Archive d’étiquettes pour : Emmanuel Macron

Tout est à reconstruire. Tout commence.

Texte paru dans le Figaro du  27 avril 2017.

 

Cette élection présidentielle laissera à des millions de Français le sentiment amer d’un rendez-vous manqué ; et cet échec est lourd de conséquences. Alors que notre pays, pourtant riche d’un potentiel exceptionnel, traverse une crise qui touche aujourd’hui toutes les dimensions de notre vie collective, il était plus nécessaire que jamais d’aboutir à un choix clair, assumé, et rendu légitime par un vrai débat de fond. C’est ce cap cohérent qui a tant manqué à la France depuis cinq ans. Pouvions-nous nous offrir le luxe d’un nouveau choix grevé d’ambiguïtés ? C’est pourtant ce qui vient d’arriver. Emmanuel Macron va emporter cette élection présidentielle en ayant essayé jusqu’à un mois avant le vote de ne pas présenter de projet, remplaçant l’exigence démocratique de clarté et de transparence par une stratégie marketing qui disait tout et son contraire à toutes les clientèles possibles : la France est coupable de crimes contre l’humanité, mais en même temps ils ont eu des aspects positifs ; M. Saou est un islamiste radical, mais en même temps c’est quelqu’un de très bien ; il faut promouvoir la culture française, mais en même temps elle n’existe pas ; il faut plus de protection sociale, mais en même temps moins de charges… A quelques jours du premier tour, dans une triste comédie, les partisans de M. Macron scandaient ce « en même temps », devenu symbole des séductions contradictoires par lesquelles ils avaient été attirés, et que notre pays va maintenant payer au prix fort par la colère et la frustration qu’elles ne manqueront pas de susciter à l’inévitable épreuve du réel.

A rebours de ces calculs, la droite avait vécu une expérience forte de clarification politique, à travers une primaire dont le débat avait suscité une très large participation. Elle était prête à contribuer à cette élection présidentielle en proposant un projet approfondi, explicite, courageux, et légitimé par des millions de Français. On connaît la suite : il est apparu que François Fillon n’avait pas été fidèle à l’idée qui l’avait fait sortir vainqueur de cette primaire, et il s’en est suivi un emballement médiatique qui a dépassé de très loin le devoir d’information. Dans cette affaire, la première victime n’a pas été la droite, mais la France : il aurait fallu parler d’emploi, d’éducation, de famille, de culture, d’innovation, de fiscalité, de sécurité, de défense… et nous avons finalement débattu pendant deux mois de costumes et d’assistants parlementaires. Aujourd’hui, une campagne défectueuse accouche d’un choix par défaut. Un de plus. Un de trop.

Maintenant, la responsabilité qui pèse sur la droite est immense : délivrée des affaires qui pesaient sur son candidat, elle doit porter avec force son projet pour les élections législatives, dont l’enjeu sera décisif. Il faut rassembler une majorité de Français autour de ce projet, face à M. Macron, afin d’éviter que se réalisent les dérives graves sur lesquelles nous n’avons cessé, à raison, de lancer l’alerte tout au long de ces derniers mois. Ne pas reprendre le flambeau, ce serait de toute évidence laisser M. Macron installer le scénario dont il rêve, celui d’un duo pour dix ans avec Marine Le Pen dans le rôle de seule opposante. C’est tout le sens du rouleau compresseur moralisant par lequel ses soutiens exigent que tout responsable public fasse séance tenante allégeance à leur candidat, au motif qu’en dépendrait un second tour qu’ils ont pourtant déjà célébré comme un succès gagné d’avance… Cette stratégie d’intimidation est un scénario bien rôdé ; mais elle constitue un grand risque pour l’avenir de notre débat politique, alors que la peur qu’on nous mime ne se fonde sur aucun élément raisonnable.

Car cette élection nous livre un dernier enseignement. Mme Le Pen ne gagnera pas ce second tour : jamais, même à l’issue d’un premier tour aux régionales qui lui était bien plus favorable, elle n’a suscité autour d’elle une majorité ; et ce ne sont pas les contradictions tout aussi inquiétantes de ses lieutenants, qui lançaient lundi matin un appel pathétique aux soutiens de Nuit Debout, qui pourront la réunir. Le Front National apparaît donc pour ce qu’il est : une formidable machine à empêcher le renouveau, et à maintenir en fonction les tenants de la déconstruction. Mme Le Pen avait fait élire François Hollande en 2012, et elle s’apprête à rééditer l’exploit : il aura fallu tout son poids pour réussir aujourd’hui cette incroyable prouesse, que le premier président à avoir été assez impopulaire pour ne même pas oser se représenter soit pourtant remplacé par celui qu’il voit comme son « fils », son double et son héritier.

La situation est donc claire : au terme d’une campagne qui n’aurait hélas pas pu lui être plus propice, il est désormais certain que le Front National ne sera jamais qu’une impasse pour les électeurs qui se tournent vers lui. Il les condamne ainsi au désespoir politique. Si nous ne voulons pas que demain toutes les colères de la France ne finissent par déborder avec violence la voie de nos institutions, il nous faut reconstruire une proposition qui puisse parler à tous ceux que les transformations du monde laissent aujourd’hui au bord du chemin. Ce n’est pas l’injonction morale qui nous sortira de ce piège, c’est le travail politique, quand il fera l’humble effort de se remettre au service de tous, et notamment des plus fragiles parmi nous. Nous devons porter le projet d’une société qui saura d’autant mieux aborder les opportunités nouvelles qu’elle aura su reconstruire les permanences qui la fondent – la famille, l’école, une culture ancrée dans la fécondité d’un héritage, un modèle politique solide qui garantit nos libertés – toutes ces stabilités que la société liquide du progressisme naïf continuera de fragiliser, au détriment des plus vulnérables. M. Macron est le candidat de ce qui marche sans savoir où, nous devons défendre ce qui demeure et qui nous relie – parce que cela seul peut donner à la France une raison de s’engager dans l’avenir avec confiance et liberté. Si nous n’y parvenons pas, notre débat politique sera durablement paralysé, incapable d’offrir un vrai choix démocratique, et la défiance qu’il suscite ne cessera de s’aggraver. Le travail qui nous attend est immense. Tout est à reconstruire. Tout commence.

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Grand débat dans Le Point

A quelques jours du premier tour, long débat avec Jean-Louis Bourlanges, l’un des grands soutiens d’Emmanuel Macron, dans les colonnes du Point. Texte complet à retrouver sur six pages dans l’édition du magazine datée du 20 avril 2017.

« En fait, nous avons vécu trop longtemps avec l’idée que le « plébiscite de tous les jours », qui définit la nation selon Renan, allait de soi. Mais pour que ce choix commun soit possible, il faut une construction préalable, que nous avons oubliée. Cette condition du commun, la plus décisive et la plus oubliée, c’est la culture. Le démocratie suppose une langue commune, qui donne aux mots un sens partagé ; et cela n’est plus acquis en France, du fait de l’effondrement de notre système scolaire en particulier. Cet effondrement, cet oubli, ils sont nés de l’idée d’un citoyen abstrait, désincarné, immédiatement rationnel. Mais pour faire naître le citoyen, pour accomplir l’humain dans son lien à l’universel, il faut la médiation d’une culture particulière. La culture singulière qui a fait la France, nous l’avons niée, comme si le particulier était synonyme d’exclusion. Mais aucune ouverture à l’universel ne se réalise immédiatement, sans la médiation du particulier. Un symptôme tragique de cet état d’esprit aura été le grand rendez-vous manqué de 2005, ce débat impossible sur les racines chrétiennes de l’Europe. Nous paierons longtemps notre incapacité à nommer notre héritage ; car l’Europe n’est plus rien quand on la décrit comme un universel abstrait. Même notre laïcité s’explique par notre histoire chrétienne ! Et comment faire vivre la France s’il n’y a pas de culture française ? La grande question est là : saurons-nous nous réconcilier avec cet héritage, ou allons-nous sacrifier à notre universalisme désincarné toute notre histoire, et du même coup tout ce qui rend possible notre avenir commun ? »

« Vous dites que le programme de François Fillon est trop « dur » ; mais le seul projet généreux aujourd’hui, c’est celui qui prend au sérieux le problème énorme de la dette. 2200 milliards de dettes : voilà le poids avec lequel notre génération entre dans la vie active. La dette est parfois un investissement nécessaire pour l’avenir ; mais quand la totalité de l’impôt sur le revenu est englouti par les intérêts de la dette, quand on emprunte pour pouvoir rembourser des emprunts déjà contractés, c’est une trahison de l’avenir. J’ai du mal à comprendre qu’on trouve violent le seul projet qui assume une vraie responsabilité envers la jeunesse ! La politique s’est dissoute dans cette inconséquence répétée des majorités de gauche et de droite qui, pendant des années, ont fait peser la facture de leurs succès électoraux sur le dos des générations qui viennent. Et l’incohérence du « en même temps » qui parsème les promesses de M. Macron – il faut réformer mais « en même temps » ne pas le faire trop franchement – est un nouvel habillage du même cynisme : une fois de plus, la jeune génération paiera demain au prix fort les illusions avec lesquelles on nous attire aujourd’hui. »

« Je ne crois pas que, pour relever les défis politiques nouveaux qui nous attendent, il faille abdiquer les formes politiques dont nous avons hérité. Le danger serait de se laisser imposer l’idée d’un sens de l’Histoire, qui irait d’une politique encore « néolithique », comme vous la qualifiez, à une gestion enfin rationnelle et technique des enjeux internationaux. Le grand malentendu vient de ce que la construction européenne a fini par se confondre avec cette utopie que Carl Schmitt appelait « la dépolitisation du monde ». Bien sûr nous avons à relever des défis nouveaux, face à la mondialisation, au terrorisme international, à l’urgence écologique. Mais la question des formes politiques qui permettront de résoudre ces défis n’est pas une question technique, et aucun équilibre durable ne sera trouvé dans le remplacement du citoyen par l’expert. L’exercice politique demeure la forme indépassable de la liberté, et le plus sage moyen de chercher ensemble le juste et le vrai. Pour que l’idée européenne ne soit plus synonyme de dépossession démocratique, pour que le dialogue public reprenne sa vitalité, il nous faut d’abord retrouver le sens des conditions essentielles à cet exercice politique – et la première de ces conditions est la reconnaissance d’une culture partagée. »

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La France qu’on oublie

Texte paru dans le Figaro daté du 4 avril 2017.

 

Le 26 février, François Bayrou déclarait au cours d’une émission : « Il y a une culture française, et j’en suis le défenseur. » Le 2 avril, devant les caméras, volte-face : « La culture française n’existe pas. » Il aura suffi d’un mois, et d’un ralliement, pour ce nouveau reniement : avec de tels « défenseurs », la France a de quoi s’inquiéter…

Sur le fond, un tel déni de réalité laisse incrédule. Comment M. Bayrou, agrégé de lettres, peut-il choisir d’ignorer à ce point ce qui fait la France ? Un tel propos peut bien se donner une façade savante, il est pourtant démenti par les faits, et par tous ceux qui hors de France ne peuvent même pas comprendre un tel débat. Car le monde entier sait qu’il y a une culture française ; il n’y a que nous pour le nier ! Notre pays est toujours la première destination touristique au monde, et ce n’est pas grâce à Orly et au RER B. Si 83 millions de visiteurs étrangers sont venus l’an passé en France, en dépit de nos infrastructures vieillissantes, de l’insécurité et de la menace terroriste, c’est parce que la France est pour eux d’abord un patrimoine, une architecture, des œuvres d’art, un art de vivre – bref, une culture, qui vaut qu’on traverse la planète pour venir s’émerveiller. Il n’y a que M. Macron pour dire sans plaisanter : « L’art français, je ne l’ai jamais vu. » Ingratitude des héritiers qui refusent leur propre héritage…

Ce cas d’aveuglement volontaire ne doit pas prêter à sourire : il est le symptôme d’un déni très profond, dont les conséquences sont graves, qui se font sentir depuis plusieurs décennies déjà. Rien de nouveau en effet dans cette dépression française ; et M. Macron ne fait que rajeunir la voix qui porte le même discours démoralisant, un discours tellement vieux au fond qu’il ne voit plus d’avenir pour la France que dans son euthanasie. N’être plus qu’un hub où l’on entre et sort de façon indifférente, jusqu’à ce multiculturalisme dont le discours de Marseille a constitué une sorte d’éloge halluciné, en ne définissant plus les Français que comme une juxtaposition de communautés définies par leurs origines extérieures… C’est au nom de ce projet que M. Macron devait dire et répéter qu’il n’y a pas de culture française. Non pas parce que c’est vrai, mais parce qu’il le faut, au nom de l’accueil de l’autre, de la diversité sans différences, de la mondialisation heureuse – bref, au nom du progrès. Rien de nouveau finalement cet espoir apolitique d’une disparition des nations : En Marche est l’aboutissement de la fascination postmoderne pour l’universelle mobilité d’un monde sans frontières, et c’est tout logiquement que M. Macron nous demande nos voix pour diriger un pays dont il dit qu’il n’existe pas.

Mais ce déni de soi, pavé de bonnes intentions, est fondé sur un contresens tragique. Pour s’ouvrir vers l’extérieur encore faut-il avoir une intériorité ; pour accueillir encore faut-il demeurer, et pour partager avec l’autre avoir quelque chose à offrir. On ne peut que mettre en danger l’unité d’une société quand on en retire ce qui peut fonder le commun. Or la culture est le seul bien qui puisse être infiniment partagé sans que personne n’en soit lésé : et c’est cet héritage commun qu’une parole politique irresponsable condamne depuis trop longtemps. Le déni dont M. Macron se fait aujourd’hui l’avocat est déjà responsable de la crise éducative profonde que nous traversons : des millions de jeunes grandissent dans notre pays, auxquels nous n’avons pas transmis la maîtrise d’une langue, d’une histoire, d’une pensée – d’une culture par laquelle leur vie pouvait s’enraciner, devenir féconde et s’élargir aux dimensions de la cité. Comment s’intégrer à un pays dont on dit qu’il n’a pas de culture et pas d’identité ? Comment se reconnaître dans une histoire dont on affirme qu’elle n’a rien produit, sinon des crimes contre l’humanité ?

La culture ne peut pas diviser, au contraire : ce n’est qu’en elle que nous pourrons puiser des raisons d’aimer la France, sans  chauvinisme sectaire, mais pour partager largement son aventure singulière. Pourquoi sinon être français, et pourquoi le devenir, si la France n’existe pas ? Car la France est une culture. L’un des plus grands écrivains à l’avoir épousée, Milan Kundera, l’expliquait ainsi : « L’ambiance spirituelle de toute ma jeunesse tchèque fut marquée par une francophilie passionnée. » Et si cette passion résiste encore, dans le monde entier, même aux erreurs et aux fautes de notre pays dans l’histoire, c’est parce que « l’amour de la France ne résidait jamais dans une admiration des hommes d’Etat français, jamais dans une identification à la politique française ; il résidait exclusivement dans la passion pour la culture de la France : pour sa pensée, sa littérature et son art. » Kundera avertissait déjà : une mondialisation qui nie les cultures ne pourra qu’aboutir à l’effacement de la France, « et l’indifférence à la France deviendra francophobie. » Il est malheureux que des responsables politiques français n’entendent pas aujourd’hui cet avertissement. Pour l’avenir de notre pays, et du monde auquel notre héritage peut encore apporter des sources singulières de vie et d’inventivité, la culture française n’a pas droit au suicide. Voilà éclairé, par la tentation du déni, l’enjeu de cette élection. Toute culture est fragile, nous le savons, et celle que nous avons reçue l’est plus que jamais aujourd’hui – comme l’écrivait Kundera : « Une raison de plus d’aimer la France ; sans euphorie ; d’un amour angoissé, têtu, nostalgique. »

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Emmanuel Macron, ou la passion de la postvérité

Tribune parue dans Le Figaro du 17 février 2017.

Nos démocraties occidentales traversent une crise profonde, qui est d’abord une crise de confiance dans ce qui constitue leur outil essentiel, le langage. Le relativisme omniprésent nous ayant conduit à l’ère de la « post-vérité », la parole publique ne semble plus renvoyer à rien, et dénuée de toute consistance elle perd sa signification. Dans la campagne que nous vivons pour l’élection présidentielle – campagne qui témoigne de la difficulté que nous avons à parler ensemble du fond des problèmes que notre société rencontre, Emmanuel Macron semble assumer et incarner cette inconsistance du langage.

Il y a quelques jours en Algérie, Emmanuel Macron déclarait que la colonisation avait été un « crime contre l’humanité. » Soit un plan concerté pour exterminer par tous les moyens les populations vivant sur les territoires colonisés… Tout cela n’a aucun sens. Que l’histoire de la colonisation ait été marquée par des crimes, nul ne peut en douter. Mais qu’il faille mettre le projet colonisateur sur le même plan que la Shoah, qu’on puisse assimiler Jules Ferry à Hitler ou Lyautey à Eichmann, voilà qui constitue une double et inacceptable insulte. Insulte à tous ceux qui – Juifs d’Europe, Arméniens d’Anatolie, chrétiens en URSS, Tutsis au Rwanda… – sont morts broyés par la haine, par une folie destructrice qui ne poursuivait aucun autre but que leur seule extermination : comment mépriser ce que leur souffrance eut d’unique, unique au point que pour la décrire le droit international a formé cette expression de crime contre l’humanité, qu’on ne devrait employer qu’avec soin quand il nous faut dire le passé ?

Comment mépriser en même temps, dans la facilité confortable du regard rétrospectif, les générations de Français qui, dans la confusion des intérêts nationaux et des illusions historiques, ont pour beaucoup cru aux bienfaits de la colonisation ? Bien sûr, nous savons aujourd’hui toutes les erreurs commises, toutes les blessures causées, et la violence coupable à laquelle une telle entreprise ne pouvait manquer de conduire. Mais nous pouvons reconnaître les égarements de ceux qui nous ont précédé sans pour autant les insulter. La colonisation n’était pas un projet de destruction, elle portait dans son principe la volonté de cultiver qui lui a donné son nom – en fait, le grand paradoxe, c’est qu’elle constitue plutôt l’une de ces tragédies auxquelles a conduit cette foi aveugle dans le progrès dont le même Emmanuel Macron se revendique aujourd’hui… Pour cette raison d’ailleurs, c’est la gauche progressiste qui avait largement épousé l’idéologie coloniale. Nous pouvons aujourd’hui dire les conséquences tragiques de cette erreur historique, sans insulter ceux qui y crurent. Ceux qui ont laissé leurs noms sur nos monuments aux morts n’ont pas donné leur vie dans un crime contre l’humanité, et il est révoltant de voir aujourd’hui un candidat qui prétend présider notre République venir cracher sur leurs tombes par opportunisme électoral.

Car c’est bien là le fond du problème. Lorsque la parole ne renvoie plus au réel, lorsqu’on dit tout et son contraire, quand la vérité ne compte plus, c’est que seule importe l’efficacité – en termes de calcul politique, de voix rapportées, de cibles touchées. La démocratie se dissout dans le marketing, et ainsi on détruit un peuple aussi sûrement que par la censure. C’est là la faute grave dont Emmanuel Macron est en train de se rendre coupable. Car qui ne voit la ficelle grossière dans cette surenchère mémorielle délirante ? La cible, en l’occurrence, ce sont des millions de binationaux, héritiers de cette histoire douloureuse. Mais si la cible est touchée, la victime sera la France.

Connaissant, pour y avoir enseigné, certains quartiers qui s’embrasent aujourd’hui, comme tous ceux qui ont vécu ou travaillé en banlieue, je mesure l’ampleur de la tragédie que la parole d’Emmanuel Macron contribue à entretenir. Des générations de jeunes Français, nés en France et qui vont y construire leur vie, sont entretenus par nos dirigeants dans la haine de leur propre pays… Qui ne voit combien sont graves ces mots absurdes, irresponsables ? « Crime contre l’humanité » : l’erreur historique est aussi une faute morale, car ces mots deviennent le ferment de la violence, de la vengeance et de la division.

Ce petit calcul politique est d’autant plus médiocre et dangereux que, hélas, il dure depuis trop longtemps déjà… Comme beaucoup de Français et de jeunes en particulier, j’avais regardé avec intérêt le renouvellement qu’Emmanuel Macron semblait apporter à notre classe politique. Quelle désillusion aujourd’hui ! Cette stratégie électorale recycle la schizophrénie des élites qui depuis quarante ans tentent de sauver leur lien avec les jeunes issus de l’immigration, à coup d’histoire biaisée et de tribunes dans Libé, en leur expliquant qu’ils sont les victimes de leur propre pays – leur interdisant ainsi de s’y reconnaître et de s’y intégrer… Ce petit calcul irresponsable est précisément ce qui nous bouche le chemin d’un avenir commun, et ce qui provoque aujourd’hui la poussée de violence qui traverse nos banlieues, dans la coupable complaisance de dirigeants installés dans l’échec du mensonge victimaire. Quand il affirme qu’il n’y a pas de culture française, quand il insulte à l’étranger le pays qu’il prétend diriger, Emmanuel Macron montre qu’il n’est que la nouvelle voix de la vieille haine de soi qui a conduit la France au bord d’une division irréversible. Mais nous refuserons de le suivre en marche forcée vers le vide. Le mensonge est trop vieux.

Le véritable renouveau consiste à reconquérir les mots, et à leur redonner leur sens. Si Emmanuel Macron a travaillé avec Paul Ricœur pour son dernier grand ouvrage, La mémoire, l’histoire, l’oubli, il devrait se souvenir de l’avertissement qu’il y lançait : « l’histoire manipulée » est toujours dangereuse pour l’avenir, car « la projection du futur est solidaire du regard sur les temps passés. » Il n’y a pas de vrai progrès sans passion de la vérité ; on ne peut se dire philosophe et choisir d’incarner la dangereuse vacuité du langage pour les calculs sophistiques de l’ère de la postvérité.

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Retour au réel

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Texte publié dans Le Figaro du lundi 22 septembre 2014.

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Figaro

Nicolas Sarkozy revient. Pour le téléspectateur ordinaire des chaînes d’information continue, l’événement pourrait ajouter au désespoir ambiant, au spectacle de l’absurde : sitôt la nouvelle annoncée, la valse des petites phrases se multipliait, artifices dérisoires d’un petit monde centré sur lui-même. Les vrais enjeux sont si loin de cela…

La véritable urgence, en fait, c’est le retour du réel dans la vie politique de notre pays. La crise que nous traversons vient du mensonge qui a pénétré tous les interstices de notre vie publique : elle vient de l’écart évident entre ce que nous savons être vrai et ce qu’il est convenu de dire, entre les mesures que nous savons être nécessaires et celles qui sont finalement prises. Ce climat de mensonge permanent a subverti l’exercice du débat, empêché les décisions les plus urgentes, et vidé de son sens jusqu’à la parole d’Etat. La politique a abandonné le sens du réel au profit des positionnements tactiques et des stratégies personnelles. Dans la banalité du mensonge, comment s’étonner qu’un fraudeur ait été ministre du budget, ou qu’un faussaire soit aujourd’hui à la tête du parti majoritaire ? Ils ne sont que les symptômes d’un problème qui les dépasse. Après sa chute, Jérôme Cahuzac posait cette éloquente question à son camp : « Qu’est ce qui est le plus grave, mentir quelques minutes devant cinq cent députés, ou mentir pendant des années sur la situation réelle de la France ? »

Dans ce climat de mensonge, en effet, le plus exposé à la vindicte publique est encore celui qui ose désigner le réel et nommer les vrais problèmes. Le pauvre Emmanuel Macron ne connaissait sans doute pas la règle du jeu : dans l’univers ouaté des opinions admises, parler de l’illettrisme est inconvenant. Et si, chez les plus jeunes, le niveau scolaire ne cesse de baisser, il suffira de condamner les notes pour que la question soit réglée : quand le réel vous gêne, faites-le disparaître.

Quelques décennies de ce réflexe collectif ont abouti à la crise que nous traversons. Et pour en sortir, rien ne sera plus nécessaire que de nous réconcilier avec le réel. D’apprendre, de réapprendre à parler ensemble, avec de vrais mots, pour répondre à de vraies questions. Si nous en sommes capables, nous avons toutes les raisons d’espérer ; car aucun des problèmes que nous rencontrons n’est insurmontable. Étrange situation que celle d’un pays en paix, encore prospère, doté d’institutions solides, riche d’une histoire exceptionnelle et d’une multitude de talents, et qui semble pourtant plongé dans une dépression collective… Ce qui constitue nos difficultés, ce n’est pas l’absence de solutions ; c’est seulement que nous n’arrivons pas à les nommer clairement. Ce qui désespère les Français, ce n’est pas l’effort qui leur est demandé, mais l’écart toujours plus absurde entre ce qu’ils vivent au quotidien et ce qu’en dit le monde politique. Voilà ce mensonge entretenu, cette fuite du réel qui, en retour, laisse tant de place aux outrances et aux excès.

Il faudrait nommer l’injustice tragique de notre système scolaire, devenu le plus inégalitaire d’Europe ; le mensonge, c’est de prétendre libérer nos élèves en organisant des ateliers pour déconstruire les stéréotypes, quand nous ne sommes même pas capables d’apprendre à chacun d’entre eux à lire, à écrire et à compter… Le vrai changement serait de redonner à l’enseignement son rôle essentiel, celui de transmettre la culture, et de choisir sans idéologie les meilleures méthodes pour y parvenir.

Il faudrait nommer l’épreuve que vivent ceux qui contribuent, au prix d’un effort toujours plus pesant, à maintenir en état une économie déséquilibrée et paralysée par l’inflation normative et le poids de la fiscalité. Le mensonge est de s’écrier : « J’aime les entreprises ! », lorsqu’on a, en deux ans, augmenté de plus de 30 milliards d’euros les prélèvements qui pèsent sur elles. Le vrai changement serait d’assurer avant tout stabilité, sécurité et simplicité à ceux qui s’engagent pour faire vivre l’emploi dans notre pays.

Il faudrait nommer l’angoisse que traversent tous ceux que laisse sur le bord de la route une société qui, avec la complicité de l’Etat, perd ses repères les uns après les autres : les familles fragilisées par l’individualisme consumériste, les enfants privés de leur filiation par des fictions devenues lois, tous les déshérités de la mondialisation et de la marchandisation du monde. Si nous voulons réellement construire une société plus juste, le vrai changement serait de commencer par prendre en compte avant tout le bien des sans-voix, des plus petits, des plus fragiles.

Sur tous les terrains, il faudrait ainsi retrouver une même exigence de lucidité et de vérité. Le retour de Nicolas Sarkozy suscitera un vrai espoir, s’il permet le retour du réel en politique. Voilà la seule urgence : rompre avec les mots vides et les phrases convenues, pour retrouver les conditions d’une parole qui ait du sens. La jeune génération en particulier, qui sait qu’elle assumera demain les conséquences de nos mensonges trop longtemps entretenus, veut s’engager pour sauver le réel ; elle attend ce renouveau, et elle est prête à y contribuer.

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