La perte d’une part intime de nous-mêmes

Texte initialement paru sur le site du FigaroVox le 15 avril 2019.


Elle avait traversé huit siècles, tous les conflits depuis le Moyen Âge, les guerres de Religion, la fièvre révolutionnaire et l’occupation nazie : elle avait résisté à toutes les époques de violence. Elle a brûlé pour la première fois aujourd’hui. Nous avons vu lundi, sidérés, s’effondrer sous nos yeux ces poutres du XIIIe siècle, ces chênes millénaires dont les mains de tant d’artisans anonymes avaient fait la charpente de l’une des plus grandes cathédrales d’Europe.

Notre-Dame de Paris n’est pas qu’une addition de pierres ; ce lieu a un sens, et ce sens n’appartient pas qu’aux chrétiens. Nous avons tous été touchés, le cœur retourné par ce drame, et l’âme habitée de la détresse d’avoir perdu une part intime de nous-mêmes. C’est bien que nous sommes liés les uns aux autres, sans le savoir parfois, par une histoire qui nous précède, et qui nous engage. Nous sommes, croyants ou non, les enfants de l’acte de foi qui fit monter vers le ciel cette flèche qui s’est effondrée hier. C’est cette aspiration qui fait un peuple. Notre-Dame de Paris, comme le plus humble clocher au cœur de chaque village, est le signe visible de l’élan spirituel qui a fait notre civilisation. Rien n’est jamais seulement fait de matière: tout est esprit et chair, jusqu’aux pierres, qui savent parler, lorsqu’elles deviennent une cathédrale.

Et ce que dit encore la haute silhouette de Notre-Dame, au cœur de notre capitale, c’est cette aspiration vers ce qui nous élève. Le miracle d’une cathédrale est là: il est possible de vaincre la fatalité de la pesanteur, qui réduit toute chose à la hauteur de l’horizon. Il est possible de vaincre la malédiction de l’éphémère, et de construire pour les générations qui viennent. Il est possible de faire tenir ensemble de lourdes pierres de taille soulevées pour longtemps vers le ciel. Toute cette victoire repose sur une découverte magnifiquement subtile, magnifiquement simple: il faut seulement une clé de voûte.

Sans doute est-ce cela qui nous fait défaut aujourd’hui. Où sont les clés de voûte qui pourraient nous tenir ensemble ? Nous ne savons plus dire qui nous sommes. Nous avons préféré ne pas nommer nos racines. Nous peinons à transmettre les éléments les plus fondamentaux de notre langue, de nos savoirs, de notre culture. Au lieu d’investir pour les générations qui viennent, nous consommons sous la forme d’une dette multiforme le bien que nous leur empruntons. Notre pays, nos sociétés occidentales semblent n’avoir pour perspective que la solitude de l’individu abandonné à l’éphémère. La fragmentation communautariste et la violence islamiste prospèrent sur le vide qu’ont laissé nos effondrements intérieurs. Une cathédrale ne peut tenir que par la clé de voûte qui défie la pesanteur ; un pays ne peut tenir que si nous nous tenons à ce qui nous élève, et nous relie. Où sont nos clés de voûte aujourd’hui?

Dans le deuil que nous éprouvons dans cette singulière veille de Pâques, il y a un signe d’espérance. Après tout, le christianisme qui a façonné l’Europe nous a appris à regarder la mort comme un passage vers la vie… Nous voilà au moins ramenés, par la brutalité du désastre, à cette évidence oubliée, celle de l’histoire qui nous lie, de notre héritage commun. Nul ne peut nier que le cœur de Paris bat autour de Notre-Dame, d’où partent toutes les routes de France. Nous sommes peut-être encore capables de sortir du déni de réalité, de la rupture de transmission, de l’effacement de notre culture. Si nous savons nommer nos racines, elles seront le chemin par où puiser la sève pour nous projeter dans l’avenir.

Il est temps de protéger, d’aimer humblement cette culture qui fait de nous ce que nous sommes – non parce qu’elle est puissante, mais parce qu’elle est fragile, et vulnérable à l’exacte mesure de sa fragilité. Savoir redire qui nous sommes, ce n’est pas se couper des autres, c’est au contraire pouvoir accueillir, s’ouvrir à l’altérité, et intégrer celui qui veut rejoindre une histoire à continuer. Il faut retrouver la clé de voûte qui nous fera tenir ensemble et retrouver la hauteur à laquelle nous engagent ceux qui nous ont précédés.

Tout n’aura pas été perdu si cet incendie nous sort de notre torpeur. Mais il y a urgence: il ne suffira pas de reconstruire cette cathédrale incendiée. Des trésors de notre patrimoine sont menacés de disparaître dans le silence, partout en France ; et au-delà de ces trésors de pierre, dans les cœurs et dans les esprits, nous avons une langue à sauver, des savoirs et des savoir-faire, une certaine manière de vivre, une civilité – tout ce qui fait la clé de voûte d’une civilisation millénaire qui mérite d’être transmise, comme ce fleuron magnifique qui nous a réveillés ensemble à sa grandeur et à sa fragilité. Dans cet incendie se concentrent notre détresse et notre attente – l’espérance que Notre-Dame de Paris puisse encore nous réunir et nous émerveiller pour longtemps.

Crédit photo : Flickr/J.Humblé/CC BY-ND 2.0


Ce soir, une réunion bouleversée par le drame infini qui touche Paris et toute la France. Quelques mots pour dire la détresse que nous éprouvons tous, et au cœur du deuil, envers et contre tout, l’espérance…

Publiée par François-Xavier Bellamy sur Lundi 15 avril 2019

 

Entretien avec Valeurs Actuelles à la suite de la parution de Demeure

Entretien paru dans Valeurs Actuelles, janvier 2019. Propos reccueillis par Laurent Dandrieu, Anne-Laure Debaecker, Mickael Fonton, Geoffroy Lejeune et Charlotte d’Ornellas.

Votre livre Demeure s’insurge contre l’obsession du mouvement qui caractérise selon vous la modernité. Pourquoi cette obsession est-elle devenue la loi de nos sociétés ?

Traditionnellement, la modernité est définie comme le règne de la rationalité qui s’émancipe du poids des coutumes et des traditions. Il me semble qu’elle est aussi le moment de l’histoire qui a vu le triomphe de l’idée de mouvement, en tranchant de manière radicale le débat consubstantiel à la civilisation européenne, le dialogue entre Parménide et Héraclite : d’un côté Héraclite, qui affirme que tout est mobile et que, malgré ce qui semble demeurer, toute identité est une illusion ; de l’autre Parménide, qui croit à la stabilité de l’être que la pensée peut rejoindre. Désormais, le monde occidental assume radicalement le monde héraclitéen, le monde du flux, du changement ; et la modernité ne fait pas que constater le changement, elle en fait une loi, au sens prescriptif : « Il faut être absolument moderne », dit Rimbaud. Quand le vocabulaire contemporain dit d’une chose qu’elle est moderne, il dit non seulement qu’elle est récente, mais aussi qu’elle est bonne parce que récente.

On a l’impression que l’injonction se fait de plus en plus pressante… Pourquoi ?

La modernité a mis du temps à déployer ses ultimes conséquences, tant que le consensus religieux guidait encore les hommes vers une patrie éternelle ; quand il a été remplacé par les grandes idéologies, restait encore un point d’arrivée : nazisme et communisme voulaient rapatrier sur la terre la promesse du paradis. Mais depuis la chute du mur de Berlin, nous vivons la modernité absolue, c’est-à-dire le mouvement pour le mouvement, qui n’a plus de point d’arrivée imaginable. Or un mouvement qui ne nous dirige pas quelque part n’a plus aucun sens. D’où cette crise de sens que tant de nos contemporains expriment aujourd’hui – à commencer par les “gilets jaunes”.

« Ne demeure jamais » , édicte le Gide des Nourritures terrestres, que vous critiquez dans votre livre. Pourquoi, au contraire, est-il important de demeurer ? Ne risque-t-on pas la sclérose ?

Ce n’est qu’après avoir publié mon livre que j’ai su que les Nourritures terrestres figuraient sur la photo officielle de Macron : c’est incroyable ! C’est très étonnant, cette injonction : « Dès qu’un environ a pris ta ressemblance, […] il te faut le quitter. » Il ne faut pas que quoi que ce soit puisse nous devenir familier. « Familles, je vous hais », dit Gide en un mot célèbre : il faut haïr le familier, le semblable, détester le particulier qui prend pour nous valeur d’attachement singulier. Je crois au contraire qu’il est absolument nécessaire de demeurer. Aller vers l’universel suppose la médiation du particulier, d’une identité, d’une langue, d’une culture particulières ; de la même manière, habiter le monde suppose d’abord d’habiter un lieu particulier et de se reconnaître de ce lieu familier à partir duquel le monde prend un sens.

Demeurer, c’est le contraire de migrer ?

L’apparition du mot “migrant” est en soi symptomatique ! En réalité, il n’y a pas de migrants ; il n’y a pas d’hommes dont la condition soit de migrer, d’être en déplacement : il n’y a que des émigrants qui sont aussi des immigrants, c’est-à-dire des gens qui quittent leur lieu familier et qui arrivent dans un ailleurs qui leur est étranger. Par un authentique souci de la dignité humaine, on devrait se battre pour le premier droit de toute personne, qui n’est pas d’être accueillie chez nous mais d’habiter chez elle. Le bonheur de l’homme n’est pas dans le fait d’être accueilli loin de chez lui quand il a été arraché à sa demeure – mais dans le fait de pouvoir habiter sa demeure.

Que devient la vertu d’accueil, alors ?

La demeure est aussi la possibilité de l’accueil : il n’y a pas d’accueil possible sans les quatre murs d’une maison, qui sont la condition de toute hospitalité. Vouloir détruire les murs et nous demander d’accueillir, c’est une étonnante injonction paradoxale ! Demeurer ne signifie pas s’enfermer ; c’est même la condition de l’aventure, du voyage, de la découverte d’un ailleurs. S’il n’y a pas de différence entre un monde familier et l’étrangeté d’un d’ailleurs, il n’y a plus d’aventure possible. La négation de la demeure amoindrit la possibilité de l’aventure humaine.

Si le nom de Macron n’est pas cité, il y a dans le livre beaucoup de piques contre le macronisme. Constitue-t-il par essence un “bougisme” ?

Dans quelques décennies, on se demandera avec étonnement comment on a pu inventer ce slogan incroyable : “En marche! ” Le propre d’un “marcheur”, au sens politique du terme, c’est qu’il a épousé la marche comme étant sa cause. Mais tout marcheur sensé sait que la marche a un sens parce qu’elle se dirige vers un point fixe, vers lequel il progresse.

Ce n’est pas seulement un trait du macronisme. L’inventaire des slogans électoraux des cinquante dernières années témoigne de cette fascination collective de nos élites pour le mouvement : “Le changement, c’est maintenant” de Hollande, “l’homme nouveau” que voulait incarner Chirac, le “changer la vie” de Mitterrand… Si Macron a eu une intuition forte, elle a été de comprendre que c’était le cœur de ce qui réunissait bien des élites françaises. Il a proposé une sorte de cristallisation de ce dogme commun pour asphyxier tous les clivages. Car, si le but c’est de tout changer, si l’avenir est bon par lui-même, la politique n’a plus de sens puisque le débat est déjà tranché. Le progressisme n’est pas une politique, c’est une défaite de la politique, puisqu’il consiste à consentir d’avance à tout ce qui va advenir : la politique est devenue une pure administration managériale de la conduite du changement.

Dans votre livre, vous reprenez l’analyse de David Goodhart sur l’opposition entre les Somewhere et les Anywhere (les gens de quelque part et les gens de n’importe où), qu’il a récemment appliquée à la révolte des “gilets jaunes”. Cela vous paraît-il pertinent ?

Bien sûr. Cette révolte des “gilets jaunes” marque la crise profonde de notre vie politique. Elle est le signe que la politique ne parvient plus à construire une vision du monde qui puisse réunir des citoyens quel que soit leur milieu social : elle est devenue le lieu d’affrontement entre ceux auxquels le mouvement du monde bénéficie et qui n’ont d’autre but que de s’y plonger avec délices, et ceux qui n’arrivent pas à suivre le rythme de la course et ont compris que le nouveau monde les condamne à mourir.

Cette révolte matérielle est-elle aussi une révolte du sens ?

Derrière les revendications matérielles, je vois un problème essentiel, celui de la relation au travail et à la vie. Qu’on soit ouvrier, caissière ou journaliste, nous sommes très nombreux à vivre douloureusement le fait que l’accélération qui nous est imposée nous oblige à tout faire trop vite et trop mal, et d’autre part à vivre dans une forme de précarité essentielle : notre métier est toujours supposé se voir remplacé demain… Ce que nos dirigeants appellent “transformation”, c’est pour le travailleur, l’angoisse de cette « strangulation » dont parle Péguy.

Le travail de l’artisan, Marx l’avait bien compris, est aussi un lieu d’émancipation et de liberté. Il est devenu une forme de servitude radicale du fait de cette marche du monde à laquelle on est sommé de s’adapter sans arrêt. Je crois que les “gilets jaunes” crient aussi cela, comme cette infirmière qui, chez David Pujadas, se plaignait moins de son faible salaire que du rythme qui l’obligeait à faire son boulot n’importe comment, de sorte qu’il finit par ne plus rien y avoir d’humain, même dans un métier comme celui-là.

Nous sommes dans une période où tout semble menacé, tout ce qui fait en tout cas les conditions de notre survie et d’une vie qui soit humaine : ce sont les écosystèmes naturels dévastés par l’irresponsabilité de nos calculs marchands, mais aussi les écosystèmes culturels déséquilibrés par la déconstruction de l’héritage, le déni de l’identité, le refus de la transmission… Il est urgent d’ajuster en profondeur notre regard sur l’activité politique elle-même : à la fin de leur mandat, on ne devrait pas évaluer nos gouvernants sur ce qu’ils ont pu changer mais sur ce qu’ils ont pu sauver.

On parle souvent de la colère du peuple contre les élites, mais vous dites que la modernité serait plutôt la colère des élites contre le peuple qui refuse cette injonction de mouvement. Est-ce ainsi que s’expliquent les irritations récurrentes de Macron contre le « Gaulois réfractaire » ?

Bien sûr ! Au XIXe siècle, quand les ouvriers se révoltaient, les élites opposaient une résistance fondée sur des oppositions d’intérêt, mais on ne pouvait que reconnaître la légitimité de ces causes : interdire le travail des enfants, préserver le dimanche chômé, lutter contre la misère… Aujourd’hui, ceux qui résistent aux revendications des classes populaires ont leur bonne conscience pour eux. Le peuple prend désormais la figure du “salaud” qui veut “fumer des clopes et rouler au diesel”. Non seulement ils sont précaires et malheureux, mais en plus ils ont tort !

Alors que c’est habituellement le conservatisme que l’on décrit comme une passion triste, vous opérez un joli retournement en accusant l’optimisme progressiste de nihilisme et en y voyant « une forme de ressentiment »…

Considérer que l’avenir sera forcément mieux que le présent, c’est le symptôme, en fait, d’une dépression très profonde ; si vous demandez à quelqu’un comment il va et qu’il répond que “ça ne pourra qu’aller mieux demain”, vous vous dites qu’il va vraiment très mal ! Dire “demain sera forcément mieux qu’aujourd’hui”, c’est avouer une forme de détestation structurelle du présent, dont il ne faut surtout pas croire qu’elle sera comblée un jour : ce qui est à venir sera un jour présent et donc dépassé par un autre avenir potentiel ! Il y a dans la passion du mouvement une frustration structurelle, consubstantielle à l’optimisme dogmatique que le progressisme propose.

Le culte du mouvement a entraîné le règne du marché. Comment sortir de ce primat de l’économisme ?

Comme pour le mouvement, il ne s’agit pas de condamner le marché mais de le sauver de son propre triomphe. Car ce qui donne un sens au marché est ce qui lui est extérieur, ce qui ne se marchande pas, le caractère unique et singulier de ce à quoi nous tenons. Gagner de l’argent n’est pas un mal en soi, c’est un bien si cela nous permet de servir quelque chose que l’argent ne permet pas d’acheter, comme construire sa demeure et faire vivre son foyer. Dans un monde où tout se marchande, y compris la dignité humaine, le corps humain, les enfants, où Tinder vous trouve un partenaire et Gleeden quelqu’un pour tromper votre partenaire, le marché n’a plus aucun sens ; il est même l’occasion de la destruction de tout ce qui peut avoir du sens. Il est urgent de sauver l’activité économique de cette crise de sens qui la traverse. C’est la condition pour sauver aussi l’attachement même à la liberté : ce qui nous fait haïr le libéralisme aujourd’hui, ce sont les folies d’un marché débridé.

Emmanuel Macron essaie aujourd’hui de polariser le débat sur le clivage entre progressisme et nationalisme ou populisme…

Il est incroyable qu’on ait réussi à faire de l’idée de nation une idée coupable ; et la formule si souvent répétée qui voudrait que le nationalisme implique la détestation de l’autre n’a littéralement aucune espèce de sens. Je ne crois pas qu’il y ait en France un seul responsable politique qui ait pour discours la haine des pays voisins, la volonté de les envahir ou de les dominer. C’est absurde, comme l’idée que le débat se focalise sur l’opposition entre ceux qui veulent “aller de l’avant” et ceux qui veulent “revenir en arrière”. En m’opposant à la GPA, je ne m’oppose pas à un progrès, mais à une régression absolue : on va se remettre à vendre des êtres humains, comme à l’époque de l’esclavage. C’est un gigantesque retour en arrière, et ceux qui s’opposent à ces pratiques aspirent au contraire à ce que nous repartions de l’avant, vers le bien, la justice, la vérité, ces buts qui ne changent pas et qui devraient constituer nos seules aspirations.

Admettez-vous qu’on vous classe à droite ?

Je ne suis pas sûr que nous soyons nombreux à nous reconnaître dans la définition totalement “économiciste” que la droite a parfois donnée d’elle-même. Elle a fini par apparaître comme un syndicat de défense des privilégiés ; évidemment, je ne me reconnais pas dans cette idée-là de la droite. J’avais intitulé mon premier livre les Déshérités pour répondre aux Héritiers de Bourdieu, mais aussi parce que ça correspondait à ce qui fait pour moi tout le sens de l’engagement : tenter d’apporter aux plus fragiles, aux plus vulnérables, aux plus défavorisés ce dont ils ont besoin pour trouver leur place dans la vie sociale et pour pouvoir partager la culture commune dont ils sont les héritiers légitimes. Sur les questions d’éducation, la droite a longtemps défendu l’élitisme et l’excellence, et elle avait raison de le faire ; mais elle aurait dû donner tout son sens à ce désir d’excellence en le replaçant dans un combat au service des plus déshérités. Le défi est aujourd’hui de rejoindre ceux qui ne se sont jamais reconnus dans la caricature que la droite présentait d’elle-même, et qui avaient de bonnes raisons de ne pas s’y reconnaître.

Le clivage gauche-droite est en train de redevenir ce qu’il était avant le marxisme : être contre le marxisme supposait de défendre l’économie libre, et le débat s’est polarisé sur ces questions. Mais le mur de Berlin s’est effondré et nous pouvons revenir à un débat vraiment politique, qui nous reconduit au clivage gauche-droite originaire : est-ce que quelque chose nous précède, ou est-ce que le monde est infiniment plastique et doit être soumis à l’arbitraire de nos décisions politiques ? De ce point de vue-là, je me sens totalement de droite ; mais d’une droite qui inclut l’écologie, le service des plus modestes, qui sait que la prudence est la condition de la qualité de la décision politique, qui sait qu’une société, pour durer, a besoin d’une culture commune – bref d’une droite qui n’est pas seulement fascinée par les courbes de croissance.

Pour reconstruire la droite, faut-il chercher une troisième voie entre populisme et progressisme, ou bien travailler au rassemblement de toutes les droites ?

Ce mot de populisme est un piège, un concept flou qui ne sert qu’à disqualifier. Ce qui est sûr, c’est que je déteste la démagogie, d’où qu’elle vienne : il y a parfois une forme de populisme assumé des élites. Le débat politique actuel est stérilisé par cet affrontement, volontairement entretenu par les deux camps concernés : pour Emmanuel Macron, c’est “moi ou le chaos” et, pour Marine Le Pen, c’est “moi ou Emmanuel Macron”. L’offre politique existante fonctionne plutôt selon une logique de rejets réciproques que pour proposer une vision nouvelle qui puisse nous faire adhérer aux choix courageux dont la France a besoin. Voilà qui nous oblige à être imaginatifs ; mais je ne crois pas à l’union des droites comme alliance d’appareils.

On parle de vous comme tête de liste LR aux européennes. Si l’offre vous est effectivement faite, l’accepterez-vous, et à quelles conditions ?

Je n’ai rien demandé, et je n’attends rien ; si la proposition m’est faite, je n’irai qu’à une condition, qui est de pouvoir apporter un vrai renouvellement. Il n’est plus possible de se contenter de répéter ce que la droite a fait jusque-là. Si je relevais ce défi, ce serait pour contribuer, à mon humble mesure, à porter une proposition qui puisse attirer largement. Aujourd’hui – on le voit à travers le mouvement des “gilets jaunes” – il y a un vide politique inquiétant qu’il faut transformer en espace politique, afin d’apporter le projet dont la France a besoin pour ne serait-ce que simplement survivre.

Battu d’une courte tête par un “marcheur” aux législatives en 2017, on aurait pu vous imaginer vacciné de l’engagement partisan : pourquoi se lancer dans cette entreprise à haut risque ?

Parce que j’ai le sentiment inquiet que bien des choses auxquelles nous tenons sont sur le point de se défaire ; et empêcher que le monde se défasse passe par le travail intellectuel, par bien des initiatives concrètes, mais aussi, qu’on le veuille ou non, par l’action politique.

Des amis qui veulent me protéger de la politique me disent qu’il serait beaucoup mieux de continuer à écrire des livres ; mais, si vous avez devant vous une vraie occasion d’agir et que vous la refusez, alors il me semble que vous perdez le droit d’écrire ou de juger. Comment serait-on légitime à critiquer nos erreurs collectives quand on a refusé de se risquer pour tenter de les éviter ?

Marion Maréchal a salué l’éventualité de votre candidature en suggérant qu’elle facilitait la perspective d’alliances…

Pour ma part, je ne crois pas du tout à cette logique d’alliances électorales, seulement au travail de fond qui peut seul susciter la confiance et l’adhésion. Emmanuel Macron n’a pas commencé en négociant l’alliance du MoDem et du PS ! Il a créé une dynamique et les électeurs se sont agrégés autour de lui.

Je n’ai aucune réprobation morale pour quelque électeur que ce soit ; chacun fait son choix en conscience. Mais moi qui aspire à voir la France se reconstruire et sortir des logiques qui ont causé sa fragilité actuelle, je constate que le Front national, pendant des décennies, n’a eu pour effet que de stériliser les voix qui lui étaient confiées. L’enjeu de ce constat n’est pas de jeter l’anathème mais de mesurer l’obligation qui nous est faite de formuler une proposition qui puisse susciter l’adhésion d’une majorité.

Notre pays est traversé par une crise très profonde et nous n’y répondrons pas par des tactiques politiciennes. Si jamais ma candidature se confirme, j’irai aux élections européennes avec une vision que je voudrais forte, claire et libre.

Cette vision européenne, quelle sera-t-elle ?

Emmanuel Macron a choisi de défendre l’idée de la souveraineté européenne et donc de la disparition de la nation ; je crois au contraire que c’est en se reconnaissant d’une demeure particulière que l’on peut ensuite s’ouvrir aux autres. Il faut défendre une Europe dans laquelle les peuples retrouvent la maîtrise de leur destin, une Europe qui ne soit pas le signe de la dépossession définitive de notre capacité d’agir et de décider collectivement – une Europe de la coopération entre nos pays, au service de la défense de notre civilisation. Pour cela, il faut revoir en profondeur le fonctionnement des institutions européennes, et s’opposer à tout transfert de notre souveraineté à des échelles de décision qui ne sont pas responsables devant les citoyens. Tant que l’Union européenne sera instrumentalisée par ceux qui veulent la disparition des nations, seul cadre où s’exprime la souveraineté des peuples, elle sera jugée illégitime et le ressentiment à son égard ne fera que croître.

La participation de Sens commun à la campagne de François Fillon s’est soldée par une diabolisation très forte du courant conservateur. Ne craignez-vous pas de subir la même épreuve ?

Changer pour changer est absurde, mais conserver pour conserver l’est tout autant. Nous sommes dans une période de l’histoire qui impose paradoxalement un changement très profond pour pouvoir sauver ce qui doit l’être. Cette équation échappe en partie à la tradition intellectuelle du conservatisme, qui s’est élaborée dans un monde très différent du nôtre.

Cela suppose d’avoir l’intelligence de refondre notre vocabulaire. Non pas pour concéder quoi que ce soit sur le fond, mais pour faire comprendre à ceux qui nous écoutent que la cohérence de leurs propres convictions devrait les conduire à nous rejoindre, notamment sur l’écologie. La vision que nous proposons n’est probablement pas minoritaire, si nous savons mieux la défendre : d’ailleurs, au moment de la dernière élection présidentielle, ce n’est pas un projet qui a été disqualifié parce que trop conservateur, mais le candidat qui le portait, pour des raisons très éloignées des questions de fond. Bien sûr, quand on pense à contre-courant, on n’échappe jamais totalement à la diabolisation ; mais je crois qu’il ne faut pas s’y résoudre. La tentation est grande de préférer s’enorgueillir de la virulence des critiques plutôt que de faire l’effort nécessaire pour convaincre ; ne soyons pas les polémistes que nos adversaires attendent.

Vous n’êtes pas encore diabolisé, mais déjà présenté comme un philosophe catholique. Le craignez-vous ou l’assumez-vous ?

Je suis catholique, en effet, et je l’assume parfaitement. Mais l’un des grands dangers du débat serait de céder à une forme de communautarisme stérile. La vie intellectuelle et la vie politique n’ont pas pour but de défendre des valeurs relatives à une sensibilité parmi d’autres ; celui qui croit en ce qu’il dit ne s’exprime pas pour défendre sa chapelle mais pour partager ce qu’il pense pouvoir être utile à tous.

Je suis assez inquiet de voir le piège communautariste se refermer sur notre société ; le discours de Macron aux Bernardins nous pousse d’ailleurs dans cette direction. On peut être opposé à la PMA et la GPA, vouloir renouer avec la transmission, défendre la dignité des plus vulnérables et même reconnaître les racines chrétiennes de l’Europe sans forcément être chrétien. Ce qui nous anime, ce n’est pas de défendre une communauté parmi d’autres, c’est le sens du bien commun, et lui seul.

L’homme peut-il être inhumain ?

Texte paru le 18 octobre 2018 dans la newsletter Time To Philo.

Il y a quelques heures, cinq hommes ont été interpellés à Toulouse. Ils sont soupçonnés d’être impliqués dans un acte particulièrement atroce : le 16 septembre dernier, au cours d’une soirée, une jeune fille était victime d’un viol en réunion. Comble de l’horreur, ses agresseurs hilares filmaient la scène en direct. En apercevant ces images au hasard des réseaux sociaux, je n’ai pu en regarder plus de quelques secondes – la vidéo a heureusement disparu depuis. Mais il reste d’une telle scène, avec l’écoeurement qu’elle provoque, cette question obsédante : comment l’homme peut-il tomber si bas ? Comment pouvons-nous être inhumains ?

Une telle question est étonnante : elle suppose que le nom d’humain n’est pas seulement celui d’une espèce, mais aussi d’une qualité, le signe de la bonté qui serait naturelle à l’homme. Ce postulat a été défendu par un philosophe, qui en fait son acte de foi : tout au long de son œuvre, Jean-Jacques Rousseau ne cesse de supposer que l’homme est un être originairement bon, aussi innocent et incapable de nuire que ne le sont les autres vivants. Bien sûr, tout l’univers naturel est marqué par des rapports de lutte, de prédation et de mort : il arrive que l’animal tue pour survivre. Mais cet instinct de survie est son seul motif ; seul l’homme est capable de tuer, de blesser, de faire souffrir pour son plaisir, ou par orgueil, entrant dans des logiques de concurrence mortifères qui semblent bien étrangères à la simplicité du monde animal.

Cette innocence originaire, nous l’avons perdue, affirme Rousseau, en entrant dans l’état social où nous vivons aujourd’hui. Car la société remplace la paisible solitude par la compétition effrénée, la santé de l’instinct par les complexités de la raison, et la norme du besoin par l’énormité du désir. En quittant l’état animal, nous perdons ces bornes que la nature fixe aux pulsions de tous les êtres vivants, et nous voilà seuls parmi eux capables de commettre de telles atrocités. Face au « bon sauvage » encore tout près de la pureté primitive, l’homme le plus civilisé est aussi le plus barbare.

Par le mot de « barbare », les grecs de l’antiquité désignaient pourtant les sons inarticulés qui sortent de la bouche d’un homme qui ne saurait pas parler. Laisser l’homme à son état brut, c’est l’abandonner à une brutalité qui lui est bien peu naturelle. Car l’homme est singulièrement un être de culture ; et quand il décrit sa bonté, Jean-Jacques oublie simplement qu’elle a besoin d’une société tout entière pour s’accomplir peu à peu.

En affirmant que « tout homme est par nature un animal politique », Aristote affirme que la condition humaine ne se réalise que par la qualité de la cité dans laquelle il s’inscrit. « Si l’homme, parvenu à toute sa perfection, est le premier des animaux, il en est bien aussi le dernier quand il vit sans lois et sans justice. C’est alors l’être le plus pervers et le plus violent ; il n’a que les emportements brutaux du sexe et du ventre. » Quand la cité se disloque, l’humanité se défait. C’est la raison pour laquelle la barbarie de ce viol ne peut que nous concerner : cet épisode sinistre, et si peu isolé hélas, nous redit combien il est urgent de retrouver, et de sauver, les conditions indispensables pour que l’homme ne soit pas inhumain.

« Demeure : un manifeste pour les droits de l’âme » (Le Figaro Histoire)

Le directeur de la rédaction du Figaro Histoire et du Figaro Hors Série, consacre un long article à Demeure dans sa dernière parution.

« Demeure : un manifeste pour les droits de l’âme »

« (…) Le jeune philosophe le souligne, l’idéologie du mouvement fait en réalité l’impasse sur l’un des caractères majeurs de notre condition : notre capacité de nous extraire de la mobilité universelle du monde matériel par le jeu de la conscience. De sortir du fleuve d’Héraclite pour nous placer, en esprit, sur la rive, et surmonter la violence du flux par l’effort de l’intelligence, la force de la contemplation. Nous ne sommes pas condamnés au supplice de Sisyphe parce que nous sommes capables d’assigner à notre course un but légitime, de discerner une vérité vers laquelle diriger notre mouvement. Encore faut-il que nous acceptions d’«habiter le monde» : de nous donner des points d’ancrage, qui échappent par ce qu’ils ont de gratuit, de singulier, à l’éphémère. Ce qu’il y a de plus nécessaire à l’homme, dit-il dans les plus belles pages de ce livre magnifique, c’est peut-être la demeure. Non pas seulement le toit qui abrite, le logement impersonnel : le foyer qui réchauffe et qui réunit par les liens qui le nouent au passé et à l’espérance, par la magie des souvenirs, par le superflu qui émerveille, par l’amour qui rassemble. «Ce qui est simplement nécessaire à l’homme, écrit-il, dépasse de très loin la simple satisfaction de ses besoins. Il ne suffit pas que le corps soit à l’abri: l’âme aussi a ses droits.» Dans des pages qui renouent par leur clarté, leur chaleur, leur beauté limpide avec la ligne claire de la Lettre au général X, François-Xavier Bellamy fait mieux que répondre à Saint-Exupéry: il le prolonge et s’impose comme l’interlocuteur et l’ami que l’écrivain n’avait pas trouvé auprès de lui. »

Lire le texte complet en ligne.

France Culture, les Nouveaux Chemins

Pour l’émission « les Nouveaux Chemins de la Philosophie », Anastasia Colosimo évoque, dans Le Journal de la Philo du 5 octobre 2018, la parution de Demeure.

« En partant de cette véritable méditation métaphysique sur le mouvement comme seul principe d’existence, Bellamy nous embarque dans une exploration philosophique magistrale à la recherche du temps gâché à suivre le mouvement sans en chercher le sens. Ce qui avance est préférable à ce qui est immobile. Le progrès s’installe peu à peu comme nouvelle religion. Pour lui, cette passion moderne pour le changement est une forme de ressentiment au sens nietzschéen, compris comme un refus d’accepter que les choses soient telles qu’elles sont, une incapacité maladive à accepter le réel et à le reconnaître.

C’est au prisme de ce grand voyage que Bellamy propose de lire la crise systémique qui traverse notre époque. Il faudrait déconstruire notre fascination pour le changement pour sauver la possibilité du mouvement. Habiter le monde et ne plus s’y abriter. Sortir du monde liquide et lui redonner corps. »

Critique de Demeure dans L’Opinion

François-Gilles Egretier consacre un long article à Demeure, accessible sur le site de l’Opinion.

« (…) François-Xavier Bellamy avec Demeure nous donne les outils pour poursuivre ce travail. Il apparaît comme une lueur dans un débat public largement dévitalisé, en proie aux doutes mortifères des populismes de tous poils. Le refuge dans le passé ne saurait en aucun cas servir de sésame dans ce nouveau monde qui se dresse devant nous. Les défis majeurs de la transition écologique, de l’Europe, de l’immigration… doivent trouver des réponses étayées sur un corpus d’idées et de valeurs solides inscrites au cœur du débat public. François-Xavier Bellamy met en évidence le risque de dilution dans ce mouvement moderne où le flux renverse tous les repères : frontières, traditions, particularismes. Le capitalisme, en s’affranchissant le plus possible de la régulation, vise à libérer l’individu de toutes entraves pour le propulser dans le grand « mouvement » sans fin, sans but, seul face à son désir indéfini, et ce faisant, le plonge dans une forme de solitude qui le prive de liens pour faire société et le détache du collectif. (…)

Ce jeune philosophe nous donne l’énergie de nous réinvestir dans une réflexion politique au sens large qui nous concerne tous en nous questionnant sur les fausses promesses du progrès et du tout numérique : eh oui tout ce qui est nouveau n’est pas beau ! Avec son dernier opus, il ne fige pas nos consciences dans les certitudes d’un nouveau catéchisme qui substituerait le triomphe du progressisme à la tyrannie du conservatisme ; il nous place dans les starting-blocks pour reconquérir notre pensée et réinvestir le collectif : l’invitation est tentante.

Il est temps alors de répondre à cet appel de Demeure, une invitation à devenir acteur de notre destinée commune, et bâtisseur du droit imprescriptible du peuple à disposer de lui-même. »

Lire le texte complet

Dossier du Figaro Magazine à l’occasion de la parution de Demeure

C’est un vrai honneur de pouvoir présenter Demeure dans le long dossier que le Figaro Magazine lui consacre ce week-end. Je suis le premier impressionné du temps et de l’intérêt que lui ont accordés les équipes de ce journal, au premier rang desquels Alexandre Devecchio. Je n’aurais jamais imaginé que ce travail susciterait une telle attention ; j’espère que cette visibilité bien imprévue pourra être utile pour servir, dans le débat public, les inquiétudes et les aspirations que nous partageons !

Lire ce dossier en ligne sur le site du Figaro.

Les Soirées de la Philo : saison 6

Les Soirées de la Philo font leur rentrée ! Avec un programme entièrement refondu, et un nouveau cycle de soirées pour aller à la rencontre des grands auteurs qui, à travers l’histoire, peuvent éclairer les grandes questions que nous nous posons aujourd’hui…

Hâte de vous retrouver pour cette sixième saison !

▶ Pour en savoir plus et pour réserver votre place : www.philia-asso.fr

▶ Pour suivre les Soirées sur Facebook : Les Soirées de la Philo

Philia : vers la sixième saison

L’année des Soirées de la Philo s’achève, avec les dernières dates dans les villes qui ont rejoint l’expérience… Je profite de ce moment pour dire un immense bravo à toute l’équipe avec qui nous portons ce beau projet – et pour redire encore de tout cœur ma profonde reconnaissance aux milliers de personnes qui ont partagé avec nous cette cinquième saison ! Grâce à vous, cette proposition toute simple est devenue une étonnante aventure…

Elle continuera de se développer l’année prochaine, avec un nouveau cycle : tous les quinze jours, j’aurai la joie de vous emmener à la rencontre des philosophes. Nous passerons une soirée en compagnie de Platon, puis d’Aristote, de Hegel ou de Nietzsche, et de bien d’autres encore… Et en parallèle, nous continuerons les conférences tous les quinze jours sur de grandes questions, qui seront renouvelées comme chaque année – n’hésitez pas à me proposer les thèmes qui vous intéresseraient !

Vous pouvez réserver dès maintenant votre place pour ces deux cycles, les abonnements étant en nombre limité… L’inscription s’effectue sur cette page.

Et en attendant ce nouveau développement, vous pouvez bien sûr, même si vous n’étiez pas abonné cette année, retrouver en ligne toutes les soirées de cette saison, en podcasts et en vidéos.

Rencontres sur l’éducation en Italie et en Espagne

Il y a un petit moment que je ne vous ai pas donné de nouvelles sur ces pages. Les dernières semaines ont été l’occasion de travailler sur plusieurs projets, dont je vous parlerai prochainement…

Je voudrais revenir sur un moment marquant, les quelques jours très intenses que j’ai eu l’occasion de passer récemment en Italie et en Espagne, pour une série de conférences et de rencontres autour de l’éducation. Une traduction des Déshérités est parue en italien il y a plus d’un an déjà, et en espagnol au mois de mars dernier. C’est bien sûr une très belle expérience pour moi de pouvoir rencontrer des lecteurs d’autres pays.

Ces quelques jours au nord de l’Italie ont été rythmés par plusieurs conférences à Milan, Varese, Turin, Côme… J’en ai profité à chaque fois pour répondre, dans la journée, à l’invitation d’établissements scolaires très variés, et j’ai pu chaque jour visiter des écoles, intervenir auprès des élèves ou rencontrer les enseignants. J’ai été très impressionné de découvrir que plusieurs équipes pédagogiques ont choisi de travailler à partir des Déshérités. Ce voyage a également été l’occasion d’entretiens avec plusieurs médias italiens. Je suis ensuite parti pour Madrid, où j’étais invité à conclure un colloque national sur l’éducation, organisé par des professeurs passionnés, que j’ai eu la grande chance de rencontrer à cette occasion.

De ces quelques jours, je reviens avec plusieurs sentiments. Le premier, c’est une surprise mêlée de reconnaissance pour le chemin étonnant qu’aura fait ce petit livre. Conduit à cette question de la transmission par ma propre expérience de jeune professeur plongé dans la crise de notre école, je suis toujours profondément touché de voir que tant de personnes, enseignants, parents, éducateurs, avec souvent bien plus d’expérience que moi, partagent les aspirations et les difficultés que je tentais de décrire. Ce livre était une réponse bien modeste à un immense problème de notre temps ; et je n’aurais jamais pu prévoir qu’il recevrait un tel écho… Je m’attendais encore moins à ce que cette réflexion, que je pensais si liée au contexte français, puisse trouver un écho dans d’autres pays ! Pourtant, pendant ces quelques jours, malgré la barrière de la langue et la complexité qu’impose la traduction simultanée, j’ai retrouvé la même expérience que dans les nombreuses rencontres que j’ai pu vivre en France : le même intérêt pour ces questions pédagogiques, des inquiétudes similaires sur la crise éducative, mais aussi la même ferveur dans les échanges, et autant d’émerveillement à réfléchir ensemble sur la nécessité essentielle et oubliée de la transmission.

Cela conforte en moi cette certitude, déjà bien souvent répétée : la crise de l’école n’est pas le problème de l’école. Bien sûr, notre éducation nationale peut progresser ; mais le défi éducatif que nous connaissons est d’abord le signe d’une difficulté qui traverse en profondeur notre société française, et plus généralement notre modernité. Comme l’écrivait Péguy, « les crises de l’enseignement ne sont pas des crises de l’enseignement ; elles sont des crises de vie. » Eh bien, il semble que toutes les sociétés occidentales sont aujourd’hui traversées par cette même « crise de vie générale » ; et l’expérience que j’ai vécue ces dernières années m’a permis d’observer que, à Londres, à Bruxelles, à Milan ou à Madrid, nous sommes conduits aux mêmes renoncements, qui nous condamnent aux mêmes échecs. Si la question de la transmission se pose partout, c’est qu’elle n’est pas d’abord un sujet de méthodes ou de moyens, mais une question bien plus essentielle. « Quand une société ne peut pas enseigner, écrit Péguy, ce n’est point qu’elle manque accidentellement d’un appareil ou d’une industrie ; quand une société ne peut pas enseigner, c’est qu’une société ne peut pas s’enseigner ; c’est qu’elle a honte, c’est qu’elle a peur de s’enseigner elle-même ; pour toute humanité, enseigner, au fond, c’est s’enseigner. »

Et cependant il y a tant d’éducateurs qui ont au cœur la passion de transmettre ! De ce point de vue, je reviens aussi de ces quelques jours avec beaucoup d’admiration et d’espérance. Admiration pour les nombreux parents, enseignants, chefs d’établissement que j’ai eu la chance de rencontrer, et dont beaucoup m’ont marqué par leur courage, leur générosité, leur inventivité – mais aussi par la simplicité avec laquelle ils partagent ensemble leurs doutes et leurs difficultés, ce que peut-être nous avons plus de mal à vivre en France. Admiration aussi, bien sûr, pour la maturité des élèves avec qui j’ai eu la joie d’échanger, pour les talents qu’ils mûrissent – ces apprentis qui à Côme m’ont fait découvrir leur atelier d’ébénisterie, ou ces élèves milanais avec qui nous avons lu Baudelaire… Je garderai longtemps le souvenir de très beaux moments, qui m’ont profondément touché : parmi eux, je voudrais citer la découverte d’une école extraordinaire, Cometa, créée par un couple italien pour accueillir des jeunes en difficulté, et qui leur offre le meilleur – le cadre le plus beau, stimulant et bienveillant, pour qu’ils puissent s’y construire. Un autre moment rare a été un dîner partagé à Madrid, avec de nombreux collègues notamment, au cours duquel nous avons pu échanger avec beaucoup de simplicité ce que nous avons au cœur, nos joies d’enseignants et nos raisons d’espérer. Bien sûr, ces quelques rencontres pèsent bien peu de choses à côté de l’actualité internationale bien préoccupante de cette période. Mais puisque nos défis et notre avenir seront communs, même si le signe est bien discret, je puis le dire : ces amis d’Europe croisés trop rapidement, et que j’espère revoir bientôt, font désormais partie pour moi de ces raisons d’espérer… Grazie mille e a presto – muchas gracias y hasta pronto !