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La prudence : trouver la force au cœur de nos limites

Thomas Moran, Ulysses et les Sirènes, 1900

Le Figaro Magazine inaugure cette semaine une série d’été sur les vertus : le courage, la justice, la tempérance… Cette série sera constituée d’entretiens ; j’ai eu la joie de l’ouvrir en répondant aux questions de Jean Sévillia à propos de la prudence..

Comment définissez-vous la vertu de prudence ?

La prudence n’apparaît pas tout de suite comme une vertu. Dans la philosophie de Platon, elle n’existe pour ainsi dire pas du tout : seule compte la connaissance, et celui qui contemple la vérité agit toujours de façon droite. C’est pour cela qu’il faut que le plus savant, le philosophe, soit le chef de la cité : l’action politique sera ainsi bien inspirée, et donc bien conduite. Mais Aristote, disciple de Platon, contredit justement cela : car la réalité de l’expérience concrète est bien éloignée de la transparence des idées et des théories. Le monde dans lequel nous vivons est fait d’imperfection, d’aléas, d’incertitudes. Il ne correspond jamais totalement à nos belles déductions abstraites. Dès lors qu’il s’agit d’agir dans cet environnement chaotique, être savant ne garantit rien ; il faut encore être prudent. Cela peut paraître étonnant, mais nous en faisons tous l’expérience : il ne suffit pas de savoir ce qu’est le bien pour savoir comment le trouver. La prudence, appelée phronesis dans la langue d’Aristote, c’est la qualité de celui qui n’a pas seulement en tête l’idée du bien et du juste, mais qui sait aussi les discerner dans le clair-obscur du réel au milieu duquel il lui faut se frayer un chemin vers eux.

Mais la prudence suppose-t-elle toujours de chercher le bien ?

Il est vrai que la modernité a profondément transformé le sens du concept de prudence. Dès le XVIème siècle, sous l’effet de la révolution scientifique notamment, elle apporte une grande rupture : pour les modernes, il n’y a pas de bien en soi qu’il faudrait rechercher dans la nature. Par conséquent, l’action humaine doit trouver en elle-même sa propre fin : selon Machiavel, la prudence du Prince ne consiste pas à agir pour faire le bien, mais à agir pour garder et étendre par tous les moyens son propre pouvoir, son propre agir. La prudence n’est plus liée alors à la dimension du bien moral, qui semble ne plus habiter dans un monde désenchanté ; aujourd’hui, il nous arrive de parler de prudence à propos de toute action avisée, même la plus coupable. Mais si la prudence est au service du mal, peut-on alors encore l’appeler vertu ? Peut-on dire d’un meurtrier qui a planifié méticuleusement son crime qu’il est un homme vertueux ? Pour Aristote, un tel criminel est peut-être habile, mais il ne possède en aucune manière la prudence, puisqu’il ne cherche pas le bien. Tout le monde peut être rusé ; il est bien plus exigeant de s’obliger à une éthique de la prudence.

S’il fallait retenir un héros pour symboliser la prudence, lesquels choisiriez-vous ?

Le grand héros de l’Antiquité qui incarne la prudence, c’est sans doute Ulysse : Homère nous le décrit tout au long de l’Odyssée comme un être rusé, « homme aux mille tours », toujours habile pour se sortir du danger. Mais s’il est prudent, c’est parce qu’il est plus que tout cela : il sait mesurer ses forces, et se défier de sa faiblesse. La vertu de prudence est liée à l’avertissement delphique : « Connais toi toi-même ! » Parce qu’il est lucide sur les limites qui marquent tout homme, Ulysse est du coup capable d’écouter, d’observer, d’apprendre, de recevoir des conseils. Tous ceux qui voudraient le perdre le flattent : c’est pour lui faire perdre sa vraie force, qui n’est pas tant dans sa vaillance que dans cette humilité qui fonde sa prudence. Nous connaissons tous cette scène magnifique de l’Odyssée : averti par Circé, Ulysse connaît le danger des Sirènes, ces êtres qui attirent en mer les navigateurs par la beauté de leurs chants, jusqu’à ce que, incapables de s’en arracher, ils finissent par se laisser mourir plutôt que de repartir. Lorsque son navire s’approche du danger, il se sait vulnérable : il ordonne à ses compagnons de se boucher les oreilles avec de la cire, et il se fait solidement attacher par eux au mât de son propre bateau. Quand, séduit fatalement par le chant surnaturel, il criera à ses amis de le délivrer, ceux-ci ne pourront même pas l’entendre… Toute la prudence d’Ulysse est là, dans cette prévoyance qui s’interdit la démesure orgueilleuse qui nous piège si souvent. Il est si facile de penser qu’on sera plus fort que les autres, plus intelligent, ou plus courageux… C’est ainsi qu’une personne, ou une société toute entière, peuvent devenir imprudents et tomber dans les pires pièges. La prudence est une belle vertu en ce sens qu’elle n’est pas réservée aux héros – ou plutôt, elle nous aide à reconnaître que le véritable héroïsme est au coeur de nos limites, lorsque nous savons nous réconcilier avec elles pour agir sans nous détruire. Si Ulysse est le plus fort, c’est simplement parce qu’il se sait fragile.

Et un personnage historique ?

Je choisirais Winston Churchill. Même si cela ne saute pas aux yeux, l’immense qualité politique de Churchill est incontestablement la prudence : au moment où le nazisme prend le pouvoir en Allemagne, toute l’Angleterre, et la France avec elle, sont trop sûres de leur force, et plongées dans l’ivresse d’un pacifisme étourdi. Pendant six ans, Hitler multiplie les transgressions, et devient de plus en plus menaçant ; mais à mesure qu’il augmente sa puissance, les politiques presque unanimes, à Paris et à Londres, multiplient les tentatives d’accommodement, jusqu’au désastre des accords de Munich. Avec le recul, naturellement, cette envie de tranquillité paraît d’une imprudence folle. Ces renoncements n’étaient pourtant pas une fatalité : presque seul, Churchill avait su voir dès avant 1933 la nécessité d’agir vite pour empêcher Hitler de nuire. Une politique vraiment prudente aurait reconnu le danger, et obéi à cette nécessité. De cette lucidité hélas bien rare, Churchill donnera un autre exemple juste après la guerre : dès 1946, alors que l’ivresse de la victoire endort de nouveau les consciences, plutôt que de goûter lui aussi un triomphe qu’il avait tant espéré, il lance à la surprise générale un cri d’alerte sur les dangers du communisme et dénonce le « rideau de fer ». Quelle constance dans cette vigilance prudente… Le grand mérite de ce caractère magnifique est de montrer que, pour être une exigence de la mesure et donc de la modestie, la prudence n’est pas pour autant une vertu molle, tiède, incolore, silencieuse. La prudence ne consiste pas seulement à retenir ses mots ou ses choix : parfois elle nous impose d’avancer, de décider, et d’agir avec force si les circonstances l’exigent.

Entre Homère et Churchill, on retrouve encore l’intuition d’Aristote : la prudence est par excellence une vertu du juste milieu, qui consiste à allier le courage à l’humilité, pour ne tomber ni dans l’activisme téméraire et présomptueux, ni dans l’inaction déprimée ou paresseuse.

La prudence est-elle une vertu politique ?

C’est même la vertu politique par excellence : le citoyen, le gouvernant, doivent assumer l’irréductible contingence, qui nous oblige à faire des choix. C’est aussi le cas d’ailleurs pour le droit : le juge porte à sa manière la charge de la décision, dans l’incertitude essentielle du monde des hommes. Cette adaptation progressive à la contingence, qu’on appelle précisément la « jurisprudence », participe de ce type de raisonnement qui tente de discerner au milieu de la complexité. La prudence n’est pas nécessaire dans une déduction de mathématiques, puisque tout s’y enchaîne de façon purement logique et nécessaire. A l’inverse, la réflexion politique doit mettre en balance des réalités contingentes, et d’ailleurs fragiles. Cette contingence impose de faire des choix, et du même coup cette fragilité impose d’être prudents. La plus petite vérité mathématique est intouchable, mais la plus grande nation est mortelle, et la plus terrible injustice est toujours possible – même en partant des meilleures intentions… Seul l’idéologue pense pouvoir réduire l’essentielle complexité du monde à la simplicité d’une théorie. Pierre Aubenque écrivait que la prudence est nécessaire parce que le monde est définitivement tragique, puisqu’il est traversé par une histoire ouverte à la promesse et au danger que constitue toujours la liberté des hommes.

Dans quels domaines estimez-vous que notre société manque à la prudence ?

La prudence concerne d’abord l’action, et cependant il me semble que nous devrions aujourd’hui apprendre à en faire usage aussi dans notre rapport au savoir. La révolution scientifique a libéré la connaissance, et à sa suite la philosophie des Lumières s’est enthousiasmée pour le progrès des savoirs. Kant donnait pour devise aux Lumières cette maxime empruntée à Horace : Sapere aude – ose savoir ! Mais dans le feu de cette audace, nous avons sans aucun doute manqué de prudence, car notre savoir produit aussi un immense pouvoir – et comme nous l’avons vu, il faut apprendre à nous défier de notre propre pouvoir. Avec l’apparition de la technologie, savoir et action technique sont immédiatement liés ; et nous sommes arrivés à un tel niveau de savoir que notre action a changé de nature. Le philosophe Hans Jonas a écrit un appel inédit à la prudence, avec un livre décisif intitulé Le Principe responsabilité (1979), qui a largement inspiré la formulation du « principe de précaution » : il met en garde contre le danger que représente une trop grande confiance dans le savoir. Bien sûr, il est bon de poursuivre les progrès de la science pour permettre une vie moins souffrante, plus heureuse ; mais cela ne doit pas s’accomplir ni au détriment de l’humanité future, des générations qui viennent, ni surtout en menaçant l’humanité en nous-mêmes. Les manipulations génétiques déjà possibles, comme les promesses plus lointaines du transhumanisme, devraient susciter une prudence infiniment plus grande ! A cela, un principe de précaution formaliste et tatillon ne peut suffire : il faut répondre à l’augmentation des technologies par un accroissement moral, par un appel à plus de prudence, au sens le plus fort de la vertu qu’elle représente, comme une exigence renouvelée pour chacune de nos consciences.

La prudence est-elle innée ou s’acquiert-elle ? Quelle voie conseillez-vous pour apprendre la prudence ?

Comme toute vertu, la prudence s’acquiert – ou plutôt, elle se conquiert, par un long effort sur soi-même. On l’aura compris, cela suppose d’apprendre le sens de la lucidité, pour ne pas se laisser endormir par la facilité ni séduire par la démesure. Au Sapere aude de Kant, la prudence répond en ajoutant cette mystérieuse devise de Spinoza : Caute, méfie-toi. Non pas d’abord des autres, du monde, de l’avenir – non, défie-toi de toi-même, de ton orgueil, de ta paresse. Cet effort pour acquérir la prudence, aucune philosophie ne l’aura pratiquée avec autant de rigueur que le stoïcisme, qui voulait précisément nous apprendre à discerner toujours le bon et le juste. Si nous peinons à agir de façon juste, et à trouver dans ce monde notre bien et celui des autres, il ne faut pas en faire le reproche aux autres, ni au monde : à la fin, c’est toujours notre propre aveuglement, et lui seul, qui peut nous perdre. Celui qui veut être heureux, écrit Epictète dans le Manuel, il lui faut être prudent, c’est à dire apprendre à rester « en garde contre lui-même comme contre son plus dangereux ennemi. » Alors le monde devient le lieu pour faire le bien, et le goûter, en étant fort de toutes les faiblesses que l’on aura su se connaître.

 

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« C’est dans le vide de la pensée que naît le mal. »

Hannah Arendt - C'est dans le vide de la pensée que naît le mal

« C’est dans le vide de la pensée que naît le mal », écrivait Hannah Arendt. Cela devrait nous inciter à maintenir nos consciences en éveil : si la philosophie ne peut pas expliquer le terrorisme, elle peut chercher à comprendre le terreau dans lequel il naît, c’est à dire les faiblesses et la fragilisation de notre société, les brèches qui en elle laissent passer cette violence.

Au matin du bac de philosophie, entretien dans les colonnes de l’Opinion, paru le 15 juin 2016. Propos recueillis par Irène Inchauspé, et repris dans les matinales de France Culture et Radio Classique.

La philosophie peut-elle nous aider à comprendre le terrorisme ?

Il y a toujours dans le mal un mystère inexplicable, et qui doit le rester. Comment prétendre qu’on comprend tout ? Quand un homme choisit librement de mettre à mort un innocent, le scandale serait de trouver une raison. Le mal absolu, c’est la déraison qui peut s’emparer des hommes. « C’est dans le vide de la pensée que naît le mal », écrivait Hannah Arendt. Cela devrait nous inciter à maintenir nos consciences en éveil : si la philosophie ne peut pas expliquer le terrorisme, elle peut chercher à comprendre le terreau dans lequel il naît, c’est à dire les faiblesses et la fragilisation de notre société, les brèches qui en elle laissent passer cette violence. Il me semble que nous ne vivons pas tant le « choc des cultures » que le « choc des incultures » : en disant cela, je ne parle pas de la culture en un sens élitiste ou superficiel. La culture est ce qu’il y a de plus essentiel aux hommes : et son appauvrissement produit la crise que nous vivons, cette difficulté à parler ensemble, l’indifférence qui nous isole, notre incapacité au dialogue – alors que la parole est au cœur du fonctionnement de toute démocratie. Quand les ignorances réciproques prévalent dans une société, toute divergence devient source de violence, et les hommes semblent devenir inhumains. Le défi de nos sociétés, c’est de sortir du choc des incultures, et pour cela de reconquérir la parole – y compris la parole publique, dont la dévitalisation est un vrai problème politique.

Peut on se consoler de l’injustice en se disant que celui qui fait le mal est malheureux ?

Il faut envisager le contraire : si la honte, ni le remords, ni le scrupule,  ni on ne sait quel tourment intérieur, n’empêchent le coupable de profiter de sa faute, alors nous sommes devant un nouveau scandale. Mais au fond la philosophie est née de l’idée qu’une vie heureuse, c’est ce que les Grecs appelaient une vie bonne. Alors qu’il sera lui aussi victime de l’oppression et de la violence, Socrate affirme, selon Platon, une conviction très importante : il vaut mieux subir une injustice que la commettre. Bien sûr, cela peut paraître extrêmement choquant d’affirmer cela aujourd’hui, alors que nous voyons des innocents qui sont tués pour rien, juste parce qu’ils sont américains ou français, homosexuels ou policiers. C’est tellement injuste, et tellement atroce… Pourtant la philosophie peut nous aider à ne pas répondre à l’injustice en nous rendant nous-mêmes coupables, à choisir le bien plutôt que la vengeance. C’est un choix héroïque – mais c’est ce choix qui fonde la démocratie : vouloir un débat avec ses contradicteurs, et non leur silence ; vouloir la justice quand on est agressé, et non la vengeance ; vouloir la paix, et non le pouvoir, tout cela demande un immense courage. Mais au bout de ce chemin, il y a bien plus de bonheur que dans la violence, qui n’arrive à rien.

Les religions sont-elles les sources de tous les maux des hommes ?

Il serait tout aussi absurde d’affirmer que la religion est la cause de tous les maux, que de dire qu’elle n’est la cause de rien dans ce qui nous arrive. Le christianisme a fait l’effort d’un dialogue avec la raison, au contact notamment de la philosophie qui l’avait précédé. Le fondamentalisme consiste à refuser cet effort de la raison. L’islam doit reconnaître la nécessaire autonomie de la raison, même au nom de la religion. Car, comme le disait Pascal, la raison vraiment lucide reconnaît qu’elle ne peut pas tout comprendre : et si elle va jusqu’au bout de sa propre démarche, elle reconnaît le choix de croire autant que de ne pas croire. Car ne pas croire, c’est aussi un choix, qui n’a rien d’évident.

Diriez vous qu’aujourd’hui on peut être optimiste ?

L’incantation du « ça va mieux » me  semble tout à fait déplacée, quand la vie de tant de personnes est de plus en plus dure… La réalité de l’injustice et de la violence devrait nous interdire de nous satisfaire d’un optimisme facile et superficiel. Mais si cela ne va pas mieux, alors c’est le bon moment pour espérer ! Quand notre société semble s’enfermer dans le temps court, dans l’immédiateté de l’intérêt, alors que la politique se réduit aux petites phrases et que le débat sombre dans l’anathème, nous voyons pourtant partout les signes d’une soif immense de réflexion, de profondeur, de dialogue. Je vois un signe d’espoir, par exemple, dans le succès des Soirées de la Philo que nous organisons deux fois par mois au Théâtre de l’Œuvre à Paris [1]. Tous les soirs, ce sont 400 personnes qui se retrouvent pour ces rencontres, qui depuis trois ans se sont développées sans faire de bruit, sans aucune publicité… Cette soif de recul et de réflexion, elle se fait jour partout dans notre société ; c’est aussi le cas à l’école : là aussi, on ne peut vraiment pas dire que cela va mieux, bien au contraire.  Difficile même d’être optimiste… Mais malgré les difficultés, et malgré toutes nos erreurs collectives, la soif d’apprendre des élèves suffit pour continuer d’espérer !

[1] À partir de septembre 2016 au Théâtre Saint-Georges

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« Mais que restera-t-il des hommes ? »

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Quelques jours avant la parution, le 7 avril [2016], d’un livre de Luc Ferry consacré au transhumanisme (La révolution transhumaniste, Plon), long débat sur cette question décisive, paru dans les colonnes du Figaro Magazine. Propos recueillis par Patrice de Méritens.


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Le Figaro – Comment définissez-vous le transhumanisme ? D’où vient-il ?

Luc Ferry – Le transhumanisme est un rejeton de la troisième révolution industrielle, celle du numérique et des fameuses NBIC : nanotechnologies, biotechnologies, informatique et cognitivisme (l’intelligence artificielle). Il se caractérise par trois traits fondamentaux qui risquent de bouleverser nos vies. D’abord, le projet de passer d’une médecine thérapeutique à une médecine de « l’augmentation », notamment par le biais de ­l’ingénierie génétique et de l’hybridation. Un exemple ? La vision peut être aujourd’hui rendue à des aveugles par ­implantation d’une puce électronique derrière la rétine. Là, on reste encore dans le cadre thérapeutique. Mais, le jour où cet implant permettrait de nous donner une vue d’aigle, alors la concurrence entre les armées, par exemple, voire entre les familles, pourrait faire passer du thérapeutique à l’augmentatif. Le deuxième trait du transhumanisme, c’est un nouvel eugénisme dont la formule est « From chance to choice » : il s’agit de passer des aléas très inégalitaires de la loterie génétique au choix délibéré d’une amélioration de l’humain grâce à l’ingénierie génétique. On en est loin encore, mais la science progresse tellement vite qu’il n’est pas impossible qu’on y arrive un jour. Le dernier trait – symbolisé par la filiale de biotechnologies de Google, Calico – vise carrément l’augmentation de la vie humaine. Pour une vingtaine d’années dans un premier temps, avec, pour projet à long terme, de lutter contre le vieillissement et la mort. L’université de Rochester vient de réussir à augmenter de 30 % la vie de souris transgéniques. Attention, pas de délire : les humains ne sont pas des souris, mais le projet de faire pour eux la même chose est là, financé de manière colossale par Google, ce qui doit nous inciter à y réfléchir dès maintenant.

François-Xavier Bellamy – Cette révolution ne compte pas seulement bouleverser nos vies, elle transforme l’idée que nous nous faisons de l’homme. Pallier une rétinite par le biais d’un implant, c’est rendre à l’homme ses deux yeux, le reconduire à l’équilibre naturel des corps humains. Se faire greffer un troisième œil derrière la tête serait totalement différent ; en fait, le transhumanisme se fonde sur une anthropologie de la frustration : vouloir « augmenter » l’humain, c’est le considérer comme un être déficient. Depuis toujours, la médecine thérapeutique voulait réparer la nature ; le transhumanisme veut la détruire. Dès lors que la technique quitte la médecine pour basculer dans l’augmentation, c’est son mépris de la faiblesse et de la fragilité qu’elle trahit, et c’est à nous-mêmes que nous déclarons la guerre…

L. F. – La technomédecine et l’ubérisation de la planète vont bouleverser nos vies et le monde de la technique nous submerge : ses avancées sont si rapides et si difficiles à comprendre qu’elles échappent aux politiques comme aux opinions publiques. Avec ses milliers de laboratoires et de leviers de décision, la technoscience échappe presque à tout contrôle, et ce que nous régulerons en France ne fixera rien en Corée ou en Chine. D’où l’avertissement des « bio-conservateurs » tels que Francis Fukuyama ou Michael Sandel, qui appellent à anticiper. Qui aurait pu dire il y a seulement cinquante ans qu’un ordinateur battrait le champion du monde de go ? Et qui peut dire ce que seront les biotechs en 2300 ? Leur augmentation exponentielle nous approche des limites technologiques de la démocratie, et c’est un problème politique : on ne pourra ni tout interdire ni tout autoriser, il faudra repenser de fond en comble la notion de régulation et pas seulement au niveau national. Il existe, pour se repérer en éthique, deux grandes traditions humanistes. L’humanisme chrétien qui, avec saint Thomas, privilégie l’idée de loi naturelle. L’humanisme laïc, celui de Pic de La Mirandole et de Condorcet : il définit l’humain non par ses qualités naturelles mais, au contraire, par sa liberté, par sa faculté de transgresser la nature de sorte qu’il est capable d’une perfectibilité infinie, y compris sur le plan biologique. C’est à la fois fascinant et effrayant. Car si la mort et la vieillesse sont naturelles, lutter contre elles ne l’est pas moins : quand le médecin vous annonce un cancer du pancréas, d’un coup, vous regardez d’un œil moins critique les possibilités que le transhumanisme prétend offrir un jour à une humanité augmentée…

F.-X. B. – Non ! Vous espérez la guérison, et vous avez raison. Rien à voir avec le transhumanisme… On peut vouloir un corps humain en bonne santé, sans courir derrière un corps surhumain – et du même coup inhumain… Vous évoquez « l’humanisme » des transhumanistes mais, dans la volonté de refuser que l’homme partage une nature commune, je vois plutôt une forme d’antihumanisme. C’est au fond la haine de l’homme dans les finitudes qui définissent sa condition – dans sa fragilité, dans la vieillesse, la maladie et la mort. Et pourtant, les dernières découvertes de la chronobiologie montrent combien ces limites font partie de nos vies – jusque dans nos cellules, dont Jean-Claude Ameisen décrit le renouvellement permanent comme une inscription de l’éphémère au cœur de la vie. Voilà notre condition. Nous sommes des vivants aussi par la mort. Il est bon que la médecine lutte pour la vie ; mais elle reniera la vie humaine quand elle tentera de supprimer la mort. Quand nos corps mortels seront remplacés, organe par organe, par des pièces de machine, serons-nous encore humains ? Serons-nous vraiment vivants ? C’est là tout l’enjeu anthropologique, dont il faut que la politique se saisisse dès maintenant.

Le danger, en effet, serait que nous ouvrions les yeux quand les grandes mutations seront déjà faites. Tout l’enjeu est aujourd’hui de reprendre le pouvoir sur notre propre pouvoir. C’est en redécouvrant le sens de l’humain que nous pourrons retrouver la maîtrise de notre destin commun.

L.F. – Je crois que la guerre contre la nature a une part de légitimité. Rien n’est moins naturel que la civilité, que la démocratie, que la science…

F.-X. B. – Je pense, avec Platon, que la guerre contre la nature est désastreuse. C’est, dans le Gorgias, la question de Calliclès contre Socrate : ne faut-il pas dépasser toutes les limites pour satisfaire ses désirs ? Pour Socrate, cette guerre contre la mesure que nous impose la nature nous condamne en fait au malheur, car elle ouvre une surenchère permanente : nous n’en aurons jamais assez. Nous voilà donc prisonniers de nos fantasmes, contraints à une course infinie, et donc vaine – quand bien même on l’appellerait « progrès ». Il faut choisir de recevoir et de contempler – ou bien dissoudre sa propre vie dans une fiction. La révolte contre la nature est une malédiction que nous nous infligeons à nous-mêmes.

L. F. – Vous êtes un humaniste chrétien et je me place dans le second humanisme, celui qui pense qu’à la différence des animaux, l’être humain n’est pas emprisonné dans un programme naturel, comme l’abeille qui est préformée pour fabriquer du miel, ou mon chat pour chasser les souris, sans pouvoir jamais s’émanciper de ce logiciel de la nature. Je suis plus du côté de Protagoras que de Platon dans l’idée que le meilleur de l’humain consiste justement à s’affranchir de la nature. Tout est-il permis pour autant ? Evidemment, non ! Le fameux « Il est interdit d’interdire » de 1968 est la plus grande ânerie de l’histoire humaine ! Le défi de l’humanisme laïc est justement de fabriquer des limites spécifiquement humaines, non naturelles. Et c’est là le sens du fameux précepte républicain selon lequel « ma liberté doit s’arrêter là où commence celle des autres ». Il paraît anodin, mais il est en vérité d’une profondeur abyssale : il signifie que les limites sont construites par l’être humain, son intelligence et sa liberté, et non imposées par la nature ou par Dieu. Toute la démocratie et toute la médecine se construisent contre la nature. Le virus du sida tout comme la pandémie de grippe qui a tué 20 millions de personnes en 1918 sont naturels. La nature n’est jamais un modèle moral. Comme disait Spinoza, dans la nature les gros mangent les petits…

F.-X. B. – Pour le coup, je serai en profond désaccord avec vous. La médecine thérapeutique, pour ne parler que d’elle, ne se construit jamais contre la nature.

L. F. – Et les antibiotiques ?

F.-X. B. – Les antibiotiques ne font qu’utiliser, finalement, les réactions naturelles du vivant.

L.  F. – Non, le mot même indique qu’on tue des microbes absolument naturels.

F.-X. B. – Mais on le fait pour rétablir cet équilibre naturel du corps qui se nomme la santé ! Si la médecine intervient, c’est pour restaurer la nature dans son cours ordinaire. Les maladies sont des accidents de la nature.

L. F. – Vous plaisantez ! Les maladies, comme la vieillesse et la mort, sont, du point de vue de la totalité de la nature, parfaitement naturelles. Elles n’en sont pas moins des fléaux. La nature comprend tout, le pire comme le meilleur, ce pourquoi l’éducation de nos enfants n’a rien de naturel. Spontanément, nos enfants moquent les différences, les handicaps, ils sont égoïstes et impolis et, croyez-moi, l’apprentissage de la civilité est tout sauf naturel parce que la nature est le contraire absolu d’une norme morale !

F.-X. B. – Au contraire… L’éducation pourrait se définir par la maxime du classicisme : « Combien d’art pour rentrer dans la nature ! » L’éducation, c’est le travail de la culture qui permet à l’enfant d’accomplir sa propre nature. Il y a quelque chose de profondément naturel chez l’homme dans la civilité, par exemple : par l’exercice bien sûr, par l’artifice, elle nous apprend à être authentiquement humains et fait échapper notre nature profonde à l’immédiateté des pulsions, à la facticité du caprice. Pourquoi, sinon, choisir la morale ?

L. F. – Vous défendez la conception grecque et thomiste de la vertu comme actualisation de dispositions naturelles, et c’est bien votre droit. Mais, de mon point de vue d’humaniste laïc, c’est tout l’inverse : la nature est aveugle, injuste, elle ne connaît que la force brute et la vertu morale consiste, non à l’actualiser, à la suivre, mais au contraire à lutter contre elle. Ce qu’il y a de grand dans l’être humain, c’est sa liberté, son travail et ses efforts, pas sa nature, hélas ! Il n’y a donc aucune raison de ne pas vouloir la corriger ou l’améliorer parfois. Si on pouvait accroître de vingt ans la vie de ma mère, je serais preneur. La vraie question pour moi est bien plus complexe et c’est celle-ci : à quel prix ? Si l’ingénierie génétique fonctionne un jour, elle pourra remettre en cause la définition même de l’humain comme être libre, et c’est un grand danger. Plutôt que des ministères aux intitulés débiles, « l’habitat durable » ou « l’égalité réelle », il faut dès maintenant que les politiques se réveillent sur ces questions. On ne saurait modifier une partie de l’espèce humaine sans que le reste en soit affecté. Tout mon livre plaide pour une régulation qui doit être politique.

F.-X. B. – Le technicisme qui voudrait faire croire que tous les problèmes seront réglés par le progrès technique est en effet absurde. La technique ne fait que déplacer les difficultés. Elle ne peut apporter des réponses qu’à des questions qui se formulent en amont de la technique. Le transhumanisme n’est une solution que si nos corps sont perçus comme un problème… Il faut donc résister à ce que Carl Schmitt appelait la neutralisation du monde, l’idée qu’au fond la technique pourrait dissoudre la politique dans des solutions préconstruites. Nos débats politiques cèdent déjà trop souvent à cette facilité en demandant aux « experts » de résoudre pour nous les problèmes. Les vraies questions ne sont pas techniques. Il ne s’agit pas seulement par exemple de trouver comment augmenter la vie, mais de savoir si nous le voulons vraiment : cela nous concerne tous.

L. F. – La technophilie est souvent absurde, en effet, naïve et dangereuse, mais tout dépendra de l’usage qu’on en fera. Allons-nous enrichir l’humain ou l’appauvrir ? C’est toute la question.

F.-X. B. – Quand nous porterons des cœurs qu’on changera tous les cinquante ans, nous n’aurons pas prolongé la vie, nous aurons supprimé la mort. Serons-nous encore des humains ? La condition pour la survie de l’humanité sera de ne plus avoir d’enfants, pour une simple raison de place et de richesses à exploiter. Une vie sans générations, est-ce encore une vie humaine ? Et cette vie sera-t-elle vraiment la nôtre ? C’est la question que posait Jorge Luis Borges dans L’Immortel : si vous avez devant vous un temps infini, il n’y a plus rien que vous seul puissiez faire. La limite qui marque le temps de la vie est aussi la condition de la créativité. Arendt décrivait la natalité comme la condition de toute nouveauté dans le monde.

Il y a enfin une dernière raison de craindre que le transhumain ne soit, en fait, l’inhumain : le jour où nous arriverons à supprimer la mort, se posera la question de notre type de société. Ne vivrons-nous pas une régression vers la barbarie, quand ceux qui en ont les moyens s’augmenteront, pendant que les démunis n’auront qu’à disparaître ? Nous finissons par céder à une caricature de ce que vous appeliez « la nature », avec notre eugénisme techniciste qui veut supprimer les imparfaits par haine de l’imperfection.

L. F. – Il n’y a rien de pire que la technophilie, sinon la technophobie ! La loi de Moore s’applique aussi à la nouvelle économie. Le premier séquençage du génome humain a coûté 3 milliards de dollars en 2000, il en coûte environ 1 000 aujourd’hui. Quant à la victoire sur la mort, c’est un pur fantasme. Nous finirons toujours par mourir, fût-ce par accident ou par suicide. Nous resterons mortels. Le propre de l’homme s’enracine-t-il pour autant dans une nature figée et intangible, de sorte qu’en bousculant cette nature on modifie aussi ce qui en dépend, à savoir la morale ? C’est votre hypothèse et celle de Fukuyama. Mais si on pense au contraire que l’être humain est perfectible à l’infini, que sa liberté transcende la nature, alors l’idée d’augmenter la longévité devient plutôt joyeuse ! Il y a tant de livres à lire, tant d’hommes et de femmes à aimer qu’une espérance de vie de 300 ans m’enchanterait ! J’entends dire : « Quelle horreur, on va s’ennuyer, est-ce qu’on aimera encore ? » Mais pas du tout ! On aimera, on apprendra, on s’améliorera. Et, si vous n’en voulez pas, n’en dégoûtez pas les autres…

F.-X. B. – Toucher à l’espèce humaine concerne tout le monde. On ne saurait donc dire à ceux qui sont méfiants face à ce nouvel univers qu’ils n’ont qu’à se mettre à l’écart. Si le projet est de construire un monde d’ennui dont la seule perspective de sortie soit le suicide ou l’accident, je ne vois pas où est le progrès qu’on nous vend !

L. F. – C’est en tout cas un monde de liberté. Je ne suis ni transhumaniste ni partisan du suicide, mais l’utopie d’une perfectibilité infinie des humains qui pourrait, pourquoi pas, transformer le monde en paradis ici et maintenant, ne me déplaît pas. Nous en sommes si loin, si loin d’être au niveau de notre liberté !

F.-X. B. – La promesse du paradis, ici et maintenant, est la voie la plus sûre vers l’enfer immédiat… La religion comme la philosophie savent que l’homme n’est jamais pleinement au niveau de sa liberté !

L. F. – Mon Dieu, pourquoi les chrétiens devraient-ils se scandaliser à l’idée de faire descendre un peu de leur idéal, celui de la « mort de la mort », du ciel vers la terre ?

F.-X. B. – La mort de la mort par la vie authentique de la conscience, non par l’inerte matérialité d’artifices techniques déjà morts…

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Retrouver le dossier complet sur le transhumanisme sur le site du Figaro.

Le déclin du courage

Alexandre Soljénitsyne

Chronique parue dans le dernier numéro du Figaro Histoire à l’occasion de la réédition par les Belles-Lettres du Discours de Harvard, d’Alexandre Soljenitsyne.

Le 8 juin 1978, l’Université de Harvard accueille en grande pompe un écrivain de renommée internationale, invité à prononcer le discours de clôture de l’année universitaire. Alexandre Soljénitsyne a reçu le Prix Nobel de littérature huit ans plus tôt, et publié en 1973 L’Archipel du Goulag, révélant au monde entier l’ampleur de la répression politique et du système concentrationnaire en Union Soviétique. L’année suivante, obligé de fuir la Russie, Soljénitsyne s’est installé en Suisse, puis aux Etats-Unis. C’est donc un dissident poursuivi par son pays, réfugié sur le continent américain, qui se présente en cette fin d’année dans l’une des plus prestigieuses universités occidentales. Toute l’assistance connaît son combat contre le communisme, dont il a payé le prix fort, en déportation et en exil… Et l’on s’attend donc, logiquement, à voir l’écrivain rendre hommage à l’occident qui l’accueille, et faire l’éloge de la liberté qui y règne.

Pour qui a déjà connu des cérémonies de cette nature, avec leur caractère protocolaire et compassé, il est aisé de deviner la stupéfaction qu’éprouvèrent les auditeurs de cette conférence. Au lieu du compliment habituel, des politesses de rigueur, Soljénitsyne développait une longue méditation historique et philosophique sur le déclin de l’occident. Le public espérait des douceurs, l’orateur lui promet « l’amertume de la vérité. » On attendait Philinte, et c’est Alceste qui vint.

C’est pourtant « en ami » que parle Soljénitsyne. Un ami venu de l’Est, avec le recul que lui donne son regard – un regard sans concessions, et sans facilités. Dans la complexité du monde, il faut refuser les choix binaires ; et ce n’est pas parce qu’on lutte contre le communisme que l’on doit regarder le libéralisme occidental comme le meilleur modèle possible. En somme, affirme Soljénitsyne, les deux systèmes sont deux symptômes d’un même déclin : le bloc soviétique est « une société sans lois », où règne la violence d’un Etat qui opprime les consciences. Le bloc occidental, quant à lui, est traversé par « un juridisme sans âme » ; et si les esprits y sont aliénés, c’est par l’individualisme matérialiste dans lequel il trouve son unique acte de foi.

Deux blocs adversaires, mais au fond deux formes concurrentes d’appauvrissement de l’humanité à l’intérieur même de l’homme, deux formes de menace contre toute vie spirituelle. Et par conséquent, deux royaumes qui ne peuvent, avertit Soljénitsyne, que s’écrouler tôt ou tard, faute de pouvoir susciter un authentique courage chez leurs dirigeants et leurs citoyens. Dans les renoncements successifs de l’occident, le sage russe discerne déjà les signes avant-coureurs de la décadence d’une civilisation. Pour lui, ces renoncements s’appellent Cuba, ou le Vietnam ; pour nous, sans doute s’appellent-ils Mossoul, Kobané et Alep. A chaque fois, nos vieux pays abandonnent le terrain par lâcheté à leurs ennemis mortels, faute de croire encore que la liberté qu’ils ont reçue mérite le courage du sacrifice.

L’avertissement de Soljénitsyne à l’occident qui l’avait accueilli fut reçu comme une insulte, et valut à l’écrivain un long et durable ressentiment. Mais en le relisant, à quelques années de distance, on ne peut qu’être saisi de son caractère prophétique. C’est pourquoi les éditions des Belles Lettres ont fait œuvre utile en rééditant ce discours sous la forme d’un bref opuscule, qu’il est absolument urgent de relire et de méditer… En cette période marquée par la commémoration de la chute du Mur de Berlin, il devient clair en effet que la victoire apparente du monde occidental n’a en rien empêché son déclin ; et l’évidence de sa crise contemporaine, sous toutes les formes qu’elle prend, nous reconduit à une source unique. L’effacement des repères essentiels de la civilisation, la désagrégation de la société dans le consumérisme individualiste, la dissolution de la culture dont nous étions les héritiers au profit des communautarismes divers, et la fragilisation de notre modèle économique dont l’efficacité semblait pourtant incontestable, tout cela provient finalement d’une seule et même cause – de cet écroulement intérieur qui engendre partout « le déclin du courage ».

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Face au vide des « valeurs », la recherche de l’absolu

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La revue Esprit consacrait son édition de mars-avril 2014 à un numéro spécial sur le nihilisme. J’ai eu la joie de pouvoir y contribuer par quelques réflexions, que je reproduis ci-dessous. Le numéro complet (auquel ont participé notamment Jean-Louis Schlegel, Michaël Foessel, Olivier Mongin, Rémi Brague, Jean-Luc Nancy, Gaël Giraud…) mérite une lecture approfondie. Il est disponible sur le site de la revue.

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« La société contemporaine ne se reconnaît pas comme une société nihiliste. Nous ne cessons de rapporter nos comportements politiques, sociaux, et même économiques, à des postulats éthiques : comme individus, comme citoyens, comme consommateurs, nous voudrions agir en fonction de nos valeurs, au point que le vocabulaire des valeurs a littéralement envahi le débat public. Rien ne semble plus indiscutable que l’importance des valeurs ; certaines sont contingentes – les instituts de sondage distingueront les « valeurs de droite » des « valeurs de gauche »; de quelques autres, au contraire, on voudrait qu’elles soient unanimement partagées : ainsi des « valeurs de la République », par exemple. Le discours de la défense des valeurs, qu’il soit partisan ou universaliste, donne aux discussions politiques, médiatiques et intellectuelles, une tonalité dogmatique bien paradoxale pour notre société.

Paradoxale, parce que notre époque est en même temps celle du pouvoir absolu de l’ironie. La postmodernité se conçoit comme l’heure du crépuscule de toutes les idoles ; rien ne doit tenir en place de ce qui pourrait nous surplomber. Rien de certain, de sérieux ou de sacré ne saurait être épargné par la corrosion libératrice de l’universelle parodie. La responsabilité politique est dévaluée, la fonction enseignante déclassée, le modèle familial traditionnel dépassé ; tout ce qui pouvait faire fonction d’autorité se trouve progressivement disqualifié. La figure même de l’intellectuel a perdu sa légitimité ; la fonction critique est désormais assumée par l’univers du divertissement, le seul qui puisse encore produire des idoles. La dérision générale s’exerce en particulier sur la religion comme un signe de contradiction posé face à l’affirmation de nos libertés – et en particulier sur la religion catholique, considérée comme la plus dangereuse de toutes puisqu’elle a si longtemps marqué de son emprise une culture que nous voudrions voir enfin laïcisée. Tous les colosses de l’ancien temps sont donc peu à peu abattus ; de performances en pièces de théâtre, de plateaux de télévision en vidéos de grande diffusion, les acteurs médiatiques dissolvent tout ce qui semble encore tenir trop fermement. Rien ne doit rester intouchable, rien ne doit échapper aux coups de marteau que prodigue avec persévérance cette ironie qui ne rit pas.

Dans cette perspective, l’incantation des valeurs apparaît pour ce qu’elle est : un symptôme. Elle est simplement l’expression de notre peur du vide. La destruction jubilatoire des figures de l’autorité s’opère en effet au nom de notre liberté – une liberté qui ne se déploie plus dans un monde balisé, repéré, mais dans l’espace indéfini, sans bornes, où l’individu  contemporain, débarrassé des normes dont il héritait, évolue à présent. Cette expérience originaire, que nous avons recherchée avec tant d’ardeur, nous fascine et nous terrifie. L’ironie supprime toutes les limites qui s’imposaient à notre désir, mais par là elle nous rend incapables de rien désirer vraiment. C’est exactement cette situation que Hans Jonas décrit dans Le Principe responsabilité : « Nous frissonnons dans le dénuement d’un nihilisme dans lequel le plus grand des pouvoirs s’accouple avec le plus grand vide, la plus grande capacité avec le plus petit savoir du à quoi bon. »

Nous voilà libres, de cette liberté d’indifférence qui semble constituer, d’une certaine façon, le projet même de la modernité. Liberté d’indétermination, qui suppose d’affirmer l’indifférence du bien et du mal, et donc un relativisme impensable et impraticable, mais nécessaire à notre indépendance. Comme l’écrivait Descartes, dans une lettre célèbre au Père Mesland, « il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c’est un bien d’affirmer par là notre libre arbitre. » Au nom de la liberté de l’individu, ne plus laisser une norme objective s’imposer à l’action ou à la raison : voilà, si tôt et déjà parfaitement exprimé, le principe du relativisme contemporain – ce qui le fonde, et ce qui l’explique. Car ainsi compris, le relativisme que nous partageons n’est pas sceptique : il est nihiliste.

Il correspond en effet au culte du vouloir pour lui-même, du vouloir vide, indéterminé. Une volonté que rien ne précède, « volonté de puissance » ou, plus simplement encore, « volonté de volonté ». Pour la jeunesse européenne, ces expressions de Nietzsche et Heidegger trouvent leur effectuation concrète dans la « mondialisation de l’indifférence » dont le Pape François parlait à Lampedusa ; nos vies sont désormais inscrites dans l’universel marché où chacun peut faire ses choix, en fonction de ses ressources. Le culte individualiste de l’autodétermination a conduit à un mouvement d’ « économisation » du monde, structuré autour de la figure du consommateur : le marché est en effet le lieu du libre choix, qu’aucun jugement a priori ne précède et ne détermine. Tout y est commensurable, mesurable, relatif. Le marché n’admet pas de norme absolue – c’est d’ailleurs là le seul absolu qu’il défende : l’éviction de toute transcendance qui viendrait perturber l’espace du libre échange. Dans cette « économisation » du monde, tout devient affaire de transactions : les relations sociales, l’amour, les corps… Les récents débats de société révèlent bien ce mouvement progressif de dérégulation, la suppression des barrières héritées d’une culture de la transcendance au nom d’un espace accru de liberté, qui s’accompagne bientôt de sa traduction économique.

Dans cette perspective, la rhétorique des valeurs n’est qu’un masque, qui voudrait dissimuler à nos propres yeux l’horizontalité totale de cette axiologie dont la fragilité, dans le relativisme universel, nous angoisse. Comme toutes les autres, les « valeurs de l’humanisme », ou les « valeurs de la République », n’ont aucun fondement dans l’absolu. La valeur est toujours le résultat d’une évaluation ; à l’intérieur du marché, tout prend une valeur – mais une valeur relative, dépendant des besoins du moment, des habitudes du passé et des calculs sur l’avenir. La valeur s’estime et s’ajuste, elle croît et décroît. Que le contexte évolue : le bien qui avait une valeur considérable peut, en un seul instant, ne plus rien valoir du tout. Et puisque, à l’intérieur du marché, rien n’a de valeur absolue, on peut dire en fait que rien ne vaut rien.

La critique de ce nihilisme contemporain serait donc très maladroite si elle s’appuyait à son tour sur le lexique des valeurs. Qu’elle vienne de la philosophie, de la politique ou de la religion, la « défense des valeurs » signe d’une certaine façon la victoire ultime de ce relativisme contre lequel elle prétend s’armer. A titre personnel, je refuse l’idée de m’engager pour promouvoir « mes valeurs »: notre société ne sera sauvée du nihilisme inassumé qui la caractérise que par une parole qui assume le caractère non relatif des buts auxquels elle tend. Je voudrais parler et écrire pour servir en vérité le bien et la justice dans le monde contemporain ; ce ne sont pas « mes » valeurs, mais ce à quoi aspirent nos consciences, et qu’il nous appartient de rechercher ensemble. C’est cette recherche de l’absolu qui peut seule, aujourd’hui, redonner à nos vies le sens qui les sauvera du désespoir, et à nos sociétés la possibilité du dialogue, d’où vient toute authentique relation.

François-Xavier Bellamy »

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« On ne va jusqu’à l’espérance qu’à travers la vérité. »

Est-il encore possible de souhaiter une bonne année 2013 ? Alors que les médias semblent ajouter chaque jour une ligne à la litanie des épreuves qui doivent s’abattre sur nous, alors que notre pays semble ajouter ses propres crispations à la crise qui frappe largement le monde occidental, alors que tant d’entre nous, et tant de jeunes en particulier, souffrent déjà de l’injustice d’une société qui fait payer aux plus fragiles le résultat de ses inconséquences… Non, il semble que sacrifier au rite des vœux de bonne année soit décidément difficile.

A l’heure où j’écris ces lignes, le Président de la République a enregistré son allocution de vœux, qui sera diffusée ce soir. Il veut porter, nous disent les médias, un message d’optimisme. Le terme est étonnant. Il ne suffira pas que nous nous forcions à y croire pour que tout aille mieux. Aucune crise, personnelle ou collective, ne se résout sans un effort de lucidité. Il me semble que notre vie publique aurait bien besoin de cet effort-là aujourd’hui. L’optimisme le plus engagé ne saurait nous en dispenser.

Aussi je vous laisse, en guise de vœux, ce beau texte de Bernanos, que j’ai lu et relu des centaines de fois dans les dernières années. Extrait des Essais et écrits de combats, il a été écrit en 1942, à un moment où il était plus difficile que jamais, sans doute, de croire en un avenir meilleur. Dans des circonstances pourtant bien différentes, il dit tout, me semble-t-il, de ce dont nous avons besoin pour l’année qui vient. Je ne nous souhaite rien de mieux que le courage de l’espérance ; et dans cette espérance, je vous souhaite de tout coeur, à vous qui visitez ces pages – par amitié, par curiosité ou par hasard – une belle et heureuse année 2013 !

 

« Les gens qui me veulent trop de bien me traitent de prophète. Ceux qui ne m’en veulent pas assez me traitent de pessimiste. Le mot de pessimisme n’a pas plus de sens à mes yeux que le mot d’optimisme, qu’on lui oppose généralement. Le pessimiste et l’optimiste s’accordent à ne pas voir les choses telles qu’elles sont. L’optimiste est un imbécile heureux. Le pessimiste est un imbécile malheureux. (…)

Je sais bien qu’il y a parmi vous des gens de très bonne foi, qui confondent l’espoir et l’optimisme. L’optimisme est un ersatz de l’espérance, dont la propagande officielle se réserve le monopole. Il approuve tout, il subit tout, il croit tout, c’est par excellence la vertu du contribuable. Lorsque le fisc l’a dépouillé même de sa chemise, le contribuable optimiste s’abonne à une revue nudiste et déclare qu’il se promène ainsi par hygiène, qu’il ne s’est jamais mieux porté.

Neuf fois sur dix l’optimisme est une forme sournoise de l’égoïsme, une manière de se désolidariser du malheur d’autrui.

C’est un ersatz de l’espérance, qu’on peut rencontrer facilement partout, et même, tenez par exemple, au fond de la bouteille. Mais l’espérance se conquiert. On ne va jusqu’à l’espérance qu’à travers la vérité, au prix de grands efforts et d’une longue patience. Pour rencontrer l’espérance, il faut être allé au-delà du désespoir. Quand on va jusqu’au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore.

Le pessimisme et l’optimisme ne sont à mon sens, je l’ai dit une fois pour toutes, que les deux aspects, l’envers et l’endroit d’un même mensonge. Il est vrai que l’optimisme d’un malade peut faciliter sa guérison. Mais il peut aussi bien le faire mourir s’il l’encourage à ne pas suivre les prescriptions du médecin. Aucune forme d’optimisme n’a jamais préservé d’un tremblement de terre, et le plus grand optimiste du monde, s’il se trouve dans le champ de tir d’une mitrailleuse, est sûr d’en sortir troué comme une écumoire.

L’optimisme est une fausse espérance à l’usage des lâches et des imbéciles. L’espérance est une vertu, virtus, une détermination héroïque de l’âme. La plus haute forme de l’espérance, c’est le désespoir surmonté.

Mais l’espoir lui-même ne saurait suffire à tout. Lorsque vous parlez de « courage optimiste », vous n’ignorez pas le sens exact de cette expression dans notre langue et qu’un « courage optimiste » ne saurait convenir qu’à des difficultés moyennes. Au lieu que si vous pensez à des circonstances capitales, l’expression qui vient naturellement à vos lèvres et celle de courage désespéré, d’énergie désespérée. Je dis que c’est précisément cette sorte d’énergie et de courage que notre pays attend de nous. »

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Georges Bernanos, Essais et écrits de combat