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Mettre fin au processus d’adhésion de la Turquie

Intervention en séance plénière du Parlement européen sur la #Turquie. L’Europe doit sortir du déni ; et cela commence par mettre fin maintenant à ce processus d’adhésion, qui n’est qu’une fiction absurde.

Publiée par François-Xavier Bellamy sur Jeudi 9 juillet 2020

Relation UE-Chine : il est temps de sortir de la naïveté.

« Dès le 28 décembre, le docteur Li Wenliang alertait sur l’apparition d’un nouveau virus dans son hôpital. Pour toute réponse, le gouvernement chinois l’a arrêté et forcé à signer une confession publique. 

Dès la deuxième semaine de janvier, des responsables de l’OMS se sont plaints que la Chine ne transmette pas d’information sur le virus, et retienne des données cruciales pour mesurer sa dangerosité et éviter sa propagation. Des journalistes étrangers ont été expulsés du pays pour avoir évoqué l’épidémie en train de se développer. 

Une leçon pour nous, dans cette période où nos pays occidentaux perdent eux aussi le goût de la liberté d’expression : la capacité à supporter des opinions divergentes est nécessaire si nous ne voulons pas sombrer dans une société d’oppression, mais aussi si nous voulons garder le moyen d’être informés des dangers qui nous menacent. Une démocratie vivante et courageuse protège mieux qu’une dictature qui étouffe toute possibilité d’alerte. 

Si la Chine n’avait pas été un régime totalitaire, si elle avait respecté la liberté d’expression et avait tiré de ces alertes des réponses immédiates pour protéger sa population et prévenir le reste du monde, nous aurions très probablement pu éviter les dizaines de milliers de morts créées par cette pandémie, et la crise économique dévastatrice dont nos pays vont devoir payer les conséquences pour de nombreuses années sans doute. Le parti communiste chinois est directement responsable de ce désastre. 

Cette crise ne conduit pourtant pas le régime chinois à se remettre en question, bien au contraire : il a redoublé ses actions de propagande, y compris dans des pays européens. Il a multiplié avec une espèce d’opportunisme financier les actions dirigées vers des actifs économiques européens… 

Et enfin, nous le voyons aujourd’hui, il a intensifié sa répression, y compris à Hong Kong : il y a quelques jours, le 28 mai, l’Assemblée populaire de Chine a commencé la rédaction d’un projet de loi pour restreindre toutes les libertés des citoyens à Hong Kong. Les services de sécurité chinois pourraient y établir leurs antennes, l’opposition à la politique du gouvernement chinois pourrait être réprimée comme de la subversion ou du terrorisme, et ceux qui oseraient encore s’exprimer librement pourraient être extradés en Chine. Le rouleau compresseur chinois s’abat sur les libertés de Hong Kong au mépris total de l’accord signé avec les Britanniques de 1984. Depuis plusieurs semaines, avec des collègues de plusieurs groupes ici au Parlement, nous alertons sur ce sujet, et je voudrais redire ici mon soutien total aux opposants qui avec un courage incroyable se lèvent encore, avec leur seule voix pour arme, face à l’énorme puissance de la Chine. 

Malheureusement, l’Europe ne leur apporte pas le soutien qu’elle leur doit. Notre civilisation a inventé la démocratie, elle reste terriblement silencieuse aujourd’hui. Silencieuse même devant l’intimidation et le mensonge que la Chine lui impose presque ouvertement. Un fait récent, largement ignoré : fin avril, le Service européen d’action extérieure, la « diplomatie » européenne, publie un rapport sur la crise du coronavirus. Trois fonctionnaires affirment que des passages entiers de ce rapport ont été retirés avant publication : ils décrivaient les méthodes de désinformation utilisées par la Chine sur l’origine de l’épidémie. Et ces passages ont été supprimés… sous la pression de Pékin. Les ambassadeurs des 27 Etats membres ont accepté eux aussi de retirer un passage entier d’un texte qu’ils signaient le 6 mai dernier dans un organe de presse chinois, un passage qui indiquait simplement que l’épidémie avait commencé en Chine. Incroyable soumission aux diktats de ce pays… Des pays attachés à leur souveraineté et conscients de leur responsabilité démocratique auraient dû retirer leur texte au lieu de céder à un tel chantage, et de se rendre ainsi complices des mensonges qui piègent aujourd’hui un milliard trois cent millions de citoyens chinois ! 

Pourquoi nos pays sont ils prêts à trahir, à subir, et à se taire ? 

Il y a longtemps que l’Europe cède du terrain. Pour partie par naïveté. Pour partie aussi parce qu’elle y trouve un intérêt matériel évident, à courte vue. Nous avons tous dans nos poches des produits fabriqués en Chine. Le fait évident que la Chine exploite par exemple même le travail forcé dans ses prisons ne nous a pas fait reculer. Je me souviens de ces cartes postales vendues en décembre dernier dans des supermarchés de Londres, dans lesquelles plusieurs acheteurs avaient eu la surprise de trouver des appels au secours de détenus de Shanghaï. Qui leur a répondu ? La chaîne de supermarché a précipitamment retiré les produits, et nous avons continué d’acheter chinois : la conscience européenne se dissout dans le calcul. 

Notre passivité est pourtant non seulement un renoncement moral, mais aussi une erreur stratégique. En France en particulier, nous consommons depuis longtemps maintenant plus que nous ne sommes capables de produire : notre balance commerciale avec la Chine est déficitaire de 30 milliards par an. Cela implique que nous devenons dépendants, et que notre économie est vouée à être progressivement rachetée par des acteurs étrangers. La Chine a développé une stratégie claire de conquête par le commerce, baptisée les nouvelles route de la soie : elle investit en particulier dans les infrastructures de transport dans le monde entier, en Afrique par exemple, mais aussi en Europe. La part des investissements chinois dans ce domaine est passée de 20 % en 2016 à plus de 50 % dans les années suivantes. 5 des 10 ports les plus importants en Europe, qui sont des points d’entrée essentiels dans notre marché, ont été ciblés par des investissements chinois. Avec notre complaisance étonnante : le port du Pirée par exemple, détenu en majorité depuis 2016 par le chinois Cosco Shipping, a reçu 140 millions d’euros de la banque européenne d’investissement l’année dernière… 

La crise actuelle ne va rien arranger bien sûr : elle fragilise beaucoup d’entreprises européennes, qui deviennent ainsi beaucoup plus vulnérables à des stratégies opportunistes de rachat. Dans cette situation, il est urgent de réagir et de sortir l’Europe de sa léthargie. 

Nous devons être prêts à protéger notre tissu industriel, et en particulier nos entreprises stratégiques, et les Etats doivent pouvoir agir pour cela. Habituellement les règles européennes interdisent aux Etats d’intervenir pour soutenir une entreprise : ces règles ont été suspendues pendant cette crise, et nous voulons qu’elles restent suspendues aussi longtemps qu’il le faudra. 

Nous devons retrouver un climat économique plus sain en Europe, mais cela suppose de mettre fin à la concurrence déséquilibrée que nous imposons à nos entreprises, en restant aveugles au contexte mondial. La commission européenne a refusé par exemple la fusion d’Alstom et Siemens l’an dernier, au motif que cette entreprise deviendrait trop importante en Europe. D’accord ; mais alors comment pouvons nous autoriser le géant chinois CRRC, qui bénéficie du monopole en Chine, et qui est largement soutenu par des aides d’Etat dans son pays, à prendre des marchés en Europe ? Il est totalement avantagé par les règles que nous imposons à nos propres entreprises, et qui ne s’appliquent pas à lui ! Je crois à la liberté de l’économie, à condition que les règles soient les mêmes pour tous… Nous ne pouvons sur ce sujet nous en prendre qu’à notre propre naïveté. Il faut que l’Europe soit cohérente ! 

En attendant ce rééquilibrage, face à l’urgence actuelle, notre président de groupe Manfred Weber a fait une proposition que je soutiens totalement : il faut imposer au moins un moratoire d’un an pour empêcher toute entrée chinoise au capital d’une entreprise européenne. Il serait absolument scandaleux que la Chine tire bénéfice de la crise économique mondiale qu’elle a au moins contribué à causer. 

Enfin, pour éviter que l’épidémie ne resurgisse, nous devons exiger une enquête indépendante sur l’origine et la gestion de cette crise sanitaire dans le monde. Cette enquête, nous devons la mener pour dissuader tout Etat à l’avenir de dissimuler une menace globale ; mais nous la devons aussi à la mémoire de tous ceux qui sont morts et pour les familles endeuillées. Nous la devons pour la cause de la vérité, et l’Europe ne sera pas fidèle à son histoire et à sa vocation si elle ne donne pas pour priorité essentielle à sa diplomatie d’imposer cette exigence. Si nous nous renions, si nous ne respectons pas nos propres principes fondamentaux, comment pouvons-nous espérer être respectés ? 

La Chine est un grand pays, héritier d’une histoire exceptionnelle, qui a mûri une civilisation magnifique. Mais avec le parti communiste chinois, qui a imposé et maintenu son pouvoir depuis plus de soixante ans au prix de dizaines de millions de victimes, nous n’avons ni les mêmes intérêts, ni la même idée du monde de demain, ni la même vision de l’homme et de la société. Bien sûr, il ne s’agit pas de traiter la Chine en ennemie ; mais les européens doivent se rappeler d’urgence que l’histoire est faite de rapport de forces, et que préserver la paix et la liberté l’exigent aussi. Le gouvernement chinois assume de défendre ses objectifs et ses principes ; si nous n’en sommes plus capables, nous serons balayés, à un moment où pourtant le monde a besoin plus que jamais des principes de liberté et de dignité absolue de la personne humaine que la civilisation européenne a mûris. » 



 

Sauver notre pays de la fracturation définitive qui le menace.

Tribune parue dans Le Figaro le 15 juin 2020.

Les récentes manifestations « antiracistes » sont un symptôme supplémentaire du mal profond qui traverse la société française. Ce mal est mortel. La tâche essentielle de la politique, dans les trente années à venir, sera de sauver notre pays de la fracturation définitive qui le menace ; le reste est presque accessoire. Peut-être est-il déjà trop tard ; mais dans l’incertitude, nous n’avons pas d’autre choix que de nous engager de toutes nos forces, avec l’espoir qu’il nous reste une chance, et assez de temps pour la saisir.

La France devient une juxtaposition de communautés sans plus rien qui nous attache, une collection de rancoeurs et de ressentiments, une conjugaison de conflits : blancs contre racisés, hommes contre femmes, urbains mondialisés contre exclus déphasés – coupables contre victimes… Chacun est réputé agir et parler pour ses intérêts. Peut-il encore exister entre nous la conscience d’un bien commun ?

Peut-être est-il déjà trop tard ; mais dans l’incertitude, nous n’avons pas d’autre choix que de nous engager de toutes nos forces, avec l’espoir qu’il nous reste une chance, et assez de temps pour la saisir.

La French theory des années soixante-dix a expédié aux Etats-Unis une nouvelle version de la lutte des classes, qui nous revient aujourd’hui en boomerang. Le principe est simple : la société occidentale se définit comme une somme de violences qui opposent des coupables absolus à des victimes ontologiques. Nous ne sommes plus une assemblée de citoyens délibérant sur notre avenir commun, nous sommes des salauds ou des cibles – quelle que soit notre intention : le racisé est racisé même s’il ne se pense pas victime. Le blanc est coupable d’user d’un privilège indu même s’il ne l’a jamais voulu. Le racisme n’est plus la propriété d’un fait précis qu’il s’agirait de qualifier, c’est un « système » qui explique la société. Et qui explique même le fait que certains osent contester cette explication – ils la nient car ils sont racistes.

Cette impasse idéologique autorise tous les raccourcis. George Floyd, un homme noir, meurt à Minneapolis au cours d’une interpellation ; une semaine plus tard, on défile à Paris pour condamner les policiers français. « Flics, violeurs, assassins ». Quand il s’agit de policiers, l’amalgame est autorisé ; tout le monde se serait indigné, et à raison, si une telle généralisation visait n’importe quel autre groupe social suite à un meurtre à l’autre bout du monde… Ici, la culpabilité collective n’a même pas besoin de faits. Au besoin, on les inventera, comme cette chanteuse qui affirmait sans ciller sur le plateau de France 2 que « des hommes et des femmes se font massacrer par la police quotidiennement en France, pour nulle autre raison que leur couleur de peau ». Le réel n’existe plus : seul compte le ressentiment. Et peu importe que chaque année des policiers et gendarmes donnent leur vie en mission pour leur pays : leur mémoire ne pèse pas lourd dans l’esprit d’une génération bloquée depuis des années dans sa crise d’adolescence collective, qui se croit courageuse de scander que « tout le monde déteste la police ». Insultes puériles et affligeantes, mais suivies de violences bien réelles : samedi, un policier et sa compagne ont été agressés chez eux aux cris de « Sales flics ». On attend encore l’indignation collective…

Le réel n’existe plus : seul compte le ressentiment. Et peu importe que chaque année des policiers et gendarmes donnent leur vie en mission pour leur pays : leur mémoire ne pèse pas lourd dans l’esprit d’une génération bloquée depuis des années dans sa crise d’adolescence collective, qui se croit courageuse de scander que « tout le monde déteste la police ».

Si des injustices sont commises, dans la police comme ailleurs, elles doivent être condamnées, et c’est à la justice d’agir. C’est le principe même de l’état de droit. Mais il n’y a pas d’« injustice systémique », et toute présomption de culpabilité est une faute grave (à cet égard, le concept de « soupçon avéré de racisme » brandi par Christophe Castaner contre ses propres fonctionnaires est profondément inquiétant). Le premier devoir du gouvernement est de garantir ce principe fondamental. Cela suppose de donner à notre justice, oubliée chronique de nos politiques publiques, les moyens de mener à bien sa mission de façon digne, réactive, efficace, humaine : une justice impuissante ou discréditée laisse place à la violence, et nous le constatons quotidiennement désormais. Il faut ensuite refuser de céder d’un pouce à ceux qui voudraient que la colère puisse avoir le dernier mot sur les institutions. En la matière, le pouvoir aura fait exactement ce qu’il ne fallait pas : il aura suffi d’une manifestation interdite pour que la ministre de la Justice, à la demande de l’Elysée, se propose d’intervenir dans une affaire en cours, contrairement à toutes les règles. En affirmant peu après que l’interdiction de manifester restait de droit, mais qu’elle ne serait pas appliquée, le ministre de l’Intérieur lui-même a retiré toute force à la loi, au motif que « l’émotion » lui serait supérieure. On ne peut imaginer une formule plus claire pour abandonner l’état de droit.

Il peut sembler rassurant qu’Emmanuel Macron ait nommé le danger, en désignant le « séparatisme » qui voudrait fracturer la France. Mais pourquoi alors lui avoir offert un tel boulevard ? Et pourquoi continuer d’agir en relayant le vocabulaire des « décoloniaux » ? Le ministre Julien Denormandie affirmait ce dimanche dans un interview qu’il fallait imposer des formations obligatoires à l’antiracisme tous les trois ans pour certains professionnels, validant le soupçon de « racisme systémique », ou encore organiser la diversité dans le milieu audiovisuel – c’est-à-dire imposer des quotas par couleurs de peau… Quelle différence avec Aïssa Maïga qui disait « compter les noirs dans la salle » en montant sur scène lors de la dernière cérémonie des Césars ? Ils compteront jusqu’à ce que le talent, la générosité, l’engagement, la liberté aient été écrasés derrière l’assignation identitaire. Jusqu’à ce que plus aucune personne de couleur ne puisse réussir son chemin sans être regardée comme un quota à remplir. Jusqu’à ce que l’épidémie de ressentiment ait fini de dissoudre la France en communautés concurrentes dans la surenchère victimaire. Décompte sans issue, dernier inventaire avant liquidation.

La France n’est pas à la disposition des vivants, nous la recevons de l’effort des générations précédentes, qu’il nous appartient de transmettre. C’est ce que nous a fait oublier notre faillite éducative, que nous paierons longtemps encore.

La survie de la France impose de refuser cette dérive. De retrouver d’abord le sens de ce que nous lui devons, et non de ce qu’elle nous doit. De rétablir la possibilité d’un authentique débat en refusant le délire racialiste qui sépare, et en retrouvant les exigences rationnelles et factuelles qui sont la condition d’une démocratie saine. Et de refuser qu’on prétende régler ses comptes avec notre histoire, notre culture, notre modèle de société, notre manière de vivre, notre civilisation : la France n’est pas à la disposition des vivants, nous la recevons de l’effort des générations précédentes, qu’il nous appartient de transmettre. C’est ce que nous a fait oublier notre faillite éducative, que nous paierons longtemps encore : face à la crise sociale comme à la crise écologique, dans le double déséquilibre de la nature et de la culture, nous avons fait naître une génération privée d’une langue structurée, condition de toute pensée rationnelle et de toute sensibilité nuancée, une génération démunie de recul historique, qui n’éprouve pas de gratitude et se regarde d’abord comme victime irresponsable dans un manichéisme absolu. Pour éviter que la France ne sombre dans le conflit communautaire, l’urgence absolue est de reconstruire une éducation qui transmette à chacun, quelque soit son origine, un héritage commun et le sens de la responsabilité partagée qu’il nous impose envers l’avenir. Là encore, la tâche est immense, et tout est encore à faire. Espérons que l’histoire nous laissera assez de temps pour cela.

Photo : EP / DAINA LE LARDIC


Intervention en séance plénière le 17 juin 2020, à l’occasion d’un débat sur l’anti-racisme en Europe, en vue de l’examen d’une résolution portée par des députés du Parlement européen :

En pleine crise, discret reniement

Toute l’Europe fait face à une épidémie de grande ampleur, dont les conséquences sanitaires, sociales et économiques sont immenses ; au plus fort de cette crise, le Conseil des chefs d’Etat et de gouvernement européens a décidé hier soir… l’ouverture des discussions en vue d’un futur élargissement de l’Union européenne à la Macédoine du Nord et à l’Albanie. Cette décision est aberrante. Le conseil devait se concentrer sur l’urgence absolue qu’impose le coronavirus ; et de fait, les chefs d’Etat et de gouvernement européens ne devraient avoir pour seul ordre du jour aujourd’hui que la coopération nécessaire pour répondre à la crise. Cet agenda improbable est le signe d’une inquiétante déconnexion de la réalité.

Sur le fond, cette décision est aussi le résultat d’un triste reniement du gouvernement français. Vous vous en souvenez sans doute : pendant la campagne européenne, nous étions accusés de mentir lorsque nous rappelions qu’Emmanuel Macron s’était dit favorable à l’entrée des Balkans dans l’UE… Le gouvernement et la liste LREM affirmaient solennellement leur opposition à cet élargissement. Il aura suffi de quelques mois pour renier la parole donnée, et montrer que nous disions vrai : hier soir, le Président a soutenu l’ouverture des négociations d’adhésion de l’Albanie et de la Macédoine du Nord. Soutien bien discret, au milieu d’une crise majeure qui occupe l’attention des Français… Mais les faits sont là : une simple opposition de sa part, au cours de cette réunion, aurait suffi à empêcher cette décision. Pour expliquer son revirement, l’exécutif prétexte une modification du processus d’adhésion. Mais un ajustement dans les méthodes de négociation ne change rien au problème de fond : faut-il poursuivre aujourd’hui l’élargissement de l’UE ?

Notre réponse est claire et constante : l’Union européenne doit d’urgence se consolider, et faire d’abord la preuve qu’elle peut être efficace ; nous voyons plus que jamais le chemin à faire pour cela, dans la crise que nous traversons. Cette conviction n’est pas consensuelle parmi les élus européens, mais ce n’est pas une raison pour renoncer à la défendre. Alors que le Président lui-même déplore le manque de réactivité des institutions européennes actuelles, il est incompréhensible qu’il soutienne aujourd’hui la poursuite de l’élargissement, si peu cohérent qui plus est au regard de la situation de ces deux pays. L’Europe doit tisser par la politique de voisinage un lien fort avec la région des Balkans ; mais la vérité oblige à assumer que sa première responsabilité est de se réformer, non de s’élargir.

élargissement union européenne

Emmanuel Macron sur l’élargissement de l’Union européenne à la Macédoine du Nord et à l’Albanie

De quoi as-tu peur ?

Franz Jägerstätter

Photo : portrait de Franz Jägerstätter. Texte inialement paru dans Valeurs Actuelles et disponible en ligne à ce lien.

De quoi as-tu peur ?

A l’entrée de la petite église du village de Sankt Radegund, nichée sur les contreforts des Alpes autrichiennes, cette question est gravée, sur la porte de bois clair qui accueille le passant.

De quoi as-tu peur ? Cette question était posée par Franz Jägerstätter, dans une lettre à sa femme Franziska, à l’été 1943. Tous deux habitaient Sankt Radegund, avec leurs trois petites filles. Seul de son village, Franz avait voté quelques années plus tôt contre l’Anschluss, le référendum annexant l’Autriche à l’Allemagne d’Hitler. Catholique fervent, il était convaincu qu’aucune compromission n’était possible avec le nazisme, et une brève formation militaire imposée par la Wehrmacht avait conforté sa conviction : cette idéologie inhumaine, raciste, antisémite, ce pouvoir qui exaltait la violence, condamnait les faibles et euthanasiait les handicapés, il ne devait jamais l’accepter.

Lorsque Jägerstätter fut convoqué, parmi tant d’autres, pour être mobilisé dans les forces armées du Reich, il désobéit au premier devoir de son intégration militaire : il refusa de prêter le serment de loyauté que tout soldat devait jurer envers Hitler. Il connaissait la peine à laquelle il s’exposait ; et alors que tant de proches, et les autorités de l’Eglise même, l’adjuraient de fléchir, il choisit de maintenir, jusqu’au sacrifice de sa vie, ce témoignage en apparence inutile. Seule sa femme, héroïque, incomprise, critiquée dans son village et jusque dans sa propre famille, comprit le mystère de ce choix et le soutint jusqu’au bout.

J’ai découvert la vie de Franz Jägerstätter grâce au dernier film de Terrence Malick, Une vie cachée. Jusque là, je n’avais jamais entendu parler de cette vie en effet méconnue ; c’est par intérêt pour l’oeuvre de Malick que j’ai été voir ce film à sa sortie, mi-décembre. Et j’en suis sorti bouleversé.

La liberté de Franz Jägerstätter

Cette histoire méconnue, en effet, nous parle de nous, aujourd’hui. De ce que nous sommes, d’abord : de l’esprit que nous recevons de vingt-cinq siècles d’histoire. Si quelqu’un veut savoir ce qu’est l’Europe, il lui faut regarder Une vie cachée. Car dans la liberté de Jägerstätter, il y a le miracle patient de toute une civilisation. A travers un paysan autrichien parlait l’Antigone de Sophocle, qui savait que résister à l’oppression est toujours nécessaire, même lorsque cette résistance semble absolument inutile. A l’aube du IVème siècle grec, Platon affirme qu’il vaut mieux subir l’injustice que la commettre – et le film de Malick reprend, très à propos, cette affirmation fondatrice.

Cette source antique croise bien sûr l’héritage chrétien, dont Jägerstätter comme bien d’autres fit une pierre de touche de son opposition au nazisme. Sur la porte d’entrée de sa ferme était peinte cette maxime : “Aimez vos ennemis.” Vingt siècles plus tard, si l’Europe avait été fidèle à cette parole qui l’avait formée et transformée, elle ne se serait pas enfoncée dans la barbarie.

Car dans la liberté de Jägerstätter, il y a le miracle patient de toute une civilisation. A travers un paysan autrichien parlait l’Antigone de Sophocle, qui savait que résister à l’oppression est toujours nécessaire, même lorsque cette résistance semble absolument inutile.

L’histoire de notre civilisation, si l’on y regarde bien, est traversée par ces vies données, inutilement en apparence, pour sauver l’essentiel au milieu de la nuit du mensonge, et de la lâcheté complice. Le procès de Jägerstätter fait écho au procès de Socrate, autant qu’à celui du Christ. Sa “vie cachée” aura été un miracle discret, impuissant, et pourtant décisif, pour témoigner de la véritable identité de ce continent qui se reniait dans la haine. Face à ses accusateurs, face même à ses amis qui lui conseillaient de céder, ce paysan anonyme maintenait à lui seul la fidélité qu’appelait cet esprit millénaire : d’Athènes à Rome, l’histoire de l’Europe a mûri peu à peu la certitude que la violence ne fait pas droit, que la conscience humaine est libre – et que cette liberté fonde une responsabilité, un devoir à l’égard de la vérité. Ce devoir de vérité est essentiel si nous voulons sortir aujourd’hui de la crise que nous traversons.

Car le plus grave des dangers pour nous n’est sans doute pas dans les menaces qu’il nous faut affronter : notre pays, notre civilisation en ont surmonté de bien pires sans doute. Ce qui nous inquiète aujourd’hui, nous le savons, ce n’est pas d’abord les défis qui nous attendent, mais notre incapacité à y répondre, à décider, à agir. Le plus grave des dangers est là, dans notre aveuglement volontaire, dans ce déni de réalité longtemps entretenu, dans la passivité de notre démocratie, dans le relativisme d’une société qui, en prônant la tolérance, semble prête à s’habituer à toutes les censures.

Une jeune fille reçoit des milliers de menaces de mort pour avoir insulté l’islam : mais, de ses camarades de lycée aux élus de la République, beaucoup commencent par souligner qu’elle n’aurait pas dû parler ainsi ; et une semaine plus tard, au Parlement européen, les élus d’En Marche jusqu’à l’extrême-gauche votent pour refuser de mettre à l’ordre du jour la défense de la liberté d’expression… Une campagne d’affichage rappelant que le progrès suppose de respecter la différence, avec le grand sourire d’une jeune fille en fauteuil roulant, est arbitrairement retirée ; la justice impose de la rétablir, sans effet. Une philosophe reconnue, un directeur de la rédaction, sont censurés dans de grands établissements universitaires, parce que leur pensée contrevient aux certitudes autorisées ; et qui s’en inquiète vraiment ?

Le témoignage de Franz Jägerstätter

Quand la liberté disparaît, ce n’est pas d’abord parce que certains le veulent, mais parce que beaucoup les laissent faire. Bien sûr, nous ne sommes pas face au nazisme, et il y aurait une forme de paresse intellectuelle à tout ramener à cette figure du mal. Mais devant les reniements contemporains, le témoignage de Jägerstätter est d’une bouleversante actualité : “Waun ma olle a so docht… g’ mocht hedn, wia wa’s denn daun ? – Si tous avaient pensé ainsi, agi ainsi, qu’en serait-il aujourd’hui ?” Si personne ne renonçait à ce devoir de vérité, à cet effort de lucidité, en serions-nous là aujourd’hui ?

Le plus grave des dangers est là, dans notre aveuglement volontaire, dans ce déni de réalité longtemps entretenu, dans la passivité de notre démocratie, dans le relativisme d’une société qui, en prônant la tolérance, semble prête à s’habituer à toutes les censures.

Cette vie cachée nous parle donc de nous, et de notre responsabilité, en particulier pour ceux qui s’engagent dans la vie politique. Il arrive si souvent de préférer garder le silence, ou tout simplement de choisir de ne pas savoir, de ne pas voir, de ne pas s’interroger… Sur la scène publique aujourd’hui, qui a encore le courage de dire tout ce qu’il pense ? Et, ce qui est peut-être plus difficile encore, qui a assez d’exigence intérieure pour penser vraiment ce qu’il dit ? Dans la tentation de la paresse intellectuelle ou de la lâcheté politique, Jägerstätter nous rappelle que l’essentiel n’est pas de réussir – ce qui est finalement si facile, mais d’abord de ne pas mentir. Et de ne pas se mentir.

Il y a quelques jours, après un séminaire en Autriche, j’ai proposé à un collègue et ami autrichien, le député Lukas Mandl, de faire étape ensemble à Sankt Radegund. Nous avons été accueillis par le maire du village, qui a bien voulu nous ouvrir la ferme restée intacte de la famille Jägerstätter, une enfilade de pièces simples encore habitées par le souvenirs du bonheur perdu. Nous avons marché sur un chemin forestier sillonnant les pentes, à travers les champs où des restes de neige défiaient le grand ciel bleu du matin. Et nous avons poussé tous trois la porte de la petite église, baignée dans la lumière de ce soleil hivernal. Jägerstätter avait trouvé ici la force nécessaire pour résister, presque seul, à la folie de son époque, et pour se refuser au reniement universel. Dans le silence paisible de ce lieu, l’engagement politique prend tout son sens – celui que nous avons pris comme élus, mais aussi celui que nous partageons tous comme Français, et enfants de cette Europe. Si nous savons rester lucides, fidèles à notre responsabilité, attachés à la fois à la vérité et à la paix, quel désaccord pourra suffire à nous diviser ? Si nous savons redire qui nous sommes, quelle menace nous sera-t-elle impossible à surmonter ? De quoi aurions-nous peur ?

François-Xavier Bellamy


À Sankt Radegund, village où vivait Franz Jägerstätter, avec Lukas Mandl, député au Parlement européen, et Sigl Simon, maire du village, le 8 février 2020.

 

Où est passée la vérité ?

Texte initialement paru dans le journal La Croix daté du 5 février 2020, disponible en ligne ici.

Où est passée la vérité ? Sa disparition est au coeur de la crise profonde que traversent nos démocraties. Il est devenu habituel de s’indigner des « fake news » qui prospèrent sur le net, ou des outrances que suscitent des surenchères démagogiques… Mais reconnaissons-le : notre société avait renoncé à la vérité bien avant le populisme et les réseaux sociaux, par une forme de relativisme confortable et inconséquent. Lorsque je demandais à mes élèves une définition de la vérité, la première réponse était toujours : « La vérité dépend de chacun ». Ce qui est rigoureusement impossible : nous avons des opinions différentes, mais elles ne peuvent être toutes vraies en même temps. Sur fond de ce relativisme, notre société a sombré paisiblement dans un immense déni de réalité – et la politique est devenue à elle seule sa propre réalité, comme un spectacle clos sur lui-même, qui se suffit de ses artifices. Les messages ne doivent plus être justes, mais politiquement efficaces. On ne propose plus une mesure parce qu’elle est utile, mais pour se « positionner ». Les fluctuations sondagières imposent des retournements décomplexés, des sincérités successives, des simplismes caricaturaux. Tant pis pour la complexité du réel – à laquelle la structuration du débat public ne laisse de toute façon aucune chance. Dans le rythme des joutes médiatiques, construites pour produire de la polémique, malheur à celui qui croirait encore à la rigueur et à la nuance.

Renoncer au souci de la vérité ne nous a pas rendus plus libres, au contraire. Toutes les opinions se valent, assure-t-on ; mais qui peut prétendre, élu ou simple citoyen, qu’il ose vraiment dire ce qu’il pense ? On ne parle plus, on répète des « éléments de langage ». L’autocensure est permanente. Il y a des vérités factuellement incontestables qu’il suffirait d’évoquer pour être immédiatement expulsé de la conversation civique. Un maire a été poursuivi pour avoir indiqué la proportion de prénoms d’origine musulmane dans les classes de sa ville. Une philosophe est interdite d’université parce qu’elle pense que l’altérité sexuelle joue un rôle dans la filiation. Le problème n’est même pas que ce serait faux ; c’est simplement démodé, inconvenant – si vous l’affirmez d’ailleurs, on ne vous opposera aucune réfutation : l’indignation suffira.

Dans la vie politique, comme en sciences ou en philosophie, c’est seulement parce que nous cherchons une même vérité, que nous en venons à partager nos désaccords pour pouvoir nous en approcher. Seule la certitude que le réel existe, et que nous avons le devoir de nous ajuster à lui, peut nous obliger au respect et à l’écoute de l’opinion d’autrui. Ce n’est que par le souci de la vérité que nous retrouverons le sens de nos libertés, et notre vitalité démocratique.

Cinq ans après

Il y a cinq ans s’achevaient les attentats de janvier 2015. De Charlie Hebdo à l’Hyper Cacher, 17 victimes, et tant de blessés, tant de familles éprouvées pour toujours. Cinq ans après, malgré les défaites de l’Etat islamique, nous sommes loin d’avoir remporté ce combat. La menace est intacte. Le terrorisme islamiste frappe toujours en France.

Seulement, désormais, un criminel antisémite est relaxé parce qu’il a pris du cannabis avant de tuer… Derrière le délire, on préfère ne pas voir le djihad. Mais comment peut-on vaincre un ennemi qu’on a du mal à nommer ? La liberté d’expression recule. Hier, tout le monde était Charlie. Aujourd’hui, on interdit un colloque universitaire sur le terrorisme, on a peur de jouer une pièce sur l’œuvre de Charb, et Zineb El Rhazoui est menacée de mort en public par un « humoriste » – mais qui réagit encore ? Non, nous ne sommes pas face à une « violence aveugle », mais à un ennemi assumé.

Cinq ans après…

Nous ne retrouverons la liberté et la sécurité que par une stratégie claire contre le terrorisme islamiste, et en refusant enfin la moindre lâcheté. Cinq ans après, nous le devons à toutes les victimes.

La perte d’une part intime de nous-mêmes

Texte initialement paru sur le site du FigaroVox le 15 avril 2019.


Elle avait traversé huit siècles, tous les conflits depuis le Moyen Âge, les guerres de Religion, la fièvre révolutionnaire et l’occupation nazie : elle avait résisté à toutes les époques de violence. Elle a brûlé pour la première fois aujourd’hui. Nous avons vu lundi, sidérés, s’effondrer sous nos yeux ces poutres du XIIIe siècle, ces chênes millénaires dont les mains de tant d’artisans anonymes avaient fait la charpente de l’une des plus grandes cathédrales d’Europe.

Notre-Dame de Paris n’est pas qu’une addition de pierres ; ce lieu a un sens, et ce sens n’appartient pas qu’aux chrétiens. Nous avons tous été touchés, le cœur retourné par ce drame, et l’âme habitée de la détresse d’avoir perdu une part intime de nous-mêmes. C’est bien que nous sommes liés les uns aux autres, sans le savoir parfois, par une histoire qui nous précède, et qui nous engage. Nous sommes, croyants ou non, les enfants de l’acte de foi qui fit monter vers le ciel cette flèche qui s’est effondrée hier. C’est cette aspiration qui fait un peuple. Notre-Dame de Paris, comme le plus humble clocher au cœur de chaque village, est le signe visible de l’élan spirituel qui a fait notre civilisation. Rien n’est jamais seulement fait de matière: tout est esprit et chair, jusqu’aux pierres, qui savent parler, lorsqu’elles deviennent une cathédrale.

Et ce que dit encore la haute silhouette de Notre-Dame, au cœur de notre capitale, c’est cette aspiration vers ce qui nous élève. Le miracle d’une cathédrale est là: il est possible de vaincre la fatalité de la pesanteur, qui réduit toute chose à la hauteur de l’horizon. Il est possible de vaincre la malédiction de l’éphémère, et de construire pour les générations qui viennent. Il est possible de faire tenir ensemble de lourdes pierres de taille soulevées pour longtemps vers le ciel. Toute cette victoire repose sur une découverte magnifiquement subtile, magnifiquement simple: il faut seulement une clé de voûte.

Sans doute est-ce cela qui nous fait défaut aujourd’hui. Où sont les clés de voûte qui pourraient nous tenir ensemble ? Nous ne savons plus dire qui nous sommes. Nous avons préféré ne pas nommer nos racines. Nous peinons à transmettre les éléments les plus fondamentaux de notre langue, de nos savoirs, de notre culture. Au lieu d’investir pour les générations qui viennent, nous consommons sous la forme d’une dette multiforme le bien que nous leur empruntons. Notre pays, nos sociétés occidentales semblent n’avoir pour perspective que la solitude de l’individu abandonné à l’éphémère. La fragmentation communautariste et la violence islamiste prospèrent sur le vide qu’ont laissé nos effondrements intérieurs. Une cathédrale ne peut tenir que par la clé de voûte qui défie la pesanteur ; un pays ne peut tenir que si nous nous tenons à ce qui nous élève, et nous relie. Où sont nos clés de voûte aujourd’hui?

Dans le deuil que nous éprouvons dans cette singulière veille de Pâques, il y a un signe d’espérance. Après tout, le christianisme qui a façonné l’Europe nous a appris à regarder la mort comme un passage vers la vie… Nous voilà au moins ramenés, par la brutalité du désastre, à cette évidence oubliée, celle de l’histoire qui nous lie, de notre héritage commun. Nul ne peut nier que le cœur de Paris bat autour de Notre-Dame, d’où partent toutes les routes de France. Nous sommes peut-être encore capables de sortir du déni de réalité, de la rupture de transmission, de l’effacement de notre culture. Si nous savons nommer nos racines, elles seront le chemin par où puiser la sève pour nous projeter dans l’avenir.

Il est temps de protéger, d’aimer humblement cette culture qui fait de nous ce que nous sommes – non parce qu’elle est puissante, mais parce qu’elle est fragile, et vulnérable à l’exacte mesure de sa fragilité. Savoir redire qui nous sommes, ce n’est pas se couper des autres, c’est au contraire pouvoir accueillir, s’ouvrir à l’altérité, et intégrer celui qui veut rejoindre une histoire à continuer. Il faut retrouver la clé de voûte qui nous fera tenir ensemble et retrouver la hauteur à laquelle nous engagent ceux qui nous ont précédés.

Tout n’aura pas été perdu si cet incendie nous sort de notre torpeur. Mais il y a urgence: il ne suffira pas de reconstruire cette cathédrale incendiée. Des trésors de notre patrimoine sont menacés de disparaître dans le silence, partout en France ; et au-delà de ces trésors de pierre, dans les cœurs et dans les esprits, nous avons une langue à sauver, des savoirs et des savoir-faire, une certaine manière de vivre, une civilité – tout ce qui fait la clé de voûte d’une civilisation millénaire qui mérite d’être transmise, comme ce fleuron magnifique qui nous a réveillés ensemble à sa grandeur et à sa fragilité. Dans cet incendie se concentrent notre détresse et notre attente – l’espérance que Notre-Dame de Paris puisse encore nous réunir et nous émerveiller pour longtemps.

Crédit photo : Flickr/J.Humblé/CC BY-ND 2.0


Ce soir, une réunion bouleversée par le drame infini qui touche Paris et toute la France. Quelques mots pour dire la détresse que nous éprouvons tous, et au cœur du deuil, envers et contre tout, l’espérance…

Publiée par François-Xavier Bellamy sur Lundi 15 avril 2019

 

« En l’honneur de l’honneur… »

En l'honneur de l'honneur

Texte paru dans le Figaro du 26 mars 2018.

« En l’honneur de l’Honneur, la beauté du devoir… » — Apollinaire

Les actions humaines ne sont pas des événements aléatoires. Un phénomène physique peut s’expliquer par ses circonstances immédiates ; mais pour comprendre le choix d’un homme, il faut le relier à une histoire, dont aucun geste n’est détachable. Ce n’est pas sur le champ de bataille, dit Aristote, que l’on devient courageux : nos actes sont toujours le résultat d’une disposition cultivée peu à peu. Dans la décision la plus spontanée, s’exprime en fait une intention – à travers elle un projet, une certaine idée de la vie, et la conception du monde dans laquelle elle a pu mûrir ; et par là, toute une culture, au sein de laquelle s’est formée peu à peu la vie intérieure dont notre action n’est finalement que l’émanation visible.

Ce vendredi matin, le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame est parti prendre son poste, comme il le faisait chaque jour depuis sa première mission, vingt ans plus tôt. Il ne pouvait se douter qu’il partait pour la dernière fois. Mais le don de soi ne s’improvise pas ; et c’est la somme de générosité cultivée dans les jours ordinaires qui s’est soudain condensée, face au danger, dans cette initiative inouïe. Sans même connaître le détail des faits, il est certain que l’officier n’a pas dû réfléchir longtemps : un tel choix, dans le feu de l’action, ne peut être que simple, aussi simple qu’il semble humainement impossible ; comme le geste virtuose d’un grand sportif, d’un grand artiste, paraissent simples, parce qu’ils sont en fait l’expression d’une habitude longtemps travaillée. Arnaud Beltrame, lui, avait choisi pour métier de servir : il s’était formé, entraîné et exercé pour cela. Sans avoir eu la chance de le connaître, il suffit de lire les quelques lignes qui racontent son geste pour comprendre que cet homme, en dépassant son devoir d’officier, a simplement été au bout de ce choix qu’il avait fait – et qui l’avait fait. Un tel acte ne naît pas par hasard, il ne s’invente pas sur le coup. Et il ne serait jamais arrivé, s’il n’avait pas été préparé par l’effort de toute une vie ; par l’esprit de tout un corps, celui de la Gendarmerie Nationale, de la communauté militaire ; et finalement, par l’âme de tout un peuple.

C’est sans doute pour cette raison qu’instinctivement, à travers lui, toute la France se sent touchée. Un esprit froid pourrait trouver cela étrange. Il y a eu d’autres victimes, à Carcassonne et à Trèbes, qui ne méritent pas moins notre deuil. Et puis, pour un siècle marqué par l’impératif de la rentabilité et par l’obsession numérique, l’acte de cet officier n’enlève rien à la défaite, puisque le terroriste a tué : Arnaud Beltrame a donné sa vie pour une autre. C’est une vie pour une vie. A la fin, le compte est le même : en termes de big data, l’événement est invisible. Pour l’éthique utilitariste qui prévaut si souvent aujourd’hui, son geste n’a servi à rien ; et j’ai même pu lire que certains finissaient par le critiquer : après tout, il y aura d’autres terroristes demain, et un gendarme bien formé serait plus utile vivant.

Mais voilà, nous avons le sentiment inexprimable que cet homme nous a sauvés. Tous. Pas seulement cette femme innocente arrachée à la violence, mais nous tous, à travers elle. Et je crois qu’en effet malgré les apparences, Arnaud Beltrame a, par le don de sa vie, remporté une victoire absolue contre la haine islamiste – et contre ce qui, dans nos affaissements intérieurs, avait permis à cette haine de se tracer un passage.

Victoire contre le terroriste : son but était d’arracher des vies pour créer la peur, et la soumission qu’elle prépare. Mais on ne prend rien à celui qui donne tout… Collectivement, à travers cet officier, notre peuple tout entier n’est plus une victime passive ; il nous rend l’initiative. Mourir n’est pas subir, dès lors qu’on sait pour quoi on meurt. Après tout, les djihadistes n’admirent rien tant que les martyrs.

Mais nos martyrs, eux, servent la vie. Et en nous le rappelant, Arnaud Beltrame, comme ses frères d’armes qui se sont risqués avec lui, nous sauve aussi de nous-mêmes, et de nos propres oublis… Nous avions fini par construire un monde où ce don était impensable : une société atomisée, faite de particules élémentaires entrant en contact ou en concurrence au gré de leurs calculs ; une société de consommateurs préoccupés de leur seul bien-être, composée de castes et de communautés d’intérêts plus que de citoyens conscients du commun essentiel qui les lie ; une société où la politique même pouvait se dissoudre dans le projet terminal de « l’émancipation de l’individu ». Mais dans cette société obsédée par la revendication des droits, le sacrifice d’Arnaud Beltrame deviendrait bientôt impossible ; car pour qu’un tel abandon advienne, il nous faut d’abord savoir que le sens de la vie humaine se trouve dans le don que chacun fait de lui-même. Non dans le contrat et l’échange bien calculés, qui enferment chaque homme dans sa solitude, mais dans ce que nous apportons à des œuvres qui nous dépassent. Non dans l’émancipation de tout lien, mais dans la force des engagements qui nous relient, et qui entraînent tout de nos vies.

Mourir n’est pas subir, dès lors qu’on sait pour quoi on meurt. Après tout, les djihadistes n’admirent rien tant que les martyrs. Mais nos martyrs, eux, servent la vie.

La maison est plus que les matériaux qui la composent, écrit Saint-Exupéry dans la Lettre au Général X. Un peuple est plus qu’une juxtaposition d’individus qui « vivent ensemble ». Cela, nous l’avons appris, comme d’autres, par ce que notre civilisation a cultivé de singulier ; pour faire un Arnaud Beltrame, il a fallu des siècles de civilité, de littérature, de philosophie, de science et de foi… En désertant cet héritage, nous traversons ensemble, au beau milieu de notre prospérité matérielle, un véritable « désert de l’homme ». Et la soif qu’il a fait naître, notamment chez les plus jeunes auxquels nous n’avons pas su transmettre, laisse proliférer la source empoisonnée de l’islamisme – ce succédané morbide de transcendance, dont le délire va jusqu’à faire du martyr un meurtrier. Face à son bourreau, un gendarme désarmé nous sauve tous, en nous rappelant qui nous sommes : de ceux qui sont prêts à mourir, non pour tuer, mais pour sauver.

Bien sûr, il nous reste encore beaucoup de chemin à faire avant que soient vaincus tous les avatars de cette haine qui veut nous détruire. Beaucoup, même, avant que nous soyons enfin tous capables de dénoncer notre adversaire, l’islamisme, dans sa violence terroriste comme dans ses tentatives politiques. Il nous faudra bien plus d’exigence, de vigilance, de lucidité, que la somme des lâchetés publiques qui ont permis à un délinquant condamné de rester sur le sol français jusqu’à cet ultime méfait. Mais, mon Colonel, avec ceux qui vous épaulaient et qui prennent votre relève, vous nous avez déjà montré comment atteindre la victoire que nous vous devons maintenant, parce qu’à travers votre engagement, nous reconnaissons simplement ce qu’il nous faut redevenir ; et de cela, simplement, nous vous serons, pour toujours, infiniment reconnaissants.

Matinale de France Inter, le 26 mars 2018

« Noël aura-t-il lieu ? »

Il y a quelques jours, je suis retombé un peu par hasard sur ce texte étonnant de Georges Bernanos, écrit il y a soixante-dix ans, le 25 décembre 1947. Je l’ai relu en souriant de son caractère presque prémonitoire : dans une période où il est devenu normal d’aseptiser notre calendrier de ce qu’il contient encore d’histoire et de signification partagées ; quand il est convenu désormais de se souhaiter de « bonnes fêtes », et quand un film sur Noël auquel on conduisait des enfants est interrompu par leurs enseignants parce qu’il parle trop de… Noël, on peut se demander s’il n’arrivera pas un jour où « Noël n’aura pas lieu ».

Heureusement, ce jour n’est pas encore arrivé ; l’esprit d’enfance résiste à ce monde qui paraît si souvent gagné par la lassitude, la méfiance, l’indifférence. Pour que le 25 décembre garde son sens, pour qu’il continue de réunir notre société, croyants ou non, dans l’espérance et la paix, je vous souhaite de tout coeur, à chacun d’entre vous et à vos familles, un très joyeux Noël !

Atelier de Rembrandt, Adoration des bergers, 1646

Atelier de Rembrandt, Adoration des bergers, 1646

Georges Bernanos, « Noël aura-t-il lieu ? », 25 décembre 1947

On imagine très bien les hommes s’interrogeant entre eux un matin du 26 décembre : « Mais, dites donc, n’était-ce pas hier Noël ? – Noël ? Voyons, voyons, nous étions hier le 24, consultez le calendrier… – Alors, c’est aujourd’hui Noël ?… – Pas du tout, nous sommes aujourd’hui le 26, fête de saint Étienne. Étienne, c’est justement le nom de mon oncle. – Sacrebleu ! il y a maldonne, on devrait téléphoner aux savants de l’Observatoire. Après tout, ils sont payés pour mesurer le temps, il faudra bien qu’ils nous rendent compte d’un jour de moins… »

Mais les savants de tous les observatoires du monde multiplieraient en vain leurs calculs, personne ne retrouverait jamais les vingt-quatre heures mystérieusement perdues. Comme la guerre de Troie du pauvre Giraudoux, Noël n’aurait pas eu lieu ! Car on est en droit de se demander s’il y aura encore longtemps des nuits de Noël, avec leurs anges et leurs bergers, pour ce monde féroce, si éloigné de l’enfance, si étranger à l’esprit d’enfance, au génie de l’enfance, avec son réalisme borné, son mépris du risque, sa haine de l’effort qui inspire la plupart de ses rêveries mécaniques – haine de l’effort qui s’accorde beaucoup moins paradoxalement qu’on ne pense à son délire d’activité, à son agitation convulsive. Que viendra faire dans un monde tel que celui-ci un jour consacré depuis deux millénaires à l’enfance éternelle qui, à chaque génération, fait déborder à travers nos cloaques son flot irrésistible d’enthousiasme et de pureté ?

Noël est la fête de l’enfance. Car l’enfance est le vrai nom de la jeunesse, ce que nous appelons l’esprit d’enfance est l’esprit même de la jeunesse, et ce génie qui de siècle en siècle féconde et renouvelle l’histoire est proprement le génie de l’enfance. (…)

Chers jeunes lecteurs auxquels ces lignes, écrites à propos de Noël, paraîtront sans doute bien austères, méfiez-vous ! Il ne s’agit pas ici d’une simple controverse scolaire entre les Anciens et les Modernes… Lorsque l’esprit de jeunesse s’affaiblit dans le monde, c’est l’esprit de vieillesse qui l’emporte…

Georges Bernanos, Essais et Écrits de combat (La Pléiade, Tome II)