Archive d’étiquettes pour : civilisation

Entretien à l’Osservatore Romano

Entretien initialement paru dans L’Osservatore Romano. Propos reccueillis par Alessandro Vergni, traduction française par Ottavia Bettoni Pojaghi.

Monsieur Bellamy, vous expliquez dans votre livre Demeure qu’une conception anthropologique s’impose aujourd’hui. Cette conception soutiendrait que l’homme n’a d’autre action possible que le mouvement. Depuis la sortie de ce livre et jusqu’à aujourd’hui, le monde a été touché par une pandémie. Nous avons tous été forcés de rester dans nos maisons pendant de nombreux mois. Quel effet cet immobilisme a-t-il eu sur les gens ?

Le confinement est arrivé comme une expérience assez étonnante pour moi. D’un seul coup nous avons tous été « assignés à demeure » et, d’une certaine manière, le mouvement perpétuel s’est arrêté. Certains ont espéré un monde « d’après », un monde dans lequel nous serions enfin moins séduits par l’activisme, un monde où nous aurions plus le temps de vivre, et que nous pourrions habiter ; d’autres ont vécu ce confinement comme une véritable épreuve. Ce qui est incontestable, je pense, c’est que cette expérience a révélé le « caractère superflu » de nombreuses de nos agitations ; sans doute ne reviendrons-nous jamais vraiment à notre vie d’avant.

Peut-être que le malaise que nous avons ressenti est lié à l’expérience d’un vide existentiel ultime ?

Le « divertissement pascalien » reste une tentation éternelle, celle de « se fuir soi-même » ; mais il me semble que la modernité ajoute une dimension supplémentaire, dans la mesure où le mouvement devient un « but en soi », une valeur – ce qui implique que l’endroit où nous sommes est nécessairement moins bon que l’endroit où nous pourrions être. En ce sens, la pire des fuites du présent est peut-être ce que nous appelons l’optimisme – cela semblera paradoxal. Je fais référence à cet optimisme général qui consiste à dire que « demain sera nécessairement meilleur qu’aujourd’hui » : il y a là un nœud du progressisme, qui ne décrit pas la volonté de faire des progrès, mais l’idée que tout changement serait forcément un progrès.

Cette recherche de la nouveauté, cette projection vers l’avenir, cette aspiration au mouvement perpétuel révèle une forme d’incapacité à aimer le monde. Derrière l’optimisme, il y a l’immense dépression collective de la modernité.

Je pense à ce texte exceptionnel qu’est Le Voyage de Baudelaire, qui décrit parfaitement cette « fuite en avant » : « Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! ». Là est la grande intuition de la modernité. Eh bien, il me semble que cette recherche de la nouveauté, cette projection vers l’avenir, cette aspiration au mouvement perpétuel révèle en fait une forme d’incapacité à aimer le monde. Derrière l’optimisme, il y a l’immense dépression collective de la modernité – qui est toujours, structurellement, en révolte contre le réel, qui ne veut pas l’habiter, et qui croit que, quel que soit ce qui advient, le réel ne peut qu’en être amélioré. Quand on pense que les choses ne peuvent être que mieux, c’est que l’on tient pour vraiment rien ce que l’on a dans ses mains.

Le débat entre mouvement et stase remonte à l’époque des philosophes grecs. Quelque chose s’est brisé, ensuite ?

Vous avez tout à fait raison, c’est une question de toujours. Au fond, le grand débat de Parménide et Héraclite ne cesse de se continuer. Ce débat avait été résolu par l’équilibre créé par la solution aristotélicienne : la magnifique et élégante solution métaphysique de la puissance et de l’acte, l’idée que le devenir est l’accomplissement de quelque chose qui attend de se réaliser – et cette solution aristotélicienne est restée le paradigme incontesté jusqu’à la fin de l’âge classique. La modernité est une nouvelle configuration de la pensée qui donne au mouvement sa valeur absolue. La grande question est : qu’est-ce qui a entraîné ce basculement dans la modernité ?

Une réponse simple serait la science, et donc Galileo Galilei. Galilée a non seulement découvert que le soleil est le centre du système solaire, mais aussi que la Terre tourne et que, précisément parce qu’elle tourne, tout ce que nous croyons être immobile est en fait également en mouvement. Galilée transforme l’idée de « repos » : « le repos », dit Galilée, « n’est que du mouvement annulé par un effet de perspective ». Ce qui me frappe cependant, c’est que plus d’un siècle avant la découverte de Galilée, un autre penseur italien est déjà le porte-parole du monde du mouvement perpétuel : Machiavel est le premier penseur politique moderne, dans le sens où la politique ne consiste plus pour lui à réaliser un bien, à accomplir ce qui existe déjà en puissance dans le réel, à suivre des règles immuables – mais à s’ajuster aux mouvements de la fortune.

Machiavel est le premier penseur politique moderne, dans le sens où la politique ne consiste plus pour lui à réaliser un bien, à suivre des règles immuables – mais à s’ajuster aux mouvements de la fortune.

En ce sens, Machiavel est incroyablement moderne, à tel point que nous pourrions nous demander : est-ce que Galilée est le père de la modernité, ou est-ce que Galilée et Machiavel sont les fils d’une rupture qui, en réalité, les précédait déjà dans le silence de la pensée ? C’est une très belle question, dont je ne prétends pas avoir la réponse… En tous les cas, je crois que la solution est très italienne !

Les découvertes de Galilée ont mené à toute une série de conséquences qui ont elles-mêmes conduit à la perte progressive de points de repère jusqu’alors intouchables. Mais Galileo Galilei avait raison. Alors, quelle était l’erreur ?

Jusqu’alors, pendant des siècles, les mathématiques étaient un exercice intellectuel totalement décorrélé de la réalité physique. Soudain, Galilée découvre que les calculs de Copernic – qui reposent sur l’hypothèse que le soleil est le centre du système solaire – sont non seulement plus efficaces pour prédire la position des étoiles, mais qu’ils disent aussi la vérité sur l’Univers, à savoir que celui-ci est écrit en chiffres – que les chiffres sont, en quelque sorte, le langage de Dieu. C’est cette perspective qui accompagne Descartes : le projet de la « mathesis universalis » annonce le projet contemporain du « big data » et de l’intelligence artificielle, c’est-à-dire le projet de transformer toute la réalité en nombres, et, à partir des nombres, de transformer tout ce savoir en pouvoir.

Nous avons perdu l’humilité nécessaire pour reconnaître que la science ne dit pas tout de la réalité, que l’univers physique est certes en mouvement, mais que nous habitons un univers spirituel, qui, lui, est constitué de points de repère qui demeurent.

La promesse de Steve Jobs est que « pour tout, il y a une application », basée sur des algorithmes – pour voyager, pour s’amuser, pour l’amitié, pour l’amour ; cette promesse découle directement de la découverte de Galilée. « L’Univers est écrit en langage mathématique », écrit-il dans Il Saggiatore. D’un point de vue scientifique, c’est tout à fait vrai ; mais nous avons seulement perdu l’humilité nécessaire pour reconnaître que la science ne dit pas tout de la réalité, que l’univers physique est certes en mouvement, mais que nous habitons un univers spirituel, qui, lui, est constitué de points de repère qui demeurent.

Vous êtes également un homme politique. La politique, vous le dites, est désormais réduite à une « simple gestion du changement ». Comment dès lors est-il possible de retrouver le sens véritable et profond de sa mission ?

Ce qui me frappe au Parlement européen – et je n’en étais pas membre lorsque j’ai écrit le livre – c’est précisément ceci : il n’y a pas de débat sur les finalités. Toute la question est de gérer ce qui est toujours décrit comme « inéluctable ». Il me semble qu’il y a là deux problèmes : d’abord, c’est le signe d’une fragilisation de nos sociétés – nous pensons que l’avenir est écrit et qu’il faut nous y adapter, qu’il faut avancer parce que le monde avance, qu’il faut se mettre au rythme qu’il nous impose. Or la santé, écrivait Canguilhem, ne consiste pas à s’adapter au monde, mais à adapter le monde aux finalités auxquelles nous aspirons.  Le deuxième problème que je vois est que, s’il n’y a pas d’alternative, il n’y a plus de vrai dialogue possible. La politique est nécessaire parce qu’il y a un choix à faire, parce que la direction à suivre n’est pas évidente.

La question que nous devrions nous poser n’est pas de savoir si nous devons avancer ou non, mais vers où aller, quel est notre but. La politique commence là.

On ne devrait pas défendre une réforme parce qu’elle s’impose, mais on devrait défendre une réforme parce qu’elle est juste, parce qu’elle est bonne, parce qu’elle sert une idée de l’homme, de son bonheur, de son bien. Or ce type de conversation n’a plus lieu d’être aujourd’hui. La question que nous devrions nous poser n’est pas de savoir si nous devons avancer ou non, mais vers où aller, quel est notre but. La politique commence là.

Le mot « résilience » semble être le nouveau mot à la mode. La résilience risque-t-elle d’empêcher l’expérience d’un savoir critique ? 

Tout d’abord, je crois que quand un mot devient omniprésent dans le vocabulaire c’est qu’il est le symptôme d’un manque : on n’a jamais autant parlé de résilience parce que sans doute on n’a jamais eu aussi peu de résilience, en réalité. L’épidémie qui vient d’avoir lieu nous a révélé que, face au risque de la mort, nous étions prêts à tout arrêter – je ne le critique pas, c’est un fait. Nous faisons désormais partie d’un monde qui a si peu de résilience que nous éprouvons une sorte de panique face au risque de la mort. Il est incontestable que la vie humaine a une valeur absolue ; elle fait partie des finalités que nous devons servir, et c’est l’honneur d’une société que de tout faire pour la préserver.

Mais il reste quand même un problème posé à notre résilience, justement : dans quelle mesure la liberté est-elle restée pour nous une fin, un bien non négociable ? Alors que nous parlions des applications de traçage, un collègue parlementaire me disait : « Je préfère vivre encadré que de mourir libre ». Et je pensais en moi-même que toute l’aventure de la civilisation européenne est pourtant liée à des personnes qui ont préféré sacrifier leur vie pour quelque chose de plus grand qu’elle, comme la liberté, par exemple. Cela a marqué, jusqu’au XXe siècle, l’Histoire de l’Europe, tant à l’Ouest qu’à l’Est ! Les totalitarismes du XXe siècle ne se seraient pas effondrés si des êtres humains ne s’étaient pas dit que leur vie « valait cet engagement ».

Toute l’aventure de la civilisation européenne est liée à des personnes qui ont préféré sacrifier leur vie pour quelque chose de plus grand qu’elle.

La question qui nous est posée est donc : qu’est-ce qui constitue une fin, qu’est-ce qui est pour nous une finalité ? Qu’est ce qui implique le risque que l’on ne peut pas négocier ? Est-ce que nous tenons seulement à ce qu’on pourrait appeler la vie nue, la vie organique, la vie biologique – au point que tout le reste disparaît, et c’est ce qu’on appelle la résilience ; ou bien est-ce que nous sommes capables d’accepter l’aventure d’une vie donnée à quelque chose de plus grand qu’elle-même ? Si je devais trouver une raison très humaine, très ancrée dans l’expérience, d’une vérité de l’Évangile, elle se situerait dans la formule du Christ qui dit : « Qui voudra sauver sa vie la perdra ». À bien y réfléchir, il y a peut-être aussi un lien avec la question de la demeure : qu’est-ce qui doit « demeurer », même si ma propre vie devait être engagée pour cela ? Si nous sommes à ce point obsédés par l’angoisse de la mort, peut-être est-ce parce que nous ne croyons pas que quelque chose puisse demeurer, ou qu’il soit juste que quelque chose de plus grand que ma vie demeure, même au prix de ma propre vie s’il le faut…

Le dernier grand défi semble rester celui de la mort. Ce n’est donc pas un hasard si, dans votre livre Demeure, vous faites référence au concept de substitution plutôt qu’à celui de guérison. Qu’est-ce que cela signifierait pour la société si nous ne devions plus mourir ?

Cela signifierait d’abord que plus personne ne doit naître ! Sinon, il y aurait très vite un problème… Vous avez raison, la volonté de tout transformer atteint aujourd’hui sa dernière frontière : l’homme lui-même. Si rien ne nous convient dans le réel, l’homme lui-même doit être transformé. Le rêve du transhumanisme n’est rien d’autre que le projet de ce changement appliqué à l’auteur du changement lui-même : il s’agit de vaincre les frontières qui limitent son mouvement, d’éliminer les rigidités, les pesanteurs de la vie humaine. Les deux grandes limites que nous tentons de dépasser sont celles que les humains ont expérimentées, et qui les ont éprouvés, depuis la nuit des temps : le sexe, et la mort. La première frontière est le sexe, parce que l’altérité sexuelle fait que je ne peux pas être le « tout » de l’humanité, que je ne peux pas donner la vie seul. Et la seconde est la mort – il ne s’agit plus de la repousser par la médecine, mais d’abolir définitivement la mort organique, la mort du corps.

Il me semble pourtant que le transhumanisme est d’abord une détestation de l’humain : vouloir tout changer, c’est haïr ce que nous sommes, ce que nous avons reçu. Cet espoir d’un progrès n’est en réalité que le symptôme du mépris que nous exprimons envers l’être humain – si un humain 2.0 est nécessaire, c’est parce que l’humain 1.0 n’est pas assez bon. Et la promesse de ce mouvement devenu vraiment perpétuel, par la mort de la mort, écarte sans doute la perspective de la vraie victoire sur la mort, qui tient plutôt dans ce que la demeure et la nostalgie suggèrent de l’éternité. Celle-ci n’est pas un mouvement perpétuel vers un avenir toujours meilleur, mais l’éternelle actualité d’un présent véritablement vécu, si intensément vécu qu’il n’y a plus ni de passé, ni d’avenir – une vie qui, toute entière, demeure présente, est présence.

Le transhumanisme est d’abord une détestation de l’humain : vouloir tout changer, c’est haïr ce que nous sommes, ce que nous avons reçu. 

J’ajouterais que la guerre de l’homme contre l’humain qu’est le transhumanisme est vouée à l’échec, car elle ne s’arrêtera jamais. Si nous n’avons plus précisément un but à atteindre, nous ne pourrons qu’être structurellement insatisfaits du point où nous sommes arrivés – après l’humain 2.0, nous aurons l’humain 3.0, tout comme nous avons eu la première version de l’iPhone, avec lequel on était admiré de tous il y a quinze ans, et qui nous rendrait aujourd’hui ridicules. La technologie remplace constamment ses propres produits et crée ainsi une insatisfaction structurelle ; il en sera de même pour l’humain. Nous n’en aurons jamais assez, nous ne serons jamais comblés, et nous ne serons plus capables d’habiter l’expérience qui nous a été donnée. La grande question politique des décennies à venir n’est rien d’autre que la plus grande question spirituelle que l’homme ait eue à résoudre : acceptons-nous que quelque chose nous précède, où voulons-nous être les auteurs de tout ce qui est ? Voulons-nous imposer à la réalité notre volonté de puissance, et tenter toujours de tout transformer par une frustration continuelle qui ne sera jamais comblée ; ou accepterons-nous de recevoir d’une source qui nous précède ce qui vaut d’être transmis, ce qui mérite de demeurer, et qui appelle notre émerveillement ?

Voulons-nous imposer à la réalité notre volonté de puissance, et tenter toujours de tout transformer par une frustration continuelle qui ne sera jamais comblée ; ou accepterons-nous de recevoir d’une source qui nous précède ce qui vaut d’être transmis, ce qui mérite de demeurer, et qui appelle notre émerveillement ?

 

La logique immémoriale du bouc émissaire

Les propos d’Emmanuel Macron sur les non-vaccinés ont marqué une nouvelle étape dans la déraison générale entourant la gestion de cette crise. L’accusation qui leur est faite est en effet à la fois absurde et incohérente. Incohérente, car si les non-vaccinés étaient réellement coupables de « mise en danger de la vie d’autrui », comme l’affirme Jean Castex, il faudrait faire du refus du vaccin un délit pénal, en rendant la vaccination obligatoire, et l’assortir de sanctions lourdes. Ce n’est évidemment pas le cas ; le vaccin peut certes avoir une utilité pour prévenir les formes graves du virus, et il est donc très raisonnable qu’en bénéficient des personnes vulnérables, mais c’est un fait que cette vaccination n’a toujours aucun caractère obligatoire, et que, du point de vue de la loi, chaque citoyen français est absolument libre de se faire vacciner ou non. Accuser ceux qui ne le font pas de menacer la vie des autres, c’est, pour un chef de gouvernement, admettre qu’il laisse aux citoyens le choix de tuer librement ! Quel pouvoir peut croire sérieusement qu’un comportement constitue une « mise en danger de la vie d’autrui », et ne pas prendre les mesures adéquates pour l’interdire ?

Une telle incohérence trahit l’absence de fondement de ces accusations, pourtant infiniment graves, lancées si légèrement par nos dirigeants contre leurs propres concitoyens. Le Premier ministre avait affirmé catégoriquement, sur le plateau d’un journal télévisé, qu’une personne vaccinée ne pourrait être ni contaminée ni contagieuse. Il est manifeste que cette affirmation est fausse ; le nombre de contaminations n’a d’ailleurs jamais atteint de tels niveaux, alors qu’une immense majorité de la population est vaccinée… Prétendre qu’un « passe vaccinal» permettra de créer des espaces protégés du virus, comme l’assurait encore Olivier Véran il y a quelques jours, est un non-sens ; en se pliant aux tests exigés d’eux pour l’obtention d’un « passe sanitaire », les Français non vaccinés étaient même les seuls à pouvoir garantir qu’ils ne contamineraient personne… Par conséquent, laisser entendre que le virus ne circule désormais que par leur faute est évidemment une aberration totale.

La focalisation sur la figure du « non-vacciné », rendu coupable de ces maux imaginaires, a pourtant atteint une démesure impressionnante… Le président de la République affirme que, par leur « irresponsabilité », ils ne sont « plus des citoyens ». Le porte-parole du gouvernement explique que, « depuis deux ans » (quand ni le vaccin ni même le Covid n’existaient), les non-vaccinés « gâchent la vie des soignants ». Le Journal du dimanche publie une tribune d’un professeur de médecine demandant que ceux qui revendiquent leur liberté choisissent de ce fait « la liberté de ne pas être réanimés »; et dans la foulée, un institut de sondage très sérieux demande aux Français s’il faut soigner les non-vaccinés – et recueille une majorité d’opinions favorables… Pas un institut de sondage n’aurait osé demander s’il fallait soigner des terroristes islamistes blessés après un attentat ou sur le champ de bataille. Aucun médecin n’hésiterait à réanimer un chauffard qui aurait causé un accident mortel en transgressant la loi. Comment avons-nous pu en arriver si vite à de tels débats s’agissant de citoyens français qui, encore une fois, n’ont pas enfreint la moindre règle ?

Une telle incohérence trahit l’absence de fondement de ces accusations, pourtant infiniment graves, lancées si légèrement par nos dirigeants contre leurs propres concitoyens.

Comment expliquer que des accusations si infondées sur le plan scientifique puissent susciter une adhésion dans l’opinion ? La réponse est malheureusement assez simple : c’est qu’elles réactivent, avec une efficacité désolante mais prévisible, la logique immémoriale du bouc émissaire. Étudiée par James Frazer dans Le Rameau d’or, une enquête approfondie des mythologies primitives et antiques, la logique du bouc émissaire consiste à désigner un individu ou un groupe comme responsable de tous les maux qui affectent la communauté. La raison de cette désignation tiendra en une différence facilement identifiable, qui le met à l’écart de la collectivité (le bouc « émissaire » étant en réalité l’animal « échappé »  du troupeau – ce que l’on retrouve dans l’anglais scapegoat). Une violence progressive sera ensuite exercée à l’encontre de cet individu ou de ce groupe, jusqu’à l’expulsion, par laquelle la communauté espère exorciser le mal qui la traverse en même temps qu’elle sacrifie celui qui est supposé la causer.

Ces accusations réactivent, avec une efficacité désolante mais prévisible, la logique immémoriale du bouc émissaire.

C’est bien de violence qu’il s’agit dans cette affaire, toute civilisée qu’elle paraisse. « Enfin un peu de sang sur les murs », s’enthousiasme un « ténor » macroniste dans Le Point, après les déclarations du président. Bien sûr, à cette métaphore glaçante, il faut répondre avec un surcroît de calme et de recul. Cela étant dit, quand les propositions du ministre de la Santé se trouvent résumées par la volonté de « surveiller et punir les non-vaccinés » (Le JDD, 1er janvier 2022), comment ne pas voir que derrière la méthode apparemment avenante du « nudge », l’incitation comportementale revendiquée par le gouvernement, se cache en réalité une brutalité très concrète ? Le modèle démocratique imposait l’égalité en droit, la loi obligeant chacun quand le bien commun l’exige, et protégeant par défaut la liberté en tout le reste. Le nouveau modèle qui se dessine contourne la loi, ne constituant pas d’obligation explicite, mais évalue en permanence les individus selon qu’ils adoptent plus ou moins les comportements normés par le pouvoir, et leur accorde des droits différenciés pour rétribuer leurs choix. Quand une personne se voit empêchée d’accéder aux lieux de sociabilité communs, d’utiliser des services publics qu’elle finance par ses impôts, de se déplacer librement, et finit par se voir dénier jusqu’à son appartenance à la cité, pour avoir seulement fait usage d’une liberté que la loi lui reconnaît pourtant, n’est-ce pas de violence qu’il s’agit ?

Le nouveau modèle qui se dessine contourne la loi, ne constituant pas d’obligation explicite, mais évalue en permanence les individus selon qu’ils adoptent plus ou moins les comportements normés par le pouvoir, et leur accorde des droits différenciés pour rétribuer leurs choix.

Il est urgent de dénoncer le basculement inédit qui est en train de se jouer. La civilisation européenne avait constitué une rupture anthropologique décisive, en dénonçant précisément le schéma du bouc émissaire. René Girard, le plus grand penseur sur cette question décisive, a montré dans toute son œuvre comment, par leurs racines chrétiennes, les sociétés occidentales ont appris à démasquer progressivement la folie de cette violence : dans la figure d’un Dieu crucifié, elles ont reconnu que la victime sacrifiée est innocente, que le pauvre n’est pas coupable de sa misère, ni le malade de la maladie. Elles ont appris à s’affranchir de la déraison qui cherche des responsables, pour trouver des réponses rationnelles aux crises que nous traversons. Elles ont appris à prendre soin de chacun, de manière inconditionnelle. Laisserons-nous cet héritage se disloquer, sous le seul effet de la peur ? Nous sommes pourtant largement capables de maîtriser cette épidémie, par une stratégie sanitaire sereine et méthodique. Ne laissons pas la faillite de nos politiques de santé se doubler de la régression morale inouïe qui consiste à désigner des coupables imaginaires.

Nous sommes largement capables de maîtriser cette épidémie, par une stratégie sanitaire sereine et méthodique. Ne laissons pas la faillite de nos politiques de santé se doubler de la régression morale inouïe qui consiste à désigner des coupables imaginaires.

« Si nous sommes le Noël du monde… »

En ce soir de Noël, quelques mots pour souhaiter à chacun d’entre vous la joie et la paix. La joie malgré toutes les épreuves, en particulier pour ceux qui vivent la solitude, la maladie, l’absence, et que la lumière qu’annonce cette nuit viendra j’espère consoler. Et la paix, dont nous avons tant besoin au milieu des tensions et des divisions profondes qui traversent en ce moment notre société, parfois même nos familles et nos amitiés ; ce soir, n’oublions pas que Noël a été, tout au long de l’histoire, la trêve qu’aucune guerre, aucune querelle n’empêchent de refaire notre unité. Il sera bien temps plus tard de reprendre nos débats…

Pour l’instant, laissons simplement la bonne nouvelle de cette nuit accomplir le miracle qu’elle renouvelle depuis des siècles, et rappeler ce qui nous lie. Vous avez été très nombreux à m’écrire depuis cette réflexion sur Noël il y a quelques jours, et j’ai été marqué par vos mots. Chrétiens ou non, vous m’avez dit de bien des manières ce que cette nuit nous révèle : nous ne sommes pas une addition d’individus isolés. Nous sommes reliés par une aspiration essentielle, suscitée par cette bonne nouvelle qui a irrigué toute l’histoire de notre civilisation. Par elle, nous avons appris à voir le verbe dans la chair, l’absolu dans le familier, le ciel sur la terre, le plus grand dans le plus petit, et la lumière dans la nuit. Il n’est pas nécessaire d’être croyant pour savoir que cet enseignement transmis depuis deux millénaires continue de nous habiter. Et que, malgré le bruit matérialiste qui entoure souvent les « fêtes de fin d’année », Noël révèle toujours combien ce qui nous réunit est d’abord cette signification spirituelle.

Voilà où nous pouvons retrouver pour l’avenir, non pas l’optimisme facile qui nie les difficultés, mais l’espérance qui nous engage à ne pas nous décourager. Dans Pilote de Guerre, Saint-Exupéry revenait à ce qui unit notre civilisation comme source de cette espérance, et de cet engagement : « Si nous sommes le Noël du monde… »

« Mon escadron s’est offert successivement comme volontaire pour la guerre de Norvège, puis de Finlande. Que représentaient la Norvège et la Finlande pour les soldats et les sous-officiers de chez moi ? Il m’a toujours semblé qu’ils acceptaient, confusément, de mourir pour un certain goût des fêtes de Noël. Le sauvetage de cette saveur-là, dans le monde, leur semblait justifier le sacrifice de leur vie. Si nous sommes le Noël du monde, le monde se sauvera à travers nous… »

Joyeux Noël !

La campagne pro-hijab du Conseil de l’Europe n’a rien d’un fait isolé.

Tribune initialement parue dans Le Figaro.

C’est une courte vidéo promotionnelle comme on en voit tant sur les réseaux sociaux. Une jeune femme vous regarde, souriante. Une ligne balaie l’écran de gauche à droite : cette fois, le visage est voilé. L’opération se répète plusieurs fois, avec des visages différents, et un message : « La liberté est dans le hijab ». Ce message publicitaire est relayé sur les réseaux sociaux, accompagné d’un slogan : « Joy in hijab », « la joie dans le hijab ».

Contre toute apparence, cette campagne n’est pas diffusée par une organisation islamique, mais par le Conseil de l’Europe, avec le cofinancement de la Commission européenne. C’est une courte vidéo, qui aura en quelques heures fait couler beaucoup d’encre. Pourtant, elle n’est qu’un symptôme parmi bien d’autres, qui ensemble permettent d’établir le constat d’une dérive de grande ampleur.

Depuis des années, des hauts fonctionnaires, des universitaires, des chercheurs alertent sur les stratégies d’entrisme qu’ils observent de la part d’une nébuleuse islamiste qui, sous couvert d’antiracisme, prend place dans l’environnement des institutions européennes : des associations, des fédérations, des organisations non gouvernementales proposent des projets et obtiennent des financements p européens.

Elles utilisent les mots-clés en vogue : défendre l’inclusion, promouvoir la diversité, contrer les « discours de haine »… Et, au nom de la « lutte contre l’islamophobie », elles parviennent à imposer leurs thèses. Ainsi du projet « dialogue sur la radicalisation et l’égalité » (DARE), financé dans le cadre du programme de recherche européen Horizon 2020, qui a conclu au fait que la « radicalisation » (le mot islamisme n’est jamais cité) s’expliquait par les « discriminations structurelles » en Europe. Improbable retournement : les pays victimes d’une série d’attentats en deviennent soudain les coupables…

Le Parlement européen lui-même ne manque plus une occasion de relayer ce type d’accusation : quelques jours après la mort de George Floyd, il votait une résolution dénonçant « l’oppression et le racisme structurel en Europe », ainsi que « le recours excessif ou létal de la force par la police dans l’Union européenne », sans qu’on voie bien où pouvait se trouver la responsabilité des forces de l’ordre européennes dans la mort d’un citoyen américain au Minnesota.

Un exemple de plus du mélange de naïveté et de complaisance qui explique la vulnérabilité de l’Europe, sommée au nom de ses principes d’ouvrir la voie à l’idéologie qui veut les détruire.

S’indigner d’un racisme « structurel » permet de toute façon d’éviter toute objection : il n’est plus nécessaire de fonder l’accusation sur des faits précis, il suffit d’évoquer une ambiance. Il y a quelques jours seulement, à l’occasion d’un événement réunissant des centaines de jeunes européens à Strasbourg, une jeune fille voilée a pris la parole dans l’hémicycle du Parlement pour dénoncer « l’islamophobie » au sein de nos institutions : son intervention a été soutenue par un courrier signé de nombreux parlementaires, de la gauche à LREM. Or cette jeune fille était présente au titre de l’association Femyso, émanation du réseau des Frères musulmans… Un exemple de plus du mélange de naïveté et de complaisance qui explique la vulnérabilité de l’Europe, sommée au nom de ses principes d’ouvrir la voie à l’idéologie qui veut les détruire.

La campagne du Conseil de l’Europe n’a donc rien d’un fait isolé. La stratégie est constante : entretenir l’accusation d’un « racisme structurel » dans nos pays ; définir ensuite ce racisme comme une « islamophobie », ce qui permet de criminaliser toute critique de cette religion ; pour lutter contre cette critique dénoncée comme « islamophobe », promouvoir positivement cette religion, ses pratiques et ses injonctions. Le même mouvement avait conduit à l’organisation du « Hijab Day » à Sciences Po il y a quelques années, qui consistait à proposer aux étudiantes de se voiler au nom de la « lutte contre l’islamophobie ».

Alors que tant de femmes, dans le monde et dans nos pays mêmes, subissent menaces, pressions et violences pour leur imposer de porter le voile, voir l’Europe affirmer que la liberté est dans le hijab est un reniement désespérant. Et, lorsque ce message est porté par des institutions qui ne cessent de se réclamer d’un progressisme intransigeant, cette contradiction confine à la folie : les mêmes institutions qui reprochent aux pays d’Europe de l’Est d’être réactionnaires au motif qu’ils n’adhèrent pas pleinement à l’agenda de réformes sociétales fixé à l’Ouest publient sans sourciller que « la joie est dans le hijab »…

Une telle dérive appelle des questions, et une réponse.

Des interrogations d’abord : comment une telle campagne a-t-elle pu être mise en œuvre ? Qui a pris la décision de la concevoir, de la diffuser ? Quel budget a-t-elle mobilisé ? En démocratie, nous ne finançons pas les institutions pour qu’elles nous réforment ou nous endoctrinent ; les responsables qui engagent des moyens publics doivent en revanche rendre des comptes devant les citoyens. C’est la raison pour laquelle il faut maintenant que toute la lumière soit faite sur les conditions dans lesquelles cette vidéo a été publiée.

Mais, sans attendre, apportons-lui une réponse. Le véritable racisme est à l’évidence dans l’assignation identitaire que de tels messages relaient. Il y a quelques jours, la même « unité antidiscriminations » du Conseil de l’Europe diffusait la photo d’une femme voilée, avec ce commentaire : « Ce que ce foulard veut dire pour moi : c’est la possibilité d’être moi-même, sans avoir à me cacher ni à faire semblant d’être ce que je ne suis pas ». Paradoxe absolu : on se cacherait en se dévoilant, on se montre en se dissimulant. Aucune femme ne se définit par le fait que, derrière un voile, elle montre ce qu’elle est.

Le véritable racisme est à l’évidence dans l’assignation identitaire que de tels messages relaient.

En Europe, la liberté de conscience est effectivement respectée – et c’est une chance, car très peu de pays musulmans se montrent aussi tolérants à l’égard des chrétiens ou des incroyants… Mais, si cette liberté est permise, il doit être clair pour tous les enfants de la civilisation européenne, d’héritage ou d’adoption, que personne ne se définit par le fait de se voiler. Le Conseil de l’Europe manque à l’idée même de l’Europe quand il fait croire le contraire.

Ce vide où l’islamisme trouve l’espace pour prospérer

Tribune initialement publiée dans Le Figaro.

Mourir d’avoir enseigné. Qui aurait cru cela possible, qui aurait cru cela pensable. Et pourtant c’est arrivé – et cela devait arriver ; car la liste désormais longue des victimes de l’islamisme montre combien leur arrêt de mort ne devait rien au hasard. Les bourreaux sont décérébrés, mais l’idéologie qui les a suscités est d’une lucidité très sûre dans sa haine de ce que nous sommes. Comment ne pas voir qu’il s’agit bien d’une guerre totale ? Il suffit de relier les crimes pour voir combien ils dessinent le visage même de la France : un concert et des terrasses de café, des soldats, policiers et gendarmes, une fête du 14 juillet, la rédaction d’un journal, une école juive, un vieux prêtre, et un jeune professeur… Retracer le chemin de la mort ouvert à Toulouse il y a bientôt dix ans, c’est comprendre qu’il cible sans relâche ce qui a constitué ce pays au fil des siècles – la liberté de son peuple, la force de son État, le goût des choses de l’esprit, nos anciennes querelles même, une douceur de vivre et un courage rebelle, tous ces traits qui font la France. Si nous étions tentés de céder au déni de nous-mêmes, d’oublier ce que notre pays incarne de singulier, la litanie de nos deuils saurait nous le rappeler. Dans sa répétition du massacre des innocents, l’islamisme a dessiné en lettres de sang le portrait d’une nation qu’il est fermement décidé à éteindre par la terreur. Comment aurait-il pu ne pas s’en prendre à son école ?

Mourir d’avoir enseigné, pour réduire au silence tous les professeurs de France. La mort de Samuel Paty ne révèle pas seulement le projet de l’islamisme, mais aussi la faiblesse de notre réponse. Faiblesse de l’Etat, empêché d’appliquer ses propres décisions en matière migratoire : alors que la famille du terroriste avait été déboutée du droit d’asile en Pologne, puis de nouveau en France par l’OFPRA, la décision de la Cour nationale du droit d’asile avait empêché son expulsion, symbole de ce maquis administratif et judiciaire paralysant toute possibilité de maîtrise de nos frontières. De Paris à Nice en passant par Conflans-Sainte-Honorine, combien de fois l’impuissance de l’Etat face à l’immigration illégale aura-t-elle servi le terrorisme islamiste ?

Toute la crise de notre école se condense dans la mort de Samuel Paty.

Faiblesse de la société française ensuite, désarmée intellectuellement et moralement par des décennies de déconstruction. Les idéologies ne sont pas un jeu de l’esprit, elles sont les causes les plus fortes des glissements de terrain très réels qui transforment un pays. Quand Samuel Paty est désigné comme cible par les milieux islamistes, c’est avec des arguments qui lui sont servis par les courants glacés de la mauvaise conscience occidentale : la liberté est offensante, la laïcité est discriminatoire, critiquer l’islamisme est raciste, transmettre la France est colonial. Ces accusations, patiemment instillées, expliquent l’incroyable inhibition d’un pays d’esprits libres face au totalitarisme qui l’attaque ; c’est avec les mots de ce renoncement que certains collègues ont critiqué Samuel Paty quand il était menacé, et que, même après sa mort, l’inspection générale lui reproche une « maladresse ». C’est avec ces mots que l’une des plus grandes fédérations de parents d’élèves a laissé entendre que le cours de ce professeur, que l’école de la République, étaient responsables du meurtre, n’ayant pas permis « des échanges pacifiés dans la communauté éducative ». Comment ne pas voir que, si l’école a souvent été un lieu de débats conflictuels, seul l’islamisme décide de décapiter le professeur qui lui tient tête ? Il aura fallu des décennies de renoncements progressifs pour en venir à lâcher un professeur à son bourreau.

Faiblesse de l’école, enfin et surtout, qui résulte de toutes les autres. Faiblesse connue, documentée depuis des années, la plus dangereuse pour notre avenir, et qui semble pourtant depuis longtemps presque indifférente à nos élites, dont les enfants sont scolarisés bien loin de ces territoires perdus de la République sur lesquels alertaient des collègues il y plus de vingt ans déjà. Toute la crise de notre école se condense dans la mort de Samuel Paty. Le mensonge d’une élève y pèse plus que la parole d’un professeur. L’aberration des accusations qui le visent, symptôme d’un effondrement de la rationalité, montre combien notre incapacité à transmettre les savoirs les plus fondamentaux a laissé dans les esprits un vide atterrant, où l’islamisme et bien d’autres délires encore trouvent l’espace pour prospérer. La violence atroce, que fait naître chez les plus jeunes ce désert intérieur absolu causé par l’effacement de la culture, se lit dans ce détail sordide du crime de Conflans, la complicité vénale de quelques collégiens prêts à guetter la sortie de leur professeur, pour le désigner à un évident projet d’agression, en échange de quelques billets…

Comment ne pas comprendre la peur et le sentiment d’abandon qui touchent tant d’enseignants ? La moitié d’entre eux, indique une étude de la Fondation Jean Jaurès, dit s’être déjà auto-censurée pour éviter un conflit dans leur cours. Tant d’entre eux voient monter la multiplication des interdits religieux, des revendications constantes, de la surenchère victimaire. Tous connaissent l’injonction que leur opposera l’administration en cas de problème, même grave. « Pas de vagues ». L’intimidation que subissent les professeurs, la violence qui les atteint trop souvent, nous ne les connaissons que quand leurs auteurs ou leurs complices nous les montrent… Qui aurait entendu parler de cette professeur de collège, violemment frappée il y a quelques jours par un de ses élèves, si la scène n’avait pas été filmée par un collégien amusé ? Aperçu brutal de l’une de ces situations que redoutent tant de professeurs : « Eh le Coran, poussez-vous madame », enjoint l’élève décidé à sortir au milieu du cours. A quoi l’enseignante, qui ne s’efface pas, fait cette belle réponse : « Yassine, vous êtes à l’école ». Il y a malheureusement bien longtemps que l’école n’est plus un sanctuaire : l’élève la projette à terre.

En ce jour d’hommage national, il faut dire notre estime et notre reconnaissance à tous les professeurs qui, comme Samuel Paty, n’ont pas baissé les bras, malgré les difficultés. À tous ceux qui hier, parmi ses collègues et les personnels de direction, l’ont soutenu dans la tempête. À ceux qui prolongent aujourd’hui son engagement, en ayant pourtant parfois tant de mal à y croire encore. L’école ne tient plus qu’au fil ténu de ceux qui, parce qu’ils tiennent à ce qu’ils ont à transmettre, continuent de faire leur métier, en manquant tellement de soutien. Rendre hommage à Samuel Paty, c’est dire à travers lui ce que la France doit à ses professeurs. Il y a un an, en apprenant avec stupeur qu’un homme était mort d’avoir enseigné, bien des Français ont compris que le front du combat le plus vital pour la survie de notre pays se trouve dans les salles de classe, pour les élèves, pour notre avenir, et pour l’avenir de la liberté.

Ce qui s’est passé dans ce collège du Bois d’Aulne, et qui se joue dans tant de salles de classe en France, cela nous concerne tous. Il y a un siècle déjà, Péguy avertissait : « Les crises de l’enseignement ne sont pas des crises de l’enseignement ; elles sont des crises de vie ; les crises de vie sociales s’aggravent, se ramassent, culminent en crises de l’enseignement, qui en réalité sont totales. Quand une société ne peut pas enseigner, c’est que cette société ne peut pas s’enseigner ; c’est qu’elle a honte, c’est qu’elle a peur de s’enseigner elle-même ; pour toute humanité, enseigner, au fond, c’est s’enseigner ».

Les Français savent que la vie, ça n’est pas « En même temps »

Cliquez sur l’aperçu pour lire l’entretien.

 

Bioéthique : la gravité de ce qui se joue aujourd’hui reste sous-estimée.

Texte écrit avec Pierre Manent et Elisabeth Geffroy, initialement paru dans Le Monde le lundi 28 juin 2021.

Le projet de loi bioéthique revient en lecture définitive à l’Assemblée nationale. Malgré trois ans de discussions, son contenu est encore très largement méconnu des Français, la mesure phare qu’est l’ouverture de la PMA aux femmes seules et aux couples de femmes ayant monopolisé l’attention. Qui, même au sein des médias, sait réellement ce qui se prépare à travers les évolutions nombreuses et majeures que ce texte autorisera ? L’ignorance est telle que lorsque, en octobre 2019, les chroniqueurs de l’émission Quotidien avaient relayé une intervention sur ce projet de loi, ils l’avaient spontanément analysée comme un tissu de désinformation complotiste ; il s’agissait en fait d’une description factuelle des « avancées » proposées par les députés de la majorité. L’autorisation de créer des embryons chimériques mêlant des cellules humaines et animales avait, par exemple, paru trop improbable aux journalistes pour qu’ils vérifient de quoi il retournait : elle a pourtant bien été votée de nouveau en commission au début du mois de juin.

Le faible intérêt pour les considérations éthiques qui s’attachent à des actes très techniques explique sans doute que les manipulations génétiques, pourtant bien présentes dans le projet de loi, aient été si peu évoquées dans le débat public. Sur des questions aussi décisives, la controverse n’a jamais cessé, mais la gravité de ce qui se joue aujourd’hui reste essentiellement sous-estimée : c’est pourquoi il nous semble indispensable de revenir ici sur les enjeux humains majeurs de ce texte.

Chimères, embryons transgéniques, ciseaux génétiques CRISPR-Cas9, bébés-médicaments, auto-conservation des ovocytes sans motif médical, gamètes artificiels… : ces techniques touchent, à la fois physiquement et ontologiquement, à ce qui constitue le cœur de notre condition humaine. D’abord parce qu’elles menacent l’intégrité et la protection de notre identité génétique : via la technique du ciseau moléculaire, on fabriquera désormais des embryons transgéniques, par suppression et remplacement de morceaux d’ADN créant des modifications génétiques transmissibles à la descendance – sans que personne ne maîtrise les mutations ultérieures… Ensuite parce qu’elles sont une violation de la frontière entre les espèces, permettant, avec la création de chimères, l’implantation de cellules humaines dans des embryons animaux, pour fabriquer demain des cochons, des souris ou des singes dotés d’organes humains. Enfin parce qu’elles sont une renonciation supplémentaire au principe du respect de la personne comme fin en soi, une objectivation des êtres humains utilisés comme moyens : les « bébés-médicaments » seront conçus par FIV et sélectionnés pour être immuno-compatibles avec leur frère ou leur sœur atteint de maladie génétique, et ainsi transformés en êtres dont l’existence a pour seules origine et fin de servir d’instrument de guérison à un autre qu’eux – soit la définition même d’une réduction au rang de pur moyen.

Dans le choix politique d’autoriser de tels actes, se décide la place que nous donnons collectivement à la vie humaine. Car les principes qui sous-tendent ces choix sont très clairs : ce texte abat les garde-fous que la loi avait maintenus, encourageant et facilitant la manipulation de la vie humaine, malgré tous les risques avoués ou encore inconnus, le tout avec pour seule raison que ce qui est techniquement possible doit finir par être permis. Autant dire que la France, dont le modèle bioéthique constituait une référence dans le monde démocratique, consent d’avance à toutes les mutations que la science permettra, et renonce au principe même de la responsabilité politique, qui est de décider de la règle commune. Seule compte désormais la rentabilité : l’utilisation de cellules-souches d’un embryon humain pour la recherche, par exemple, n’était autorisée que si aucune autre technique n’était possible eu égard à la finalité poursuivie ; cette condition est abandonnée. Pourquoi abandonner cette exigence minimale, au moment précis où des méthodes alternatives aux manipulations de cellules embryonnaires se développent ? L’explication semble hélas simple : ces méthodes alternatives sont plus coûteuses… Derrière la mise en scène du « progressisme » en marche, la logique du marché gagne des pans de la vie humaine qui lui restaient encore indisponibles.

Toute nouveauté n’est pas nécessairement bonne en soi. Il nous appartient comme citoyens de décider des contours du monde humain dans lequel nous désirons vivre, au lieu de laisser la technique arbitrer et agir à notre place. La prise de conscience écologique a consisté à découvrir précisément cela, un peu tard : l’étendue inédite de notre capacité technique, loin de nous rendre maîtres de notre destin, nous oblige aujourd’hui à un immense effort pour reprendre le pouvoir sur notre propre pouvoir. A l’inverse, s’obliger à un vrai discernement moral et politique ne fait pas de nous des timorés incapables de progrès, mais des agents libres qui se reconnaissent le devoir de se dominer eux-mêmes avant de prétendre dominer le monde et la nature. Etrange paradoxe que cette tendance à déréguler les manipulations et expérimentations menées sur l’homme, au moment où nous réapprenons envers l’environnement le sens de la mesure, la nécessité d’une auto-limitation, l’obligation d’anticiper les conséquences des mutations que nous imposons à des équilibres vulnérables et nécessaires à la vie… Pourquoi oublier soudainement le principe de précaution, surtout lorsque sont concernés les ressorts les plus profonds, intimes et fragiles de l’être humain ? Tenons-nous à ce point à faire du corps humain le prochain objet de notre démesure technique, et reproduire sur lui des erreurs déjà commises contre la nature ? N’avons-nous vraiment rien appris ?

Position sur le sujet de la décision des Républicains pour la région PACA

Beaucoup me demandent ma position sur le sujet de la décision des Républicains pour la région PACA. Voici en substance ce que j’ai exprimé hier en commission d’investiture.
 
Par souci de cohérence, je ne pouvais que voter contre le soutien qui nous était proposé. Comment investir un candidat qui, le jour même, remerciait pour son appui un premier ministre dont la politique est si contraire à ce que nous défendons – quand celui-ci décrivait lui-même le retrait de la liste LREM comme le début d’une recomposition nationale ? Chaque jour qui passe montre que le gouvernement qu’il dirige n’a résolu aucun des problèmes majeurs que la France traverse : c’est la raison pour laquelle nous travaillons sans relâche à combattre, avec respect mais sans concession, les erreurs de cette majorité, pour construire une alternative avec nos amis parlementaires et tant de Français restés fidèles aux engagements de notre famille politique. Comme eux, j’attendais la seule clarification nécessaire, celle qui aurait consisté à décliner ce soutien annoncé par des adversaires, à indiquer qu’il ne pouvait pas avoir été sollicité, et à le dénoncer comme une manœuvre de plus pour détruire notre famille politique et la transparence du débat démocratique.
 
La vie politique suppose que chacun assume une ligne claire, pour que les électeurs puissent faire un vrai choix. Le deuxième tour perpétuel qu’on cherche à imposer à la France est dévastateur, pas seulement pour les partis politiques, dont LREM n’aura finalement gardé que les pires travers, mais pour notre démocratie et pour notre pays. Le scénario des derniers jours ne sert que la tactique à courte vue d’Emmanuel Macron, prêt à tous les calculs pour s’imposer en unique recours l’an prochain ; aucune alliance contre nature ne conduira à une victoire de la droite, dans cette élection régionale en premier lieu. Le premier bénéficiaire du soutien annoncé par Jean Castex à Renaud Muselier est Thierry Mariani, vers qui se tourneront probablement de trop nombreux électeurs opposés à LREM et écoeurés par ces manoeuvres – ce qui me révolte, car j’ai pu mesurer, encore dans des débats très récents au Parlement européen, le cynisme de ce candidat qui prétend incarner un renouveau.
Tout cela est bien sûr désolant, et inquiétant. Une décision a été prise hier, je ne m’exprimerai plus sur cette élection en région PACA. Je ne peux cependant que pressentir que la suite des événements sera difficile. Comme Eric Ciotti et Bruno Retailleau, j’ai alerté sur le risque existentiel que les derniers événements représentaient pour notre famille politique. Je suis bien placé pour mesurer ce que les compromissions, les reniements et les trahisons de certains ont coûté de confiance à la droite au cours des dernières années. Et si je me soucie de l’avenir de la droite, c’est que je reste convaincu qu’elle a aujourd’hui le devoir de reconquérir sa place dans le débat public, non pour elle-même, mais pour la France, qui a plus que jamais besoin d’une alternative solide et crédible. Cela ne pourra se faire sans clarté, sans constance, et sans le courage de la fidélité.
François-Xavier Bellamy

Ce qui se joue en Arménie

François-Xavier Bellamy au cimetière militaire de Yerablur en Arménie

Tribune initialement parue dans Le Figaro le 13 avril 2021. Traduction parue dans le quotidien arménien Aravot.

C’est le soir de Pâques. Le soleil couchant jette une lumière douce sur Yerablur, où de nombreuses familles, dans un silence impressionnant, sont venues se recueillir. Le cimetière militaire, à flanc de colline, a été agrandi à la hâte il y a quelques mois : sur chaque tombe nouvelle, quelques souvenirs, des fleurs, de l’encens, parfois un jouet d’enfant ; une plaque avec un nom, un visage souvent, et une date de naissance : 2000 ou 2001, pour beaucoup… Et pour veiller chacun de ces jeunes soldats tombés, un drapeau arménien. Il y en a des centaines, à perte de vue, qui flottent dans le soleil et la brise du soir.

Personne ne peut voir Yerablur sans comprendre que se jouent, dans ce Caucase oublié, trois événements essentiels

Le 27 septembre 2020, l’Azerbaïdjan, appuyé par la Turquie, membre de l’OTAN, attaquait le Haut-Karabagh, enclave rattachée par Staline à l’Azerbaïdjan, mais où les Arméniens vivent depuis des siècles. Commençaient quarante-quatre jours d’un conflit meurtrier, interrompu par un cessez-le-feu précaire : au moment où les forces russes entraient en jeu pour s’interposer, les Arméniens avaient perdu de larges territoires, et des milliers de soldats, engagés ou volontaires, dont le courage ne pouvait suffire seul face à une telle adversité. Le monde occidental avait largement détourné le regard – la voix de la France restant bien seule pour dénoncer cette agression.

Pourtant, personne ne peut voir Yerablur sans comprendre que se jouent, dans ce Caucase oublié, trois événements essentiels. Le premier, c’est bien sûr la tragédie vécue par l’Arménie, un siècle après un génocide que la Turquie s’obstine à nier. En promettant au début de sa guerre qu’il « chasserait les arméniens comme des chiens », le président Aliev a montré qu’il ne s’agissait pas pour lui de reprendre un territoire et sa population, mais bien de mener une véritable épuration ethnique – et de nombreux crimes de guerre ont depuis confirmé cette intention, à commencer par les décapitations de prisonniers ou de civils arméniens, jusqu’à des vieillards, filmées par leurs auteurs au cri de Allah Akbar. Une nouvelle fois, l’Arménie, premier pays chrétien depuis qu’il a adopté cette confession en l’an 301, paie le fait que sa seule existence est un obstacle à l’ivresse de domination totale avec laquelle ses voisins renouent aujourd’hui explicitement.

La victime collatérale de cette guerre, c’est le droit international établi précisément pour éviter que ne recommencent les pires drames du XXème siècle.

La victime collatérale de cette guerre, c’est le droit international établi précisément pour éviter que ne recommencent les pires drames du XXème siècle. Bien sûr, le statut du Haut-Karabagh était l’objet d’une contestation entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan (et ce problème reste ouvert, quoiqu’en dise M. Aliev) ; mais il était discuté dans le cadre du groupe de Minsk, co-présidé par la Russie, les Etats-Unis et la France. En soutenant une attaque subite et unilatérale, la Turquie a voulu montrer que la violence est finalement un meilleur moyen que le dialogue pour résoudre un désaccord. Et en la laissant faire, le monde occidental admet un dangereux précédent… Où sont passés nos principes ? L’Azerbaïdjan et la Turquie avaient soigneusement planifié leurs opérations ; tous deux adhèrent pourtant à l’ONU, qui impose que « les membres règlent leurs différends par des moyens pacifiques, [et] s’abstiennent de recourir à la menace ou à l’emploi de la force », sauf face à une agression ou sous mandat international. En acceptant que des Etats violent ces règles fondamentales, utilisent des armes interdites, se rendent coupables de crimes de guerre et en retirent un bénéfice stratégique durable, nous admettons que la force prime le droit. Bien sûr, le recours à la violence n’a jamais disparu ; mais le fait que ce soit la Turquie, deuxième armée de l’OTAN, qui assume délibérément de franchir toutes les lignes rouges, constitue une rupture d’une échelle inédite. J’avais dénoncé notre passivité dans l’hémicycle du Parlement dès octobre 2020. À Yerablur, j’ai perçu presque physiquement combien ce silence avait tué ; et je n’oublierai jamais cet instant. Il faut ajouter à ce terrible bilan les nombreux blessés de guerre rencontrés au centre de soins d’Erevan, les milliers de victimes azéries bien sûr, et tous ceux qui à l’avenir, bien souvent parmi les plus vulnérables, paieront pour le primat que nous avons laissé donner à la violence sur le dialogue.

Un jeune arménien me confiait sa désillusion : si ses amis de vingt ans tombés face à cette attaque avaient été des bébés pandas, les médias européens en auraient bien plus parlé. Une chaise manquante à Ankara aura suscité plus d’émoi qu’une année de violations des droits fondamentaux partout autour de la Turquie…

Nous ne cessons pourtant de parler d’état de droit, de principes, de valeurs… La conséquence logique d’une telle incohérence ne peut être que l’effondrement de l’influence de l’Europe – non seulement dans cette région, mais pour tous les pays du monde qui seraient tentés de nouer un lien fort avec nous. Depuis plusieurs années, l’Arménie, pays démocratique auquel nous lie l’héritage d’une même civilisation, n’avait cessé de se tourner vers l’Union européenne, jusqu’à un accord de partenariat global signé en 2017. Mais pendant ces quarante jours meurtriers, le Parlement européen produisait des résolutions sur « l’égalité des genres dans la politique étrangère et de sécurité de l’Union », « l’incidence de la COVID-19 sur l’état de droit » ou « l’année européenne des villes plus vertes » : dans les centaines de pages votées pendant cette période, l’Arménie n’apparaît pas une seule fois… Un jeune arménien me confiait sa désillusion : si ses amis de vingt ans tombés face à cette attaque avaient été des bébés pandas, les médias européens en auraient bien plus parlé. Une chaise manquante à Ankara aura suscité plus d’émoi qu’une année de violations des droits fondamentaux partout autour de la Turquie…

Il est encore temps pour l’Europe d’agir, si elle saisit les urgences absolues que vit le peuple arménien. La première d’entre toutes, c’est le sort des prisonniers de guerre encore retenus en otage par l’Azerbaïdjan, au mépris des droits de l’homme et de ses propres engagements : l’Arménie a tenu parole en libérant ses prisonniers. Elle attend le retour des siens, et des milliers de familles vivent encore dans l’angoisse de savoir si leurs fils sont morts, ou retenus en otage. Un tel chantage, inhumain et gravement contraire au droit international, ne peut durer : si nos pays s’engageaient résolument à exiger leur libération, ils l’obtiendraient ; ils montreraient ainsi que l’Arménie n’est pas complètement isolée – et que l’Europe n’a pas complètement perdu le sens de sa responsabilité, de ses principes, et des intérêts qu’elle partage avec ce pays ami de toujours. Nous devons cette espérance aux endeuillés qui nous regardent, depuis la lumière silencieuse d’un soir de Pâques à Yerablur.

Il est encore temps pour l’Europe d’agir, si elle saisit les urgences absolues que vit le peuple arménien. La première d’entre toutes, c’est le sort des prisonniers de guerre encore retenus en otage par l’Azerbaïdjan, au mépris des droits de l’homme et de ses propres engagements

Un compte-rendu photo du déplacement sera bientôt disponible en ligne.

Euthanasie : nous voilà de nouveau devant un point de bifurcation essentiel.

Texte initialement publié sur le site Valeurs Actuelles.

Alors que la France entière apprenait cette semaine les dernières mesures sanitaires, que tous les esprits sont préoccupés par une pandémie et la détresse sociale immense causée par les confinements successifs, et pendant que des milliers de soignants livrent une longue et difficile bataille pour la vie, c’est donc le moment que des députés ont choisi pour faire avancer le droit de mourir plus vite. Pardon, de mourir “digne”, de mourir mieux. D’être “aidé à mourir”. Le droit d’être tué.

Le mot paraîtra peut-être dur ; j’en suis désolé, mais quel autre terme employer ? La loi Leonetti, adoptée en 2005, avait dessiné un chemin clair et largement partagé pour que toute vie finissante puisse être accompagnée, soignée, soulagée. Cette loi avait été adoptée à l’unanimité, preuve que nous sommes capables d’être unis même sur des sujets si sensibles. Mais c’était une autre époque, celle où le législateur prenait le temps de la concertation, de l’écoute, et d’une sensibilité accrue quand l’humain était en jeu. Où l’on ne s’attaquait pas les yeux fermés à des équilibres bioéthiques essentiels dans le seul but d’imposer un agenda idéologique, fût-ce au milieu d’une crise majeure…

C’est donc avec un mélange d’obsession et d’improvisation que quelques députés ont décidé de défaire l’équilibre de cette loi Leonetti, déjà modifiée en 2016, et dont les élus de tous bords regrettent pourtant que la France ne l’ait pas encore pleinement mise en œuvre. Les textes d’accompagnement qui en étaient issus ont été publiés seulement en 2018 pour l’hôpital, en 2019 pour les autres lieux de soin… Moins de trois ans plus tard, alors que, en matière de soins palliatifs en particulier, tout manque encore pour que les soignants et les patients bénéficient pleinement de ce dispositif, l’urgence serait d’effacer d’un trait de plume tout le travail qui avait mené à ce texte d’absolu consensus ? Personne ne peut soutenir sérieusement cette accélération absurde…

De fait, comme le dit Jean Leonetti lui-même, avec le texte proposé à l’Assemblée, il ne s’agit pas seulement d’aller plus vite, ou d’aller plus loin ; mais d’aller ailleurs… La dernière loi créait les conditions pour accompagner les souffrants dans les derniers moments de la vie. Elle refusait qu’on retire la vie. Celle qu’on nous propose aujourd’hui permettra de demain donner la mort. Elle ne supprimerait pas seulement l’équilibre trouvé il y a quinze ans, mais une ligne de conduite millénaire, celle que Thomas Mesnier, député LREM et médecin de profession, rappelait en citant en séance le serment d’Hippocrate qu’il avait un jour prêté : “Je ne provoquerai jamais la mort délibérément”.

Jamais. L’histoire nous a assez appris, quand la vie humaine est en jeu, la nécessité de tracer des lignes rouges infranchissables. Bien sûr, les progrès extraordinaires de la science et de la médecine, qui ont permis de faire durer la vie malgré la vieillesse et la maladie, ont créé aussi, de ce fait, des situations inédites d’incertitude éthique. Où s’arrêtent les soins nécessaires, où commence l’acharnement inutile ? A quel moment chercher à maintenir en vie un corps à l’agonie peut-il devenir une violence ? Comment laisser partir quelqu’un sans pourtant l’abandonner ? C’est à ces questions difficiles que la loi Leonetti répondait, en intégrant la nécessité d’accompagner la fin de la vie, sans résister aveuglément à la mort – mais sans jamais la provoquer. Jamais. Car rien ne peut justifier qu’un médecin supprime délibérément la vie qui est entre ses mains.

Rien, et même pas qu’un patient le demande. L’instinct de survie est si intense chez l’être humain, comme dans toute vie organique, que l’appel de la mort devrait être regardé comme le symptôme d’un drame absolu – c’est alors à ce drame qu’il faut remédier. C’est là, de toute évidence, que se trouve notre responsabilité collective… Si la vie devient invivable – alors que nous n’avons jamais disposé d’un savoir aussi étendu et de moyens aussi avancés pour soulager la souffrance et entourer les souffrants, c’est que nous avons manqué à cette responsabilité. Si un jour un ami se sent si désespéré qu’il me demande de le tuer, je ne lui prouverai pas ma solidarité en m’exécutant – en l’exécutant. Ce serait montrer, en réalité, une indifférence inhumaine… « La vie est bonne par-dessus tout, écrivait le philosophe Alain, car exister est tout, et ne pas exister n’est rien ». Qu’un vivant puisse souffrir au point de vouloir mourir, cela ne peut que constituer pour ceux qui l’entourent une alerte absolue, le signe qu’il ne faut reculer devant aucun effort pour qu’il retrouve le goût de la vie. Et c’est une exigence politique : le plus grand amour des proches ne peut suffire, si eux-mêmes se sentent démunis. Il faut donc non seulement aider les souffrants, mais aider les aidants, soutenir les soignants, et ne jamais mesurer notre engagement collectif pour cela. Ce serait le prétexte au moindre effort, à la moindre réponse publique, et à la moindre humanité, que d’offrir à celui qui souffre le droit d’être tué – ou même, comme cette proposition de loi le prévoit, de permettre à un proche de demander la mort pour celui qu’il accompagne.

Ce serait le prétexte au moindre effort, à la moindre réponse publique, et à la moindre humanité, que d’offrir à celui qui souffre le droit d’être tué – ou même, comme cette proposition de loi le prévoit, de permettre à un proche de demander la mort pour celui qu’il accompagne.

En imaginant une réponse si glaçante, n’est-ce pas surtout nous qui préférons détourner le regard ? « Nous n’avons pas toujours assez de force pour supporter les maux d’autrui », écrivait encore Alain. Il n’a jamais été simple de recevoir l’image de notre fragilité que nous renvoient les malades, les mourants ; mais nous n’avons pas le droit pour autant de faire sentir à qui que ce soit que sa vie est intolérable. Ceux qui défendent le droit à mourir « dans la dignité » affirment par là que la souffrance, l’épreuve, la dépendance, peuvent rendre une personne indigne de vivre. Mais c’est notre regard qui crée cette indignité… Le regard d’une société où seules comptent la performance, et l’apparence. Une société dont il vaut mieux disparaître plutôt que de paraître diminué. Voilà le vrai problème, au fond. Qu’on puisse imaginer qu’il faut « mourir dans la dignité » plutôt que de vivre « indigne » : cela seul devrait nous indigner sur l’inhumanité d’un monde où il n’est pas clairement reconnu que toute vie vaut d’être vécue, dans chacun de ses moments – et ceux qui précèdent la fin ne sont pas pas les moins importants.

Nous voilà de nouveau devant un point de bifurcation essentiel. Saurons-nous tout faire pour que la vie soit vivable, même dans l’épreuve, et jusqu’à ses derniers instants ? Ou préférerons-nous donner aux malades, aux vieux, aux tremblants, aux assistés, aux infirmes, aux déprimés, le droit d’être tués ? « Il était méprisé, abandonné de tous, homme de douleurs, familier de la souffrance, et nous l’avons méprisé, compté pour rien » : la foi qui a fondé la civilisation européenne rappelle, avec la fête de Pâques, que dans la plus extrême faiblesse se cache la plus absolue dignité. Espérons aujourd’hui que, par-delà toutes nos différences, « celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas » soient capables, une nouvelle fois, de redire ensemble qu’ils croient en l’homme et en la valeur infinie de toute vie.