat.

La prise de risque n’est absolument pas accompagnée. Ne nous étonnons pas que les jeunes qui ont un projet fort le portent si souvent à l’étranger…

– Dans un monde économique en crise par ailleurs bouleversé par la mutation numérique, les jeunes, qu’ils soient diplômés ou pas, issus de classes sociales modestes ou aisées, estiment-ils avoir des rôles-modèles auxquels se référer ?

Arrive aujourd’hui sur le marché du travail une génération, dont je fais partie, qui a grandi dans l’omniprésence de la crise. Depuis que nous avons une attention au monde, on nous parle de crise partout : crise économique,  crise de la dette, crise de l’emploi, crise écologique, crise politique, crise de l’éducation… Ce diagnostic permanent peut fragiliser la légitimité des responsables auxquels nous devons la situation dont nous héritons.

D’autre part, cette génération vient après la chute du mur de Berlin, et la fin des grandes idéologies. Les partis de gouvernement sont devenus gestionnaires : difficile d’y trouver des visions fortes et singulières. Nous sommes un peu orphelins sur le plan politique : l’idéalisme auquel aspire souvent la jeunesse peine aujourd’hui à s’incarner.

Et pourtant, contrairement à ce que l’on ne entend parfois, je crois que de nombreux jeunes cherchent à être accompagnés par des aînés. Je le constate par exemple au sein de la Mission locale : le système de parrainage qui relie des cadres seniors et des jeunes est extrêmement bénéfique, et les jeunes le plébiscitent.

Nous avons donc beaucoup à gagner dans la reconstruction d’un vrai dialogue entre les générations, y compris pour le dynamisme économique de nos entreprises et de notre pays.

– Une étude d’Ernst & Young publiée en 2014 pointe une « révolution des métiers » : 90% des dirigeants prédisent des transformations majeures concernant les métiers de leurs équipes. Comment adapter notre système éducatif aux défis du monde moderne ?

 Nous devons refaire de l’école le lieu de transmission des connaissances fondamentales. Apprendre le code informatique en CE1 me paraît dérisoire quand, selon la Ministre, plus de 23% des jeunes de troisième ont de grandes difficultés en mathématiques, et près de 20% en français.

Je crois que l’école se trompe lorsqu’elle court derrière les dernières nouveautés. Mieux vaut transmettre à un enfant les éléments d’une culture fondamentale (maîtrise de la langue, du raisonnement scientifique, de l’histoire, de la géographie…) : c’est cela qui le rendra capable de s’adapter, d’imaginer, de chercher. Les créateurs de Google n’avaient pas fait de code informatique à l’école…

Crise omniprésente, difficultés à accéder à l’emploi, nouveaux usages numériques… Ces nombreux bouleversements engendrent-ils une redéfinition de l’ambition professionnelle au sein des jeunes générations ?

Pour la première fois, les jeunes sont majoritaires à estimer, dans toutes les enquêtes d’opinion, qu’ils vivront moins bien que leurs parents. Cela modifie en profondeur la manière dont ils appréhendent le monde du travail. La génération qui nous a précédés est entrée sur le marché de l’emploi accompagnée d’une promesse de prospérité, de croissance, de progrès économique… Cette perspective a forcément changé : marqué par un climat de crise, l’état d’esprit des jeunes n’est pas tant de s’engager dans la vie avec enthousiasme et un esprit conquérant que de tenter de se protéger au maximum d’un monde du travail perçu comme un espace de difficultés, et d’inquiétante incertitude. Par ricochet, les sondages[1] montrent à quel point la famille est une valeur importante, une véritable valeur refuge, pour les jeunes : beaucoup cherchent ce lien avec leurs aînés qui les aidera à s’engager dans un monde complexe.

Un dernier aspect à relever : puisque beaucoup sont persuadés de devoir se résoudre à une sobriété plus grande d’un point de vue matériel, ils cherchent des métiers qui puissent avoir du sens pour eux. C’est une belle exigence pour le monde du travail, qui devra répondre à cette aspiration profonde, que la prospérité économique avait peut-être contribué à éloigner.

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[1] D’après l’Atlas des jeunes en France (éd .Autrement), 85% des jeunes de 18 à 29 ans estiment la famille « très importante. »

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Si c’est un homme

 

Vincent Lambert

Tribune publiée dans le Figaro du 23 juillet 2015 et sur FigaroVox.

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Ce jeudi 23 juillet, le docteur Daniela Simon a convoqué les proches de Vincent Lambert. « L’objectif de cette réunion, leur écrivait-elle, sera (…) de vous informer des conclusions de la procédure collégiale et de la décision que j’aurai prise. » Selon toute probabilité, cette décision devrait consister à mettre fin à l’hydratation et à l’alimentation de Vincent Lambert, qui se verra alors condamné à mourir lentement de faim et de soif.

Et pourtant Vincent Lambert n’est pas en fin de vie. Son état semble même progresser, malgré le fait qu’il soit depuis longtemps privé de soins de rééducation. Plusieurs établissements spécialisés dans l’accueil de grands handicapés, en France ou à l’étranger, ont proposé de l’accueillir. Ses parents ne demandent qu’à s’occuper de ce transfert pour mieux accompagner leur fils… Mais rien n’y fait : tout ce que Pierre et Viviane Lambert auront pu obtenir, c’est d’être simplement informés de la décision prise par un médecin qui a déjà tenté par deux fois d’en finir avec leur fils. Désormais ils sont tenus au courant, et c’est déjà un progrès : la première fois, en avril 2013, ils avaient appris par hasard que Vincent était privé d’alimentation ! Les médecins n’avaient pas jugé opportun de prévenir la famille de celui qu’ils avaient condamné… Vincent Lambert avait survécu ainsi 31 jours, avant qu’une première décision de justice ne le sauve in extremis.

Les progrès de la médecine créent paradoxalement des situations de fragilité complexes, dans lesquelles le discernement est réellement difficile. Des situations profondément douloureuses, comme celle que vit aujourd’hui, sous le regard de tout un pays, la famille de Vincent Lambert. Des situations inédites, qui sont un défi pour les professionnels de santé. Il faut reconnaître cette complexité, ces difficultés et cette souffrance, et l’incertitude à laquelle nous conduit la nouveauté de ces situations. Mais la question qui se pose est la suivante : que faire de cette incertitude ? Comment recevoir cette fragilité ? Quel regard poser sur une vie qui dure hors de toutes les normes, sur un corps dans l’extrême dépendance, sur une conscience qui ne s’exprime plus ?

L’incertitude est bien réelle quant à ce que vivent vraiment les 1700 patients qui, en France, se trouvent, comme Vincent, en situation pauci-relationnelle. Qu’en est-il réellement de leur vie intérieure, de leurs perceptions ? L’encéphalogramme de Vincent Lambert témoigne d’une activité cérébrale bien réelle. Que se passe-t-il dans cette conscience désormais impuissante à se dire ? A cette question, nous ne savons pas répondre. Mais comme toute incertitude, plus que toute autre sans doute, de telles zones d’ombre devraient nous obliger à la plus absolue prudence. Le principe de précaution, qui a valeur de principe constitutionnel lorsqu’il s’agit de l’environnement, ne devrait-il pas peser infiniment plus lorsqu’une vie humaine est en jeu ?

Un témoignage pourrait suffire à nous alerter, celui qu’a raconté Angèle Lieby dans un livre poignant paru en 2012, Une larme m’a sauvée. Transportée un jour aux urgences pour un malaise lié à une maladie rare, elle est plongée dans un coma dont elle ne se réveille pas. Tout le monde autour d’elle la croit presque morte, en tous les cas totalement inconsciente. Mais Angèle Lieby est bien vivante : elle entend tout ce qui se dit autour d’elle, elle perçoit la douleur et réfléchit très lucidement ; elle est simplement comme enfermée dans son corps, incapable du moindre mouvement. Le jour de son anniversaire de mariage, alors que sa fille est venue lui rendre visite et lui parle, une larme coule de sa joue : cela révèle qu’elle entend, qu’elle a gardé sa mémoire, sa sensibilité et même ses émotions. Après une longue période de rééducation, Angèle retrouve peu à peu la totalité de ses facultés ; elle raconte aujourd’hui son histoire jusque dans des colloques scientifiques.

Vincent Lambert, au moment où l’on s’apprête à le faire mourir, est en train de retrouver la capacité à se nourrir par lui-même, sans la sonde qui l’alimente jusqu’à maintenant. Bien sûr, ces progrès sont très lents, et il ne retrouvera sans doute jamais les capacités qu’il avait avant son accident. Mais l’histoire d’Angèle Lieby devrait à elle seule nous interdire les raccourcis et le mépris dont il est si souvent l’objet. A cause de son témoignage, partagé par d’autres patients, personne n’a le droit d’assurer que « Vincent n’est déjà plus là ». Comment peut-on affirmer, puisque nous savons si peu de choses de ce qu’il vit en ce moment, que ce corps souffrant n’est plus rien, plus rien qu’un lit à libérer dans le couloir d’un CHU ? Comment peut-on écrire de Vincent qu’il ne serait qu’un « légume » ? Ce débat aura été l’occasion de constater, une fois de plus, que les partisans du droit à mourir « dans la dignité » commencent toujours par dénier toute dignité à ceux qu’ils voudraient voir partir… Malades, handicapés, vieux, dépressifs, anormaux – à la suite de Vincent Lambert, indignes de toute la terre, dépêchez-vous de mourir !

« Les faibles et les ratés doivent périr, et on devrait les aider en cela : c’est le premier principe de notre charité. » En écrivant cet aphorisme, au début de L’Antéchrist, Nietzsche ne se doutait sans doute pas qu’il rédigeait ce qui deviendra peut-être, comme en Belgique, le prochain code de conduite de la médecine. Si le cas particulier de Vincent Lambert déchaîne à ce point les passions, c’est parce qu’il montre la croisée des chemins à laquelle nous sommes arrivés. Le serment d’Hippocrate commande encore : « Je ne provoquerai jamais la mort délibérément. » Si cet interdit devait disparaître, à quelle limite arrêterons-nous les effets de « notre charité » ? Si la vie de Vincent Lambert devait n’être plus jugée humaine – parce qu’inutile, impuissante, non conforme aux normes du bonheur et de la performance sociale, alors laquelle de nos existences sera longtemps digne d’être prolongée ?

Bien sûr, n’en doutons pas, les formes du droit seront respectées, les protocoles garantis, la collégialité promue. Mais au fond, une question demeure toujours, que Vincent Lambert incarne aujourd’hui sans l’avoir voulu : à qui avons-nous affaire exactement, quand nous voyons ce corps souffrant ? Ou quand nous refusons de le voir – manière de montrer, malgré nous, que nous préférons encore ne pas reconnaître en lui notre semblable… Là est la question décisive. Car s’il s’agit d’un semblable, d’un innocent simplement frappé par la dépendance, alors décider ainsi de sa mort, comme on s’apprête à le faire ce matin, est à soi seul un crime contre l’humanité – et la nôtre autant que la sienne. La question que Primo Levi lançait, au début de son récit des camps de concentration, se repose à chacun d’entre nous aujourd’hui :

      Vous qui vivez en toute quiétude

       Bien au chaud dans vos maisons

       Vous qui trouvez le soir en rentrant

       La table mise et des visages amis

       Considérez si c’est un homme

       Que celui qui peine dans la boue,

       Qui ne connait pas de repos,

       Qui se bat pour un quignon de pain,

       Qui meurt pour un oui pour un non…

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