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En Arménie, à l’entrée du Corridor de Latchine bloqué par l’Azerbaïdjan

Parce que nous n’avons pas le droit de laisser le peuple arménien seul face à une nouvelle menace d’épuration ethnique ; et parce que, en réalité, c’est aussi la sécurité de nos pays qui se joue ici.

Nomination au poste de vice-président exécutif des Républicains

François-Xavier Bellamy

Cette semaine, Eric Ciotti a annoncé sa volonté de me nommer vice-président exécutif des Républicains, ainsi qu’Aurélien Pradié. Je le remercie de sa confiance, et de la responsabilité importante qu’il me donne ; il sait pouvoir compter sur mon engagement total pour l’épauler dans sa mission à la tête de notre parti. Ma volonté est toujours la même, celle de tout donner pour que la droite offre à la France l’espérance dont elle a tant besoin ; et je serai heureux d’y travailler à ses côtés.

Je voudrais bien sûr redire ma reconnaissance fidèle à Bruno Retailleau : après sa très belle campagne, il n’a rien voulu obtenir pour lui-même, cherchant seulement à assurer que son équipe, et les adhérents qui l’ont soutenu, soient pleinement représentés dans la direction du parti. Demain, avec tant d’amis qui l’ont suivi, nous travaillerons pour faire vivre au sein de notre famille politique la volonté de renouvellement profond qu’il a incarnée dans cette campagne, au service de la refondation dont la droite française a tant besoin.

Il ne s’agit pas de faire vivre des divisions, dont notre camp a déjà tellement souffert, mais au contraire d’agir tous ensemble pour reconstruire une alternative sérieuse et crédible, dans un moment critique pour la vie démocratique de notre pays. La France a besoin d’une droite claire, solide, intelligente, enracinée et inventive, qui puisse lui redonner confiance en l’avenir. Le défi est immense – non pas pour notre parti, mais pour notre pays. C’est avec chacun d’entre vous, chers amis, que nous le relèverons.

Entretien à l’Osservatore Romano

Entretien initialement paru dans L’Osservatore Romano. Propos reccueillis par Alessandro Vergni, traduction française par Ottavia Bettoni Pojaghi.

Monsieur Bellamy, vous expliquez dans votre livre Demeure qu’une conception anthropologique s’impose aujourd’hui. Cette conception soutiendrait que l’homme n’a d’autre action possible que le mouvement. Depuis la sortie de ce livre et jusqu’à aujourd’hui, le monde a été touché par une pandémie. Nous avons tous été forcés de rester dans nos maisons pendant de nombreux mois. Quel effet cet immobilisme a-t-il eu sur les gens ?

Le confinement est arrivé comme une expérience assez étonnante pour moi. D’un seul coup nous avons tous été « assignés à demeure » et, d’une certaine manière, le mouvement perpétuel s’est arrêté. Certains ont espéré un monde « d’après », un monde dans lequel nous serions enfin moins séduits par l’activisme, un monde où nous aurions plus le temps de vivre, et que nous pourrions habiter ; d’autres ont vécu ce confinement comme une véritable épreuve. Ce qui est incontestable, je pense, c’est que cette expérience a révélé le « caractère superflu » de nombreuses de nos agitations ; sans doute ne reviendrons-nous jamais vraiment à notre vie d’avant.

Peut-être que le malaise que nous avons ressenti est lié à l’expérience d’un vide existentiel ultime ?

Le « divertissement pascalien » reste une tentation éternelle, celle de « se fuir soi-même » ; mais il me semble que la modernité ajoute une dimension supplémentaire, dans la mesure où le mouvement devient un « but en soi », une valeur – ce qui implique que l’endroit où nous sommes est nécessairement moins bon que l’endroit où nous pourrions être. En ce sens, la pire des fuites du présent est peut-être ce que nous appelons l’optimisme – cela semblera paradoxal. Je fais référence à cet optimisme général qui consiste à dire que « demain sera nécessairement meilleur qu’aujourd’hui » : il y a là un nœud du progressisme, qui ne décrit pas la volonté de faire des progrès, mais l’idée que tout changement serait forcément un progrès.

Cette recherche de la nouveauté, cette projection vers l’avenir, cette aspiration au mouvement perpétuel révèle une forme d’incapacité à aimer le monde. Derrière l’optimisme, il y a l’immense dépression collective de la modernité.

Je pense à ce texte exceptionnel qu’est Le Voyage de Baudelaire, qui décrit parfaitement cette « fuite en avant » : « Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! ». Là est la grande intuition de la modernité. Eh bien, il me semble que cette recherche de la nouveauté, cette projection vers l’avenir, cette aspiration au mouvement perpétuel révèle en fait une forme d’incapacité à aimer le monde. Derrière l’optimisme, il y a l’immense dépression collective de la modernité – qui est toujours, structurellement, en révolte contre le réel, qui ne veut pas l’habiter, et qui croit que, quel que soit ce qui advient, le réel ne peut qu’en être amélioré. Quand on pense que les choses ne peuvent être que mieux, c’est que l’on tient pour vraiment rien ce que l’on a dans ses mains.

Le débat entre mouvement et stase remonte à l’époque des philosophes grecs. Quelque chose s’est brisé, ensuite ?

Vous avez tout à fait raison, c’est une question de toujours. Au fond, le grand débat de Parménide et Héraclite ne cesse de se continuer. Ce débat avait été résolu par l’équilibre créé par la solution aristotélicienne : la magnifique et élégante solution métaphysique de la puissance et de l’acte, l’idée que le devenir est l’accomplissement de quelque chose qui attend de se réaliser – et cette solution aristotélicienne est restée le paradigme incontesté jusqu’à la fin de l’âge classique. La modernité est une nouvelle configuration de la pensée qui donne au mouvement sa valeur absolue. La grande question est : qu’est-ce qui a entraîné ce basculement dans la modernité ?

Une réponse simple serait la science, et donc Galileo Galilei. Galilée a non seulement découvert que le soleil est le centre du système solaire, mais aussi que la Terre tourne et que, précisément parce qu’elle tourne, tout ce que nous croyons être immobile est en fait également en mouvement. Galilée transforme l’idée de « repos » : « le repos », dit Galilée, « n’est que du mouvement annulé par un effet de perspective ». Ce qui me frappe cependant, c’est que plus d’un siècle avant la découverte de Galilée, un autre penseur italien est déjà le porte-parole du monde du mouvement perpétuel : Machiavel est le premier penseur politique moderne, dans le sens où la politique ne consiste plus pour lui à réaliser un bien, à accomplir ce qui existe déjà en puissance dans le réel, à suivre des règles immuables – mais à s’ajuster aux mouvements de la fortune.

Machiavel est le premier penseur politique moderne, dans le sens où la politique ne consiste plus pour lui à réaliser un bien, à suivre des règles immuables – mais à s’ajuster aux mouvements de la fortune.

En ce sens, Machiavel est incroyablement moderne, à tel point que nous pourrions nous demander : est-ce que Galilée est le père de la modernité, ou est-ce que Galilée et Machiavel sont les fils d’une rupture qui, en réalité, les précédait déjà dans le silence de la pensée ? C’est une très belle question, dont je ne prétends pas avoir la réponse… En tous les cas, je crois que la solution est très italienne !

Les découvertes de Galilée ont mené à toute une série de conséquences qui ont elles-mêmes conduit à la perte progressive de points de repère jusqu’alors intouchables. Mais Galileo Galilei avait raison. Alors, quelle était l’erreur ?

Jusqu’alors, pendant des siècles, les mathématiques étaient un exercice intellectuel totalement décorrélé de la réalité physique. Soudain, Galilée découvre que les calculs de Copernic – qui reposent sur l’hypothèse que le soleil est le centre du système solaire – sont non seulement plus efficaces pour prédire la position des étoiles, mais qu’ils disent aussi la vérité sur l’Univers, à savoir que celui-ci est écrit en chiffres – que les chiffres sont, en quelque sorte, le langage de Dieu. C’est cette perspective qui accompagne Descartes : le projet de la « mathesis universalis » annonce le projet contemporain du « big data » et de l’intelligence artificielle, c’est-à-dire le projet de transformer toute la réalité en nombres, et, à partir des nombres, de transformer tout ce savoir en pouvoir.

Nous avons perdu l’humilité nécessaire pour reconnaître que la science ne dit pas tout de la réalité, que l’univers physique est certes en mouvement, mais que nous habitons un univers spirituel, qui, lui, est constitué de points de repère qui demeurent.

La promesse de Steve Jobs est que « pour tout, il y a une application », basée sur des algorithmes – pour voyager, pour s’amuser, pour l’amitié, pour l’amour ; cette promesse découle directement de la découverte de Galilée. « L’Univers est écrit en langage mathématique », écrit-il dans Il Saggiatore. D’un point de vue scientifique, c’est tout à fait vrai ; mais nous avons seulement perdu l’humilité nécessaire pour reconnaître que la science ne dit pas tout de la réalité, que l’univers physique est certes en mouvement, mais que nous habitons un univers spirituel, qui, lui, est constitué de points de repère qui demeurent.

Vous êtes également un homme politique. La politique, vous le dites, est désormais réduite à une « simple gestion du changement ». Comment dès lors est-il possible de retrouver le sens véritable et profond de sa mission ?

Ce qui me frappe au Parlement européen – et je n’en étais pas membre lorsque j’ai écrit le livre – c’est précisément ceci : il n’y a pas de débat sur les finalités. Toute la question est de gérer ce qui est toujours décrit comme « inéluctable ». Il me semble qu’il y a là deux problèmes : d’abord, c’est le signe d’une fragilisation de nos sociétés – nous pensons que l’avenir est écrit et qu’il faut nous y adapter, qu’il faut avancer parce que le monde avance, qu’il faut se mettre au rythme qu’il nous impose. Or la santé, écrivait Canguilhem, ne consiste pas à s’adapter au monde, mais à adapter le monde aux finalités auxquelles nous aspirons.  Le deuxième problème que je vois est que, s’il n’y a pas d’alternative, il n’y a plus de vrai dialogue possible. La politique est nécessaire parce qu’il y a un choix à faire, parce que la direction à suivre n’est pas évidente.

La question que nous devrions nous poser n’est pas de savoir si nous devons avancer ou non, mais vers où aller, quel est notre but. La politique commence là.

On ne devrait pas défendre une réforme parce qu’elle s’impose, mais on devrait défendre une réforme parce qu’elle est juste, parce qu’elle est bonne, parce qu’elle sert une idée de l’homme, de son bonheur, de son bien. Or ce type de conversation n’a plus lieu d’être aujourd’hui. La question que nous devrions nous poser n’est pas de savoir si nous devons avancer ou non, mais vers où aller, quel est notre but. La politique commence là.

Le mot « résilience » semble être le nouveau mot à la mode. La résilience risque-t-elle d’empêcher l’expérience d’un savoir critique ? 

Tout d’abord, je crois que quand un mot devient omniprésent dans le vocabulaire c’est qu’il est le symptôme d’un manque : on n’a jamais autant parlé de résilience parce que sans doute on n’a jamais eu aussi peu de résilience, en réalité. L’épidémie qui vient d’avoir lieu nous a révélé que, face au risque de la mort, nous étions prêts à tout arrêter – je ne le critique pas, c’est un fait. Nous faisons désormais partie d’un monde qui a si peu de résilience que nous éprouvons une sorte de panique face au risque de la mort. Il est incontestable que la vie humaine a une valeur absolue ; elle fait partie des finalités que nous devons servir, et c’est l’honneur d’une société que de tout faire pour la préserver.

Mais il reste quand même un problème posé à notre résilience, justement : dans quelle mesure la liberté est-elle restée pour nous une fin, un bien non négociable ? Alors que nous parlions des applications de traçage, un collègue parlementaire me disait : « Je préfère vivre encadré que de mourir libre ». Et je pensais en moi-même que toute l’aventure de la civilisation européenne est pourtant liée à des personnes qui ont préféré sacrifier leur vie pour quelque chose de plus grand qu’elle, comme la liberté, par exemple. Cela a marqué, jusqu’au XXe siècle, l’Histoire de l’Europe, tant à l’Ouest qu’à l’Est ! Les totalitarismes du XXe siècle ne se seraient pas effondrés si des êtres humains ne s’étaient pas dit que leur vie « valait cet engagement ».

Toute l’aventure de la civilisation européenne est liée à des personnes qui ont préféré sacrifier leur vie pour quelque chose de plus grand qu’elle.

La question qui nous est posée est donc : qu’est-ce qui constitue une fin, qu’est-ce qui est pour nous une finalité ? Qu’est ce qui implique le risque que l’on ne peut pas négocier ? Est-ce que nous tenons seulement à ce qu’on pourrait appeler la vie nue, la vie organique, la vie biologique – au point que tout le reste disparaît, et c’est ce qu’on appelle la résilience ; ou bien est-ce que nous sommes capables d’accepter l’aventure d’une vie donnée à quelque chose de plus grand qu’elle-même ? Si je devais trouver une raison très humaine, très ancrée dans l’expérience, d’une vérité de l’Évangile, elle se situerait dans la formule du Christ qui dit : « Qui voudra sauver sa vie la perdra ». À bien y réfléchir, il y a peut-être aussi un lien avec la question de la demeure : qu’est-ce qui doit « demeurer », même si ma propre vie devait être engagée pour cela ? Si nous sommes à ce point obsédés par l’angoisse de la mort, peut-être est-ce parce que nous ne croyons pas que quelque chose puisse demeurer, ou qu’il soit juste que quelque chose de plus grand que ma vie demeure, même au prix de ma propre vie s’il le faut…

Le dernier grand défi semble rester celui de la mort. Ce n’est donc pas un hasard si, dans votre livre Demeure, vous faites référence au concept de substitution plutôt qu’à celui de guérison. Qu’est-ce que cela signifierait pour la société si nous ne devions plus mourir ?

Cela signifierait d’abord que plus personne ne doit naître ! Sinon, il y aurait très vite un problème… Vous avez raison, la volonté de tout transformer atteint aujourd’hui sa dernière frontière : l’homme lui-même. Si rien ne nous convient dans le réel, l’homme lui-même doit être transformé. Le rêve du transhumanisme n’est rien d’autre que le projet de ce changement appliqué à l’auteur du changement lui-même : il s’agit de vaincre les frontières qui limitent son mouvement, d’éliminer les rigidités, les pesanteurs de la vie humaine. Les deux grandes limites que nous tentons de dépasser sont celles que les humains ont expérimentées, et qui les ont éprouvés, depuis la nuit des temps : le sexe, et la mort. La première frontière est le sexe, parce que l’altérité sexuelle fait que je ne peux pas être le « tout » de l’humanité, que je ne peux pas donner la vie seul. Et la seconde est la mort – il ne s’agit plus de la repousser par la médecine, mais d’abolir définitivement la mort organique, la mort du corps.

Il me semble pourtant que le transhumanisme est d’abord une détestation de l’humain : vouloir tout changer, c’est haïr ce que nous sommes, ce que nous avons reçu. Cet espoir d’un progrès n’est en réalité que le symptôme du mépris que nous exprimons envers l’être humain – si un humain 2.0 est nécessaire, c’est parce que l’humain 1.0 n’est pas assez bon. Et la promesse de ce mouvement devenu vraiment perpétuel, par la mort de la mort, écarte sans doute la perspective de la vraie victoire sur la mort, qui tient plutôt dans ce que la demeure et la nostalgie suggèrent de l’éternité. Celle-ci n’est pas un mouvement perpétuel vers un avenir toujours meilleur, mais l’éternelle actualité d’un présent véritablement vécu, si intensément vécu qu’il n’y a plus ni de passé, ni d’avenir – une vie qui, toute entière, demeure présente, est présence.

Le transhumanisme est d’abord une détestation de l’humain : vouloir tout changer, c’est haïr ce que nous sommes, ce que nous avons reçu. 

J’ajouterais que la guerre de l’homme contre l’humain qu’est le transhumanisme est vouée à l’échec, car elle ne s’arrêtera jamais. Si nous n’avons plus précisément un but à atteindre, nous ne pourrons qu’être structurellement insatisfaits du point où nous sommes arrivés – après l’humain 2.0, nous aurons l’humain 3.0, tout comme nous avons eu la première version de l’iPhone, avec lequel on était admiré de tous il y a quinze ans, et qui nous rendrait aujourd’hui ridicules. La technologie remplace constamment ses propres produits et crée ainsi une insatisfaction structurelle ; il en sera de même pour l’humain. Nous n’en aurons jamais assez, nous ne serons jamais comblés, et nous ne serons plus capables d’habiter l’expérience qui nous a été donnée. La grande question politique des décennies à venir n’est rien d’autre que la plus grande question spirituelle que l’homme ait eue à résoudre : acceptons-nous que quelque chose nous précède, où voulons-nous être les auteurs de tout ce qui est ? Voulons-nous imposer à la réalité notre volonté de puissance, et tenter toujours de tout transformer par une frustration continuelle qui ne sera jamais comblée ; ou accepterons-nous de recevoir d’une source qui nous précède ce qui vaut d’être transmis, ce qui mérite de demeurer, et qui appelle notre émerveillement ?

Voulons-nous imposer à la réalité notre volonté de puissance, et tenter toujours de tout transformer par une frustration continuelle qui ne sera jamais comblée ; ou accepterons-nous de recevoir d’une source qui nous précède ce qui vaut d’être transmis, ce qui mérite de demeurer, et qui appelle notre émerveillement ?

 

Ce qui se joue en Arménie

François-Xavier Bellamy au cimetière militaire de Yerablur en Arménie

Tribune initialement parue dans Le Figaro le 13 avril 2021. Traduction parue dans le quotidien arménien Aravot.

C’est le soir de Pâques. Le soleil couchant jette une lumière douce sur Yerablur, où de nombreuses familles, dans un silence impressionnant, sont venues se recueillir. Le cimetière militaire, à flanc de colline, a été agrandi à la hâte il y a quelques mois : sur chaque tombe nouvelle, quelques souvenirs, des fleurs, de l’encens, parfois un jouet d’enfant ; une plaque avec un nom, un visage souvent, et une date de naissance : 2000 ou 2001, pour beaucoup… Et pour veiller chacun de ces jeunes soldats tombés, un drapeau arménien. Il y en a des centaines, à perte de vue, qui flottent dans le soleil et la brise du soir.

Personne ne peut voir Yerablur sans comprendre que se jouent, dans ce Caucase oublié, trois événements essentiels

Le 27 septembre 2020, l’Azerbaïdjan, appuyé par la Turquie, membre de l’OTAN, attaquait le Haut-Karabagh, enclave rattachée par Staline à l’Azerbaïdjan, mais où les Arméniens vivent depuis des siècles. Commençaient quarante-quatre jours d’un conflit meurtrier, interrompu par un cessez-le-feu précaire : au moment où les forces russes entraient en jeu pour s’interposer, les Arméniens avaient perdu de larges territoires, et des milliers de soldats, engagés ou volontaires, dont le courage ne pouvait suffire seul face à une telle adversité. Le monde occidental avait largement détourné le regard – la voix de la France restant bien seule pour dénoncer cette agression.

Pourtant, personne ne peut voir Yerablur sans comprendre que se jouent, dans ce Caucase oublié, trois événements essentiels. Le premier, c’est bien sûr la tragédie vécue par l’Arménie, un siècle après un génocide que la Turquie s’obstine à nier. En promettant au début de sa guerre qu’il « chasserait les arméniens comme des chiens », le président Aliev a montré qu’il ne s’agissait pas pour lui de reprendre un territoire et sa population, mais bien de mener une véritable épuration ethnique – et de nombreux crimes de guerre ont depuis confirmé cette intention, à commencer par les décapitations de prisonniers ou de civils arméniens, jusqu’à des vieillards, filmées par leurs auteurs au cri de Allah Akbar. Une nouvelle fois, l’Arménie, premier pays chrétien depuis qu’il a adopté cette confession en l’an 301, paie le fait que sa seule existence est un obstacle à l’ivresse de domination totale avec laquelle ses voisins renouent aujourd’hui explicitement.

La victime collatérale de cette guerre, c’est le droit international établi précisément pour éviter que ne recommencent les pires drames du XXème siècle.

La victime collatérale de cette guerre, c’est le droit international établi précisément pour éviter que ne recommencent les pires drames du XXème siècle. Bien sûr, le statut du Haut-Karabagh était l’objet d’une contestation entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan (et ce problème reste ouvert, quoiqu’en dise M. Aliev) ; mais il était discuté dans le cadre du groupe de Minsk, co-présidé par la Russie, les Etats-Unis et la France. En soutenant une attaque subite et unilatérale, la Turquie a voulu montrer que la violence est finalement un meilleur moyen que le dialogue pour résoudre un désaccord. Et en la laissant faire, le monde occidental admet un dangereux précédent… Où sont passés nos principes ? L’Azerbaïdjan et la Turquie avaient soigneusement planifié leurs opérations ; tous deux adhèrent pourtant à l’ONU, qui impose que « les membres règlent leurs différends par des moyens pacifiques, [et] s’abstiennent de recourir à la menace ou à l’emploi de la force », sauf face à une agression ou sous mandat international. En acceptant que des Etats violent ces règles fondamentales, utilisent des armes interdites, se rendent coupables de crimes de guerre et en retirent un bénéfice stratégique durable, nous admettons que la force prime le droit. Bien sûr, le recours à la violence n’a jamais disparu ; mais le fait que ce soit la Turquie, deuxième armée de l’OTAN, qui assume délibérément de franchir toutes les lignes rouges, constitue une rupture d’une échelle inédite. J’avais dénoncé notre passivité dans l’hémicycle du Parlement dès octobre 2020. À Yerablur, j’ai perçu presque physiquement combien ce silence avait tué ; et je n’oublierai jamais cet instant. Il faut ajouter à ce terrible bilan les nombreux blessés de guerre rencontrés au centre de soins d’Erevan, les milliers de victimes azéries bien sûr, et tous ceux qui à l’avenir, bien souvent parmi les plus vulnérables, paieront pour le primat que nous avons laissé donner à la violence sur le dialogue.

Un jeune arménien me confiait sa désillusion : si ses amis de vingt ans tombés face à cette attaque avaient été des bébés pandas, les médias européens en auraient bien plus parlé. Une chaise manquante à Ankara aura suscité plus d’émoi qu’une année de violations des droits fondamentaux partout autour de la Turquie…

Nous ne cessons pourtant de parler d’état de droit, de principes, de valeurs… La conséquence logique d’une telle incohérence ne peut être que l’effondrement de l’influence de l’Europe – non seulement dans cette région, mais pour tous les pays du monde qui seraient tentés de nouer un lien fort avec nous. Depuis plusieurs années, l’Arménie, pays démocratique auquel nous lie l’héritage d’une même civilisation, n’avait cessé de se tourner vers l’Union européenne, jusqu’à un accord de partenariat global signé en 2017. Mais pendant ces quarante jours meurtriers, le Parlement européen produisait des résolutions sur « l’égalité des genres dans la politique étrangère et de sécurité de l’Union », « l’incidence de la COVID-19 sur l’état de droit » ou « l’année européenne des villes plus vertes » : dans les centaines de pages votées pendant cette période, l’Arménie n’apparaît pas une seule fois… Un jeune arménien me confiait sa désillusion : si ses amis de vingt ans tombés face à cette attaque avaient été des bébés pandas, les médias européens en auraient bien plus parlé. Une chaise manquante à Ankara aura suscité plus d’émoi qu’une année de violations des droits fondamentaux partout autour de la Turquie…

Il est encore temps pour l’Europe d’agir, si elle saisit les urgences absolues que vit le peuple arménien. La première d’entre toutes, c’est le sort des prisonniers de guerre encore retenus en otage par l’Azerbaïdjan, au mépris des droits de l’homme et de ses propres engagements : l’Arménie a tenu parole en libérant ses prisonniers. Elle attend le retour des siens, et des milliers de familles vivent encore dans l’angoisse de savoir si leurs fils sont morts, ou retenus en otage. Un tel chantage, inhumain et gravement contraire au droit international, ne peut durer : si nos pays s’engageaient résolument à exiger leur libération, ils l’obtiendraient ; ils montreraient ainsi que l’Arménie n’est pas complètement isolée – et que l’Europe n’a pas complètement perdu le sens de sa responsabilité, de ses principes, et des intérêts qu’elle partage avec ce pays ami de toujours. Nous devons cette espérance aux endeuillés qui nous regardent, depuis la lumière silencieuse d’un soir de Pâques à Yerablur.

Il est encore temps pour l’Europe d’agir, si elle saisit les urgences absolues que vit le peuple arménien. La première d’entre toutes, c’est le sort des prisonniers de guerre encore retenus en otage par l’Azerbaïdjan, au mépris des droits de l’homme et de ses propres engagements

Un compte-rendu photo du déplacement sera bientôt disponible en ligne.

La paix aujourd’hui au Liban, ou le chaos au Proche-Orient

Drapeau du Liban

Texte initialement paru dans La Revue Politique et Parlementaire n°1098 (janvier 2021).

« Beyrouth a pris goût de feu et de fumée » ; les mots de Fayrouz annonçaient douloureusement l’explosion qui, en ce soir d’août, allait rendre visible au monde la blessure profonde dont le Liban était touché. Non, cette explosion n’était pas un accident. Elle était un résultat, une conséquence inéluctable. Dans sa violence se condensait l’aboutissement spectaculaire de décennies d’incurie, de compromissions, de lâchetés et de corruption – autant de maux que nos pays occidentaux ne sauraient dénoncer au Liban s’ils ne voient pas combien ils en sont eux aussi atteints…

Nous serions bien mal placés, Français, pour donner des leçons à nos frères du Liban, plus lucides et révoltés que nous ; et leur épreuve douloureuse doit être pour chacun d’entre nous l’occasion de sentir l’urgence du réveil de nos consciences. Cette colonne de fumée dans le ciel bleu aura agi comme un sinistre révélateur. Elle aura montré, avant tout, jusqu’où peut aller la déliquescence de la politique, quand elle perd le sens du bien commun qui seul devrait l’orienter. Avec quelques mois de recul, comment ne pas être frappé de l’ampleur de cet échec collectif… Une capitale ravagée, un port dévasté, des dizaines de milliers de personnes blessées ou privées de leur toit, et 204 morts : quand une tragédie d’une telle ampleur frappe un pays, on ne peut qu’espérer au moins que toutes les forces vives soient à la hauteur des enjeux, que les dirigeants s’unissent pour relever leur pays, que les grandes puissances du monde s’efforcent de les soutenir, que l’exigence de responsabilité redevienne le cœur de la politique. Mais le Liban n’a pas eu cette chance. En cette fin d’année, les Libanais n’ont toujours pas vu leurs élites renoncer aux mauvaises habitudes qui avaient conduit à ce drame. La meilleure preuve en est l’opacité qui entoure l’événement : quatre mois se sont écoulés, et l’enquête sur les causes de l’explosion piétine. Voilà six ans que les autorités recevaient des notes alertant sur le danger majeur que constituaient ces tonnes de nitrate d’ammonium stockées dans le port de Beyrouth. Mais qui sera conduit à répondre de ces années d’inaction, à expliquer cette passivité, à assumer ses responsabilités ? La stratégie d’investigation a longtemps semblé n’avoir pour but que d’éviter toute confrontation précisément avec ceux qui auraient à rendre des comptes. Seuls quelques acteurs mineurs semblent à ce jour avoir été inquiétés. Comment pourtant reconstruire un pays sur les ruines laissées par un crime qui resterait impuni ? Espérons que les toutes dernières évolutions de l’enquête sont la promesse d’avancées significatives dans cette nécessaire recherche de la vérité et de la justice.

Tant que l’opacité perdure, la situation semble partout dans l’impasse. Le « gouvernement de mission » à qui serait revenue la tâche urgente d’engager les réformes qui s’imposent n’a toujours pas vu le jour. De très nombreuses familles libanaises sont ruinées, les dépôts bancaires sont gelés, la pauvreté gagne du terrain, les services publics s’effondrent, mais la priorité pour les responsables politiques semble être de ne pas s’aventurer à déranger des pratiques établies ; est-ce pour éviter que des questions soient enfin posées, de petits arrangements enfin dénoncés, ou des comptes bancaires enfin inspectés ? La Banque centrale du Liban vient de faire échouer la mission d’audit qui la visait. Cet audit aurait permis une évaluation réelle de l’état financier du pays ; il aurait aussi fait toute la lumière sur le blanchiment d’argent, les détournements de fonds publics ou de subventions internationales… Le Hezbollah fermerait-il les yeux sur la corruption d’autres membres de l’oligarchie, qui tolérerait en retour la présence de ses milices armées ? À un tel jeu de donnant-donnant, le grand perdant ne peut être que le peuple libanais… Depuis plus d’un an, d’immenses cortèges de manifestants expriment pacifiquement leur aspiration au changement. Il est temps qu’ils soient entendus.

À l’heure où ceux-ci aspirent plus que jamais à reconquérir leur souveraineté et à relever leur pays mis à genoux par les crises successives, notre devoir en tant que Français et Européens n’est pas d’ajouter une ingérence supplémentaire à celles qui compromettent déjà l’équilibre interne du pays, mais de leur prêter main forte, de leur porter secours s’ils nous le demandent, de mener avec eux, et par les moyens qui sont modestement mais spécifiquement nôtres, l’indispensable lutte contre la corruption.

L’Europe dispose en la matière de leviers qu’elle n’a pas le droit de laisser inexploités. Elle avait déjà mobilisé plus de 70 millions d’euros en août dernier, et s’apprête à débloquer 100 nouveaux millions. Le versement de ces aides à la reconstruction est enfin soumis à conditions, au rang desquelles figurent l’audit de la Banque centrale et l’avancée de l’enquête sur l’explosion du port. Il est impératif maintenant de les appliquer strictement. De leur côté, les États-Unis se montrent assez offensifs : ayant à disposition l’arme redoutable du dollar et de son extraterritorialité, ils n’ont pas hésité à imposer des sanctions à certains responsables qui se sont rendus complices de corruption. Ensemble, la France et les États-Unis ont préparé la voie à un prêt exceptionnel de 11 milliards de dollars que le FMI accorderait au Liban, mais, là encore, ce versement ne se fera que si certains prérequis sont réunis. On peut se réjouir de constater que l’Europe et la France affichent une intention assez claire de peser dans la partie, et de ne pas laisser la diplomatie ou le Trésor américains jouer seuls de leur influence dans ce pays ami qui a lié son histoire à la nôtre. Jusqu’à une période récente, la France semblait avoir appris à détourner le regard de ses engagements passés et à se désintéresser du sort de son allié de longue date ; il est temps qu’elle remette un point d’honneur à se tenir aux côtés des Libanais. À l’heure où ceux-ci aspirent plus que jamais à reconquérir leur souveraineté et à relever leur pays mis à genoux par les crises successives, notre devoir en tant que Français et Européens n’est pas d’ajouter une ingérence supplémentaire à celles qui compromettent déjà l’équilibre interne du pays, mais de leur prêter main forte, de leur porter secours s’ils nous le demandent, de mener avec eux, et par les moyens qui sont modestement mais spécifiquement nôtres, l’indispensable lutte contre la corruption.

Il nous faut donc bien saisir cette occasion de recourir à une forme de diplomatie financière, pour qu’une manne illégale ne vienne plus financer les milices du Hezbollah et des factions qui ont retiré au Liban sa pleine souveraineté, et pour que s’effectue enfin le renouvellement politique tant attendu par les Libanais. Des groupes dirigés depuis l’étranger, armés et obéissant à un agenda bien distinct des priorités du Liban, ont infiltré la police et de nombreux services publics, en particulier ceux de l’énergie, et ont su étendre suffisamment leur contrôle sur l’État pour détourner à leur profit l’argent de faux contrats. Ces extorsions signifient un pouvoir supplémentaire donné aux puissances locales qui cherchent à faire du Liban leur zone d’influence propre ; et un levier d’influence au sein même de l’Europe – l’implantation, par exemple, de cellules du Hezbollah dans nos pays étant déjà documentée. S’il est un combat qu’il est urgent de mener aux côtés du Liban, c’est celui de la neutralité de ce pays, qui a désespérément besoin de retrouver sa pleine souveraineté, et pour cela de fermer ses frontières aux ingérences extérieures.

Cet enjeu n’est pas secondaire ou symbolique : un Liban qui ne retrouve pas sa souveraineté et reste piégé dans le rôle d’État-tampon ouvert à tous les vents, terrain d’affrontements par procuration de tous les conflits locaux, est un Liban qui ne pourra demeurer debout très longtemps.

Ce serait la perte d’un trésor inestimable, et d’une rare promesse d’avenir : le Liban est un miracle né dans l’Orient compliqué, la terre ancestrale de milliers de chrétiens qui l’ont irriguée de leur présence depuis deux mille ans. S’il s’effondre, livré aux violences fratricides, ciblé par les attaques d’un islamisme déjà conquérant chez ses voisins directs, disparaîtra l’un des derniers espoirs pour une stabilité régionale déjà bien compromise. Le monde doit en avoir conscience : c’est la paix aujourd’hui au Liban, ou le chaos au Proche-Orient.

Photo : C.Hayek/Unsplash

Y a-t-il une identité européenne ?

Photo : Unsplash / Jonathan Marchal

Texte initialement publié dans le hors-série Grands Débats n°1 de Valeurs Actuelles en janvier 2021.

Y a-t-il une identité européenne ? Une partie de la réponse à cette question se trouve sans doute dans le dernier chef d’oeuvre de Terrence Malick, Une vie cachée. En reprenant l’histoire de Franz Jägerstätter, ce paysan autrichien qui refusa de prêter le serment de loyauté que tout soldat devait jurer envers Hitler, Malick racontait une « vie cachée » et son sacrifice apparemment inutile. Dans cette nuit noire du totalitarisme nazi, l’Europe se retournait contre ses propres racines. Mais au milieu de ce reniement général, le choix de Jägerstätter prolongeait celui de Socrate et d’Antigone, celui de Jeanne d’Arc et de Thomas More, condensant ainsi le le miracle patient de toute une civilisation qui avait mûri peu à peu le sens de la primauté absolue de la conscience, du droit de la justice sur la force, de la liberté sur le pouvoir, et de l’esprit sur le corps.

Pour faire naître, au milieu de la violence, le « non » de Jägerstätter, il avait fallu toute l’histoire de cette civilisation. À l’opposé du totalitarisme qu’imposait Hitler, la philosophie européenne avait, malgré bien des errements et des fautes, porté lentement à la lumière le principe de la dignité absolue de la personne humaine. Et c’est cette lumière qui éclairait le discernement de Jägerstätter, tout comme le combat spirituel de Hans et Sophie Scholl, ou la résistance dans les maquis des pays d’Europe occupés ; sur un continent entier, infime et infiniment minoritaire, et pourtant bientôt victorieuse en dépit de toute probabilité, la petite flamme de la fidélité à l’identité de l’Europe et à son héritage spirituel, au moment où elle semblait s’être reniée pour toujours…

Y a-t-il une identité européenne ? Dans une conférence prononcée en 2004, George Steiner tentait de répondre à cette question en identifiant cinq caractéristiques susceptibles de la définir. D’abord, l’Europe est le lieu où les cafés jouent un rôle central, ces lieux où l’on se retrouve avant tout pour la conversation : elle est le continent de la discussion. Très peu de cafés en Russie, ou aux États-Unis : « Dessinez la carte des cafés, vous obtiendrez l’un des jalons essentiels de la notion d’Europe ». La seconde caractéristique est spatiale : l’Europe est un continent que l’on parcourt à pieds, depuis des siècles. Rien à voir avec les immenses étendues désertiques de l’Asie, de l’Afrique ou de l’Amérique : les pays européens ont été reliés les uns aux autres par la les longues marches des soldats et des princes, des savants et des artistes, des clercs, des pèlerins, des mendiants. Après l’espace, le temps : le propre de l’Europe est son rapport singulier à l’histoire, une incapacité à se défaire de son passé. Nous vivons dans des lieux saturés de mémoire ; nos rues portent des noms de personnages historiques, d’événements et de batailles. Dans les plus grandes capitales comme dans les petits villages, on trouve monuments aux morts, statues, plaques commémoratives rappelant pour l’avenir qui vécut ou mourut ici. Vivre sur le « vieux continent », c’est habiter son histoire ; rien à voir avec le « nouveau monde », par exemple, cette Amérique toute neuve qui donne des numéros à ses avenues et se projette d’abord dans l’avenir.

Quatrième critère évoqué par George Steiner : l’Europe est « un conte de deux cités », le résultat de la rencontre de deux sources qui se sont jointes en elle au point de ne plus pouvoir être totalement distinguées. L’effort intellectuel d’Athènes et de Rome, mêlé à l’héritage spirituel de la tradition judéo-chrétienne : voilà la substance d’une civilisation qui lie définitivement tous les pays européens, d’une manière intérieure aussi bien que par d’innombrables manifestations visibles et sensibles. De la Grèce, l’Europe a reçu le logos, du verbe par quoi tout commence, l’appétit de la mesure, de l’équilibre, de la beauté, une soif insatiable de connaissances, le goût de la dialectique, une méthode de penser, le germe de toutes les sciences. De Rome, de cet empire de paysans, de soldats et de rhéteurs, elle a pris le corps, l’enracinement, le sens pratique, le corpus juridique, la puissance stable et organisée. Et de sa rencontre avec la foi chrétienne, entée sur la tradition juive : la foi au Dieu unique, la force du refus prophétique, la contestation des pouvoirs, l’ouverture à l’universel, le sens de l’histoire, le goût du dépassement, le souffle de la transcendance, la morale de l’intériorité. Tout cela n’est pas abstrait, conceptuel, théorique : l’Europe est une histoire charnelle.

Tout cela n’est pas abstrait, conceptuel, théorique : l’Europe est une histoire charnelle.

Qu’on pense seulement à l’urbanisme, que Jean-Robert Pitte évoque en géographe dans La Planète catholique : la polis grecque avait fixé l’unité politique de la cité, l’urbs latine avait déterminé son implantation et organisé son plan ; le christianisme, pour y faire vivre des rituels inspirés du temple juif, installa l’église au centre du village. La forme constante de la ville européenne est un signe concret, parmi tant d’autres, de l’unité de cette civilisation qui a façonné nos pays. A travers les différences de langues, de cultures, de climats, de tempéraments, le fil de cette unité est partout perceptible : au confluent de l’antiquité grecque et latine, et de la Bible rassemblant ancien et nouveau testament, s’est produite la rencontre qui a suscité notre manière de vivre, structuré notre conversation, organisé notre droit, fécondé notre art, stimulé notre science, éveillé nos libertés. Même notre manière d’ignorer est encore grecque ; même notre athéisme est encore chrétien. Notre modernité, dans son universalisme satisfait, préfère oublier ce que notre autonomie doit à cet héritage singulier : il devrait pourtant lui suffire de regarder comment on traite le scepticisme sur des continents pétris par d’autres civilisations, et d’autres religions…

C’est aussi par cette histoire que l’Europe se trahit elle-même quand une Union de nations libres prétend se substituer aux démocraties souveraines qui la constituent – tout en niant, paradoxalement, l’unité de la civilisation qui peut seule donner sens à ce qu’elle incarne. La civilisation européenne a ceci de singulier qu’elle relie des peuples différents dans une même passion de la liberté, dont l’expression politique est l’idée démocratique – née avec l’Europe elle-même. Ce serait abandonner cette idée que de vouloir fédérer ces pays singuliers sous un même pouvoir central, en prétendant écraser la diversité des langues, des cultures et des coutumes, qui font la richesse de notre continent mais rendent impossibles l’uniformisation de la conversation civique. Oui, l’alliance des pays européens a un sens, plus que jamais sans doute dans les défis que constitue la mondialisation présente et à venir. Mais prétendre remplacer les Etats, qui constituent le cadre naturel de la démocratie, au profit d’une « souveraineté européenne », serait le choix le plus anti-européen qui soit. Il est de ce point de vue parfaitement logique que ceux qui défendent le plus énergiquement le fédéralisme européen, soient aussi ceux qui refusent jusqu’à l’absurde l’évocation des racines de l’Europe…

Il est de ce point de vue parfaitement logique que ceux qui défendent le plus énergiquement le fédéralisme européen, soient aussi ceux qui refusent jusqu’à l’absurde l’évocation des racines de l’Europe… Leur modèle est en fait celui de l’empire chinois, ou de la fédération américaine : il ne correspond en rien à l’idée européenne.

Leur modèle est en fait celui de l’empire chinois, ou de la fédération américaine : il ne correspond en rien à l’idée européenne.
Ce déni de l’identité de l’Europe est au coeur de la crise qu’elle traverse – en particulier le déni de ses racines spirituelles. Matthieu Bock-Côté le rappelle, dans Le Nouveau Régime : si elle devait refuser définitivement de considérer son héritage chrétien, « son histoire lui deviendrait profondément incompréhensible, inintelligible ». Aujourd’hui privée de cette dimension, « la construction européenne se présente comme une ambition technocratique vidée de tout substrat historique ». Une raison cependant de mettre en perspective l’expérience de cette crise : elle constitue précisément la cinquième caractéristique de l’esprit européen, selon George Steiner. L’Europe est en effet une eschatologie, une manière de se croire sans cesse au bord de la catastrophe, une conscience toujours inquiète de sa propre vulnérabilité, qui se sait depuis toujours finie et menacée – et qui se pense depuis toujours parvenue à la fois à son sommet et à son déclin. Il ne suffit pas d’espérer que notre rapport à l’histoire nous joue une fois de plus ce tour : encore faut-il agir maintenant pour préserver et transmettre ces racines partagées de l’Europe, héritées de nos pays, afin qu’elles continuent de donner à l’avenir la sève qui suscitera pour longtemps encore leur vie et leur liberté.

De quoi as-tu peur ?

Franz Jägerstätter

Photo : portrait de Franz Jägerstätter. Texte inialement paru dans Valeurs Actuelles et disponible en ligne à ce lien.

De quoi as-tu peur ?

A l’entrée de la petite église du village de Sankt Radegund, nichée sur les contreforts des Alpes autrichiennes, cette question est gravée, sur la porte de bois clair qui accueille le passant.

De quoi as-tu peur ? Cette question était posée par Franz Jägerstätter, dans une lettre à sa femme Franziska, à l’été 1943. Tous deux habitaient Sankt Radegund, avec leurs trois petites filles. Seul de son village, Franz avait voté quelques années plus tôt contre l’Anschluss, le référendum annexant l’Autriche à l’Allemagne d’Hitler. Catholique fervent, il était convaincu qu’aucune compromission n’était possible avec le nazisme, et une brève formation militaire imposée par la Wehrmacht avait conforté sa conviction : cette idéologie inhumaine, raciste, antisémite, ce pouvoir qui exaltait la violence, condamnait les faibles et euthanasiait les handicapés, il ne devait jamais l’accepter.

Lorsque Jägerstätter fut convoqué, parmi tant d’autres, pour être mobilisé dans les forces armées du Reich, il désobéit au premier devoir de son intégration militaire : il refusa de prêter le serment de loyauté que tout soldat devait jurer envers Hitler. Il connaissait la peine à laquelle il s’exposait ; et alors que tant de proches, et les autorités de l’Eglise même, l’adjuraient de fléchir, il choisit de maintenir, jusqu’au sacrifice de sa vie, ce témoignage en apparence inutile. Seule sa femme, héroïque, incomprise, critiquée dans son village et jusque dans sa propre famille, comprit le mystère de ce choix et le soutint jusqu’au bout.

J’ai découvert la vie de Franz Jägerstätter grâce au dernier film de Terrence Malick, Une vie cachée. Jusque là, je n’avais jamais entendu parler de cette vie en effet méconnue ; c’est par intérêt pour l’oeuvre de Malick que j’ai été voir ce film à sa sortie, mi-décembre. Et j’en suis sorti bouleversé.

La liberté de Franz Jägerstätter

Cette histoire méconnue, en effet, nous parle de nous, aujourd’hui. De ce que nous sommes, d’abord : de l’esprit que nous recevons de vingt-cinq siècles d’histoire. Si quelqu’un veut savoir ce qu’est l’Europe, il lui faut regarder Une vie cachée. Car dans la liberté de Jägerstätter, il y a le miracle patient de toute une civilisation. A travers un paysan autrichien parlait l’Antigone de Sophocle, qui savait que résister à l’oppression est toujours nécessaire, même lorsque cette résistance semble absolument inutile. A l’aube du IVème siècle grec, Platon affirme qu’il vaut mieux subir l’injustice que la commettre – et le film de Malick reprend, très à propos, cette affirmation fondatrice.

Cette source antique croise bien sûr l’héritage chrétien, dont Jägerstätter comme bien d’autres fit une pierre de touche de son opposition au nazisme. Sur la porte d’entrée de sa ferme était peinte cette maxime : “Aimez vos ennemis.” Vingt siècles plus tard, si l’Europe avait été fidèle à cette parole qui l’avait formée et transformée, elle ne se serait pas enfoncée dans la barbarie.

Car dans la liberté de Jägerstätter, il y a le miracle patient de toute une civilisation. A travers un paysan autrichien parlait l’Antigone de Sophocle, qui savait que résister à l’oppression est toujours nécessaire, même lorsque cette résistance semble absolument inutile.

L’histoire de notre civilisation, si l’on y regarde bien, est traversée par ces vies données, inutilement en apparence, pour sauver l’essentiel au milieu de la nuit du mensonge, et de la lâcheté complice. Le procès de Jägerstätter fait écho au procès de Socrate, autant qu’à celui du Christ. Sa “vie cachée” aura été un miracle discret, impuissant, et pourtant décisif, pour témoigner de la véritable identité de ce continent qui se reniait dans la haine. Face à ses accusateurs, face même à ses amis qui lui conseillaient de céder, ce paysan anonyme maintenait à lui seul la fidélité qu’appelait cet esprit millénaire : d’Athènes à Rome, l’histoire de l’Europe a mûri peu à peu la certitude que la violence ne fait pas droit, que la conscience humaine est libre – et que cette liberté fonde une responsabilité, un devoir à l’égard de la vérité. Ce devoir de vérité est essentiel si nous voulons sortir aujourd’hui de la crise que nous traversons.

Car le plus grave des dangers pour nous n’est sans doute pas dans les menaces qu’il nous faut affronter : notre pays, notre civilisation en ont surmonté de bien pires sans doute. Ce qui nous inquiète aujourd’hui, nous le savons, ce n’est pas d’abord les défis qui nous attendent, mais notre incapacité à y répondre, à décider, à agir. Le plus grave des dangers est là, dans notre aveuglement volontaire, dans ce déni de réalité longtemps entretenu, dans la passivité de notre démocratie, dans le relativisme d’une société qui, en prônant la tolérance, semble prête à s’habituer à toutes les censures.

Une jeune fille reçoit des milliers de menaces de mort pour avoir insulté l’islam : mais, de ses camarades de lycée aux élus de la République, beaucoup commencent par souligner qu’elle n’aurait pas dû parler ainsi ; et une semaine plus tard, au Parlement européen, les élus d’En Marche jusqu’à l’extrême-gauche votent pour refuser de mettre à l’ordre du jour la défense de la liberté d’expression… Une campagne d’affichage rappelant que le progrès suppose de respecter la différence, avec le grand sourire d’une jeune fille en fauteuil roulant, est arbitrairement retirée ; la justice impose de la rétablir, sans effet. Une philosophe reconnue, un directeur de la rédaction, sont censurés dans de grands établissements universitaires, parce que leur pensée contrevient aux certitudes autorisées ; et qui s’en inquiète vraiment ?

Le témoignage de Franz Jägerstätter

Quand la liberté disparaît, ce n’est pas d’abord parce que certains le veulent, mais parce que beaucoup les laissent faire. Bien sûr, nous ne sommes pas face au nazisme, et il y aurait une forme de paresse intellectuelle à tout ramener à cette figure du mal. Mais devant les reniements contemporains, le témoignage de Jägerstätter est d’une bouleversante actualité : “Waun ma olle a so docht… g’ mocht hedn, wia wa’s denn daun ? – Si tous avaient pensé ainsi, agi ainsi, qu’en serait-il aujourd’hui ?” Si personne ne renonçait à ce devoir de vérité, à cet effort de lucidité, en serions-nous là aujourd’hui ?

Le plus grave des dangers est là, dans notre aveuglement volontaire, dans ce déni de réalité longtemps entretenu, dans la passivité de notre démocratie, dans le relativisme d’une société qui, en prônant la tolérance, semble prête à s’habituer à toutes les censures.

Cette vie cachée nous parle donc de nous, et de notre responsabilité, en particulier pour ceux qui s’engagent dans la vie politique. Il arrive si souvent de préférer garder le silence, ou tout simplement de choisir de ne pas savoir, de ne pas voir, de ne pas s’interroger… Sur la scène publique aujourd’hui, qui a encore le courage de dire tout ce qu’il pense ? Et, ce qui est peut-être plus difficile encore, qui a assez d’exigence intérieure pour penser vraiment ce qu’il dit ? Dans la tentation de la paresse intellectuelle ou de la lâcheté politique, Jägerstätter nous rappelle que l’essentiel n’est pas de réussir – ce qui est finalement si facile, mais d’abord de ne pas mentir. Et de ne pas se mentir.

Il y a quelques jours, après un séminaire en Autriche, j’ai proposé à un collègue et ami autrichien, le député Lukas Mandl, de faire étape ensemble à Sankt Radegund. Nous avons été accueillis par le maire du village, qui a bien voulu nous ouvrir la ferme restée intacte de la famille Jägerstätter, une enfilade de pièces simples encore habitées par le souvenirs du bonheur perdu. Nous avons marché sur un chemin forestier sillonnant les pentes, à travers les champs où des restes de neige défiaient le grand ciel bleu du matin. Et nous avons poussé tous trois la porte de la petite église, baignée dans la lumière de ce soleil hivernal. Jägerstätter avait trouvé ici la force nécessaire pour résister, presque seul, à la folie de son époque, et pour se refuser au reniement universel. Dans le silence paisible de ce lieu, l’engagement politique prend tout son sens – celui que nous avons pris comme élus, mais aussi celui que nous partageons tous comme Français, et enfants de cette Europe. Si nous savons rester lucides, fidèles à notre responsabilité, attachés à la fois à la vérité et à la paix, quel désaccord pourra suffire à nous diviser ? Si nous savons redire qui nous sommes, quelle menace nous sera-t-elle impossible à surmonter ? De quoi aurions-nous peur ?

François-Xavier Bellamy


À Sankt Radegund, village où vivait Franz Jägerstätter, avec Lukas Mandl, député au Parlement européen, et Sigl Simon, maire du village, le 8 février 2020.

 

La perte d’une part intime de nous-mêmes

Texte initialement paru sur le site du FigaroVox le 15 avril 2019.


Elle avait traversé huit siècles, tous les conflits depuis le Moyen Âge, les guerres de Religion, la fièvre révolutionnaire et l’occupation nazie : elle avait résisté à toutes les époques de violence. Elle a brûlé pour la première fois aujourd’hui. Nous avons vu lundi, sidérés, s’effondrer sous nos yeux ces poutres du XIIIe siècle, ces chênes millénaires dont les mains de tant d’artisans anonymes avaient fait la charpente de l’une des plus grandes cathédrales d’Europe.

Notre-Dame de Paris n’est pas qu’une addition de pierres ; ce lieu a un sens, et ce sens n’appartient pas qu’aux chrétiens. Nous avons tous été touchés, le cœur retourné par ce drame, et l’âme habitée de la détresse d’avoir perdu une part intime de nous-mêmes. C’est bien que nous sommes liés les uns aux autres, sans le savoir parfois, par une histoire qui nous précède, et qui nous engage. Nous sommes, croyants ou non, les enfants de l’acte de foi qui fit monter vers le ciel cette flèche qui s’est effondrée hier. C’est cette aspiration qui fait un peuple. Notre-Dame de Paris, comme le plus humble clocher au cœur de chaque village, est le signe visible de l’élan spirituel qui a fait notre civilisation. Rien n’est jamais seulement fait de matière: tout est esprit et chair, jusqu’aux pierres, qui savent parler, lorsqu’elles deviennent une cathédrale.

Et ce que dit encore la haute silhouette de Notre-Dame, au cœur de notre capitale, c’est cette aspiration vers ce qui nous élève. Le miracle d’une cathédrale est là: il est possible de vaincre la fatalité de la pesanteur, qui réduit toute chose à la hauteur de l’horizon. Il est possible de vaincre la malédiction de l’éphémère, et de construire pour les générations qui viennent. Il est possible de faire tenir ensemble de lourdes pierres de taille soulevées pour longtemps vers le ciel. Toute cette victoire repose sur une découverte magnifiquement subtile, magnifiquement simple: il faut seulement une clé de voûte.

Sans doute est-ce cela qui nous fait défaut aujourd’hui. Où sont les clés de voûte qui pourraient nous tenir ensemble ? Nous ne savons plus dire qui nous sommes. Nous avons préféré ne pas nommer nos racines. Nous peinons à transmettre les éléments les plus fondamentaux de notre langue, de nos savoirs, de notre culture. Au lieu d’investir pour les générations qui viennent, nous consommons sous la forme d’une dette multiforme le bien que nous leur empruntons. Notre pays, nos sociétés occidentales semblent n’avoir pour perspective que la solitude de l’individu abandonné à l’éphémère. La fragmentation communautariste et la violence islamiste prospèrent sur le vide qu’ont laissé nos effondrements intérieurs. Une cathédrale ne peut tenir que par la clé de voûte qui défie la pesanteur ; un pays ne peut tenir que si nous nous tenons à ce qui nous élève, et nous relie. Où sont nos clés de voûte aujourd’hui?

Dans le deuil que nous éprouvons dans cette singulière veille de Pâques, il y a un signe d’espérance. Après tout, le christianisme qui a façonné l’Europe nous a appris à regarder la mort comme un passage vers la vie… Nous voilà au moins ramenés, par la brutalité du désastre, à cette évidence oubliée, celle de l’histoire qui nous lie, de notre héritage commun. Nul ne peut nier que le cœur de Paris bat autour de Notre-Dame, d’où partent toutes les routes de France. Nous sommes peut-être encore capables de sortir du déni de réalité, de la rupture de transmission, de l’effacement de notre culture. Si nous savons nommer nos racines, elles seront le chemin par où puiser la sève pour nous projeter dans l’avenir.

Il est temps de protéger, d’aimer humblement cette culture qui fait de nous ce que nous sommes – non parce qu’elle est puissante, mais parce qu’elle est fragile, et vulnérable à l’exacte mesure de sa fragilité. Savoir redire qui nous sommes, ce n’est pas se couper des autres, c’est au contraire pouvoir accueillir, s’ouvrir à l’altérité, et intégrer celui qui veut rejoindre une histoire à continuer. Il faut retrouver la clé de voûte qui nous fera tenir ensemble et retrouver la hauteur à laquelle nous engagent ceux qui nous ont précédés.

Tout n’aura pas été perdu si cet incendie nous sort de notre torpeur. Mais il y a urgence: il ne suffira pas de reconstruire cette cathédrale incendiée. Des trésors de notre patrimoine sont menacés de disparaître dans le silence, partout en France ; et au-delà de ces trésors de pierre, dans les cœurs et dans les esprits, nous avons une langue à sauver, des savoirs et des savoir-faire, une certaine manière de vivre, une civilité – tout ce qui fait la clé de voûte d’une civilisation millénaire qui mérite d’être transmise, comme ce fleuron magnifique qui nous a réveillés ensemble à sa grandeur et à sa fragilité. Dans cet incendie se concentrent notre détresse et notre attente – l’espérance que Notre-Dame de Paris puisse encore nous réunir et nous émerveiller pour longtemps.

Crédit photo : Flickr/J.Humblé/CC BY-ND 2.0


Ce soir, une réunion bouleversée par le drame infini qui touche Paris et toute la France. Quelques mots pour dire la détresse que nous éprouvons tous, et au cœur du deuil, envers et contre tout, l’espérance…

Publiée par François-Xavier Bellamy sur Lundi 15 avril 2019

 

« En l’honneur de l’honneur… »

En l'honneur de l'honneur

Texte paru dans le Figaro du 26 mars 2018.

« En l’honneur de l’Honneur, la beauté du devoir… » — Apollinaire

Les actions humaines ne sont pas des événements aléatoires. Un phénomène physique peut s’expliquer par ses circonstances immédiates ; mais pour comprendre le choix d’un homme, il faut le relier à une histoire, dont aucun geste n’est détachable. Ce n’est pas sur le champ de bataille, dit Aristote, que l’on devient courageux : nos actes sont toujours le résultat d’une disposition cultivée peu à peu. Dans la décision la plus spontanée, s’exprime en fait une intention – à travers elle un projet, une certaine idée de la vie, et la conception du monde dans laquelle elle a pu mûrir ; et par là, toute une culture, au sein de laquelle s’est formée peu à peu la vie intérieure dont notre action n’est finalement que l’émanation visible.

Ce vendredi matin, le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame est parti prendre son poste, comme il le faisait chaque jour depuis sa première mission, vingt ans plus tôt. Il ne pouvait se douter qu’il partait pour la dernière fois. Mais le don de soi ne s’improvise pas ; et c’est la somme de générosité cultivée dans les jours ordinaires qui s’est soudain condensée, face au danger, dans cette initiative inouïe. Sans même connaître le détail des faits, il est certain que l’officier n’a pas dû réfléchir longtemps : un tel choix, dans le feu de l’action, ne peut être que simple, aussi simple qu’il semble humainement impossible ; comme le geste virtuose d’un grand sportif, d’un grand artiste, paraissent simples, parce qu’ils sont en fait l’expression d’une habitude longtemps travaillée. Arnaud Beltrame, lui, avait choisi pour métier de servir : il s’était formé, entraîné et exercé pour cela. Sans avoir eu la chance de le connaître, il suffit de lire les quelques lignes qui racontent son geste pour comprendre que cet homme, en dépassant son devoir d’officier, a simplement été au bout de ce choix qu’il avait fait – et qui l’avait fait. Un tel acte ne naît pas par hasard, il ne s’invente pas sur le coup. Et il ne serait jamais arrivé, s’il n’avait pas été préparé par l’effort de toute une vie ; par l’esprit de tout un corps, celui de la Gendarmerie Nationale, de la communauté militaire ; et finalement, par l’âme de tout un peuple.

C’est sans doute pour cette raison qu’instinctivement, à travers lui, toute la France se sent touchée. Un esprit froid pourrait trouver cela étrange. Il y a eu d’autres victimes, à Carcassonne et à Trèbes, qui ne méritent pas moins notre deuil. Et puis, pour un siècle marqué par l’impératif de la rentabilité et par l’obsession numérique, l’acte de cet officier n’enlève rien à la défaite, puisque le terroriste a tué : Arnaud Beltrame a donné sa vie pour une autre. C’est une vie pour une vie. A la fin, le compte est le même : en termes de big data, l’événement est invisible. Pour l’éthique utilitariste qui prévaut si souvent aujourd’hui, son geste n’a servi à rien ; et j’ai même pu lire que certains finissaient par le critiquer : après tout, il y aura d’autres terroristes demain, et un gendarme bien formé serait plus utile vivant.

Mais voilà, nous avons le sentiment inexprimable que cet homme nous a sauvés. Tous. Pas seulement cette femme innocente arrachée à la violence, mais nous tous, à travers elle. Et je crois qu’en effet malgré les apparences, Arnaud Beltrame a, par le don de sa vie, remporté une victoire absolue contre la haine islamiste – et contre ce qui, dans nos affaissements intérieurs, avait permis à cette haine de se tracer un passage.

Victoire contre le terroriste : son but était d’arracher des vies pour créer la peur, et la soumission qu’elle prépare. Mais on ne prend rien à celui qui donne tout… Collectivement, à travers cet officier, notre peuple tout entier n’est plus une victime passive ; il nous rend l’initiative. Mourir n’est pas subir, dès lors qu’on sait pour quoi on meurt. Après tout, les djihadistes n’admirent rien tant que les martyrs.

Mais nos martyrs, eux, servent la vie. Et en nous le rappelant, Arnaud Beltrame, comme ses frères d’armes qui se sont risqués avec lui, nous sauve aussi de nous-mêmes, et de nos propres oublis… Nous avions fini par construire un monde où ce don était impensable : une société atomisée, faite de particules élémentaires entrant en contact ou en concurrence au gré de leurs calculs ; une société de consommateurs préoccupés de leur seul bien-être, composée de castes et de communautés d’intérêts plus que de citoyens conscients du commun essentiel qui les lie ; une société où la politique même pouvait se dissoudre dans le projet terminal de « l’émancipation de l’individu ». Mais dans cette société obsédée par la revendication des droits, le sacrifice d’Arnaud Beltrame deviendrait bientôt impossible ; car pour qu’un tel abandon advienne, il nous faut d’abord savoir que le sens de la vie humaine se trouve dans le don que chacun fait de lui-même. Non dans le contrat et l’échange bien calculés, qui enferment chaque homme dans sa solitude, mais dans ce que nous apportons à des œuvres qui nous dépassent. Non dans l’émancipation de tout lien, mais dans la force des engagements qui nous relient, et qui entraînent tout de nos vies.

Mourir n’est pas subir, dès lors qu’on sait pour quoi on meurt. Après tout, les djihadistes n’admirent rien tant que les martyrs. Mais nos martyrs, eux, servent la vie.

La maison est plus que les matériaux qui la composent, écrit Saint-Exupéry dans la Lettre au Général X. Un peuple est plus qu’une juxtaposition d’individus qui « vivent ensemble ». Cela, nous l’avons appris, comme d’autres, par ce que notre civilisation a cultivé de singulier ; pour faire un Arnaud Beltrame, il a fallu des siècles de civilité, de littérature, de philosophie, de science et de foi… En désertant cet héritage, nous traversons ensemble, au beau milieu de notre prospérité matérielle, un véritable « désert de l’homme ». Et la soif qu’il a fait naître, notamment chez les plus jeunes auxquels nous n’avons pas su transmettre, laisse proliférer la source empoisonnée de l’islamisme – ce succédané morbide de transcendance, dont le délire va jusqu’à faire du martyr un meurtrier. Face à son bourreau, un gendarme désarmé nous sauve tous, en nous rappelant qui nous sommes : de ceux qui sont prêts à mourir, non pour tuer, mais pour sauver.

Bien sûr, il nous reste encore beaucoup de chemin à faire avant que soient vaincus tous les avatars de cette haine qui veut nous détruire. Beaucoup, même, avant que nous soyons enfin tous capables de dénoncer notre adversaire, l’islamisme, dans sa violence terroriste comme dans ses tentatives politiques. Il nous faudra bien plus d’exigence, de vigilance, de lucidité, que la somme des lâchetés publiques qui ont permis à un délinquant condamné de rester sur le sol français jusqu’à cet ultime méfait. Mais, mon Colonel, avec ceux qui vous épaulaient et qui prennent votre relève, vous nous avez déjà montré comment atteindre la victoire que nous vous devons maintenant, parce qu’à travers votre engagement, nous reconnaissons simplement ce qu’il nous faut redevenir ; et de cela, simplement, nous vous serons, pour toujours, infiniment reconnaissants.

Matinale de France Inter, le 26 mars 2018

La liberté fragile

Texte publié dans Le Figaro daté du 2 décembre 2017, à l’occasion d’un débat avec le philosophe Michaël Foessel, professeur à l’École Polytechnique, qui présente sur la même page son dernier livre, L’Avenir de la liberté. Rousseau, Kant, Hegel (Presses universitaires de France). Ce débat porte sur l’actualité du rousseauisme. La vie politique est aujourd’hui très largement imprégnée par la perspective contractualiste. Michaël Foessel soutient que l’idée du contrat social, telle que Jean-Jacques Rousseau la définit, a été l’occasion de fonder une liberté nouvelle. Mon propos est plus critique. Il ne s’agit pas d’un débat purement théorique ; derrière cette question se joue le regard que nous portons aujourd’hui sur la politique, et la part qu’elle donne à la liberté.


Nous ne cessons de parler de la vie politique, et d’obéir aux normes qu’elle impose à nos existences ; mais il ne nous arrive jamais d’en interroger l’apparente évidence. Ce qui nous est le plus familier nous est aussi le plus étranger… D’où vient la force des lois, et la concentration du pouvoir ? Sur quel fondement s’établit la réalité politique ? Enquêter sur la nature de ce qui nous lie les uns aux autres dans une communauté de droit, c’est la tâche que s’est fixée la philosophie dès le IVème siècle grec. Le dialogue qu’une telle question suscite n’est pas purement théorique : il est lui-même politique, car selon la réponse qu’on apporte à la question des fondations du pouvoir, on détermine directement la mesure légitime de son extension sur nos vies…

Parmi les grandes réponses que l’histoire a tenté d’offrir à une question si décisive, celle que propose Jean-Jacques Rousseau marque incontestablement une rupture. Le second Discours, et plus encore Le contrat social, proposent une généalogie de la communauté politique qui éclaire bien des débats contemporains. C’est bien d’une généalogie qu’il s’agit, puisque, selon Rousseau, la politique n’a pas toujours existé : elle n’est donc pas naturelle. Dans l’état naturel de l’homme, le lien social ne figure pas. S’essayant, comme toute la pensée politique moderne, à dessiner un état de nature, Rousseau nous y présente l’homme comme un solitaire autosuffisant, sans aucun lien qui le rapproche durablement de ses semblables. Il n’en éprouve pas le besoin puisque, n’ayant aucun désir qui excède les nécessités propres à tout animal, il lui serait inutile de recourir à autrui pour obtenir ce qui lui superflu. La société est d’abord, pour Rousseau, le résultat d’une catastrophe qui nous a fait sortir, par malheur, de cet état d’ignorance, d’innocence et de béatitude absolue.

Victimes de cette fatalité irréversible, il nous faut apprendre à vivre ensemble. Pour éviter que le choc de nos libertés ne nous place à chaque instant sous la menace d’autrui, Hobbes affirmait que le pacte politique consiste à créer un pouvoir qui nous tient tous en respect par la peur qu’il nous inspire. Contre l’Etat Léviathan, Rousseau propose, lui, une autre définition du contrat social : il faut que chacun d’entre nous associe sa liberté dans un corps collectif, et qu’ainsi la souveraineté soit accordée à la volonté générale. Que chacun reconnaisse la décision publique comme sa propre décision : de cette manière, en obéissant à la loi que l’Etat délibère, nous n’obéirons qu’à nous-mêmes, et nous pourrons continuer de nous trouver aussi libres qu’avant.

Par là, Rousseau se montre bien sûr précurseur de la Révolution française, dont il est à n’en pas douter l’un des plus grands inspirateurs. Il révoque en effet l’idée que la source du pouvoir devrait être recherchée dans une forme de réalité naturelle ou surnaturelle qui précèderait l’acte de notre liberté. C’est la volonté des participants du contrat social qui fait advenir la volonté générale, qui la constitue comme telle : le pouvoir trouve donc son principe dans le peuple lui-même. L’idéal immanentiste de la démocratie moderne est né, avec la promesse de liberté qu’elle apporte. Mais malgré cette promesse, et même en son cœur, se trouve la tension majeure qui bientôt justifiera qu’on menace, qu’on emprisonne, qu’on déporte, qu’on organise la terreur, et qu’on tue – qu’on écrase l’individu, au nom de la liberté.

A travers elle en effet, le rousseauisme installe subrepticement une forme inédite de transcendance. La volonté générale est le principe d’un nouveau messianisme ; elle n’est pas contenue dans l’addition des volontés individuelles. La volonté générale, avertit Rousseau, n’est même pas « la volonté de tous ». Car la volonté du peuple peut se tromper, si le peuple n’a pas bien jugé ; la volonté générale, elle, « est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique ». À cette nouvelle transcendance, on comprend que tout est dû ; elle fait voler en éclat ce que Pascal appelait la « distinction des ordres » : pour le chrétien, le pouvoir politique régnait sur « l’ordre des corps », la conscience sur « l’ordre de la raison », et la foi seule sur « l’ordre de la charité ». Le souverain pouvait exiger une obéissance extérieure : chacun était tenu de conformer son action à la règle commune. Mais l’adhésion du cœur, elle, était réservée à ce qui dépasse les « grandeurs d’établissement » et les grands de ce monde. Le christianisme veut rendre à César ce qui lui est dû, mais rien de plus. Désormais, il faut tout rendre au pouvoir, dont procède l’existence même de chaque citoyen. En expulsant la métaphysique de la politique, Rousseau ne libère la place de Dieu que pour y installer l’Etat, qui bientôt deviendra providence.

Bertrand Russell, dans l’Histoire de la Philosophie occidentale, affirme que le résultat ultime du rousseauisme s’appelle Hitler. Un tel raccourci est bien sûr hasardeux, et dérisoire : la reductio ad hitlerum est toujours trop simpliste pour contester loyalement une pensée. Mais il serait tout aussi dérisoire de contester que le Contrat social a constitué l’une des sources de la folie totalitaire. La rédemption terrestre qu’il propose, par l’absorption consentie de chaque liberté individuelle dans la liberté collective ; l’obligation faite au citoyen, pour être reconnu comme tel, de reconnaître absolument comme sa propre volonté la « volonté générale » ; la mort acceptée comme une juste réponse pour celui qui, en prenant ses distances avec la décision souveraine, est réputé se transformer en ennemi de la société… Qui peut douter que cette vision politique soit propice à l’absolutisation du pouvoir, qui s’est manifestée au XXème siècle comme jamais auparavant ?

Le monde ancien savait que la politique est la condition humaine, et non une construction des humains ; mais dans la contingence irréductible de l’histoire de nos cités, la démocratie antique faisait du dialogue la condition de la juste délibération. Le nouveau monde promet que tout est entre nos mains, mais à condition que nous en faisions les rouages de la grande marche de l’histoire. L’évident épuisement des clivages partisans a vu ressusciter notre grande et dangereuse illusion : opposer au pouvoir la nécessité du dialogue contradictoire, ce serait s’opposer à la bonne marche de l’Etat. Rousseau affirmait que l’avènement de la « volonté générale » était menacé par « les brigues et les associations » ; aujourd’hui, on nous explique que le pluralisme des partis empêche le nécessaire consensus. Voilà le principe même de ce que Popper regardait comme le refus de la « société ouverte » : il n’y aurait plus que ceux qui marchent, et ceux qui voudraient s’arrêter. C’est oublier trop vite que la direction de notre itinéraire n’est pas donnée d’évidence ; et que prêcher la libération de l’individu dans l’utopie contractualiste ne conduit pas toujours, loin de là, à la réaliser dans les faits…