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L’État s’est occupé de tout, sauf de ses missions régaliennes.

François-Xavier Bellamy au Parlement européen « L’Etat est aujourd’hui partout, dans les plus petits détails de notre vie, mais il est absent de ses missions régaliennes ».

Entretien initialement paru dans L’Express le 22 avril 2020, disponible à ce lien. Propos recueillis par Camille Vigogne-Le Coat.


L’Express : Vous êtes professeur de philosophie. Seriez-vous prêt à reprendre les cours le 11 mai devant une classe ?

François-Xavier Bellamy : Il faut évidemment s’y préparer pour que cette reprise puisse arriver le plus rapidement possible. Pour les Français les plus défavorisés, le fait de devoir suivre les cours à distance constitue une difficulté supplémentaire. Le système français est le plus inégalitaire de l’OCDE, et laisse beaucoup de décrocheurs au bord du chemin. Dans ces conditions, le confinement, bien que nécessaire, a aussi des conséquences dramatiques.

J’ai plus de mal à comprendre la cacophonie, 24 heures seulement après l’intervention du Président de la République, avec un ministre de l’Éducation nationale qui a déjà eu l’occasion de le désavouer en affirmant qu’il n’était pas question de reprendre le 11 mai. Nous comprenons tous que la situation est compliquée, mais nous avons besoin que ceux qui nous dirigent aient des messages clairs et cohérents. Cette confusion ne peut que créer de l’anxiété.

Emmanuel Macron n’agit-il pas trop en solitaire en fixant ce début de déconfinement ?

Ce qui est stupéfiant, c’est d’avoir l’impression que les acteurs du sujet découvrent ses messages en même temps que les Français. Plus on est plongé dans ce que les militaires appellent ‘le brouillard de la guerre‘ et plus on a besoin de capitaines capables de parler d’une voix claire et cohérente. Le sentiment que les ministres et acteurs de la chaîne gouvernementale sont peu informés des décisions du chef de l’Etat ne peut pas contribuer à apporter la sérénité nécessaire dans ce moment chaotique.

« Dans les prochaines semaines, avec toutes les composantes de notre nation, je tâcherai de dessiner [le] chemin », a déclaré le chef de l’Etat. Êtes-vous prêt à participer à une union nationale ?

Je ne crois absolument pas à un gouvernement qui rassemblerait des gens venus de partout, comme si pour faire face à la crise il fallait renoncer à la vie démocratique. L’union nationale est une nécessité. Mais dans une démocratie l’union ne signifie pas l’uniformité.

Cela nous ramène au tout début du macronisme, et à la promesse du ‘en même temps‘. Je n’ai jamais cru à la fin des clivages. La démocratie suppose une diversité de visions qui reflète le pluralisme de la société. C’est important – y compris dans un moment comme celui-ci – qu’il y ait un exécutif qui gouverne, mais c’est aussi important qu’il y ait une opposition démocratique qui s’exprime.

Avec trois ans de recul, on peut tirer le bilan du ‘en même temps‘ : à la place de la fin des clivages, nous avons un pays divisé, fracturé, où les tensions sont plus vives que jamais. C’est à cause de cette confusion démocratique que les colères s’expriment désormais dans la rue. Les Gilets jaunes sont l’exact corollaire de l’illusion de cette promesse initiale.

Quelle est la principale leçon politique que l’on peut d’ores et déjà tirer de l’épreuve que nous vivons ?

Celle de l’incroyable fragilité de l’Etat, du dénuement de la puissance publique face à une crise comme celle-ci. De façon générale, nous observons aussi la vulnérabilité du monde occidental, qui pendant quelques décennies s’est offert le luxe d’oublier que l’histoire est faite de risques, de menaces et de chocs. Je suis inquiet de ce que serait notre capacité de réaction si nous étions réellement en guerre. Nous n’avons même pas les éléments indispensables à notre propre survie, que nous devons mendier en Chine. Et ce n’est ‘qu’une’ pandémie, qui ne remet pas en cause l’existence de notre nation. Dans un contexte de conflit, combien de temps tiendrions-nous ? Il ne faut pas seulement réorienter l’Etat, il faut le reconstruire.

Faut-il faire le procès du libéralisme ?

Incriminer le libéralisme dans l’impuissance de l’Etat serait une aberration. D’abord, parce que la France n’est pas un pays libéral au sens économique du terme. Nous sommes l’un des pays du monde où les taux de prélèvement obligatoires sont les plus importants ; nous consacrons 56 % de notre PIB à la dépense publique. Et pourtant nous n’avons pas de quoi donner des masques à nos infirmières ! Où est passé l’Etat ? Il n’a pas disparu : il s’est dispersé, dans un millefeuille administratif qui a paralysé les décideurs et les acteurs de terrain, dans l’empilement de dispositifs sociaux compliqués, qui sans réussir à sortir les plus modestes de la précarité, ont réduit notre capacité à agir et produire. L’Etat est aujourd’hui partout, dans les plus petits détails de notre vie, mais il est absent de ses missions régaliennes.

Faire croire que le libéralisme est la cause de nos échecs, c’est entretenir les problèmes qui nous ont conduit dans l’impasse. Il faut redonner à l’Etat les moyens d’une action efficace sur les sujets régaliens, sur les questions d’éducation, de santé, de justice. Et cela implique simultanément de sortir de cette hyperadministration qui paralyse la France.

Et la mondialisation, faut-il la remettre en cause ?

Il faut faire le procès de notre passivité dans la mondialisation, sans aucun doute. Pendant trop longtemps nous avons laissé faire une mondialisation déséquilibrée et dérégulée, construite uniquement à coups de calculs économiques de court terme. Il y a 30 ans, on fabriquait 80 % des principes actifs de médicaments, aujourd’hui on en importe 80 %. Pourquoi ? Parce qu’on a construit notre rapport à la mondialisation à partir de la seule figure du consommateur, pour lui apporter le produit le moins coûteux quelles que soient les conséquences.

Faut-il refonder l’Union européenne comme dit Emmanuel Macron ?

C’était exactement notre slogan de campagne pendant les élections européennes, ‘refonder l’Europe. Nous ne partagions pas le déni de réalité macronien sur ce sujet. L’Europe a bien besoin d’une refondation, en effet. Elle s’est construite dans un monde où le tragique était oublié. La doctrine de la concurrence a été au cœur de la matrice européenne, comme si la consommation était notre horizon essentiel. Aujourd’hui, il est urgent d’affirmer que l’Europe ne peut pas être simplement un marché. Elle n’aura de sens que si elle contribue à nous donner une capacité d’agir dans la mondialisation, plutôt que de subir notre destin.

Concrètement ?

Concrètement, il faudra, sur le plan industriel, identifier des chaînes de valeurs stratégiques sur lesquelles on accepte d’investir, ce que l’Union Européenne a longtemps écarté. Assumer de défendre nos intérêts, par exemple dans le domaine de la santé. Mais surtout, ne nous contentons pas de ce sujet, il ne sert à rien de préparer les crises passées ! Demain, la crise sera peut-être sécuritaire, alimentaire… Il faut une politique agricole qui permette de produire ce que nous consommons. Enfin, il faut accepter le modèle de société qui va avec. Produire nous-mêmes des masques veut dire les payer un peu plus cher. Cela suppose de remettre le travail au cœur de la société. Ne plus se contenter d’acheter au moindre coût, et donc repenser notre modèle social.

Qui est le plus démuni face à cette crise ? Le politique ou le philosophe ?

C’est beaucoup plus inquiétant pour le politique que pour le philosophe ! Le philosophe a l’habitude d’être démuni, le vertige de la page blanche fait partie de l’expérience philosophique à part entière.

En revanche, le grand défi pour le politique est d’agir dans une situation d’incertitude essentielle. La parole publique est attendue comme jamais, comme le montrent les records d’audience pour écouter le président ; et en même temps elle est sujette à un discrédit qui créé une immense vulnérabilité collective.

D’où la nécessité d’avoir de la constance et de la précision dans l’expression. Le manque de clarté, de vérité parfois dans la communication du gouvernement, met en danger la confiance envers notre démocratie elle-même. Il est urgent de revenir à une parole prudente et maîtrisée !

Avec André Bercoff et les auditeurs de Sud Radio

Entretien avec André Bercoff

Accéder à l’intégrale (dont les questions-réponses avec les auditeurs)


Réponses aux auditeurs de Sud Radio

François-Xavier Bellamy répond à André Bercoff et aux auditeurs de Sud Radio

🎙️ Invité hier de Sud Radio, pour répondre aux questions d'André Bercoff et des auditeurs.

Publiée par François-Xavier Bellamy sur Jeudi 16 avril 2020

 

Cette crise peut nous rapprocher, ou achever de nous séparer.

Cette crise peut nous rapprocher ou achever de nous séparer

Texte initialement paru dans le journal La Croix du 7 avril 2020, disponible ici.


Méditer sur le confinement : belle occasion que nous offrent vos pages. Mais cette réflexion est d’abord l’expression d’un privilège… Impossible de ne pas penser à tous ceux à qui cette période n’offrira pas la quiétude nécessaire pour méditer. Les soignants en premier lieu, engagés dans une longue et éprouvante bataille : nous avons retrouvé du temps, quand eux en manquent cruellement, dans la course contre la montre qu’ils mènent pour sauver des vies. Mais aussi les parents qui doivent poursuivre leur travail tout en s’improvisant enseignants, sans un instant de répit ; les enfants inquiets de ces ruptures difficiles à comprendre. Les personnes auxquelles ce confinement fera subir le poids écrasant de leur solitude. Les familles privées de visiter un proche en maison de retraite, ou à l’hôpital. Oui, pour beaucoup, il n’est pas du tout évident que ce confinement soit une occasion paisible pour lire, méditer et revenir à l’essentiel, comme nous l’avons tant entendu…

Notre vie publique doit faire une place à cette part d’épreuve. Il serait dévastateur que les médias, les intellectuels, les politiques parlent seulement de ce moment comme un temps de retraite heureux, philosophique et citoyen. J’ai lu avec stupeur, comme beaucoup, les « récits de confinement » publiés récemment dans plusieurs titres, sous la plume de personnalités connues. L’une raconte son « exode » dans une maison au pays basque, et l’épreuve de devoir aller faire ses courses car le supermarché ne livre plus. L’autre, envoyant de splendides photos d’un lever de soleil en Normandie, a le sentiment de vivre une de ces « histoires qu’on invente à Hollywood ». Une troisième, dans sa maison du XIème arrondissement, a assez de pinceaux pour « s’amuser pendant un mois », et conclut : « Ce confinement est une merveille. ».

Le danger du ressentiment

Des années de hausse des prix de l’immobilier ont contraint des millions de Français à vivre, avec pourtant un ou deux salaires, dans des logements de plus en plus restreints ; et soudain, pour beaucoup, ce qui n’était plus qu’un point de passage dans nos vies mobiles devient le seul espace disponible. Tout le monde n’a pas une vie de rechange. Dans un tel moment, une conscience élémentaire de notre appartenance à un pays, à un corps social durement éprouvé, devrait appeler un peu de décence commune.

Cette crise peut nous rapprocher, car l’épidémie nous réveille concrètement au fait que nos vies sont liées par une solidarité de fait. Elle peut aussi achever de nous séparer, si s’impose l’indifférence décomplexée. Ce qui caractérise ce moment, c’est que nous retrouvons brutalement l’expérience de la rareté des ressources – expérience que toute notre société de consommation, fondée sur une illusion d’abondance infinie, tentait de nous faire oublier. Le principe de l’économie n’est pas la richesse des nations, mais leur pauvreté. Ce retour au réel sera brutal. Si nos élites cherchent à faire durer l’illusion, à s’épargner le choc que la société va vivre, elles la feront exploser. Il suffira de peu de contre-exemples pour conduire la maladie politique qui ronge la France à sa phase terminale. Face au risque sanitaire, nous le savons, chacun de nous peut, par son comportement, protéger ou menacer la société ; c’est aussi le cas pour éviter la contagion du ressentiment, peut-être plus dangereuse encore, qui peut naître de cette crise. Refuser d’être testé, quand ce n’est pas nécessaire, si tant d’autres ne le peuvent pas. S’abstenir de tout passe-droit. Prendre sa part de l’effort commun. Ne pas mettre en scène un bonheur privé dans une telle épreuve publique.

« Selon que vous serez puissants ou misérables… » Ce vers si connu de la Fontaine est la morale des Animaux malades de la peste, et ce n’est pas pour rien. L’épidémie agit comme un révélateur. Une artiste citée plus haut trouve ce moment « extrêmement joyeux ». Pendant ce temps, le livreur qui lui apporte ses courses travaille sans protection pour ne pas perdre son SMIC – alors qu’il ne pourra pas voir ses propres parents s’ils sont hospitalisés. Révélateur brutal : avons-nous encore conscience d’être liés ? La vacuité du « vivre ensemble » se révèle quand il est question de souffrir ensemble. Cette déliaison, cette distance, est comme le point d’aboutissement de la « sécession des riches », analysée par Jérôme Fourquet il y a deux ans [1]. Bien sûr, expliquait-il, il y a toujours eu des milieux sociaux plus ou moins favorisés ; la nouveauté tient à ce que l’évolution de l’urbanisme, de l’école, du travail, la suppression du service national, tout cela fait que les membres des classes favorisées non seulement ne se mélangent pas avec les personnes de milieux populaires, « mais, souvent, n’ont même plus l’occasion ou la nécessité de les côtoyer ou de les croiser ». Pour clamer sa joie dans un moment d’épidémie, il faut être convaincu que rien ne va vous arriver ; et ne même plus avoir conscience que cette chance n’est pas partagée…

Il n’y a pas de « startup nation »

L’épidémie révèle l’éloignement de ces milieux sociaux confinés sur eux-mêmes qui forment l’archipel français. Mais elle doit nous rappeler aussi à leur interdépendance. Ceux qui peuvent travailler de chez eux éprouvent en même temps l’impossibilité de l’autarcie individuelle. Vous restez chez vous, grâce à ceux qui continuent de sortir. Le travail à distance coupe la société en deux. Mais ce sera, espérons-le, l’occasion pour bien des cols blancs de redécouvrir les cols bleus. La mondialisation, la digitalisation, la financiarisation de l’économie, avaient rendu « le travail invisible », pour reprendre les mots de l’économiste Pierre-Yves Gomez.

Aujourd’hui nous faisons l’expérience que le monde virtuel ne suffit pas, que nous ne survivons pas sans agriculteurs, sans pêcheurs, sans ceux qui transforment leurs produits et les apportent jusqu’à nous – sans les travailleurs qui doivent sortir encore jour et nuit, pas ou peu protégés, pour maintenir l’ordre public, enseigner aux enfants des soignants, accompagner nos aînés, garantir les biens essentiels. « Ceux qui réussissent » réalisent qu’ils ne sont rien sans « les gens qui ne sont rien ». Il n’y a pas de « startup nation ». Les cadres sup en télétravail ont besoin du courage des caissières. Ce sont les derniers de cordée qui nous tirent. Quand le château de cartes financier s’écroule, quand l’océan des marchés se replie, on voit réapparaître les piliers fondamentaux de l’économie réelle. Et l’on prend conscience que les « personnels essentiels » sont aussi, bien souvent, ceux qui sont en bas de l’échelle et touchent de petits salaires – à commencer par ceux qui chaque jour sauvent des vies à l’hôpital, et qui depuis un an maintenant soignaient tout en faisant grève pour dénoncer leurs conditions de travail…

Bien sûr, la crise est profonde, et elle remonte à loin. L’important n’est pas de dénoncer, mais de repenser pour demain notre modèle de société, à la lumière de cette expérience. Et en attendant, d’éviter de provoquer par inconscience une lutte de classes face au virus, qui finirait de défaire l’unité française. Cette crise peut nous rapprocher, ou nous détruire ; et cela dépend de nous maintenant.

[1] 1985-2017 : Quand les classes favorisées ont fait sécession, Fondation Jean Jaurès, 2018 (télécharger)
Crédit photo : Capture d’écran, AP-HP

L’épidémie doit être l’occasion d’une prise de conscience.

Entretien avec Alexandre Devecchio, pour Le Figaro Magazine, disponible à ce lien.

LE FIGARO MAGAZINE – Votre dernier essai, paru il y a un an, s’intitulait Demeure, comme une invitation à échapper à l’ère du mouvement perpétuel. Pouviez-vous imaginer alors la France confinée?

Notre monde en mouvement avait pour vertus cardinales l’agilité, la vitesse, la rupture ; et soudain notre seul impératif devient : restez chez vous ! Je pourrais dire en souriant que nous sommes passés bien vite d’En marche à Demeure. Bien sûr, il est impossible de se réjouir d’une assignation à résidence généralisée, nécessaire pour éviter la propagation du virus, mais éprouvante pour beaucoup, et qui aura des conséquences économiques et sociales si graves…

La demeure n’implique pas le confinement, au contraire. Elle est le point de départ. Mais s’il faut tirer d’un mal un bien, il est vrai que cette période d’immobilité forcée peut nous offrir l’occasion d’échapper à l’agitation de nos vies : pour ceux d’entre nous que leur travail ne place pas en première ligne dans cette crise, ce temps suspendu permet d’habiter de nouveau, au lieu de passer sans cesse. Pour reprendre le titre d’un éditorial dans vos pages : Bienvenue chez vous !

Comment trouver un équilibre entre la nécessité d’aller de l’avant, l’impératif de croissance et le besoin de permanence et de protection ?

En écrivant Demeure, je voulais rappeler que la première mission du politique n’est pas de changer le monde, mais de le préserver – de protéger ce qui doit demeurer, ce que nous avons reçu d’essentiel et qui mérite d’être transmis : la vie humaine a pour condition des équilibres à la fois naturels et culturels fragiles et complexes. Dans leur obsession de changement, nos dirigeants rêvaient de remplacer l’Ancien Monde par un nouveau, comme si ce que nous avons reçu ne valait rien, comme si l’avenir ne pouvait être qu’un progrès.

De ce fait, nous avons ignoré que l’optimisme ne garantit rien, que la vie est essentiellement fragile, et que la première responsabilité politique n’est pas d’abord d’apporter du nouveau, mais de préserver l’essentiel – de garantir « que l’humanité soit », comme l’écrivait Hans Jonas. Je l’écrivais aussi dans Demeure : nous ne devrions pas juger nos responsables politiques sur ce qu’ils auront changé, mais d’abord sur ce qu’ils auront sauvé. Pour cela, il importe moins de rêver de ruptures que de « prendre soin »  de nos attachements – le mot nous est devenu familier dans ce moment où nous nous sentons de nouveau vulnérables: « Prenez soin de vous ! ».

Et le fantasme brutal de « transformer la société » montre alors sa vacuité. Quand il faut prendre soin les uns des autres, ce sont les liens sociaux les plus ancrés, les structures ancestrales – les liens familiaux, les solidarités locales, toutes les proximités tournées en dérision par le « Nouveau Monde » postmoderne et globalisé – ce sont ces liens qui servent de refuge, et retrouvent leur signification essentielle.

Nous ne devrions pas juger nos responsables politiques sur ce qu’ils auront changé, mais d’abord sur ce qu’ils auront sauvé.

Cette crise révèle-t-elle les limites du logiciel idéologique d’Emmanuel Macron, comme de la majorité des dirigeants occidentaux aujourd’hui ?

Il y a toujours eu des épidémies : en faire le reproche à Emmanuel Macron, ou au monde occidental, serait précisément tomber dans l’idéologie. Nos limites se trahissent plutôt dans notre incapacité à réagir face à une telle crise : d’abord parce que nos dirigeants ont oublié que l’histoire est faite de menaces. Nous avons cru à la fin de l’histoire, comme l’écrivait Fukuyama.

D’où, par exemple, le fait que nous ayons cessé d’entretenir un stock stratégique de matériels de protection. Où en serions-nous si, au lieu d’une épidémie, nous devions faire face à une guerre ? Nous sommes totalement dépendants des acteurs étrangers qui fournissent les produits dont nous avons besoin pour survivre… Et c’est surtout là que l’aveuglement de l’Occident se manifeste: pendant quelques décennies, nous avons ajusté nos décisions politiques à des calculs économiques.

Parce que l’Asie fabriquait moins cher, nous lui avons transféré le travail. La rentabilité immédiate a remplacé la stratégie de long terme. Et soudainement, dans ce moment de crise aiguë, nous prenons conscience des conséquences… Il nous arrive ce que Hegel avait décrit, dans la dialectique du maître et de l’esclave : le plus puissant fait travailler le plus faible à sa place. Il s’offre ainsi un loisir confortable, mais dangereux : car le maître dépend de ce que produit l’esclave.

Où en serions-nous si, au lieu d’une épidémie, nous devions faire face à une guerre ? […] La rentabilité immédiate a remplacé la stratégie de long terme.

Un jour, le maître devient l’esclave de l’esclave, et l’esclave est alors le maître du maître. La mondialisation a consisté à exploiter le différentiel de développement pour nous offrir pour moins cher le luxe d’une vie d’abondance. Aujourd’hui, les petites mains de l’atelier du monde en deviennent les nouveaux maîtres, et les avions chinois mettent leurs drapeaux aux fenêtres pour nous apporter les masques dont nous avons besoin pour survivre.

Vous êtes également député européen. L’Union européenne est beaucoup critiquée depuis le début de cette crise. Est-ce injuste?

Non. L’Union européenne s’est préoccupée pendant longtemps de construire un marché unique et d’y faire appliquer la concurrence la plus ouverte possible. En mettant nos entreprises, qui se voyaient imposer des normes de plus en plus complexes, en compétition avec des acteurs étrangers qui ne respectaient pas nos règles sociales, environnementales ou même concurrentielles, elle a contribué à cette mondialisation déséquilibrée.

L’Union européenne n’est pas seule responsable de notre déclin […]. Mais si nous sommes démunis pour faire face à cette épidémie, c’est en partie du fait d’un certain aveuglement européen.

Le dogme de la concurrence a empêché le développement de stratégies industrielles fortes dans des secteurs essentiels. L’Union européenne n’est pas seule responsable de notre déclin – d’autres pays européens proches de nous sont capables de continuer à produire et à exporter. Mais si nous sommes démunis pour faire face à cette épidémie, c’est en partie du fait d’un certain aveuglement européen. Et l’impuissance à laquelle nous nous sommes condamnés rend ensuite presque impossible une solidarité effective entre nos pays devant l’épidémie, exactement comme face à la crise migratoire, par exemple…

Que pensez-vous de la décision, prise par les chefs d’État et de gouvernement, d’ouvrir les négociations d’adhésion à l’UE pour l’Albanie et la Macédoine du Nord?

Cette décision prise en pleine crise du coronavirus montre une impressionnante surdité des dirigeants européens: au moment où la crise devrait nous inquiéter sur notre impuissance et l’impasse stratégique qui nous y a conduits, nous nous préoccupons de poursuivre l’élargissement ! C’est aussi le résultat d’un reniement incroyable de la part d’Emmanuel Macron, qui a soutenu cette décision.

Pendant toute la campagne des élections européennes, Nathalie Loiseau proclamait : « L’Albanie et la Macédoine du Nord, c’est non ! » Il ne leur aura pas fallu un an pour renier la parole donnée… Le gouvernement prétexte avoir obtenu des ajustements de procédure ; mais cela ne change rien au fond: malgré ce « non » promis, notre président valide la candidature de ces deux pays, au moment où les Français ont l’esprit occupé par une épidémie majeure. Même si l’heure n’est pas à ces débats, difficile de dissimuler son écœurement devant ce cynisme affligeant.

L’Union européenne peut-elle se refonder, ou est-elle condamnée à disparaître?

Il serait terrible que le discrédit actuel de l’Union européenne nous condamne à terme à une fragmentation qui serait la dernière étape de notre déclin. Je sais que l’idée même d’une refondation a déjà suscité bien des déceptions, et semblera illusoire. Mais dans le monde qui se dessine, nous avons besoin d’un lien fort entre les pays européens. Pour pouvoir peser et ainsi ne pas subir la suite de l’histoire, bien sûr. Mais aussi parce que nous sommes unis par une civilisation commune dont l’héritage est plus que jamais d’actualité pour protéger une certaine idée de l’homme, que le monde qui se dessine met sans doute en danger.

C’est le cœur du projet que j’ai défendu pour l’élection européenne : il faut construire une Europe qui nous renforce dans la mondialisation, là où elle nous donne trop souvent aujourd’hui le sentiment de nous fragiliser. Cela suppose qu’elle se refonde sur des principes clairs. Retrouver la subsidiarité, pour garder à l’échelle européenne ce que chaque pays ferait moins efficacement. Reconstruire une stratégie économique qui ne considère pas seulement le consommateur, mais aussi le travailleur, et le citoyen. Sortir de la naïveté, et assumer de défendre nos principes et nos intérêts dans le monde qui nous entoure. Si l’Europe retrouve ces fondations, elle sera un atout majeur pour nos démocraties et pour les peuples européens face aux défis difficiles qui nous attendent.

Vous êtes professeur de philosophie. Quelles lectures conseillerez-vous à vos élèves pour comprendre cette crise?

Peut-être un auteur que j’évoquais plus tôt : Le Principe Responsabilité, de Hans Jonas. Cet ouvrage, qui date de 1979, annonce déjà qu’il nous faut renoncer à l’illusion de notre toute-puissance sur la nature. C’est un appel à replacer au cœur de la politique une éthique de la prudence, inspirée par l’attachement à la vie dont la splendeur fragile doit être préservée pour les générations à venir.

Le coronavirus peut être synonyme de souffrance et de deuil pour certaines familles. En quoi la philosophie peut-elle aider?

Cette épidémie a déjà causé bien des deuils… Et puis, je pense aux familles qui ne peuvent visiter leurs proches en maison de retraite ou à l’hôpital. À ceux qui partiront sans avoir pu vivre le moment de l’adieu. Aux proches empêchés de participer à un enterrement. Quelle immense épreuve… Que dire devant de telles situations ? À titre personnel, je n’ai jamais cru que la philosophie pouvait être une méthode thérapeutique pour résoudre tous les problèmes.

Sans doute ne peut-elle pas toujours nous « aider ». Il n’y a pas de remède pour tout ; mais il faut sans doute renouer avec ce que Boèce décrivait, au VIe siècle, dans Consolation de philosophie : condamné à mort injustement, il médite depuis sa prison sur l’expérience difficile de la consolation. Consoler, ou se laisser consoler, n’est pas se défaire de la souffrance, au contraire: plus la souffrance est profonde, et plus elle appelle la consolation. Mais par elle nous sortons de la solitude. Espérons que notre société saura vivre, dans les temps qui viennent, cette nécessaire consolation.

Faire face au risque d’une pénurie de médicaments

À l’issue d’échanges avec plusieurs interlocuteurs des secteurs hospitaliers et industriels et d’élus inquiets de la possibilité que survienne une pénurie de médicaments en France et dans plusieurs autres pays d’Europe, François-Xavier Bellamy, membre de la commission de l’industrie au Parlement européen, a écrit au commissaire en charge du marché intérieur, Thierry Breton, pour l’alerter sur ce sujet.

Le Parlement européen doit préparer un rapport d’initiative sur le sujet, dont la réalisation a été confiée à Nathalie Colin Œsterlé, membre de la Commission de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire (ENVI) et de la délégation française du PPE.

[01/04/20]

Monsieur le Commissaire,

Permettez-moi d’attirer votre attention sur une difficulté majeure qui pourrait survenir dans la réaction à la crise sanitaire que nous connaissons : nous voyons apparaître, outre le manque cruel de masques, d’équipements de protection et de respirateurs, le risque majeur d’une pénurie de médicaments en Europe.

Nous sommes saisis par de nombreux médecins hospitaliers et personnels soignants, qui arrivent au bout de leurs stocks en particulier en matière de curares, médicaments utilisés pour les personnes qui doivent faire l’objet d’une intubation. C’est également le cas des hypnotiques, des corticoïdes et de certains antibiotiques. En quelques semaines, la demande de ces substances a augmenté de plus de 2000% dans le monde, et la production, qui a lieu pour une grande part dans les pays d’Asie eux-mêmes touchés par l’épidémie, ne peut suivre le rythme. La situation est déjà tendue dans les régions les plus touchées : en Île-de-France, des établissements hospitaliers n’ont désormais que quelques jours de stocks devant eux, et la Présidente de la Région, Valérie Pécresse, a récemment lancé l’alerte à ce sujet.

Aujourd’hui, près de 500 000 personnes sont porteuses du virus en Europe et ce nombre va s’accentuer dans les jours à venir. Dans de nombreux pays, les capacités des unités de soins intensifs et de réanimation sont débordées ou en passe de l’être. Sans une action organisée et déterminée, un grand nombre de structures hospitalières pourraient se trouver à court de stocks de médicaments, et par là dans l’impossibilité de traiter les personnes atteintes du Covid-19, mais aussi de soigner d’autres pathologies ou de réaliser des interventions chirurgicales indispensables. Après les pénuries de masques et de matériels de protection, ce serait un nouvel échec dans le soutien que nous devons aux personnels soignants, qui se donnent sans compter pour sauver des vies.

Pour faire face à cette urgence absolue, il faut une stratégie forte sur le plan européen. Les États-membres doivent coopérer pour faire l’inventaire des stocks disponibles et garantir qu’ils soient tous mobilisés de façon cohérente pour faire face à l’épidémie. Aucune mesure restrictive liée aux décisions de confinement ou de fermeture des frontières ne doit pouvoir empêcher l’approvisionnement des chaînes de production de médicaments basées en Europe. Il est nécessaire de relocaliser en urgence la production des médicaments les plus sollicités face au Covid-19, en convertissant si besoin des lignes de production allouées à d’autres produits. Enfin, l’Union européenne doit parler d’une seule voix sur le marché pharmaceutique mondial, pour contrebalancer les pressions massives exercées par de grandes puissances qui feront tout pour s’accaparer les ressources disponibles notamment en Inde et en Chine.

Nous en avons parlé ensemble lors de notre dernière conversation, il y a quelques jours : face à cette crise, l’Europe doit faire la preuve qu’elle peut nous renforcer. Depuis le début de votre mandat, vous signalez l’ampleur du chemin à faire pour nous réarmer sur le plan industriel, et nous partageons cette conviction. J’ai déjà eu l’occasion de dénoncer au Parlement la vision de court terme qui a conduit nos pays à délocaliser la production des principes actifs des médicaments, et soutenu votre engagement pour développer de nouveau les stratégies industrielles nécessaires à la reconstruction de notre autonomie sur des filières essentielles. Cette volonté va devoir se matérialiser en quelques jours, pour faire face à l’épidémie. Dans ce contexte d’urgence, pouvez-vous nous indiquer les mesures que vous prenez, afin que nous puissions apporter aux personnels soignants toutes les garanties nécessaires ?

En vous remerciant par avance, je vous renouvelle l’expression de ma confiance, et je vous prie d’agréer, Monsieur le Commissaire, l’expression de ma haute considération.

François-Xavier Bellamy

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Pénurie de médicaments : lettre de François-Xavier Bellamy à Thierry Breton (1/2) Pénurie de médicaments : lettre de François-Xavier Bellamy à Thierry Breton (2/2)

Autonomie stratégique et Covid-19 : entretien au JDD

François-Xavier Bellamy au Parlement européen
Entretien avec François-Xavier Bellamy sur les questions d’autonomie stratégique dans la gestion de la crise du coronavirus, initialement paru sur le site du Journal du Dimanche, disponible à ce lien. Propos reccueillis par Christine Ollivier.

Il faut que la puissance publique puisse investir sur des chaînes de valeur industrielles stratégiques, pour regagner notre autonomie dans des secteur essentiels comme la défense, l’alimentation ou la santé.

Comment jugez-vous la gestion de la crise du coronavirus par l’exécutif ?

Cette gestion assez erratique est d’abord marquée par la contrainte que représente la pénurie des moyens les plus essentiels. Le gouvernement tente bien sûr de répondre sur tous les fronts, sanitaire comme économique, mais aucun artifice de communication ne peut cacher cette pénurie. Où sont les masques ? Les tests de dépistage ? Les équipements qui permettraient de protéger ceux qui travaillent, de diagnostiquer les malades ?

Comment expliquer ces pénuries ?

Nous avons renoncé ces dernières années à nous prémunir face au risque de crise. La France s’est laissée endormir, comme d’autres pays occidentaux, par le sentiment d’une sécurité illusoire. Le fait d’avoir cessé ces dernières années d’organiser un stock stratégique de masques en est un exemple. La situation actuelle est aussi le résultat d’un renoncement du politique à imposer une stratégie, et de sa dissolution dans l’économie mondialisée.

Aujourd’hui, nous n’avons pas de respirateurs parce que nous n’en produisons presque pas. Nous avons confié à la Chine le soin de produire nos masques. On imagine ce que donnerait notre dépendance actuelle en cas de guerre… En 30 ans, nous sommes passés de 20% à 80% de principes actifs de nos médicaments importés en-dehors de l’Europe : le résultat d’une politique de santé qui s’est résumée à faire pression à la baisse sur le prix des médicaments. Nous avons préféré des économies de courte vue à notre autonomie industrielle. Nous en payons le prix fort.

Est-ce un phénomène français ou européen ?

C’est à la fois français et européen. Il y a longtemps qu’il n’y a plus de politique industrielle en France. Si l’Allemagne est capable de réaliser des tests de dépistage à grande échelle, c’est parce qu’elle a conservé, elle, une capacité industrielle.

Mais nous vivons aussi l’échec d’une Europe qui s’est surtout préoccupée de sa politique de la concurrence, et de l’ouverture des marchés. En exposant nos entreprises à des compétiteurs étrangers moins-disant sur le plan social, environnemental et réglementaire, en privilégiant exclusivement le consommateur, nous avons fragilisé notre économie. Cette erreur dramatique nous laisse démunis aujourd’hui. Nous ne produisons plus ce dont nous avons besoin.

Que faudrait-il changer ?

Cette crise doit être l’occasion d’une prise de conscience, à laquelle nous appelons depuis la campagne européenne. Nos gouvernants doivent réaliser que nous sommes dans une impasse. La politique européenne ne peut plus se contenter de fixer des normes, elle doit permettre de définir des stratégies. Notre priorité doit être de redonner des règles à la mondialisation, de réapprendre à produire ce que nous consommons.

Et au plan national, il est temps de réagir : après avoir constaté l’incapacité de l’Etat à garantir la sécurité, à assurer l’éducation, nous voyons désormais son échec sur le front de la santé. Il est stupéfiant de réaliser que la 7ème puissance économique mondiale, dont les dépenses publiques représentent 56% du PIB, n’est même pas capable de donner des masques à ses infirmières. Nos hôpitaux doivent désormais être secourus par des entreprises privées ou des acteurs étrangers…

Faut-il donc plus d’Etat ?

Le dérapage des finances publiques n’a pas été synonyme d’une meilleure protection pour les Français, on le vérifie aujourd’hui. Il a permis aux gouvernements de s’acheter un répit électoral à court terme, au lieu de préparer les stratégies nécessaires à l’échelle d’une génération. L’Etat doit simplement retrouver ses missions fondamentales.

Emmanuel Macron a annoncé un plan d’investissement massif pour l’hôpital. A-t-il raison ?

On peut regretter qu’il ait fallu cette crise pour que soient enfin entendus les personnels hospitaliers, qui depuis un an continuent de travailler tout en faisant grève pour dénoncer l’état du système de santé. Il faut éviter toute arrogance quand on est à la tête d’un Etat qui envoie au front ses soignants avec si peu de protection et tant d’impréparation. Réinvestir dans l’hôpital est simplement nécessaire. Et ce n’est pas antinomique avec la nécessité de rompre avec les excès de la dépense publique : notre pays est à la fois suradministré et incapable de faire face à ses missions sur le terrain. S’il faut réformer la dépense publique, c’est bien pour pouvoir investir de nouveau dans ces missions fondamentales.

Faut-il remettre en cause la mondialisation ?

Il faut redéfinir un équilibre. Nous devons cesser d’organiser nous-mêmes la concurrence déloyale à laquelle nous exposons nos entreprises. Ceux qui veulent importer sur le marché européen doivent respecter les mêmes règles que ceux qui y produisent. Et par ailleurs, il faut que la puissance publique puisse investir sur des chaînes de valeur industrielles stratégiques, pour regagner notre autonomie dans des secteur essentiels comme la défense, l’alimentation ou la santé.

L’Europe a-t-elle été à la hauteur de la crise et suffisamment solidaire ?

Non, clairement. Il est difficile d’être solidaires quand nous subissons tous une pénurie de biens vitaux pour faire face à la crise sanitaire. On voit resurgir les égoïsmes, parfois de manière brutale. J’ai dénoncé la confiscation en République tchèque de masques et de respirateurs destinés à l’Italie. Que des pays européens se disputent les biens de première nécessité envoyés par la Chine, c’est un spectacle qui devrait tous nous réveiller!

Des plaintes ont été déposées contre l’exécutif pour sa gestion de la crise. Y aura-t-il des responsabilités à chercher après la crise ?

Ce n’est vraiment pas l’urgence du moment. Nous devons pouvoir continuer à poser toutes les questions nécessaires pour la sécurité des Français, y compris quand elles suscitent de vrais débats, sans manquer à l’unité qu’exige ce moment. L’unité ne veut pas dire le silence imposé, mais elle suppose de ne pas se projeter dans une chasse aux coupables qui n’apporterait rien. Demain, il sera nécessaire de comprendre et de tirer les enseignements de cette crise, mais nous ne gagnerions rien à sombrer dans une division inutile.

 

En pleine crise, discret reniement

Toute l’Europe fait face à une épidémie de grande ampleur, dont les conséquences sanitaires, sociales et économiques sont immenses ; au plus fort de cette crise, le Conseil des chefs d’Etat et de gouvernement européens a décidé hier soir… l’ouverture des discussions en vue d’un futur élargissement de l’Union européenne à la Macédoine du Nord et à l’Albanie. Cette décision est aberrante. Le conseil devait se concentrer sur l’urgence absolue qu’impose le coronavirus ; et de fait, les chefs d’Etat et de gouvernement européens ne devraient avoir pour seul ordre du jour aujourd’hui que la coopération nécessaire pour répondre à la crise. Cet agenda improbable est le signe d’une inquiétante déconnexion de la réalité.

Sur le fond, cette décision est aussi le résultat d’un triste reniement du gouvernement français. Vous vous en souvenez sans doute : pendant la campagne européenne, nous étions accusés de mentir lorsque nous rappelions qu’Emmanuel Macron s’était dit favorable à l’entrée des Balkans dans l’UE… Le gouvernement et la liste LREM affirmaient solennellement leur opposition à cet élargissement. Il aura suffi de quelques mois pour renier la parole donnée, et montrer que nous disions vrai : hier soir, le Président a soutenu l’ouverture des négociations d’adhésion de l’Albanie et de la Macédoine du Nord. Soutien bien discret, au milieu d’une crise majeure qui occupe l’attention des Français… Mais les faits sont là : une simple opposition de sa part, au cours de cette réunion, aurait suffi à empêcher cette décision. Pour expliquer son revirement, l’exécutif prétexte une modification du processus d’adhésion. Mais un ajustement dans les méthodes de négociation ne change rien au problème de fond : faut-il poursuivre aujourd’hui l’élargissement de l’UE ?

Notre réponse est claire et constante : l’Union européenne doit d’urgence se consolider, et faire d’abord la preuve qu’elle peut être efficace ; nous voyons plus que jamais le chemin à faire pour cela, dans la crise que nous traversons. Cette conviction n’est pas consensuelle parmi les élus européens, mais ce n’est pas une raison pour renoncer à la défendre. Alors que le Président lui-même déplore le manque de réactivité des institutions européennes actuelles, il est incompréhensible qu’il soutienne aujourd’hui la poursuite de l’élargissement, si peu cohérent qui plus est au regard de la situation de ces deux pays. L’Europe doit tisser par la politique de voisinage un lien fort avec la région des Balkans ; mais la vérité oblige à assumer que sa première responsabilité est de se réformer, non de s’élargir.

élargissement union européenne

Emmanuel Macron sur l’élargissement de l’Union européenne à la Macédoine du Nord et à l’Albanie

Veillée d’armes

Texte initialement paru sur FigaroVox le 14 mars 2020.

C’est une étrange veillée d’armes : tout a changé, mais rien ne se voit. Malgré les premières mesures prises par les autorités et l’omniprésence de l’épidémie dans les médias et les conversations, la vie continue comme avant pour l’immense majorité des Français. Sans doute les derniers moments d’insouciance, suspendus, irréels – le silence avant l’épreuve.

Selon toute probabilité, c’est en effet une grande épreuve qui attend notre pays, comme le monde autour de nous. Non que la maladie en elle-même soit beaucoup plus dangereuse que d’autres: ceux qu’elle touchera s’en sortiront pour la plupart en quelques jours, sans conséquences, et même pour certains sans symptômes. Mais une petite partie aura besoin de soins intensifs, de réanimation ; et elle peut très vite représenter un grand nombre de personnes dans l’absolu, si la population touchée est très nombreuse. La rapidité de la contagion laisse présager que le nombre des malades ayant besoin de soins intensifs dépassera prochainement les capacités de traitement de notre système de santé.

Alors commencera la grande crise à laquelle il faut être prêts, celle que connaît l’Italie depuis quelques jours déjà. Elle n’a eu droit qu’à notre indifférence, et parfois même à un regard bien condescendant de la France ; pourtant le système hospitalier, en particulier dans les régions du nord, les plus touchées, y est très comparable au nôtre. Aujourd’hui, nos collègues italiens du parlement nous décrivent la guerre qu’ils vivent, et qu’ils mènent courageusement. L’Espagne y entre à son tour. Pour nous, c’est sans doute une question de jours.

Cette bataille pèsera d’abord sur ceux qui seront au front dans les semaines à venir, les professionnels de santé, formés et entraînés pour protéger la vie humaine. Médecins, infirmières, sapeurs pompiers, ils témoignent depuis des mois des difficultés qu’ils rencontrent dans leur travail quotidien, à cause des insuffisances budgétaires et des calculs de court terme, mais aussi par le fait des comportements inciviques et consuméristes qui n’ont cessé d’augmenter. Le moment que nous vivons doit rappeler plus que jamais que l’individualisme n’est simplement pas une option. Chacun d’entre nous doit s’obliger au respect inconditionnel des soignants, qui assument la tâche difficile de gérer l’urgence vitale et de prendre des décisions ; il nous faut tout faire pour les soutenir, avec la reconnaissance que nous devons à leur compétence et à leur engagement. L’issue de la bataille qu’ils vont mener dépendra en grande partie du sens civique que nous saurons retrouver pour leur permettre d’être efficaces, et de l’exigence collective avec laquelle nous agirons. En Chine, la dictature a répondu à l’urgence avec ses moyens de coercition ; montrons que la démocratie n’implique pas le désordre, et qu’il suffit à un peuple libre de connaître le sens du devoir pour faire face avec discipline à une épreuve comme celle-ci.

Cette crise touchera aussi notre économie bien sûr, et en particulier les artisans, commerçants, petites et moyennes entreprises qui font vivre notre société mais dont l’équilibre est souvent déjà précaire. L’urgence est de garantir que toutes ces activités pourront reprendre lorsque nous sortirons des quelques semaines de glaciation que notre pays va probablement traverser. En plus des réponses apportées par le gouvernement, face à cette crise globale, il faudra aussi déployer une stratégie très forte à l’échelle du continent ; c’est le moment ou jamais de démontrer que la coopération européenne peut nous renforcer, loin des erreurs du passé qui nous placent aujourd’hui dans une situation de dépendance industrielle, et donc de fragilité sanitaire.

Enfin, l’épreuve va mettre en tension notre tissu social tout entier – et je crois qu’il ne faut pas taire cette inquiétude. Cette crise intervient dans une France dont les fractures sont immenses, et qui alimente depuis longtemps déjà la défiance, le ressentiment, la violence. Nous avons laissé naître une société à plusieurs vitesses, dans l’aménagement territorial, l’accès à l’éducation, à l’emploi, à la santé… Nous aimons rappeler les «valeurs de la République», mais derrière les incantations et les gestes politiques, nos échecs et nos inconséquences ont fait beaucoup de déshérités ; en perdant le sens de ce qui nous relie, nous avons fini par nous enliser dans l’indifférence et le chacun pour soi, et la politique même s’est peu à peu dissoute dans le conflit d’intérêts, de classes ou de communautés. Bien sûr, nous savons encore nous retrouver dans la facilité de la fête pour un grand succès sportif, ou bien faire bloc à l’occasion des sursauts collectifs, de plus en plus éphémères, provoqués par le terrorisme. Mais comment tiendrons-nous cette fois-ci ?

Il est urgent de vivre de nouveau comme un peuple, c’est-à-dire comme des personnes qui se savent liées les unes aux autres par une communauté de destin.

La suite de l’histoire dépend de nous. Cette crise va mettre à l’épreuve non seulement notre capacité de résistance, mais plus encore notre volonté d’unité. Il est urgent de mettre de côté les divisions, les soupçons, les calculs. Les responsables politiques devront être exemplaires pour cela, en ne refusant aucun des efforts qui seront demandés à tous. Il est urgent de vivre de nouveau comme un peuple, c’est-à-dire comme des personnes qui se savent liées les unes aux autres par une communauté de destin. Nous allons avoir une occasion, douloureuse mais peut-être salutaire, de redécouvrir ce qu’écrivait Saint-Exupéry, engagé volontaire, dans Pilote de guerre«Chacun est responsable de tous. Chacun est seul responsable. Chacun est seul responsable de tous.»

Saurons-nous tout faire pour protéger autrui – y compris nous imposer une prudence que le sentiment de toute-puissance inspiré par notre univers technologique nous a fait depuis longtemps oublier ? Serons-nous assez généreux pour être simplement attentifs aux plus fragiles d’entre nous ? Assez humbles pour faire confiance à l’autorité et à l’expérience ? Assez libres et courageux pour ne jamais baisser les bras, même quand tout semblera contre nous ? De notre réponse dépend aujourd’hui l’issue de cette bataille ; mais en réalité, elle décidera aussi, bien au-delà, l’avenir de notre pays.

Un petit organisme de quelques dizaines de nanomètres est venu perturber brutalement nos sécurités, nos projets, nos habitudes, nos économies. Il va sans doute mettre à nu nos fragilités, et mettre à l’épreuve comme rarement notre société tout entière ; mais il révèlera aussi, j’en suis sûr, une force vitale partagée dont nous ne nous pensions plus capables. Toutes les crises sont à la fois un instant de vérité, et une obligation de choisir. Nous voulons encore vivre, et faire vivre l’esprit qui, en dépit de toutes nos défaites, continue de nous animer: c’est le moment de le montrer.

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