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Le désespoir n’est pas une option.

Entretien paru dans le Figaro du 27 juillet 2016. Propos recueillis par Alexandre Devecchio.

Deux islamistes ont pris mardi matin en otage un curé, deux sœurs et deux fidèles à Saint-Etienne-du-Rouvray, près de Rouen. Le prêtre a été assassiné. Après Nice, que vous inspire ce nouvel acte de terreur ?

Il y a quelque chose de pire que l’horreur, c’est la répétition de l’horreur. Il est clair maintenant que nous sommes engagés dans un cycle probablement long, dans une épreuve qui sera rendue pesante précisément par le caractère imprévisible et donc omniprésent de la menace. Désormais une foule qui regarde un feu d’artifice est une cible – mais tout autant cinq paroissiens qui vont à la messe un mardi matin. L’une des premières personnes avec qui j’ai parlé de cet attentat m’a dit : « On était heureux, avant… ». Elle exprimait ainsi ce que nous avons le sentiment de vivre, la fin d’une période d’insouciance. Cela ne signifie pas qu’il faille se résigner, au contraire : nous qui n’avons pas vécu de guerre, nous avions peut-être un peu perdu conscience de la valeur infinie de la paix. Aujourd’hui, un prêtre est égorgé dans une église, à la fin de sa messe ; comment ne pas penser aux chrétiens d’orient qui vivent ce chemin de croix depuis si longtemps ? Puisque notre tour vient de partager l’épreuve que vivent si près de nous tant de peuples confrontés à la violence, de façon bien plus intense, il faut trouver dans cette tragédie l’occasion de nous réveiller d’une forme de passivité, de complicité même peut-être, dans laquelle notre pays a pu s’enliser.

Le fait d’attaquer une église est-il un symbole ? Quel est son sens ?

Bien sûr, c’est un symbole évident… Comme l’écrivait Julien Freund, « c’est l’ennemi qui nous désigne », et en l’occurrence l’Etat islamique semble identifier ses cibles avec beaucoup de méthode. Il y a quelques jours, il frappait la foule un 14 juillet ; aujourd’hui, c’est une église, le jour même du lancement des Journées Mondiales de la Jeunesse… C’est la France qui est visée dans ce qui fait son identité – dans son histoire républicaine et dans son héritage spirituel. La France est marquée par cette dualité féconde, qui a été bien souvent conflictuelle dans le passé, mais qui fait son identité singulière : c’est bien sûr le 14 juillet 1790 et la fête de la Fédération, mais c’est aussi la tradition chrétienne qui a façonné notre pays. De la plus grande à la plus petite commune, chaque ville de France a sa Mairie et son église paroissiale… En quelques jours, Daech s’est attaqué à ces deux dimensions essentielles de notre vie collective. Paradoxalement, l’ennemi qui nous désigne doit contribuer aussi à nous réunir. Alors que la France semblait enfermée dans ses divisions, au moment où une forme appauvrie de la laïcité prétendait effacer cette dimension singulière de notre identité collective, Daech nous rappelle qui nous sommes en nous montrant ce qu’ils veulent atteindre en nous. Le Père Hamel avait consacré sa vie à la foi chrétienne, et c’est à cause de ce don qu’il est mort pour son pays. Ceux qui l’ont tué le savent bien, ces deux dimensions sont liées.

Peut-on parler d’un choc des civilisations ?

Il est impossible de reconnaître ces criminels comme les défenseurs d’une « civilisation » ! Toute civilisation commence par l’effort du langage, du dialogue, qui vient rompre le cycle destructeur de la violence pour ouvrir des voies pacifiques de résolution des conflits. Le premier effet de la civilisation, c’est la civilité, qui est une condition de la cité : la politique suppose en effet la politesse, elle implique que les hommes soient polis, au sens littéral du terme, par une culture qui discipline en eux la brutalité de l’instinct primaire. Nous n’avons pas sous les yeux deux civilisations opposées, mais une civilisation confrontée à une forme moderne de barbarie, qui ne s’arrêtera que quand elle aura tout détruit : dans la manière même par laquelle ils assassinent, les djihadistes nous ramènent à la sauvagerie la plus inhumaine ; et en faisant des selfies au milieu de leur massacre, ils parviennent à faire de la modernité technique l’occasion d’être plus régressifs encore dans l’horreur.

Dans votre livre les Déshérités, vous écriviez redouter un choc des incultures…

Nous y sommes sans doute… A l’heure où je vous réponds, nous n’avons pas encore de certitudes sur l’identité des auteurs de l’attentat commis à Saint-Etienne-du-Rouvray ; mais il semble que ces personnes aient grandi en France. Comme tant d’autres désormais avant eux : Cherif et Saïd Kouachi, Amedy Coulibaly, Mohammed Merah, Mehdi Nemmouche… Autant de jeunes, car ils sont tous jeunes malheureusement, qui ont passé des milliers d’heures sur les bancs de notre école. Alors bien sûr, l’école ne peut pas tout, et le contexte national et international pèse beaucoup pour expliquer ces basculements délirants ; mais malgré tout, le terrain n’aurait pas été aussi friable si nous avions su transmettre à tous nos élèves les éléments fondamentaux d’une culture commune, d’une histoire partagée, d’une capacité de dialogue et de discernement, d’une distance rationnelle, d’un projet professionnel… Il faut que l’échec éducatif soit immense pour que notre école, qui mobilise depuis longtemps le premier budget de la nation, conduise pourtant tant de jeunes à un tel degré de désintégration.

Faut-ils se résigner au terrorisme comme le suggère le gouvernement ?

Comment pourrait-on s’y résigner ? Ce serait reconnaître définitivement la fin de l’Etat, la dissolution de la société politique, le retour à la loi du talion… Encore une fois, nous avons parfois été inconséquents, irréfléchis, et parfois complices à travers nos politiques ; mais aujourd’hui nous n’avons même pas le droit de renoncer : ce serait se résigner à la barbarie. Le désespoir n’est pas une option. Bien sûr, la répétition des attentats viendra nous éprouver encore, et il faudra du temps avant de sortir de ce cauchemar ; mais c’est justement le bon moment pour l’espérance. Ce n’est pas quand tout va bien qu’on a besoin d’espérance, c’est dans l’épreuve et devant le danger. Comme l’écrivait Bernanos dans d’autres années noires : « La plus haute forme d’espérance, c’est le désespoir surmonté ».

Alors, que faire à court et à long terme ? 

A court terme, il est évident qu’il faut ajuster en profondeur notre action en matière de justice et de sécurité, pour prévenir autant que possible de nouveaux attentats. De ce point de vue, il serait scandaleux que le gouvernement tente, sous couvert d’union nationale, d’étouffer la démocratie : elle suppose la libre interrogation, et le débat qu’elle fait vivre est plus utile que jamais pour éviter l’explosion de la société. Toutes les questions doivent être posées. Est-il normal qu’un jeune français parti faire le djihad en Syrie, intercepté par la Turquie, arrêté par la Suisse, soit relâché dans la nature par la France ? Nous payons les résultats de la politique pénale désastreuse de Christiane Taubira, dont les discours emphatiques et les petits tweets poétiques ne nous sont d’aucun secours aujourd’hui… Quand la faillite d’un système est si évidente, quand le renouvellement est si nécessaire, l’union nationale ne saurait servir de prétexte pour éviter à ceux qui nous gouvernent d’assumer leur responsabilité. Mais au-delà de ces débats importants sur la justice et la sécurité, derrière les impératifs du court terme, il n’y a en fait qu’une seule véritable urgence, c’est la refondation éducative, qui est aujourd’hui la condition de la survie même de notre pays.

Lire l’article complet sur le site du Figaro.

Sauver l’école, pour tous !

Tribune publiée dans le Figaro daté du 7 juin 2016.

L’enseignement privé va bien : c’est ce qui ressort du dernier congrès de l’APEL (Association de parents d’élèves de l’enseignement libre), qui s’est conclu ce dimanche dans une ambiance d’optimisme quasi unanime. Tout semble réuni pour favoriser le secteur privé sous contrat, à commencer par l’effondrement de l’enseignement public. L’échec manifeste des dernières réformes scolaires constitue la principale clé de l’attractivité des établissements privés, qui ont la chance d’éviter les mesures que l’Etat impose à leurs voisins du public. Ils ont ainsi été à l’abri de la calamiteuse réforme des rythmes scolaires, et leur liberté de recrutement constitue dans bien des territoires un échappatoire au piège de la carte scolaire. L’apparente santé du privé est donc essentiellement la conséquence de la descente aux enfers que subit l’enseignement public.

Cette situation devient un scandale lorsque, non contents de bénéficier de cet état de fait, les dirigeants du privé encouragent les réformes qui minent l’enseignement public, pour trouver ensuite dans leur autonomie les moyens d’en amortir chez eux les effets dévastateurs… Les dernières évolutions imposées par le ministère (réforme du collège et réforme des programmes) ont eu, on le sait, peu de partisans enthousiastes. La quasi-totalité des syndicats enseignants comme beaucoup de parents d’élèves, de nombreux intellectuels de premier plan et le Conseil supérieur de l’éducation lui-même s’y sont opposés. Il aura fallu que ce soit l’enseignement dit « libre » qui donne de la voix pour soutenir le ministère, plutôt sur le mode de l’enthousiasme spontané que du soutien argumenté. L’APEL a dit « accueillir avec beaucoup d’espoir la volonté de la ministre de réformer le collège » – et pour fonder tant d’espoir, s’est contentée d’un lien sur son site internet renvoyant à l’argumentaire du gouvernement. Pour une telle « liberté », que ne nous ôte-t-on tout à fait la peine de penser, aurait dit Tocqueville… Alors que la contestation montait, la présidente de l’APEL a décidé, en guise de concession aux parents mécontents, de créer, cela ne s’invente pas, des « comités de suivi » de la réforme du collège – est-ce pour « suivre les réformes » qu’une mobilisation historique a sauvé l’école libre en 1984 ?

Sur le terrain, si le privé suit toujours le ministère, il le suit pourtant de loin. À la rentrée prochaine, de nombreux établissements privés proposeront aux familles toutes les options que la réforme du collège a pu supprimer avec la bénédiction de l’APEL… L’incohérence n’est pas d’offrir le meilleur enseignement, mais de le garder pour soi après avoir encouragé sa destruction pour les autres. Les classes bilangues ? Le latin et le grec ? Proposés en option hors contrat, c’est à dire de façon payante, en plus des frais d’inscription. La baisse des dotations horaires attribuées par le ministère ? On trouvera toujours une solution pour la compenser sur fonds propres s’il le faut. Et naturellement, les nouveaux dispositifs pédagogiques, comme les fameux enseignements pratiques interdisciplinaires, seront adaptés pour se conformer à la vigilance des parents, soucieux de l’acquisition des savoirs fondamentaux par leurs enfants, et capables de les accompagner pour cela – y compris financièrement, en recourant au business en pleine croissance des cours supplémentaires… Les équipes pédagogiques de ces établissements ont bien raison de rivaliser d’inventivité pour continuer d’offrir le meilleur à leurs élèves. Bien sûr, ce ne sera pas possible partout : bien des établissements privés accueillent dans des secteurs paupérisés des jeunes de tous les milieux. Sans moyens conséquents, ils subiront le désastre comme les autres. Mais partout ailleurs, combien de collèges privés trouveront dans ces dernières réformes l’occasion de capter pour de bon toutes les familles un peu favorisées, prêtes à payer pour éviter à leur enfant un naufrage qui condamne définitivement les élèves du public – auxquels on retire tout ce qui pouvait constituer des occasions de survie scolaire ?

Si loin de l’aspiration des parents et du travail des professeurs, qui se battent avec raison pour garder un enseignement de qualité, les représentants du privé auront donc essentiellement contribué à noyer encore un peu plus les collèges publics, qui perdent là leurs derniers leviers d’attractivité. C’est un scandale pour tout citoyen ; ce devrait être aussi un scandale pour tout chrétien, car l’idéal de l’enseignement catholique est à l’évidence profondément dévoyé lorsqu’il multiplie les propositions commerciales pour faire un marché de tout l’héritage dont il a lui-même encouragé la déconstruction. Les élèves issus d’un enseignement public en ruines, à l’exception de quelques sanctuaires intouchables, semblent désormais définitivement empêchés de vaincre leur relégation scolaire, culturelle, sociale, à cause d’une réforme imposée au nom de « l’égalité » par des responsables politiques de gauche, avec le soutien de cet enseignement privé où beaucoup d’entre eux inscrivent d’ailleurs leurs enfants, parce qu’il consolide comme jamais son monopole en matière de reproduction des élites.

C’est de l’avenir de la société qu’il s’agit – et aussi de l’avenir de l’enseignement libre, car l’hypocrisie risque de devenir si intenable qu’elle conduira tôt ou tard à l’explosion d’un système si manifestement injuste. Le ministère doit tirer des leçons de la situation, non pas en tentant par la coercition d’empêcher le privé de sauver le latin ou de contourner les EPI, mais en rendant cette chance à tous les élèves. Il est encore temps de retirer ces réformes : l’enseignement public peut et doit être un lieu d’excellence, partout, au service de tous les élèves, et pour accompagner toutes les formes de réussite !

Il est urgent aussi que l’enseignement privé se ressaisisse : derrière l’autosatisfaction de façade, il y a le versant intérieur de ce scandale démocratique – l’incroyable monopole statutaire d’une association de parents qui, dans une fiction de démocratie, se protège de sa base derrière ses statuts, et prend position au nom des centaines de milliers de familles qui la font vivre sur le terrain sans même les avoir consultées… Puisque le renouvellement ne vient pas de l’intérieur, l’espoir vient des périphéries – par exemple de la fondation d’une nouvelle association de parents d’élèves authentiquement attachés au sens pédagogique de la transmission, ou du développement des écoles Espérance Banlieues qui, retrouvant l’inspiration et l’audace perdues par les administrations jumelles du public et du privé, remettent une liberté pédagogique authentique au service des plus déshérités.

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Nos élèves méritent le meilleur.

Entretien à propos des nouveaux manuels scolaires, publié dans le Figaro du 4 mai 2016. Propos recueillis par Vincent Tremolet de Villers.

Que vous inspire la lecture des manuels intégrant les dernières réformes scolaires ?

Comme de nombreux enseignants, je découvre les manuels diffusés par les éditeurs pour la rentrée prochaine. C’est toujours douloureux de voir un naufrage, même quand on pouvait le prévoir… Pendant des mois, la réforme du collège a été rendue volontairement compliquée par les experts qui l’ont écrite, sans aucune concertation, dans ces sigles ésotériques que le ministère produit si bien. Ce n’est donc que maintenant que, d’un seul coup, cette réforme devient concrète à travers les manuels scolaires, et le grand public découvre la tragédie au moment où elle se réalise. Car c’est bien d’une tragédie qu’il s’agit, d’un appauvrissement sans précédent… Par exemple, chaque « séquence » conduit désormais à l’impératif d’une production utilitaire – cette obsession étant déclinée jusqu’à l’absurde. Les sciences humaines servent à écrire un journal de classe et à « mobiliser son collège contre la faim dans le monde ». L’histoire se déroule par activités d’équipes, ou par tâches à mener : « je construis des hypothèses, je m’exprime, j’enquête »… L’enseignement scientifique aboutit à comprendre une actualité people datée et morbide, en mesurant l’intensité du courant qui a traversé Claude François électrocuté dans sa baignoire. La littérature sert à réaliser une affiche contre les discriminations, à produire le clip d’une chanson de Renaud, ou à écrire une lettre de rupture à sa copine à partir d’un texto dysorthographique…

Votre réaction n’est-elle pas élitiste ? Ne faut-il pas prendre les élèves là où ils en sont, c’est-à-dire au langage texto ?

Tout le pari de l’éducation consiste à savoir qu’un élève possède des capacités qu’il ne se connaît pas encore, et à lui donner l’occasion de les accomplir. Et pour cela, l’école peut offrir à chacun d’entre eux un chemin singulier, différent de son horizon ordinaire – un chemin d’évasion qui les fasse sortir de l’immédiateté du quotidien, qui les élève. Ce chemin, c’est la culture, sous toutes ses formes. Tous les enseignants se sont engagés pour cela : nous savons que nos élèves méritent le meilleur – et d’abord ceux qui sont aujourd’hui les plus défavorisés. Et nous savons que, si on sait avancer progressivement avec eux, ils vibrent infiniment plus quand on les entraîne vers les grands textes, dans l’aventure scientifique, dans des apprentissages stimulants, que quand on prétend leur parler de leur quotidien – que par définition ils connaissent déjà. L’école qui fait grandir, c’est celle où on découvre chaque jour du nouveau, et où l’on se découvre avec émerveillement capable d’une parole nouvelle – et non celle qui prétend supprimer l’ennui en se penchant vers les élèves avec condescendance, en croyant parler leur langage. L’école qui a du sens, c’est celle qui leur permet de rencontrer Ulysse et Pénélope, Chimène et Rodrigue, Cyrano et Roxane – pas celle qui donne comme sujet de littérature : « Cc c mwa, jcroi kon devré fer 1 brek. » Il y a d’immenses talents dans nos classes, partout ! Et c’est à ce niveau-là qu’il faudrait les rejoindre si nous voulons leur parler ? Mais qu’on arrête de mépriser nos élèves ! Cette réforme du collège, c’est une violence néocoloniale ; c’est l’institution descendant vers les jeunes en leur disant : « Toi comprendre moi ? Ecole pas être trop difficile pour toi ? Toi être content maintenant ? » Quand nous prétendons leur apprendre à utiliser des iPad ou à faire des bonnes vannes, quand les manuels de français citent du rap en espérant « avoir le swag », nos élèves comprennent parfaitement qu’on les prend pour des imbéciles. Et ils auront raison de nous en vouloir de les avoir réduits à cela.

Un éditeur a déjà présenté ses excuses pour l’un de ces exercices controversés. Comment expliquez-vous qu’on en arrive à de telles difficultés ?

Pour coller à son calendrier de communication, à un an des présidentielles, la ministre a décidé de changer tous les programmes en même temps, du primaire à la fin du collège ; jusque là on déployait les réformes année par année, pour garantir la cohérence de la scolarité de chaque élève. C’est la première fois dans l’histoire que le ministère impose de changer la totalité des enseignements à la rentrée, et donc de changer tous les manuels, pour se conformer à des programmes qu’il a publiés il y a quatre mois seulement… C’est dire le climat d’improvisation complète dans lequel les éditeurs ont travaillé. L’éducation prend du temps, elle devrait mériter mieux que cette précipitation électoraliste et idéologique. Sans compter que ce changement brutal représente maintenant une dépense de 780 millions d’euros* – une somme énorme, simplement pour acheter des manuels scolaires bâclés, et fondés sur une réforme absurde.

Le gouvernement achève deux jours consacrés à l’école. Sur le sujet, quel bilan tirez-vous de la mandature Hollande ?

Deux jours d’autocélébration indécents, alors que l’éducation nationale traverse une crise profonde… La gauche a amplifié cette crise, en persévérant dans la déconstruction de l’enseignement, dont la réforme du collège marque une étape supplémentaire. Dans un climat de mensonge permanent, le gouvernement a sacrifié tous les élèves, les plus avancés et les plus faibles ; il a détruit ce qui fonctionnait encore, les classes bilangues comme les réseaux d’aide aux élèves en difficulté. Il a méprisé les enseignants, les familles, en imposant les rythmes scolaires ou la réforme du collège sans dialogue, dans un vrai climat de coercition. Il a appauvri comme jamais la transmission de la culture, en supprimant les langues anciennes, en remplaçant des heures de cours par des activités productives, au nom d’un utilitarisme qui la rapproche d’ailleurs des vieux démons de la droite. François Hollande déclarait lundi, en ouvrant ces journées sur l’école : « Il faut mettre le système éducatif au service de l’économie ». Est-ce vraiment là sa fonction ? La réduction de la culture aux calculs de rentabilité ne peut rien servir, au contraire… Nous en payons déjà le prix. Au moins ce quinquennat aura-t-il peut-être permis une prise de conscience : ce n’est que sur une authentique refondation de l’école dans sa mission essentielle, la transmission du savoir, que nous pourrons préparer l’avenir de notre pays, en servant l’accomplissement de chacun de nos élèves.

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* Chiffres communiqués par le Syndicat National de l’Edition : le remplacement des manuels de primaire est estimé à 300 millions d’euros, et à 480 millions pour le secondaire. (Source SNE)

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« Jcroi kon devré fer 1 brek… »

« Sa va dps samedi ? G1 truc a te dir jcroi kon devré fer 1 brek… »

Manuel scolaire 5ème, 4ème, 3ème, éditions Nathan.

Voilà, la réforme du collège devient concrète.

Cette semaine, les enseignants découvrent, effarés, les manuels scolaires conformes aux injonctions ministérielles, préparés dans l’improvisation totale pour la rentrée prochaine. C’est un cours de maths remplacé par un sondage dans la classe sur les discriminations. C’est la littérature et la langue françaises sacrifiée pour des « punchlines » et des SMS. C’est l’immense aventure des sciences qui s’achève dans une curiosité morbide pour la mort de Claude François dans sa baignoire.

Immense tristesse, immense colère aussi. J’ai la rage au fond du cœur de voir ce délire devenir réalité, avec la collaboration honteuse d’éditeurs serviles et lâches, dans le silence des médias et dans la passivité générale – si l’on excepte la complicité coupable de l’enseignement privé.

Tous ceux qui coopèrent à cette immense dévastation, à ce mensonge, à ce délire, j’espère qu’ils ont un peu honte, au fond d’eux mêmes. Et j’espère, envers et contre tout, que cette réforme n’ira pas jusqu’au bout. Parce que ce n’est pas possible… Ils n’ont pas le droit. Nous n’avons pas le droit.

L’école n’a qu’une seule mission : élever les élèves qui lui sont confiés. Chacun d’entre eux porte en lui quelque chose d’exceptionnel, et chacun d’entre eux a droit au meilleur de ce que nous avons reçu. De quel droit allons-nous priver les générations qui viennent de la beauté, de la grandeur, de l’intelligence ? De quel droit condamnons-nous ces enfants à ne plus rien comprendre de leur propre histoire, de leur langue, de leur culture ? Quand la conjugaison est remplacée par l’approximative « impression » des temps, quand toute la maîtrise de la langue consiste à faire de bonnes vannes et à casser avec sa copine, qu’espérons-nous faire grandir chez nos élèves ?

Le manuel « Le livre scolaire », ici reproduit, comporte une phrase de Abd Al Malik qui résume à elle seule toute cette réforme du collège : « A force de vouloir se faire rue, on est devenu caniveau. »

A force de vouloir se faire rue, on est devenu caniveau.

Voilà à quoi ressemble une civilisation qui meurt.

Je voudrais crier partout ma tristesse pour ces enfants qu’on sacrifie… Qui ne trouveront à l’école que ipads, des SMS et des anecdotes people – tout ce qu’ils connaissent déjà en fait, bien mieux que nous, d’ailleurs, et ils nous trouveront bien ridicules de vouloir leur apprendre le « swag ».

Je voudrais crier ma tristesse pour ces gamins condamnés à la pauvreté culturelle par l’école, le lieu même qui aurait dû être pour eux le chemin de l’évasion vers ce qu’il y a d’universel, d’intemporel – les grands textes, les grandes œuvres, les grandes découvertes, tout ce qui fait grandir le cœur, tout ce qui élargit le regard… Pour ces talents qu’en chacun d’eux nous condamnons à la médiocrité.

Quand j’avais sept ou huit ans, mon grand-père m’a offert l’Anthologie de la poésie française, de Georges Pompidou, et il m’a dit : « Si tu veux être heureux dans la vie, il faut apprendre deux vers par jour. » Je l’ai fait. Il avait raison. J’ai découvert un savoir, une saveur de la vie que je ne soupçonnais pas, que le quotidien ne donne pas. Je n’ai pas tout compris bien sûr – pas tout entier, pas tout de suite… Mais c’était beau. C’était grand. Et finalement, c’est tout simplement que ce qu’il y a de beau, de grand, se dépose dans un cœur d’enfant pour l’enrichir, par le cœur. Mais qui maintenant aura encore la chance d’apprendre un peu de poésie – par cœur ?

Maintenant que le sujet des manuels de littérature, c’est : « jcroi kon devré fer 1 brek… »

Voilà à quoi ressemble une génération qui renonce à transmettre.

J’ai tant de tristesse au cœur…

Pourquoi ne nous réveillons-nous pas ?

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Education : qui sont les anciens, qui sont les modernes ?

Dialogue très animé, le 25 octobre 2015, sur la situation de l’école et du débat éducatif, un débat qui se cristallise notamment sur la réforme du collège.

Une émission de Louise Tourret, avec Blanche Lochmann, présidente de la Société des Agrégés, et Philippe Watrelot, ex-président du Cercle de recherche et d’action pédagogique (CRAP).

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Puisque je suis mis en cause pendant l’émission, de façon totalement absurde (la réécoute suffit à le montrer), sur la présentation des EPI – et puisque je suis encore critiqué par M. Watrelot dans un récent article, je voudrais reprendre définitivement ce point important qui a fait l’objet d’un désaccord très vif dans le débat.

Comme je l’ai dit très clairement au cours de l’émission, et je le répète ici par écrit, les Enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI) institués par la réforme du collège seront effectués, à raison de deux à trois heures par semaine, sur des heures attribuées aux différentes disciplines. Si un établissement décide de retenir un EPI mêlant anglais et physique, il se déroulera sur trois heures « prélevées » aux cours d’anglais et de physiques. La réforme ne créé par d’horaires spécifiques pour ces EPI.

Il est donc incontestable que la logique des EPI consiste à remplacer des heures de cours par des heures d’enseignement pratique, consacrées à la mise en oeuvre d’un projet.

Il est tout à fait légitime et respectable de défendre cette réforme – comme d’ailleurs de la critiquer, faut-il le rappeler. La seule malhonnêteté coupable consiste à dissimuler la réalité d’un projet derrière le mensonge et la confusion volontairement entretenus. On ne peut s’empêcher de ressentir une forme de colère quand des « experts » autoproclamés protègent, par ce mensonge évident, les illusions auxquelles ils tiennent tant, contre l’immense majorité de la communauté éducative. Et plus encore quand, à quelques arguments simples et factuels, ils ne répondent qu’en faisant de toute opposition le symptôme d’un mal-être – comme si les enseignants ne savaient pas lire les textes qu’on leur propose, et qu’on s’apprête à leur imposer…

Heureusement, les « anciens » ne sont pas où l’on croit. Cette réforme du collège restera comme le chant du cygne d’un « progressisme » autoproclamé, dont l’entêtement n’aura jusqu’au bout servi qu’à cautionner plusieurs décennies d’aveuglement régressif. Quand nous nous serons enfin réconciliés avec les savoirs, avec l’acte de la transmission, avec la médiation des disciplines – condition du lien qui s’établit entre elles et de la créativité nouvelle qu’elles permettent, alors l’avenir de l’école appartiendra aux voies de progrès réalistes, à l’humilité d’une pédagogie de terrain, et à l’enthousiasme éducatif que toute cette passion déconstructrice n’aura pas suffi à étouffer.

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La réforme du collège, une incohérence complète

Entretien paru dans le journal de l’APEL (numéro 508 – septembre / octobre). Propos recueillis par Sylvie Bocquet et Brigitte Canuel.

Qui sont les Déshérités, titre de votre livre ?

Pierre Bourdieu s’attaquait à la transmission des savoirs, coupable de produire des « héritiers » ; cinquante ans après, j’ai voulu parler des « déshérités » que nous avons suscités en cessant de transmettre. Notre système éducatif est devenu, selon l’enquête PISA, le plus inégalitaire de l’OCDE. D’après le Ministère, 20 % des élèves en fin de 3ème ne maîtrisent pas la lecture et l’écriture. Ces jeunes sont aussi intelligents, doués et généreux que les autres générations ; mais sans maîtriser leur propre langue, comment peuvent-ils accomplir leurs talents ? Nous avons accusé la culture générale de favoriser les « héritiers », mais en la condamnant nous avons creusé cette inégalité qui prive les élèves les plus modestes d’un héritage culturel indispensable.

Dans un monde horizontal et immédiat, que veut dire transmettre ?

Le premier acte décisif est de se réconcilier avec le principe même de l’enseignement. Aujourd’hui, nous ne voyons dans la transmission que la coercition qu’elle constituerait pour l’enfant. Si les élèves s’ennuient en classe, pensons-nous, il faut leur proposer des activités par lesquelles ils produiront par eux-mêmes leurs propres savoirs. Je crois qu’il s’agit là d’une aberration : l’école consiste à rencontrer une culture qui nous précède, et qu’on ne réinvente pas seul ! La question décisive est donc : voulons-nous encore la transmettre ?

Qu’est-il fondamental de transmettre ?

La culture, c’est la langue, la connaissance du temps et de l’espace où l’on vit, du monde matériel et vivant qui nous est donné… C’est en rencontrant cela que notre capacité de réflexion s’accomplit. C’est là ce qu’on pourrait appeler la nécessité de la médiation, que nous semblons avoir oubliée. On voudrait écarter la transmission pour permettre à l’élève d’être l’auteur de son savoir, de penser et d’agir par lui-même. Or un enfant en est capable, bien sûr, mais seulement s’il a reçu d’abord cette culture fondamentale sans laquelle personne ne commence à penser. Quand tant d’élèves sont privés de leur propre langue, peinent à utiliser une syntaxe structurée et un vocabulaire un peu étendu, comment attendre d’eux qu’ils développent une pensée singulière qui puisse les exprimer pleinement ?

Mais les savoirs sont-ils immuables dans une société qui bouge ? Pourquoi ne pas enseigner, par exemple plus tôt le droit et l’économie ?

Pourquoi pas, en effet ; mais encore une fois, commençons par refonder la maîtrise des fondamentaux ! En zone urbaine sensible, un tiers des élèves lisent le français en déchiffrant… Même aux étudiants qui sortent des grandes écoles, les entreprises font passer des tests d’orthographe ! Il faut ouvrir les yeux sur la réalité… Je suis issu d’une famille de juristes, et convaincu qu’un vrai enseignement du droit dans le secondaire serait utile ; mais aujourd’hui, l’urgence absolue, c’est la maîtrise des savoirs fondamentaux. Rien ne sera possible si nous ne reconstruisons pas d’abord les bases.

C’est ce qui vous fait prendre position contre la réforme actuelle du collège ?

En effet. Je ne comprends pas l’incohérence complète entre le diagnostic de départ et la réponse qui lui est apportée. La Ministre constate la faible maîtrise des savoirs fondamentaux, et créé des activités interdisciplinaires qui remplacent des heures de cours, comme si les savoirs étaient déjà acquis ! Le soutien apporté à cette réforme ignore l’avis très critique de la grande majorité des enseignants. Au lieu de les écouter, eux qui chaque jour font face sur le terrain aux difficultés de leurs élèves, on les accuse d’être simplement incapables d’évoluer. Mais c’est plutôt les partisans de ces illusions complètement datées qui semblent refuser de repartir des réalités !

Vous parlez d’un climat de pauvreté intellectuelle et spirituelle…

Comment s’étonner de ce climat ? Il resurgit nécessairement là où l’on déconstruit la transmission de la culture… Ce qui me frappe par exemple, c’est la grande pauvreté du vocabulaire de nombreux élèves. Or quand vous ne pouvez pas mettre des mots sur ce que vous vivez, les sentiments qui vous habitent ou les injustices que vous éprouvez, le seul moyen qui vous reste pour vous exprimer, c’est la violence. Je pense par exemple au sexisme, à la brutalité des rapports entre filles et garçons qui marque bien des établissements. Notre école peut combattre cela, en transmettant de nouveau la culture : apprendre de la poésie par cœur – on le fait de moins en moins – c’est voir son cœur augmenté par les mots que l’on reçoit, qui nous aident à apprivoiser nos émotions, et ainsi à rencontrer l’autre… Il n’y a pas de richesse de cœur ou de profondeur intellectuelle qui ne soit accomplie sans la richesse et la profondeur des mots. A l’inverse, dans la pauvreté de la culture, dans l’abandon de la transmission, renaîtra toujours la brutalité.

Que signifie donner un sens à sa vie ?

Il ne faut pas « donner un sens à sa vie », me semble-t-il ; cela voudrait dire qu’elle en manque ! Ce qui compte, c’est de découvrir le sens de notre vie, ce qui est très différent. Nous avons seulement besoin d’ouvrir à nouveau les yeux sur notre propre existence ; c’est peut-être simplement cela qu’on appelle la philosophie… Avec nos élèves, nous cherchons à vivre l’expérience de l’étonnement – qui pour les grecs désignait en même temps l’émerveillement – devant tout ce qui pourrait nous paraître banal : que veut dire avoir des amis ? Pourquoi faut-il travailler ? Que signifie être vivant ? Avoir un corps ? Être soi-même ? Tout cela a un sens, qu’il nous faut sans cesse redécouvrir… S’il y avait d’ailleurs un changement à apporter à la philosophie dans notre système scolaire, ce serait de la proposer aussi dans les sections professionnelles, qui en sont aujourd’hui privées. Chaque jeune mérite de recevoir la richesse de la culture. Il faut rappeler cette mission fondamentale de l’école, et la richesse que constitue pour leurs élèves le savoir des enseignants. Transmettre ces connaissances à tous les jeunes, c’est leur offrir le chemin vers leur propre liberté, vers leur réflexion personnelle..

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Répliques

Dans l’émission Répliques du samedi 19 septembre, Alain Finkielkraut reçoit François-Xavier Bellamy face à Alain Dubet et Marie Duru-Bellat, sociologues, auteurs de « Dix propositions pour changer l’école » (Seuil).

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Sur la réforme du collège et la crise éducative

Echange animé, à l’invitation des Matins de France Culture, sur la situation de l’éducation nationale et la réforme du collège ; avec Philippe Meirieu, professeur en sciences de l’éducation, qui a compté parmi les principaux inspirateurs des réformes scolaires des trente dernières années, et Agnès Van Zanten, sociologue. Une émission présentée par Guillaume Erner.

(Débat sur la réforme à partir de 18 mn 17.)


Les Matins / Quels devoirs pour l’école en 2015 ? par franceculture

L’accès des jeunes au monde du travail : une génération sacrifiée ?

 

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Voici le texte d’un long entretien publié par le journal L’Opinion, dans son édition du mercredi 26 août, à l’occasion d‘une intervention à l’Université d’été du Medef sur le thème de la jeunesse.

Propos recueillis par Claire Bauchart.

– En France, trois ans après la sortie du système scolaire, un jeune sur cinq est toujours chercheur d’emploi, selon un avis du Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE) de Mars 2015. Si la crise a sa part de responsabilité, comment en sommes-nous arrivés à un système donnant si peu de place aux jeunes ?

Le modèle français a pour but premier la protection, et il sécurise au maximum ceux qui sont déjà dans l’emploi. Mais du coup, en période de crise, il rend beaucoup plus difficile l’accès au monde du travail pour ceux qui n’y sont pas encore entrés, et notamment les jeunes.

Je suis président de la Mission locale Intercommunale de Versailles, qui accompagne des centaines de jeunes dans leur recherche d’emploi : je vois combien les DRH ou les dirigeants ont tendance à augmenter dans leurs annonces l’expérience qu’ils demandent aux candidats. C’est un filtre utile pour éviter d’être noyé sous les sollicitations ; mais cela constitue de fait un obstacle désespérant pour l’accès au premier emploi. Comment obtenir les années d’expérience que l’on vous refuse d’acquérir ?

– Diriez vous alors que les jeunes sont aujourd’hui une génération sacrifiée ?

Il y a de vraies injustices, c’est vrai, notamment du fait de l’échec de notre système scolaire, qui est devenu le plus inégalitaire de tous les pays de l’OCDE. Mais la France est un pays riche d’opportunités ; à nous de relever les défis dont nous héritons. Devant les drames récents de l’immigration, les situations de pauvreté ou de conflit que subissent tant de jeunes dans le monde, il serait scandaleux de nous poser en victimes.

– Au cours des dix dernières années, le nombre d’entreprises créées par des jeunes de moins de 30 ans a pratiquement triplé, s’établissant à 125 000 pour la seule année 2014, d’après l’Agence Pour la Création d’Entreprises (APCE). Dans le même temps, les incubateurs prolifèrent au sein des grandes écoles. Ces vocations soudaines sont-elles nées d’une envie ou constituent-elles une alternative à un monde du travail peu accueillant ?

L’entrepreneuriat séduit en effet pour plusieurs raisons. Parmi elles, bien des jeunes partagent l’expérience de cette rigidité dans l’accès au monde du travail. S’ajoute à cela l’envie, qui constitue un marqueur de la génération Y, de sortir des cadres, de ne pas se contenter d’un travail salarié souvent perçu comme un obstacle à la créativité.

– Dans ce cadre, cette génération d’entrepreneurs évolue-t-elle dans un contexte favorable à la création ? En d’autres termes, si Mark Zuckerberg avait été français, son entreprise aurait-elle eu autant de succès ?

Si Zuckerberg avait été français, Facebook aurait pris son essor, sans aucun doute… mais aux Etats-Unis ! La France a un vrai problème avec la réussite, et celle de l’entreprise privée en particulier.

Nous avons pourtant effectué un travail important au sein des collectivités locales afin de développer les incubateurs et les pépinières. Une vraie souplesse a été apportée avec la réforme de l’auto-entreprise. Le problème se situe aujourd’hui au moment de l’étape suivante, celle du développement : en clair, quand vous avez besoin de vous financer, et surtout quand vous souhaitez recruter et créer de l’emploi, la complexité du système est telle que tout semble fait pour vous en dissuader. C’est terrible à dire, mais aujourd’hui, le principal ennemi du dynamisme économique français, c’est l’Etat.

La prise de risque n’est absolument pas accompagnée. Ne nous étonnons pas que les jeunes qui ont un projet fort le portent si souvent à l’étranger…

– Dans un monde économique en crise par ailleurs bouleversé par la mutation numérique, les jeunes, qu’ils soient diplômés ou pas, issus de classes sociales modestes ou aisées, estiment-ils avoir des rôles-modèles auxquels se référer ?

Arrive aujourd’hui sur le marché du travail une génération, dont je fais partie, qui a grandi dans l’omniprésence de la crise. Depuis que nous avons une attention au monde, on nous parle de crise partout : crise économique,  crise de la dette, crise de l’emploi, crise écologique, crise politique, crise de l’éducation… Ce diagnostic permanent peut fragiliser la légitimité des responsables auxquels nous devons la situation dont nous héritons.

D’autre part, cette génération vient après la chute du mur de Berlin, et la fin des grandes idéologies. Les partis de gouvernement sont devenus gestionnaires : difficile d’y trouver des visions fortes et singulières. Nous sommes un peu orphelins sur le plan politique : l’idéalisme auquel aspire souvent la jeunesse peine aujourd’hui à s’incarner.

Et pourtant, contrairement à ce que l’on ne entend parfois, je crois que de nombreux jeunes cherchent à être accompagnés par des aînés. Je le constate par exemple au sein de la Mission locale : le système de parrainage qui relie des cadres seniors et des jeunes est extrêmement bénéfique, et les jeunes le plébiscitent.

Nous avons donc beaucoup à gagner dans la reconstruction d’un vrai dialogue entre les générations, y compris pour le dynamisme économique de nos entreprises et de notre pays.

– Une étude d’Ernst & Young publiée en 2014 pointe une « révolution des métiers » : 90% des dirigeants prédisent des transformations majeures concernant les métiers de leurs équipes. Comment adapter notre système éducatif aux défis du monde moderne ?

 Nous devons refaire de l’école le lieu de transmission des connaissances fondamentales. Apprendre le code informatique en CE1 me paraît dérisoire quand, selon la Ministre, plus de 23% des jeunes de troisième ont de grandes difficultés en mathématiques, et près de 20% en français.

Je crois que l’école se trompe lorsqu’elle court derrière les dernières nouveautés. Mieux vaut transmettre à un enfant les éléments d’une culture fondamentale (maîtrise de la langue, du raisonnement scientifique, de l’histoire, de la géographie…) : c’est cela qui le rendra capable de s’adapter, d’imaginer, de chercher. Les créateurs de Google n’avaient pas fait de code informatique à l’école…

Crise omniprésente, difficultés à accéder à l’emploi, nouveaux usages numériques… Ces nombreux bouleversements engendrent-ils une redéfinition de l’ambition professionnelle au sein des jeunes générations ?

Pour la première fois, les jeunes sont majoritaires à estimer, dans toutes les enquêtes d’opinion, qu’ils vivront moins bien que leurs parents. Cela modifie en profondeur la manière dont ils appréhendent le monde du travail. La génération qui nous a précédés est entrée sur le marché de l’emploi accompagnée d’une promesse de prospérité, de croissance, de progrès économique… Cette perspective a forcément changé : marqué par un climat de crise, l’état d’esprit des jeunes n’est pas tant de s’engager dans la vie avec enthousiasme et un esprit conquérant que de tenter de se protéger au maximum d’un monde du travail perçu comme un espace de difficultés, et d’inquiétante incertitude. Par ricochet, les sondages[1] montrent à quel point la famille est une valeur importante, une véritable valeur refuge, pour les jeunes : beaucoup cherchent ce lien avec leurs aînés qui les aidera à s’engager dans un monde complexe.

Un dernier aspect à relever : puisque beaucoup sont persuadés de devoir se résoudre à une sobriété plus grande d’un point de vue matériel, ils cherchent des métiers qui puissent avoir du sens pour eux. C’est une belle exigence pour le monde du travail, qui devra répondre à cette aspiration profonde, que la prospérité économique avait peut-être contribué à éloigner.

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[1] D’après l’Atlas des jeunes en France (éd .Autrement), 85% des jeunes de 18 à 29 ans estiment la famille « très importante. »

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Un an après

François-Xavier Bellamy

Il y a tout juste un an, le 28 août 2014, la publication des Déshérités m’a plongé dans une aventure inattendue. « Voilà comment, écrivait Rousseau à Malesherbes, je devins auteur presque malgré moi. » Poussé par quelques amis, et par la confiance d’un éditeur, à achever de rédiger cet humble essai sur l’école et la transmission, je n’imaginais pas un instant qu’il rencontrerait un tel écho. Ce petit ouvrage a suscité en particulier tant de demandes de conférences qu’il m’a littéralement jeté sur les routes : en un an, 177 rencontres m’ont conduit dans toute la France, de Lille à Lyon, de Metz à Bordeaux, de Nantes à Toulouse…

De cette année si intense, je voudrais garder quelques enseignements.

Le premier, c’est l’émerveillement profond qu’ont suscité en moi ces rencontres. Alors que nous constatons la pauvreté culturelle et intellectuelle qui fragilise notre pays, c’est une belle promesse d’avenir que de découvrir, partout en France, une soif nouvelle, une curiosité, un appétit de savoir, de comprendre et de réfléchir, et les engagements qu’ils entraînent. Émerveillement de rencontrer, partout en France, des associations culturelles vivantes et actives, des libraires qui se battent pour défendre le livre et la lecture, des étudiants qui font vivre sur leurs campus des débats souvent exigeants. Émerveillement de rencontrer, soir après soir, un public toujours nombreux, capable de rester deux ou trois heures plongé dans la philosophie, la littérature, la poésie, et d’en demander encore… Émerveillement de recevoir tant de courrier, de lecteurs si variés, tant de témoignages, d’encouragements, d’objections passionnantes parfois, et tant de bienveillance toujours.

J’ai eu la chance d’être le témoin d’une vitalité, d’une intelligence, d’une soif que le prisme médiatique reflète malheureusement trop peu ; et il m’est arrivé bien souvent de me dire que je ne méritais pas une telle chance.

Et cependant, pendant cette même année, le débat public sur l’éducation, aura apporté presque chaque jour des preuves supplémentaires de la crise de la transmission que notre pays traverse. Le « choc des incultures » nous a violemment rattrapés le 7 janvier dernier, et se rappelle à nous sans cesse à travers ces milliers de jeunes qui ont rempli par la violence le vide de l’héritage que nous avions laissé. Ce même vide que continuent de creuser, dans une persévérance inconsciente, les promoteurs de la réforme du collège et de la réforme des programmes – les mêmes qui organisent, depuis quarante ans, la déconstruction de toute transmission à l’école. Bien des lecteurs m’ont dit en souriant que l’intuition des Déshérités n’avait cessé d’être confirmée par l’actualité de ces derniers mois ; comme j’aurais préféré, hélas, que ce ne soit pas le cas !

La publication des Déshérités m’a installé dans une sorte de poste d’observation étonnant. Depuis un an, parents, collègues enseignants, chefs d’établissement ou même formateurs, vous êtes très nombreux à me raconter vos expériences de terrain. Je reçois ces jours-ci les récits de plusieurs jeunes profs qui entrent en formation à la veille de leur première rentrée ; et je peux donc attester que rien n’a changé… On expliquait hier à de jeunes collègues que demander le silence en classe, c’est « exercer contre les élèves, en stratégie descendante, une violence privative de parole » : comme vous le voyez, rien ne change ! Et pourtant tout change : car ces collègues qui m’écrivent, jeunes ou non, passionnés depuis toujours ou récemment reconvertis dans l’enseignement (et vous êtes nombreux dans ce cas…), ces parents et grands-parents, savent désormais ce qui les anime, l’immense désir de transmettre qu’ils ont au cœur. Ce désir, la crise actuelle nous a poussé à en prendre une claire conscience, et rien maintenant ne nous le fera perdre : ni les pesanteurs de l’institution, ni l’anachronisme des débats, ni le sectarisme encore tenace, ni l’ampleur immense du défi.

Tout au long de cette année, j’ai vécu ces rencontres comme autant de « signaux faibles » – ou plutôt de signes discrets mais forts. Le changement est en cours ; en fait, il a déjà eu lieu. De cette année passée, je garderai une seule image, qui suffit à le prouver : c’est le sourire immense de ces gamins des quartiers nord de Marseille pendant qu’ils me récitaient, enthousiastes, des pages de poésie française. Le cours Ozanam, qui les accueille, est le résultat de cette révolte devant la tragédie scolaire, et de ce désir de transmettre : créé et porté par une équipe de jeunes enseignants, il suscite, comme partout, la confiance des familles et la joie des enfants. Le changement a déjà eu lieu. Pendant que les désaffections s’enchaînent au sein du Conseil supérieur des programmes, les vocations se multiplient partout, que ce soit vers l’enseignement public ou ces nouvelles écoles qui ouvrent en banlieue, avec au fond un même projet : transmettre ce qu’il y a de meilleur dans la culture que nous avons reçue, « à tous ces enfants qui en sont les légitimes héritiers »…

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Il me reste à vous dire un immense merci pour votre bienveillance et vos encouragements : la seule chose qui compte, c’est que chacun puisse accompagner et enraciner cette prise de conscience, cette réconciliation avec notre culture qui est, je le crois profondément, la condition de notre avenir commun. J’espère que l’écho des Déshérités aura pu contribuer humblement à cette tâche. Après cette année si dense, je voudrais pour ma part retrouver le silence, le temps de lire et d’apprendre ; les seules rencontres seront donc pour l’essentiel celles des Soirées de la Philo, un beau projet qui se développe, encore au service de la transmission… Je vous en parlerai bientôt. En attendant, à tous ceux que j’ai pu rencontrer cette année, qui m’ont fait la confiance de me lire ou la joie de m’écrire, je voudrais redire encore ma profonde reconnaissance.

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