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Où est passée la vérité ?

Texte initialement paru dans le journal La Croix daté du 5 février 2020, disponible en ligne ici.

Où est passée la vérité ? Sa disparition est au coeur de la crise profonde que traversent nos démocraties. Il est devenu habituel de s’indigner des « fake news » qui prospèrent sur le net, ou des outrances que suscitent des surenchères démagogiques… Mais reconnaissons-le : notre société avait renoncé à la vérité bien avant le populisme et les réseaux sociaux, par une forme de relativisme confortable et inconséquent. Lorsque je demandais à mes élèves une définition de la vérité, la première réponse était toujours : « La vérité dépend de chacun ». Ce qui est rigoureusement impossible : nous avons des opinions différentes, mais elles ne peuvent être toutes vraies en même temps. Sur fond de ce relativisme, notre société a sombré paisiblement dans un immense déni de réalité – et la politique est devenue à elle seule sa propre réalité, comme un spectacle clos sur lui-même, qui se suffit de ses artifices. Les messages ne doivent plus être justes, mais politiquement efficaces. On ne propose plus une mesure parce qu’elle est utile, mais pour se « positionner ». Les fluctuations sondagières imposent des retournements décomplexés, des sincérités successives, des simplismes caricaturaux. Tant pis pour la complexité du réel – à laquelle la structuration du débat public ne laisse de toute façon aucune chance. Dans le rythme des joutes médiatiques, construites pour produire de la polémique, malheur à celui qui croirait encore à la rigueur et à la nuance.

Renoncer au souci de la vérité ne nous a pas rendus plus libres, au contraire. Toutes les opinions se valent, assure-t-on ; mais qui peut prétendre, élu ou simple citoyen, qu’il ose vraiment dire ce qu’il pense ? On ne parle plus, on répète des « éléments de langage ». L’autocensure est permanente. Il y a des vérités factuellement incontestables qu’il suffirait d’évoquer pour être immédiatement expulsé de la conversation civique. Un maire a été poursuivi pour avoir indiqué la proportion de prénoms d’origine musulmane dans les classes de sa ville. Une philosophe est interdite d’université parce qu’elle pense que l’altérité sexuelle joue un rôle dans la filiation. Le problème n’est même pas que ce serait faux ; c’est simplement démodé, inconvenant – si vous l’affirmez d’ailleurs, on ne vous opposera aucune réfutation : l’indignation suffira.

Dans la vie politique, comme en sciences ou en philosophie, c’est seulement parce que nous cherchons une même vérité, que nous en venons à partager nos désaccords pour pouvoir nous en approcher. Seule la certitude que le réel existe, et que nous avons le devoir de nous ajuster à lui, peut nous obliger au respect et à l’écoute de l’opinion d’autrui. Ce n’est que par le souci de la vérité que nous retrouverons le sens de nos libertés, et notre vitalité démocratique.

Souligner deux points essentiels à la suite des auditions de Sylvie Goulard

La désignation de Mme Goulard comme commissaire a été écartée aujourd’hui par le vote des commissions parlementaires concernées.

Dans le processus d’auditions qui a conduit à ce vote, notre groupe a travaillé de façon sérieuse, sans chercher à faire de coup politique, mais sans concession ni compromission. Nous avons posé à Mme Goulard les questions qui s’imposaient, pour avoir la certitude qu’elle pouvait conduire sa mission de façon sereine et en toute indépendance. Ses réponses ne nous ont pas permis d’en avoir la garantie. Le vote très majoritaire des parlementaires montre que ce sentiment a été largement partagé.

A la suite de ce vote, je voudrais souligner deux points essentiels.

Reconstruire l’influence de la France en Europe

Reconstruire l’influence de la France en Europe suppose que le Président de la République et sa majorité retrouvent un peu d’humilité, de respect et de sens de l’écoute. Beaucoup de nos collègues ont trouvé très surprenant qu’une enquête qui disqualifiait Mme Goulard pour être ministre à Paris, ne la disqualifie pas pour devenir commissaire à Bruxelles. Beaucoup ont trouvé inquiétant que les élus Renew choisissent d’écarter, avant même son audition, un candidat d’Europe de l’Est qui n’avait jamais fait l’objet de la moindre enquête, et ferment ensuite les yeux sur les difficultés importantes soulevées par une candidate française. Nous n’avons cessé de signaler ces difficultés depuis plusieurs semaines, sans être entendus apparemment… L’Europe ne peut pas se construire sur un deux poids – deux mesures aussi manifeste, et la France se discréditera malheureusement si ses gouvernants persistent à vouloir s’imposer ainsi.

Le respect dû à la démocratie suppose que le processus parlementaire soit pleinement respecté

Par ailleurs, comme nouvel élu, j’ai été frappé de voir s’exercer des pressions multiples sur des collègues élus dans d’autres groupes politiques, pour tenter de modifier leurs décisions concernant Mme Goulard. La moralisation de la vie publique, l’exigence de transparence et le respect dû à la démocratie, suppose que le processus parlementaire soit pleinement respecté, et que les questions essentielles puissent être posées. Si l’on veut retrouver la confiance des citoyens, il faut rompre avec ces jeux d’influence qui discréditent depuis trop longtemps les institutions européennes.

Pour notre part, nous avons travaillé pour être à la hauteur du mandat que nous ont confié les électeurs. Nous avons pris ce processus au sérieux, sans jamais tomber dans des oppositions politiciennes stériles ; et nous sommes prêts à travailler avec la personne que M. Macron désignera maintenant pour représenter la France au sein de la Commission européenne. Mais nous avons aussi montré que nous prenions notre mandat parlementaire au sérieux, et que nous n’accepterons de nous laisser intimider ni par de mauvais procès, ni par quelque pression politique que ce soit.

François-Xavier Bellamy

Photo : © European Union 2019 – Source EP / S.PIRLET 

 

Première audition de Sylvie Goulard en commission ITRE : 

Seconde audition de Sylvie Goulard en commission ITRE :

« On ne va jusqu’à l’espérance qu’à travers la vérité. »

Est-il encore possible de souhaiter une bonne année 2013 ? Alors que les médias semblent ajouter chaque jour une ligne à la litanie des épreuves qui doivent s’abattre sur nous, alors que notre pays semble ajouter ses propres crispations à la crise qui frappe largement le monde occidental, alors que tant d’entre nous, et tant de jeunes en particulier, souffrent déjà de l’injustice d’une société qui fait payer aux plus fragiles le résultat de ses inconséquences… Non, il semble que sacrifier au rite des vœux de bonne année soit décidément difficile.

A l’heure où j’écris ces lignes, le Président de la République a enregistré son allocution de vœux, qui sera diffusée ce soir. Il veut porter, nous disent les médias, un message d’optimisme. Le terme est étonnant. Il ne suffira pas que nous nous forcions à y croire pour que tout aille mieux. Aucune crise, personnelle ou collective, ne se résout sans un effort de lucidité. Il me semble que notre vie publique aurait bien besoin de cet effort-là aujourd’hui. L’optimisme le plus engagé ne saurait nous en dispenser.

Aussi je vous laisse, en guise de vœux, ce beau texte de Bernanos, que j’ai lu et relu des centaines de fois dans les dernières années. Extrait des Essais et écrits de combats, il a été écrit en 1942, à un moment où il était plus difficile que jamais, sans doute, de croire en un avenir meilleur. Dans des circonstances pourtant bien différentes, il dit tout, me semble-t-il, de ce dont nous avons besoin pour l’année qui vient. Je ne nous souhaite rien de mieux que le courage de l’espérance ; et dans cette espérance, je vous souhaite de tout coeur, à vous qui visitez ces pages – par amitié, par curiosité ou par hasard – une belle et heureuse année 2013 !

 

« Les gens qui me veulent trop de bien me traitent de prophète. Ceux qui ne m’en veulent pas assez me traitent de pessimiste. Le mot de pessimisme n’a pas plus de sens à mes yeux que le mot d’optimisme, qu’on lui oppose généralement. Le pessimiste et l’optimiste s’accordent à ne pas voir les choses telles qu’elles sont. L’optimiste est un imbécile heureux. Le pessimiste est un imbécile malheureux. (…)

Je sais bien qu’il y a parmi vous des gens de très bonne foi, qui confondent l’espoir et l’optimisme. L’optimisme est un ersatz de l’espérance, dont la propagande officielle se réserve le monopole. Il approuve tout, il subit tout, il croit tout, c’est par excellence la vertu du contribuable. Lorsque le fisc l’a dépouillé même de sa chemise, le contribuable optimiste s’abonne à une revue nudiste et déclare qu’il se promène ainsi par hygiène, qu’il ne s’est jamais mieux porté.

Neuf fois sur dix l’optimisme est une forme sournoise de l’égoïsme, une manière de se désolidariser du malheur d’autrui.

C’est un ersatz de l’espérance, qu’on peut rencontrer facilement partout, et même, tenez par exemple, au fond de la bouteille. Mais l’espérance se conquiert. On ne va jusqu’à l’espérance qu’à travers la vérité, au prix de grands efforts et d’une longue patience. Pour rencontrer l’espérance, il faut être allé au-delà du désespoir. Quand on va jusqu’au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore.

Le pessimisme et l’optimisme ne sont à mon sens, je l’ai dit une fois pour toutes, que les deux aspects, l’envers et l’endroit d’un même mensonge. Il est vrai que l’optimisme d’un malade peut faciliter sa guérison. Mais il peut aussi bien le faire mourir s’il l’encourage à ne pas suivre les prescriptions du médecin. Aucune forme d’optimisme n’a jamais préservé d’un tremblement de terre, et le plus grand optimiste du monde, s’il se trouve dans le champ de tir d’une mitrailleuse, est sûr d’en sortir troué comme une écumoire.

L’optimisme est une fausse espérance à l’usage des lâches et des imbéciles. L’espérance est une vertu, virtus, une détermination héroïque de l’âme. La plus haute forme de l’espérance, c’est le désespoir surmonté.

Mais l’espoir lui-même ne saurait suffire à tout. Lorsque vous parlez de « courage optimiste », vous n’ignorez pas le sens exact de cette expression dans notre langue et qu’un « courage optimiste » ne saurait convenir qu’à des difficultés moyennes. Au lieu que si vous pensez à des circonstances capitales, l’expression qui vient naturellement à vos lèvres et celle de courage désespéré, d’énergie désespérée. Je dis que c’est précisément cette sorte d’énergie et de courage que notre pays attend de nous. »

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Georges Bernanos, Essais et écrits de combat

Nous avons un avenir à sauver

Maintenant, ça suffit. Nous avons un avenir à construire. Ce n’est pas sur des petites phrases électoralistes que nous le fonderons.

Claude Guéant en a une fois de plus fait la démonstration en déclarant hier que « toutes les civilisations ne se valent pas. » Les exemples qu’il choisit pour le montrer désignent très clairement les sociétés musulmanes. Quel résultat pouvons-nous attendre d’une telle affirmation ? Aucun — si ce n’est un regain de tensions dans un pays qui doit, tant bien que mal, tenter de maintenir une unité nationale en réussissant l’exploit de rassembler des communautés issues précisément de civilisations différentes.

La ficelle est si énorme, que c’en est écoeurant. Notre civilisation est, de toute évidence, fondée sur une histoire chrétienne et sur un héritage gréco-latin : si M. Guéant la considère comme supérieure, on aurait aimé qu’elle inspire alors les décisions du gouvernement auquel il appartient :

  • Le choix de ne pas travailler le dimanche, par exemple, qui témoigne que l’existence humaine n’est pas faite que de consommation et de rentabilité.
  • Le désir de partager avec tout homme un dialogue fondé en raison, qui impose à la société le devoir de transmettre à chaque enfant les moyens d’une pensée libre et d’une intelligence éclairée.
  • Le souci permanent des plus faibles, des plus fragiles, des plus petits – jusqu’à celui qui n’a pas de lobby pour le défendre.
  • La recherche constante de la paix, qui suppose une prise de parole mesurée et respectueuse, dans l’exigence de la vérité qui interdit la communication mensongère autant que les manoeuvres occultes.
  • Le sens de l’éthique dans les décisions, et de la politique vécue comme un service : en serions-nous là aujourd’hui si la majorité au pouvoir depuis dix ans avait été fidèle à ces principes ?

Voilà ce qui fait l’infinie valeur de notre civilisation, voilà ce qu’elle a mûri de meilleur, dans l’humble travail de ses artistes, de ses philosophes, de ses théologiens, de ses responsables politiques, au cours des siècles et des millénaires de l’histoire européenne. Voilà ce à quoi il fallait rester fidèle, au lieu de donner à ce trésor menacé le baiser de Judas qui contribuera à le disperser.

Notre civilisation est, de toute évidence, fondée sur une histoire chrétienne et sur un héritage gréco-latin : si M. Guéant la considère comme supérieure, on aurait aimé qu’elle inspire alors les décisions du gouvernement auquel il appartient

Cette manoeuvre est écoeurante. La majorité actuelle a refusé à plusieurs reprises d’inscrire dans la Constitution européenne les racines chrétiennes de l’Europe ; c’était là pourtant une réalité historique factuelle, indubitable, qui aurait pu constituer le terrain commun nécessaire à une conciliation respectueuse et paisible des différentes traditions religieuses et spirituelles qui composent aujourd’hui nos sociétés. C’eût été un moyen clair, serein et sans provocation, de fonder notre refus de la burqa, par exemple – autant que le principe de dignité inaliénable de la personne humaine qui nous oblige envers les plus fragiles, en matière d’action sociale, de santé, d’éducation…

La même majorité qui a eu la lâcheté de renoncer à cela s’amuse aujourd’hui à jeter de l’huile sur un feu qui ne demande qu’à s’embraser, en jouant par un électoralisme de bas étage avec cette idée de la « supériorité » d’une civilisation sur l’autre. Idée bien plus contestable, car en nous enfonçant dans le consumérisme, la financiarisation, l’individualisme, nous avons contribué à avilir notre société de façon affligeante – et les politiques y ont leur part de responsabilité. Idée surtout inutilement blessante et provocatrice : un musulman ne pouvait pas être humilié que l’on rappelle ce simple fait historique de l’histoire chrétienne de l’Europe – et encore moins qu’on lui propose une politique fondée sur les quelques principes évangéliques et gréco-latins que j’ai rappelés plus haut. Mais comment ne pas se sentir insulté lorsqu’on vous crache à la figure que votre civilisation est inférieure ? Comment ne pas comprendre le citoyen français qui, musulman fidèle, ou asiatique conscient de son héritage pluri-millénaire, se sentira méprisé, giflé, par une déclaration aussi gratuite et péremptoire ? Personnellement, je n’ai pas peur de le dire : je comprends, et j’estime, la colère qui les saisira sans doute – et que je ressens de la même façon lorsque, en pays musulman ou dans la Chine communiste, on traite comme inférieure la civilisation dans laquelle j’ai grandi et que je regarde comme un trésor.

M. Guéant choisit la seconde option pour n’avoir pas eu le courage de s’engager dans la première. Une fois de plus, c’est la surface, et non la profondeur ; c’est la parole, et non les actes ; c’est la provocation inféconde, et non la vision à long terme. Une fois de plus, ce sont les acteurs de terrain, les associations, les profs, les élus locaux, qui vont devoir rattraper les dégâts en s’échinant à recoller les morceaux, à empêcher, malgré les coups de barre intéressés et irresponsables à la tête de l’Etat, la dissolution définitive qui menace notre unité nationale. Nous n’avons pas d’élections à gagner, M. Guéant ; nous avons un avenir à sauver, nous. Et quelle tristesse de vous voir tout faire pour nous en empêcher.

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Il est permis d’espérer

Discours présidentiel de Vaclav Havel

Vaclav Havel / ICP

Vaclav Havel est décédé aujourd’hui ; il restera l’une des figures politiques les plus lumineuses du vingtième siècle, qu’il aura marqué de son action mais aussi de sa pensée. Dramaturge et philosophe, il fut l’incarnation de la résistance intellectuelle au totalitarisme en Tchécoslovaquie, avant de devenir le premier chef d’Etat de son pays à l’issue de la révolution de velours.

Outre son oeuvre littéraire, il nous laisse de nombreux textes exceptionnels, toujours clairs, souvent pleins d’humour, qui construisent une réflexion lucide la fonction du politique, ses dangers et sa mission. Parmi ceux-ci, Le Pouvoir des sans-pouvoirTentative de vivre dans la véritéIl est permis d’espérer, ou encore L’amour et la vérité doivent triompher de la haine et du mensonge, un recueil de discours qui n’est malheureusement plus édité mais qu’il ne faut manquer sous aucun prétexte si vous avez la chance d’en trouver un exemplaire.

Le texte qui suit est un extrait de son premier discours présidentiel à l’occasion du 1er janvier, qui pourrait valoir aussi bien pour nous aujourd’hui…

Extrait du discours présidentiel de Vaclav Havel

« Chers concitoyens,

Pendant quarante ans, vous avez entendu de la bouche de mes prédécesseurs, chaque nouvel an, sous diverses formes, la même chose : notre pays prospère, nous avons produit tant de millions de tonnes d’acier, nous sommes tous heureux, nous croyons en notre gouvernement et de belles perspectives s’ouvrent devant nous.

Mais je suppose que vous ne m’avez pas proposé pour cette fonction pour que je vous mente. Notre pays ne prospère pas. Le grand potentiel créateur et spirituel de nos peuples n’est pas utilisé à plein. Des branches entières de l’industrie produisent des articles qui ne présentent pas d’intérêt tandis que nous manquons de ce dont nous avons besoin. Notre économie désuète gaspille le peu d’énergie que nous avons. Nous avons détérioré la terre, les rivières et les forêts que nos prédécesseurs nous ont léguées. Permettez-moi de vous faire part d’une impression personnelle : alors que je me rendais récemment à Bratislava par avion, j’ai pris le temps de regarder par la fenêtre.

Ce coup d’œil [sur notre pays] a suffi pour me faire comprendre que nos hommes d’Etat et politiciens pendant des dizaines d’années n’ont pas regardé, ou n’ont pas voulu regarder, par la fenêtre de l’avion. Aucune lecture des statistiques dont je dispose ne me permettrait de comprendre plus vite et plus facilement la situation à laquelle nous sommes parvenus.

Mais cela n’est pas le principal. Le pire c’est que nous vivons dans un environnement moralement dépravé. Nous sommes moralement malades, car nous nous sommes habitués à dire une chose et à penser autrement. Nous avons appris à ne croire en rien, à être indifférents les uns à l’égard des autres, à ne nous occuper que de nous-mêmes. Les notions telles que l’amour, l’amitié, la pitié, l’humilité ou le pardon ont perdu leur profondeur et leur dimension, et pour beaucoup d’entre nous ne représentent que des particularités psychologiques, des saluts égarés des temps les plus reculés, un peu ridicules à l’ère des ordinateurs et des fusées spatiales. Notre régime a abaissé l’homme à la notion de force de production et la nature à celle d’instrument de production, les transformant en petites vis d’une grande et monstrueuse machine dont personne ne connaît en fait le sens.

Quand je parle d’atmosphère morale dépravée, je ne parle pas seulement de ceux qui ne regardent pas par la fenêtre des avions, mais de nous tous. Il serait très imprudent de comprendre le triste héritage des quarante dernières années comme quelque chose d’étranger que nous aurait légué un parent éloigné. Nous devons au contraire l’accepter comme l’héritage de nos propres actes. Alors, nous comprendrons que c’est seulement à nous tous d’en faire quelque chose. Nous ne pouvons pas tout rejeter sur les souverains précédents, non seulement parce que cela ne correspondrait pas à la vérité, mais également parce que cela pourrait diminuer la responsabilité actuelle de chacun d’entre nous, c’est-à-dire le devoir d’agir dès maintenant de façon libre et raisonnable. Ne nous trompons pas : il serait tout à fait faux d’attendre que la réforme générale vienne seulement de la politique. La liberté et la démocratie signifient la participation active et, de ce fait, la responsabilité de tous.

[Pour cela, nous devons reprendre confiance en nous.] La confiance en soi n’est pas l’orgueil, bien au contraire ; seul un homme ou une nation pleins d’assurance au meilleur sens du terme sont capables d’écouter la voix des autres, de les accepter d’égal à égal, de pardonner à ses ennemis et de regretter ses propres fautes. Essayons, en tant qu’hommes, d’introduire l’assurance ainsi définie dans la vie de notre communauté et, en tant que nations, dans notre action sur la scène internationale. C’est seulement ainsi que nous gagnerons l’estime de nous- mêmes et des autres nations.

Essayons de rénover, dans une époque nouvelle et d’une façon nouvelle, cette conception de la politique fondée sur la moralité. Apprenons que la politique devrait être l’expression de la volonté de contribuer au bonheur de la communauté et non du besoin de la tromper et de la violer. Apprenons que la politique ne doit pas être seulement l’art du possible, surtout si l’on entend par là celui des spéculations, des calculs, des intrigues, des accords secrets et des manœuvres pragmatiques, mais qu’elle peut être aussi l’art de l’impossible, c’est-à-dire celui de rendre soi-même et le monde meilleurs.

Nous sommes un petit pays, pourtant nous avons été jadis un carrefour spirituel de l’Europe. Pourquoi ne pas le redevenir ?

La mafia de ceux qui ne regardent pas par les fenêtres des avions vit encore et de temps en temps remonte à la surface mais elle n’est plus notre ennemi principal. Notre ennemi principal, ce sont aujourd’hui nos propres défauts : l’indifférence à l’égard des choses communes, la vanité, l’ambition, l’égoïsme, les ambitions personnelles et les rivalités. C’est sur ce terrain que nous aurons à livrer notre combat.

Nous nous trouvons au seuil des élections libres et de la campagne préélectorale. Ne permettons pas que, sous le noble désir de servir la chose commune, fleurisse de nouveau celui de se servir soi-même. Dans l’immédiat, il n’est pas vraiment important de savoir quel parti remportera les élections. Il est important que ce soient ceux qui possèdent les meilleures qualités morales, civiques, politiques et professionnelles.

Vous vous demandez peut-être quelle est la république dont je rêve. Je vais vous répondre : il s’agit d’une république indépendante, libre, démocratique, économiquement prospère et socialement juste, bref d’une république humaine au service de l’homme et c’est pourquoi elle peut s’attendre à ce que l’homme la serve en retour. Il s’agit d’une république qui réunit des gens d’une culture générale étendue, sans laquelle on ne peut résoudre aucun de nos problèmes humains, économiques, écologiques, sociaux et politiques. (…)

Désormais, ton pouvoir, peuple, est entre tes mains ! »

Vaclav Havel

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