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La liberté d’expression est-elle en recul en France ?

« Présent à la Sorbonne pour l’hommage national à Samuel Paty : l’unité de notre pays est nécessaire pour faire face à l’islamisme. Mais elle ne peut signifier le silence devant les reniements qui nous ont rendus vulnérables. »

Extrait d’un entretien initialement paru sur lepoint.fr, propos recueillis par Jérôme Cordelier.

[…]

En tant que professeur, avez-vous eu à subir du terrorisme communautaire face à vos enseignements ?

J’ai eu l’occasion d’enseigner dans des quartiers où la population musulmane était majoritaire. e n’ai jamais eu l’occasion de me sentir en insécurité ; mais il est vrai que j’enseigne en terminale, et que les difficultés se situent essentiellement à l’échelle du collège, du fait de l’obligation scolaire. Comme beaucoup de collègues, j’ai cependant constaté comment une forme de conditionnement religieux pouvait organiser chez des élèves une défiance de principe à l’égard de l’école de la République. Cette attitude est manifeste quand on aborde l’histoire, la biologie et la philosophie.

Le professeur de philosophie est réputé susceptible de chercher à propager l’athéisme. En abordant des points d’enseignements qui peuvent paraître anodins, vous voyez surgir chez vos élèves des réflexes conditionnés. Dans un sondage récent de l’Ifop, 40 % des professeurs déclarent qu’ils s’autocensurent. Ils savent que, s’ils sont accusés d’islamophobie, l’institution ne les soutiendra pas. La consigne du « pas de vague » fait des ravages. L’idée « d’islamophobie » a fait son œuvre. Beaucoup de professeurs préfèrent baisser les yeux face aux intimidations religieuses.

La liberté d’expression est-elle en recul en France ?

Indéniablement, elle l’est, et elle le sera de plus en plus par la peur qu’installent ces attentats répétés. On ne pensait pas qu’un jour quelqu’un puisse mourir en enseignant. Mais le plus inquiétant est que cette liberté d’expression recule aussi à cause de nos propres règles et lois. Anastasia Colosimo l’a très bien démontré dans son livre Les Bûchers de la liberté en soulignant comment nous avions déstabilisé la belle architecture de la loi de 1881 sur la liberté de la presse.

Depuis 1972, étape par étape, une succession de textes, comme la loi Taubira sur la mémoire de l’esclavage, a démantelé cette liberté. Au motif de la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et le négationnisme, on a multiplié les corsets et les restrictions. Aujourd’hui, ces belles intentions se retournent contre nous. L’accusation d’islamophobie est une manière de rétablir le délit de blasphème. L’université al-Azhar, autorité suprême de l’islam sunnite, juste après la mort de Samuel Paty, tout en feignant de regretter cet attentat, rappelle son souhait de voir s’instaurer une régulation mondiale afin « d’incriminer la diffamation des religions ». L’islamisme reprend le vocabulaire de l’antiracisme pour s’en prendre à notre liberté ! Je suis sidéré, le mot est faible, que l’on veuille ressusciter en France la loi Avia dite contre la haine, qui voulait pénaliser explicitement les propos islamophobes. Le cours de Samuel Paty aurait pu tomber sous le coup de cette loi ! Elle aurait été utilisée pour instruire les accusations contre lui.

Comment proposer comme remède une loi qui restreint la liberté d’expression et n’est rien d’autre qu’un acte de complaisance à la censure que l’islamisme essaie de nous imposer ? Cette loi Avia a été censurée par le Conseil constitutionnel au motif qu’elle enfreignait la liberté d’expression, et certains beaux esprits maintenant proposent de modifier la Constitution pour mettre en place ce nouveau carcan ! Cela reviendrait à pénaliser la jeune Mila, Zineb El Rhazoui, Samuel Paty… Critiquer une religion n’a rien à voir avec le racisme. Mettre le doigt dans cet engrenage, c’est renoncer à notre liberté de penser.

Vous qui ne faites pas mystère de votre foi catholique, craignez-vous une stigmatisation des croyants ?

C’est un risque et une inquiétude, en effet. On ferait une erreur en parlant des religions de façon générale, comme si elles posaient un problème global. Le concept de laïcité est né du christianisme, et on ne pourra lui donner sa pleine validité qu’en reconnaissant nos racines chrétiennes. En réalité, notre problème, c’est la rencontre de l’islam avec un monde pétri de christianisme. Notre défi majeur est de lutter contre l’islamisme en associant à ce combat une grande partie des musulmans paisibles qui cherchent à vivre leur foi en étant respectueux de nos lois. C’est pour cela qu’il faut respecter notre liberté d’expression.

L’islamophobie ne tue que ceux qui en sont accusés.

Extraits d’un entretien initialement publiée dans La Croix. Propos recueillis par Audrey Dufour.

La Croix : En s’en prenant à l’école, cet attentat vise-t-il un symbole du modèle républicain ?

François-Xavier Bellamy : […] C’est une attaque contre le modèle français et sa tradition de l’enseignement dans son ensemble. Le modèle de la laïcité est inhérent à la tradition chrétienne. Le terme provient d’ailleurs du vocabulaire ecclésial. L’idée de la laïcité n’est donc pas spontanément comprise par d’autres religions, comme l’islam, et notre défi aujourd’hui est de partager ces principes fondamentaux avec une population marquée par une autre religion, dans laquelle ces principes n’existaient pas.

Quelle réaction attendez-vous après cet attentat ?

Le moment appelle à une fermeté particulière. Nous sommes tous fatigués des marches compassionnelles. Il est temps de réagir. Et pour commencer, de mettre hors d’état de nuire ceux qui posent des cibles. L’islamophobie ne tue que ceux qui en sont accusés ; nous l’avons déjà vécu avec les attaques contre Charlie Hebdo et nous le revivons aujourd’hui.

L’islamophobie ne tue que ceux qui en sont accusés.

Samuel Paty est mort d’avoir été accusé d’islamophobie. Ce terme et les soupçons permanents qu’il fait porter conduisent à la censure, à la menace, puis à la violence et font reculer notre modèle de société. J’attends donc que le gouvernement s’engage pour une dissolution rapide du CCIF, le Collectif contre l’islamophobie en France, qui joue une stratégie d’intimidation délétère.

Du côté de l’éducation nationale, il faut mettre un terme à cette consigne de « ne pas faire de vague », et soutenir les enseignants face aux difficultés qu’ils rencontrent, leur faire confiance. Il aurait dû être réaffirmé très clairement et immédiatement que cet enseignant n’avait commis aucune faute, que la liberté pédagogique était une liberté non négociable.

Vous êtes vous-même enseignant en philosophie, avez-vous déjà ressenti une forme d’insécurité ou d’autocensure dans vos cours ?

Personnellement jamais, mais je sais que c’est que le cas de beaucoup de mes collègues. Je me souviens notamment de l’un d’entre eux qui avait affirmé que le voile ne serait jamais une obligation en France et a été muté après des plaintes de familles. Un discours religieux dans bien des milieux musulmans cherche à susciter la distance avec les institutions de la République, pour interdire aux enfants une confiance envers la France, qui leur est décrite comme une trahison de leur communauté d’origine. […]

Parler de séparatisme revient à se rassurer à bon compte, en s’imaginant des communautés qui font sécession et se replient sur elles-mêmes. Au contraire, les islamistes ont une ambition de conquête.

La loi sur le séparatisme en préparation par le gouvernement vous semble-t-elle suffisante pour répondre à ces problèmes ?

Parler de séparatisme revient à se rassurer à bon compte, en s’imaginant des communautés qui font sécession et se replient sur elles-mêmes. Au contraire, les islamistes ont une ambition de conquête par la violence et la censure, pour détruire nos libertés et imposer à tous le silence. Quand Jean-Michel Blanquer dit que cet acte est « inqualifiable », c’est faux. Le vrai nom de ce qui est arrivé c’est le terrorisme islamiste ; parler de séparatisme, c’est une nouvelle version du déni qui condamne la République à reculer depuis trop longtemps. Pour faire face à la violence, il faut la nommer et la combattre.

Crédit photo : Daina LE LARDIC / EP 2020

Réponse à Julie Lechanteux et Thierry Mariani

Je n’ai pas l’habitude de répondre aux attaques sur Twitter, mais je fais une exception car cet épisode me semble révélateur.

Je suis attaqué ce matin par deux élus du Rassemblement National, Julie Lechanteux et Thierry Mariani : ils m’accusent d’avoir voté le plan de relance européen, auquel je me suis pourtant longuement opposé dans de nombreuses interventions, y compris en séance plénière jeudi dernier au Parlement européen.

Petit problème dans leur démonstration : ce plan de relance n’a même pas été l’objet d’un vote du Parlement… Le Parlement ne votera d’ailleurs jamais sur le principe même de cet emprunt européen, car cela ne relève pas de sa compétence – ce qui constitue d’ailleurs l’un des aspects du problème démocratique qu’il pose. Je n’ai pas entendu Mme Lechanteux ni M. Mariani s’exprimer à ce sujet la semaine dernière, je ne les ai d’ailleurs pas croisés dans l’hémicycle ; s’ils étaient à Bruxelles, sans doute sauraient-ils que le Parlement a voté, non sur le plan de relance, mais sur une résolution, dont le contenu critique précisément l’accord intervenu au Conseil européen à propos de ce plan (article 3 : « Le Parlement n’accepte pas cet accord politique »). C’est pour cette raison que j’ai voté en faveur de cette résolution, comme je l’ai expliqué lors de mon intervention en séance plénière. J’ai voté très clairement contre tous les passages susceptibles de constituer une approbation de l’emprunt européen. Chacun pourra s’il le souhaite vérifier cela en se référant aux comptes rendus publiés sur le site du Parlement.

Pour ma part, je poursuis mon engagement dans le même esprit : la démocratie suppose d’être capables de s’opposer vigoureusement quand il le faut, mais cela n’implique pas de raconter n’importe quoi… Il est bien triste que des élus auxquels des Français ont confié leur voix la discréditent si souvent, par incompétence, par sectarisme ou simplement par paresse intellectuelle.

Enfin, un dernier mot plus particulier à l’attention de M. Mariani : je suis régulièrement la cible de vos attaques, et je n’y ai jamais répondu jusque là. Mais puisque l’occasion s’en présente aujourd’hui, un simple rappel : vous avez été député de l’UMP pendant de très longues années, à une époque où elle était bien éloignée de ce que vous dites défendre aujourd’hui. Comme secrétaire national de ce parti, vous défendiez le TCE, le traité de Lisbonne et le fait de passer de l’unanimité à la majorité qualifiée au Conseil européen, après le « non » au référendum de 2005. Vous entendre aujourd’hui m’accuser de « fédéralisme » est donc – relativement – amusant. « C’est une grande chose que de n’avoir rien fait, mais il ne faut pas en abuser. »

François-Xavier Bellamy

Relation UE-Chine : il est temps de sortir de la naïveté.

« Dès le 28 décembre, le docteur Li Wenliang alertait sur l’apparition d’un nouveau virus dans son hôpital. Pour toute réponse, le gouvernement chinois l’a arrêté et forcé à signer une confession publique. 

Dès la deuxième semaine de janvier, des responsables de l’OMS se sont plaints que la Chine ne transmette pas d’information sur le virus, et retienne des données cruciales pour mesurer sa dangerosité et éviter sa propagation. Des journalistes étrangers ont été expulsés du pays pour avoir évoqué l’épidémie en train de se développer. 

Une leçon pour nous, dans cette période où nos pays occidentaux perdent eux aussi le goût de la liberté d’expression : la capacité à supporter des opinions divergentes est nécessaire si nous ne voulons pas sombrer dans une société d’oppression, mais aussi si nous voulons garder le moyen d’être informés des dangers qui nous menacent. Une démocratie vivante et courageuse protège mieux qu’une dictature qui étouffe toute possibilité d’alerte. 

Si la Chine n’avait pas été un régime totalitaire, si elle avait respecté la liberté d’expression et avait tiré de ces alertes des réponses immédiates pour protéger sa population et prévenir le reste du monde, nous aurions très probablement pu éviter les dizaines de milliers de morts créées par cette pandémie, et la crise économique dévastatrice dont nos pays vont devoir payer les conséquences pour de nombreuses années sans doute. Le parti communiste chinois est directement responsable de ce désastre. 

Cette crise ne conduit pourtant pas le régime chinois à se remettre en question, bien au contraire : il a redoublé ses actions de propagande, y compris dans des pays européens. Il a multiplié avec une espèce d’opportunisme financier les actions dirigées vers des actifs économiques européens… 

Et enfin, nous le voyons aujourd’hui, il a intensifié sa répression, y compris à Hong Kong : il y a quelques jours, le 28 mai, l’Assemblée populaire de Chine a commencé la rédaction d’un projet de loi pour restreindre toutes les libertés des citoyens à Hong Kong. Les services de sécurité chinois pourraient y établir leurs antennes, l’opposition à la politique du gouvernement chinois pourrait être réprimée comme de la subversion ou du terrorisme, et ceux qui oseraient encore s’exprimer librement pourraient être extradés en Chine. Le rouleau compresseur chinois s’abat sur les libertés de Hong Kong au mépris total de l’accord signé avec les Britanniques de 1984. Depuis plusieurs semaines, avec des collègues de plusieurs groupes ici au Parlement, nous alertons sur ce sujet, et je voudrais redire ici mon soutien total aux opposants qui avec un courage incroyable se lèvent encore, avec leur seule voix pour arme, face à l’énorme puissance de la Chine. 

Malheureusement, l’Europe ne leur apporte pas le soutien qu’elle leur doit. Notre civilisation a inventé la démocratie, elle reste terriblement silencieuse aujourd’hui. Silencieuse même devant l’intimidation et le mensonge que la Chine lui impose presque ouvertement. Un fait récent, largement ignoré : fin avril, le Service européen d’action extérieure, la « diplomatie » européenne, publie un rapport sur la crise du coronavirus. Trois fonctionnaires affirment que des passages entiers de ce rapport ont été retirés avant publication : ils décrivaient les méthodes de désinformation utilisées par la Chine sur l’origine de l’épidémie. Et ces passages ont été supprimés… sous la pression de Pékin. Les ambassadeurs des 27 Etats membres ont accepté eux aussi de retirer un passage entier d’un texte qu’ils signaient le 6 mai dernier dans un organe de presse chinois, un passage qui indiquait simplement que l’épidémie avait commencé en Chine. Incroyable soumission aux diktats de ce pays… Des pays attachés à leur souveraineté et conscients de leur responsabilité démocratique auraient dû retirer leur texte au lieu de céder à un tel chantage, et de se rendre ainsi complices des mensonges qui piègent aujourd’hui un milliard trois cent millions de citoyens chinois ! 

Pourquoi nos pays sont ils prêts à trahir, à subir, et à se taire ? 

Il y a longtemps que l’Europe cède du terrain. Pour partie par naïveté. Pour partie aussi parce qu’elle y trouve un intérêt matériel évident, à courte vue. Nous avons tous dans nos poches des produits fabriqués en Chine. Le fait évident que la Chine exploite par exemple même le travail forcé dans ses prisons ne nous a pas fait reculer. Je me souviens de ces cartes postales vendues en décembre dernier dans des supermarchés de Londres, dans lesquelles plusieurs acheteurs avaient eu la surprise de trouver des appels au secours de détenus de Shanghaï. Qui leur a répondu ? La chaîne de supermarché a précipitamment retiré les produits, et nous avons continué d’acheter chinois : la conscience européenne se dissout dans le calcul. 

Notre passivité est pourtant non seulement un renoncement moral, mais aussi une erreur stratégique. En France en particulier, nous consommons depuis longtemps maintenant plus que nous ne sommes capables de produire : notre balance commerciale avec la Chine est déficitaire de 30 milliards par an. Cela implique que nous devenons dépendants, et que notre économie est vouée à être progressivement rachetée par des acteurs étrangers. La Chine a développé une stratégie claire de conquête par le commerce, baptisée les nouvelles route de la soie : elle investit en particulier dans les infrastructures de transport dans le monde entier, en Afrique par exemple, mais aussi en Europe. La part des investissements chinois dans ce domaine est passée de 20 % en 2016 à plus de 50 % dans les années suivantes. 5 des 10 ports les plus importants en Europe, qui sont des points d’entrée essentiels dans notre marché, ont été ciblés par des investissements chinois. Avec notre complaisance étonnante : le port du Pirée par exemple, détenu en majorité depuis 2016 par le chinois Cosco Shipping, a reçu 140 millions d’euros de la banque européenne d’investissement l’année dernière… 

La crise actuelle ne va rien arranger bien sûr : elle fragilise beaucoup d’entreprises européennes, qui deviennent ainsi beaucoup plus vulnérables à des stratégies opportunistes de rachat. Dans cette situation, il est urgent de réagir et de sortir l’Europe de sa léthargie. 

Nous devons être prêts à protéger notre tissu industriel, et en particulier nos entreprises stratégiques, et les Etats doivent pouvoir agir pour cela. Habituellement les règles européennes interdisent aux Etats d’intervenir pour soutenir une entreprise : ces règles ont été suspendues pendant cette crise, et nous voulons qu’elles restent suspendues aussi longtemps qu’il le faudra. 

Nous devons retrouver un climat économique plus sain en Europe, mais cela suppose de mettre fin à la concurrence déséquilibrée que nous imposons à nos entreprises, en restant aveugles au contexte mondial. La commission européenne a refusé par exemple la fusion d’Alstom et Siemens l’an dernier, au motif que cette entreprise deviendrait trop importante en Europe. D’accord ; mais alors comment pouvons nous autoriser le géant chinois CRRC, qui bénéficie du monopole en Chine, et qui est largement soutenu par des aides d’Etat dans son pays, à prendre des marchés en Europe ? Il est totalement avantagé par les règles que nous imposons à nos propres entreprises, et qui ne s’appliquent pas à lui ! Je crois à la liberté de l’économie, à condition que les règles soient les mêmes pour tous… Nous ne pouvons sur ce sujet nous en prendre qu’à notre propre naïveté. Il faut que l’Europe soit cohérente ! 

En attendant ce rééquilibrage, face à l’urgence actuelle, notre président de groupe Manfred Weber a fait une proposition que je soutiens totalement : il faut imposer au moins un moratoire d’un an pour empêcher toute entrée chinoise au capital d’une entreprise européenne. Il serait absolument scandaleux que la Chine tire bénéfice de la crise économique mondiale qu’elle a au moins contribué à causer. 

Enfin, pour éviter que l’épidémie ne resurgisse, nous devons exiger une enquête indépendante sur l’origine et la gestion de cette crise sanitaire dans le monde. Cette enquête, nous devons la mener pour dissuader tout Etat à l’avenir de dissimuler une menace globale ; mais nous la devons aussi à la mémoire de tous ceux qui sont morts et pour les familles endeuillées. Nous la devons pour la cause de la vérité, et l’Europe ne sera pas fidèle à son histoire et à sa vocation si elle ne donne pas pour priorité essentielle à sa diplomatie d’imposer cette exigence. Si nous nous renions, si nous ne respectons pas nos propres principes fondamentaux, comment pouvons-nous espérer être respectés ? 

La Chine est un grand pays, héritier d’une histoire exceptionnelle, qui a mûri une civilisation magnifique. Mais avec le parti communiste chinois, qui a imposé et maintenu son pouvoir depuis plus de soixante ans au prix de dizaines de millions de victimes, nous n’avons ni les mêmes intérêts, ni la même idée du monde de demain, ni la même vision de l’homme et de la société. Bien sûr, il ne s’agit pas de traiter la Chine en ennemie ; mais les européens doivent se rappeler d’urgence que l’histoire est faite de rapport de forces, et que préserver la paix et la liberté l’exigent aussi. Le gouvernement chinois assume de défendre ses objectifs et ses principes ; si nous n’en sommes plus capables, nous serons balayés, à un moment où pourtant le monde a besoin plus que jamais des principes de liberté et de dignité absolue de la personne humaine que la civilisation européenne a mûris. » 



 

Loi Avia et applications de traçage

« Quelles que soient les circonstances, jamais notre pays ne devrait renoncer aux garanties fondamentales qui protègent nos libertés. Des applications de traçage à la loi Avia adoptée aujourd’hui, l’actualité montre qu’il est vital de défendre notre démocratie qui cède en silence sur des principes essentiels. Nous devons lutter contre ce qui menace notre santé, mais aussi contre ce qui endort nos consciences. »

Vivons-nous la fin de notre civilisation ?

Onfray

Entretien avec Michel Onfray et François-Xavier Bellamy, paru dans le Figaro du 25 mars 2015. Propos recueillis par Vincent Tremolet de Villers et Alexandre Devecchio.

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LE FIGARO – Michel Onfray, dans Cosmos, le premier volume de votre triptyque philosophique, vous rappelez la beauté du monde. Nous ne la voyons plus ?

Michel ONFRAY – Nous avons perdu l’émerveillement. De Virgile jusqu’à la naissance du moteur, il nous habitait. Mais depuis, nous avons changé de civilisation : de leur naissance à leur mort, certains individus n’auront vécu que dans le béton, le bitume, le gaz carbonique. Des saisons, ils ne connaîtront que les feuilles qui tombent des quelques arbres qui restent dans leur rue. Il s’agit d’une véritable rupture anthropologique et ontologique : la fin des campagnes, la mort de la province et de la paysannerie au profit d’une hyper cérébralisation. Le vrai problème n’est pas l’oubli de l’être, comme disait Heidegger, mais l’oubli des étants qui constituent le Cosmos.

François-Xavier BELLAMY – Il faut aller plus loin encore : l’homme n’est plus en contact avec la nature qui l’environne, ni surtout avec la nature dont il se reçoit… Nous avons perdu le sens des saisons, mais aussi celui du rythme naturel de notre propre vie. Le citoyen est devenu citadin, et il a oublié que l’homme ne se construit pas ex nihilo, qu’il n’est pas un produit parmi d’autres, artificiel et transformable, dans la société de consommation. Cette négation du vivant va jusqu’au déni de sa propre mort. Prenez la loi sur la fin de vie : le fait de transformer la mort en sédation, en un simple sommeil, par le prodige de la technique, est une façon pour l’homme d’écarter tout ce qui fait sa condition naturelle.

Faut-il être conservateur ?

M. O. – Ni conservateur ni réactionnaire. Contrairement à Alain Finkielkraut ou Éric Zemmour, je ne crois pas que nous puissions restaurer l’école d’hier ni même que ce soit souhaitable. Si je partage leur pessimisme concernant la destruction de la civilisation occidentale par le néolibéralisme qui dicte sa loi, je me distingue d’eux sur les solutions. On ne peut revenir en arrière, sauf à entrer dans une logique de dictature où l’on demanderait à un nouveau César de se couper totalement de l’Europe et du monde en restaurant les frontières. Cela ne me paraît ni possible ni souhaitable. La vérité cruelle est que notre civilisation s’effondre. Elle a duré 1 500 ans. C’est déjà beaucoup. Face à cela, je me trouve dans une perspective spinoziste : ni rire ni pleurer, mais comprendre. On ne peut pas arrêter la chute d’une falaise.

F.-X. B. – Je partage avec vous l’impression de voir une civilisation s’effondrer, et le sentiment que personne n’en a encore vraiment pris la mesure; mais la sagesse ne peut pas être qu’un consentement résigné à ce qui advient! Nous pouvons encore décider, dans nos vies personnelles comme dans nos choix collectifs, de recevoir et de transmettre ce qui dans notre culture demeure fécond, et plus actuel que les faux progrès qu’on nous vend. Malheureusement, de ce point de vue, le débat politique et intellectuel oppose plutôt des liquidateurs de faillite que des décideurs capables de tracer des perspectives.

Plus que la liberté de pensée, la première menace n’est-elle pas l’impossibilité de penser dans la frénésie du monde contemporain ?

M. O. – Un tweet, s’il est bien fait, peut être l’héritier des aphorismes des moralistes du XVIIème siècle. Mais la durée du papillon n’est pas celle de la civilisation. La culture de l’instantané nous empêche de nous projeter dans l’avenir et de nous situer par rapport au trajet qui nous conduit de Constantin à nos jours.

F.-X. B. – Toute l’histoire de la philosophie porte la trace des résistances que chaque époque a opposées à l’effort de la pensée. Chercher une pensée juste, c’est toujours rencontrer bien des obstacles, y compris en soi-même. Mais au-delà des sectarismes et de la médiocrité, qui ont toujours guetté les consciences, notre époque, fascinée par la vitesse, risque singulièrement de priver la réflexion du temps même qui est nécessaire à sa maturation. L’immédiateté du numérique est sans doute la forme la plus concrète de ce risque. L’aphorisme, écrivait Nietzsche, est fait pour être ruminé, longuement médité. Qui médite sur Twitter ?

Le débat intellectuel est de plus en plus étouffant…

M. O. – Cette surveillance, je l’ai expérimentée avec mon livre sur Freud, Le Crépuscule d’une idole. Une avalanche d’insultes m’est tombée dessus. J’ai vu des gens qui, au nom de la liberté d’expression, voulaient interdire la diffusion de mon cours sur France Culture ! On a dit ou écrit que je réactivais le discours de l’extrême droite, que j’étais un pédophile refoulé ou bien encore un antisémite. J’ai alors découvert les dégâts de l’idéologie dominante issue de ce que Jean-Pierre Le Goff nomme justement le «gauchisme culturel» qui est parole d’évangile médiatique. Aujourd’hui, la gauche me méprise tandis que la droite me courtise, ce qui ne m’est pas forcément agréable (rire). Mais, au fond, ça m’est devenu égal car je ne me préoccupe plus de ces catégorisations-là. Je refuse la logique des chiens de Pavlov ! Quand Pierre Bergé dit qu’on doit pouvoir louer les corps des femmes pauvres à des bourgeois riches qui veulent s’offrir des enfants, je dis que ce ne sont pas des propos de gauche, qu’il n’est pas un homme de gauche. Que la gauche au pouvoir souscrive au pire du libéralisme qui marchandise et loue les corps des pauvres est une obscénité : on ne me fera pas croire que je cesse d’être de gauche en ne souscrivant pas au renoncement de la gauche libérale à être de gauche.

F.-X. B. – On mesure le degré de la pression qui s’exerce sur les esprits, la puissance de cette oppression silencieuse, à l’évolution assez rapide des normes qu’elle impose et à l’adaptation conséquente de l’opinion commune. Il y a quelques années, on pouvait encore être contre la gestation pour autrui ; osera-t-on encore l’avouer demain ? Il y a quinze ans, s’opposer au Pacs était réactionnaire ; mais on pouvait être contre le mariage homosexuel, comme d’ailleurs l’immense majorité des élus de gauche à l’époque, sans se voir reprocher d’être homophobe… Aujourd’hui, c’est impossible. Tous ceux qui demeurent cohérents seront accusés un jour où l’autre de «déraper» ; mais les seuls qui dérapent progressivement, au sens littéral du terme, sont ceux qui se laissent aller, par manque de courage et de constance, à ces renoncements successifs.

Vous enseignez tous deux dans des structures parallèles à l’école. Pourquoi ?

M. O. – En 2002, Jean-Marie Le Pen arrive au second tour de l’élection présidentielle. Il est évident qu’il ne sera pas élu. La question est simplement de savoir si Jacques Chirac l’emportera avec 60 % ou 80 % des voix. Personnellement, je ne me sens pas concerné par ce genre de débat qui relevait de la déraison pure. Il n’était pas question pour moi d’aller crier «le fascisme ne passera pas» en compagnie du patronat et de l’Évêché. Je souhaitais donc, dans la mesure de mes moyens, créer une structure qui travaille à « rendre la raison populaire » pour utiliser les mots de Diderot. Ce fut l’Université populaire de Caen. Certes, c’est une goutte d’eau dans l’océan, mais à ceux qui me rappellent que ça n’a pas changé grand-chose, je demande : qu’avez-vous fait, vous, pour changer les choses là où vous étiez ?

F.-X. B. – Il faut multiplier les lieux pour transmettre cet héritage philosophique qui, même lorsqu’il vient de loin, est d’une profonde actualité. Parce que, nous le constatons tous deux, la soif de réflexion est immense… « Les Soirées de la Philo » sont nées de cela. La philosophie est marquée par une forme de gratuité, mais elle répond à un besoin plus profond que jamais, celui de mettre des mots justes sur les questions que nous rencontrons, de susciter un peu de clarté au milieu de la confusion des débats contemporains.

Regrettez-vous l’abandon du latin ?

M. O. – Mon père était ouvrier agricole. Il a quitté l’école à 13 ans, pourtant il savait lire, écrire, compter et penser. Il était capable de faire une lettre sans faute et, quand bien même il n’aurait pas su orthographier quelque chose, il avait le culte du dictionnaire. Depuis, l’idéologie issue du structuralisme a dévasté l’enseignement. Elle considère que la langue est déjà là, avant même notre naissance, hors de l’histoire ! Dans ces conditions, plus besoin de l’apprendre… La théorie du genre procède également du structuralisme négateur d’histoire et de réalité : pas de corps, pas de sexe, pas de biologie, pas d’hormones, pas de testostérone, mais de la langue et de l’archive. Nous ne serions que des constructions culturelles. C’est de cette idéologie datée mais active comme un déchet nucléaire dont il faudrait se débarrasser; ensuite, on pourrait poser la question du grec et du latin. Mais l’affaire est déjà pliée…

F.-X. B. – Sur la question du latin, la gauche au pouvoir consacre une nouvelle fois le triomphe du marché : le latin n’est pas utile pour l’emploi et la croissance, supprimons-le. C’est la poursuite d’une logique qui consiste à penser que l’école a d’abord pour fonction de préparer le futur adulte à la vie économique. Cette logique achève en même temps de condamner un enseignement qui aurait pour but de transmettre les fondements de notre culture. Notre système scolaire est voué à la déconstruction plutôt qu’à l’apprentissage. Mais ceux qui organisent cette école de la négation -qui dénonce la langue comme sexiste, accuse la lecture d’élitisme, morcelle l’histoire, bannit la mémoire, condamne les notes et adule le numérique- ont oublié ce qu’ils en avaient eux-mêmes appris. Le propre de cette génération, c’est une immense ingratitude, qui se complaît à déconstruire la culture dont elle a pourtant reçu toute sa liberté…

Le retour du religieux est-il une bonne nouvelle pour l’intelligence ?

M. O. – On pensait que la sortie de l’ère religieuse verrait la naissance de l’« ère philosophique et positive » pour reprendre le vocabulaire d’Auguste Comte. Il n’en est rien. Les gens préfèrent toujours des mensonges qui les rassurent à des certitudes qui les inquiètent. Néanmoins, je crois qu’on assiste moins au retour du religieux qu’à l’avènement de l’islam. Je ne suis pas sûr que le judaïsme ou le christianisme se portent très bien. Certes, des chrétiens descendent dans la rue pour protester contre le mariage homosexuel, mais cela signifie-t-il pour autant la grande santé chrétienne, du moins en Europe ? Je ne crois pas… Une civilisation se construit toujours avec une religion qui utilise la force. Si l’Église est tolérante aujourd’hui, c’est parce qu’elle n’a plus les moyens d’être intolérante. L’islam a aujourd’hui les moyens d’être intolérant et ne s’en prive pas. Reste que c’est la spiritualité chrétienne qui a rendu possible l’Occident. Aujourd’hui, une religion laisse la place à une autre religion. Quand le pape François, dont le métier consiste à apprendre à la planète entière qu’il faut tendre l’autre joue, affirme qu’il frapperait celui qui parlerait mal de sa mère, on se dit que le christianisme est mort ! L’islam qui lui succède fait l’économie de dix siècles de philosophie : quid du cogito, de la raison, de la laïcité, de la démocratie, du progrès ? La raison disparaît quand la foi fait la loi. Et la disparition de la raison n’est jamais une bonne nouvelle…

F.-X. B. – Un positivisme mal digéré nous a fait exclure la question de Dieu de la sphère de la raison. C’est une catastrophe. S’en est suivie une conception très sectaire et dogmatique de la laïcité, qui voudrait que parler de Dieu soit contraire à l’ordre républicain. On vivrait bien mieux la réalité du fait religieux, qui fait partie depuis toujours de l’expérience humaine, si on pouvait en parler ensemble dans l’espace public, du point de vue de la raison commune. Après tout, dans le monde occidental, aux États-Unis par exemple, il y a dans certaines branches de la philosophie une théologie rationnelle qui se porte plutôt bien, et qui discute sérieusement de la question de l’éternité du monde ou de la représentation de Dieu… De notre côté, nous avons voulu refouler de force la religion dans l’ordre de la psychologie, de l’intime. Du coup, nous prenons en pleine figure l’émergence d’un islam qui se déploie par le pathos, par l’affect, et avec lequel nous nous sommes rendus incapables de discuter. C’est peut-être l’une des raisons de la violence qui resurgit, et qui naît de l’impossibilité du dialogue.

Que dire à un jeune de 20 ans ?

M. O. – Le bateau coule, restez élégant. Mourez debout…

F.-X. B. – Nous sommes vivants. Quelles que soient les circonstances, l’histoire n’est jamais écrite d’avance : le propre de la liberté humaine, c’est de rendre possible ce qui, en apparence, ne l’était pas…

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Ce débat a fait l’objet d’une analyse dans la revue de presse d’Europe 1, par Natacha Polony ; d’une chronique du journaliste et philosophe Gérard Leclerc, sur Radio Notre Dame ; et d’un article dans le quotidien italien Il Foglio.

Gleeden, ou la société de la solitude

Transcription d’un entretien relatif à « l’affaire Gleeden » pour Radio-Vatican. Propos recueillis par Manuela Affejee.

Quelle est votre réaction par rapport à cette affaire Gleeden ?

D’abord, c’est triste parce que devant une situation comme celle-ci, on est condamné à apporter une mauvaise réponse. Les AFC (Associations Familiales Catholiques) ont entrepris une action très louable pour mettre un terme à cette campagne de promotion, qui ne peut qu’avoir des conséquences néfastes sur la vie des familles et sur l’équilibre des couples. Malheureusement, en intentant une action de cette nature, on prend toujours le risque de faire à ce site une publicité gratuite, ce dont finalement il rêve. Je regrette donc cette « affaire » au sens où, effectivement, je crois qu’il était nécessaire d’agir de façon juste et adéquate pour témoigner de la dimension néfaste de cette campagne ; et en même temps, c’est vrai que cela contribue paradoxalement à la promotion de ce site, et on ne peut que le regretter.

Pour les promoteurs, les responsables de ce site, il est normal de poursuivre cette campagne au nom de la liberté d’expression. C’est donc la liberté d’expression qui est invoquée ici, dans la suite des attentats contre Charlie Hebdo. Est-ce selon vous un argument recevable ?

Il y a deux choses à en dire. La première, c’est que dans nos pays occidentaux, et peut-être singulièrement en France, une forme de nihilisme partagé fait que la liberté d’expression n’est jamais reconnue qu’à des discours qui détruisent, qui dissolvent – à des discours corrosifs. C’est vrai évidemment de Charlie Hebdo, qui en était l’incarnation. Cette liberté d’expression n’est mise qu’au service de la dérision. Exactement de la même façon, Gleeden revendique aujourd’hui une liberté d’expression, mais qui n’est mise qu’au service de la destruction. On retrouve d’ailleurs dans la campagne de promotion de Gleeden exactement la même forme d’ironie, l’humour corrosif qui vient remettre en question ce à quoi vous accordiez une valeur, votre couple et l’amour que vous avez pour votre conjoint. Cette ironie vient dissoudre la solidité, la stabilité de votre famille. Au fond, la liberté d’expression n’est jamais mise qu’au service de l’esprit critique, c’est-à-dire de la mise en crise permanente de tout ce qui voudrait demeurer solide dans la vie de notre société.

Mais quand on prétend critiquer cet humour corrosif, cette obsession qui consiste à tout dissoudre, à tout défaire au nom d’une liberté nihiliste – à ce moment-là, la liberté d’expression ne vous est plus reconnue. A ceux qui critiquent Gleeden, on ne reconnaît pas le privilège de la liberté d’expression ; c’est toujours par la caricature qu’on leur répondra. Par conséquent, cette liberté d’expression ne va jamais que dans un seul sens. Elle n’est que la liberté du vide, et non la liberté de construire ; la liberté de détruire, et non pas celle de fonder. C’est la première chose qu’on peut dire.

Et puis la deuxième chose, c’est que la liberté d’expression, à l’intérieur d’une société, ne peut jamais être pensée sans limites. C’est impossible. A force de promouvoir sans cesse une liberté d’expression qui ne se veut pas responsable, qui ne s’accompagne pas de limites pensées et fixées en commun, on ne peut en réalité que la détruire de l’intérieur. C’est d’ailleurs ce que l’on a parfaitement vu en France, dans le débat qui a suivi les attentats atroces perpétrés contre Charlie Hebdo : on a parlé de liberté d’expression sans arrêt pendant un mois, en défendant une liberté absolue et irresponsable ; mais finalement, la seule réponse à laquelle parviennent les pouvoirs publics, c’est une suite de mesures qui imposent une coercition nouvelle dans le discours, dans la publication, dans la pensée. C’est une évidence que la liberté d’expression doit nécessairement s’accompagner de limites, et du sens de la responsabilité à laquelle engage tout acte libre. Par voie de conséquence, il ne peut jamais être question de l’invoquer comme un principe définitif qui mettrait fin à toute discussion.

On promeut ouvertement certains comportements comme l’infidélité ; ceux qui s’y opposent sont taxés de ringardise. Selon vous, que révèle cette affaire et ses corollaires de notre société ?

Il faut rappeler que cette campagne révèle une situation, mais aussi la produit… La campagne de Gleeden n’est pas simplement un symptôme, elle sera cause elle-même de souffrance. En voyant ces affiches, je pense à tous les couples qui seront brisés, à toutes les familles qui seront déstabilisées, et tout simplement à tous les conjoints qui se laisseront inquiéter par une forme de méfiance. Car ce que Gleeden propose, il faut le rappeler, c’est une solution pour tromper son conjoint sans aucun risque, en étant mis en relation avec des personnes qui sont toutes dans l’intention de mentir et de se cacher. Et par voie de conséquence, il devient impossible de faire confiance à celui ou celle avec qui, pourtant, on a choisi de partager tout de sa vie, et de construire toute sa vie.

On voit bien que Gleeden contribue à la désagrégation de la société contemporaine, et l’entreprise est de ce point de vue-là à la fois un symptôme et une cause, un accélérateur de cette désagrégation. Nous vivons dans une société individualiste, une société de la défiance, au point que toute relation à l’autre devient difficile. Et on le voit jusque dans cette relation pourtant la plus intime, celle qui se noue au sein du couple – ce lieu où, justement, la confiance devrait pouvoir être certaine et s’établir dans la durée. La fidélité que se promettent les époux est en fait le même mot que celui de confiance, il a la même origine latine ; mais dans une société d’individualisme absolu, même cette confiance la plus essentielle se trouve fragilisée de l’intérieur. La conséquence de cette désagrégation, c’est évidemment une très grande solitude des individus. Nous vivons l’accomplissement de ce que le sociologue Zygmunt Bauman appelle « la société liquide », ou « l’amour liquide » : une société où plus aucun lien ne se constitue de manière solide, où plus aucune relation ne peut s’établir de façon durable, une société liquide où les individus sont atomisés et isolés, chacun étant toujours ramené à son propre intérêt, à son plaisir individuel. Ils sont séparés les uns des autres et ne peuvent plus faire confiance à personne, y compris à leurs conjoints, à la personne avec laquelle pourtant ils ont choisi de partager tout de leur vie. Dans cette dissolution qui rend individualiste même l’expérience amoureuse, il n’y a d’ailleurs plus de conjoints, il n’y a plus que des « partenaires ».

Le résultat de cette évolution, c’est le grand drame de la solitude contemporaine qui nous menace. Après avoir détruit toutes les solidarités familiales, il ne servira à rien de déplorer le sentiment d’insécurité – sociale, économique, affective… – qui panique nos contemporains. Il ne servira à rien de dénoncer la solitude qui gangrène nos sociétés, et de regretter son coût politique. Car il y a un coût énorme, pour la société, de l’explosion des foyers, de la dissolution des familles et même de l’incapacité de beaucoup de jeunes aujourd’hui à fonder une famille, à s’engager vraiment dans leur vie affective avec confiance. Ce n’est pas la peine de critiquer la défiance généralisée, et de s’en plaindre, si nous passons notre temps à faire la promotion, sur les murs de nos métros, dans nos bus et dans toutes nos villes, à portée de tous les regards, d’une solution sûre et sans risque pour soi de tromper celui à qui pourtant on a promis la plus absolue des confiances, la fidélité dans l’amour – au nom d’un bonheur qui ne serait que celui d’une consommation individualiste, sans souci de vérité dans la relation à l’autre.

Gleeden est-il le symptôme d’une société qui n’a plus de valeurs ?

A titre personnel, je me méfie beaucoup de ce mot de « valeur », parce qu’il peut servir à désigner tout et n’importe quoi. Après tout, l’individualisme absolu est aussi une valeur et il accorde une valeur à certains comportements, à certaines actions. Vous savez, les valeurs sont très relatives. Elles sont le produit d’une évaluation. Tout le monde n’accorde pas aux choses la même valeur. D’ailleurs, l’entreprise Gleeden, sur son site, revendique le fait d’avoir des valeurs : il y a des « valeurs » de la « communauté Gleeden ». Évidemment, ces valeurs sont le respect du secret comme condition du mensonge et de la trahison… Vous le voyez, il faut donc se méfier beaucoup de ce terme de « valeur ».

Ce qui est certain, c’est que Gleeden contribue à cette dissolution de ce qui, dans la société, a objectivement une valeur, c’est-à-dire la famille. La famille est une valeur ajoutée pour la société. Elle est même la valeur ajoutée sur laquelle se fonde toute société. On peut définir cette valeur ajoutée : fonder une famille, c’est construire une unité qui est plus que la somme des individus qui la compose, s’engager dans une aventure féconde, et qui constitue ce lien élémentaire d’où naît toute société. C’est dans les familles que se structure la vie de la société d’aujourd’hui ; c’est en elles aussi que se prépare son avenir. Par voie de conséquence, la famille n’est pas une valeur parmi d’autres : elle est ce sur quoi repose toute la société. Elle est, pourrait-on dire, ce qui a de la valeur, objectivement, pour chacun d’entre nous, indépendamment même d’ailleurs de notre propre situation familiale. Elle est notre bien commun, notre valeur partagée la plus absolue. Par voie de conséquence, dissoudre la famille ou contribuer à sa dissolution, c’est nécessairement mettre en danger très concrètement notre vie en société.

Pensez-vous qu’il y a une faille dans la transmission de ce bien commun ?

On ne peut que le constater. Il suffit de considérer la difficulté que beaucoup de jeunes ont à s’engager dans une vie de famille, à s’engager dans une vie de couple durable et stable, pour comprendre que le sens de l’engagement n’a peut-être pas été transmis, que la certitude de la possibilité et de la fécondité de cet engagement n’est pas venu jusqu’à la jeune génération. Et pourtant, ils y aspirent tellement ! Maintenant, il serait parfaitement inutile et stérile de chercher interminablement des « coupables » de cette rupture de la transmission ; ce serait complètement absurde. Mais arrêtons-nous peut-être simplement sur ce point : je crois qu’il est urgent, pour aujourd’hui et pour demain, que les parents, que les grands-parents aussi, puissent à nouveau parler à leurs enfants, à leurs petits-enfants, de cette valeur infinie de la famille dont on s’émerveille si peu souvent, dont on n’a plus l’habitude de s’émerveiller. La fin du vingtième siècle a répété le mot célèbre de Gide, « Familles, je vous hais », comme une longue déclaration de guerre à la famille, considérée comme une forme bourgeoise, dépassée, dégradée et dégradante ; mais le résultat, nous le voyons, c’est la détresse absolue des individus désormais abandonnés à eux-mêmes, à leurs pulsions, à leurs calculs, à leurs intérêts – abandonnés à une solitude absolue, incapables de construire des relations confiantes, authentiques et vraies, dans la durée. Si nous poursuivons ainsi, cette génération est condamnée à vivre dans la solitude, et – pire que tout – à vieillir, à souffrir et à mourir dans cette solitude. Il n’est pas besoin de chercher plus loin la cause des nombreuses difficultés politiques et sociales que nous rencontrons aujourd’hui. Il n’y a qu’une seule solution : je crois qu’il est urgent et nécessaire de transmettre à nouveau le sens de la famille, le sens de sa valeur et de sa fécondité, et la soif du bonheur que l’on peut trouver dans la belle et difficile aventure d’une vie de famille.

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Ecouter l’interview en podcast :

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Pourquoi nous devrions tous défendre la liberté de conscience

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La loi Taubira ayant été adoptée, le prochain débat s’ensuit immédiatement : celui de l’objection de conscience, que réclament des milliers de maires et d’adjoints (y compris de gauche) qui considèrent comme une grave injustice la mutation profonde de la famille et de la filiation qu’entraîne le « mariage pour tous. »

Avec le sens du respect, du dialogue et de la nuance qui lui est coutumier, Pierre Bergé déclarait hier qu’il faut « faire soigner » ces élus récalcitrants – rien de moins – au motif qu’il ne saurait y avoir aucune liberté vis-à-vis des lois de la République. On se souviendra que la tactique qui consiste à traiter des opposants politiques comme des malades psychiatriques a été communément utilisée par les régimes totalitaires au XXème siècle ; mais bien sûr, avec la vigilance démocratique exemplaire qui les caractérise, les grands médias ont oublié de le signaler. (Ils ont également oublié de rappeler que le même Pierre Bergé, il y a moins de dix ans, appelait à la liberté de conscience des maires, en publiant un « manifeste pour l’égalité » qui appelait les élus à violer la loi établie pour célébrer partout des mariages homosexuels…)

Au-delà de ces menaces aussi incohérentes qu’inquiétantes, on peut lire dans le débat actuel une surprenante incompréhension de la nature même de l’objection de conscience, et plus largement du rapport de la conscience individuelle à la loi politique. Pour y répondre, à mon humble mesure, je reproduis ici un article que j’ai publié récemment sur le sujet, en espérant qu’il pourra contribuer à éclairer l’intelligence – et la conscience – de chacun, dans le dialogue difficile et nécessaire qui commence.

C’est aussi pour témoigner de l’urgence d’un authentique respect des consciences, exigence qui devrait nous rassembler indépendamment de nos positions individuelles sur la loi Taubira, que je retournerai manifester le 26 mai prochain, avec des centaines de milliers de Français qui espèrent que notre démocratie retrouve bientôt le chemin du progrès !

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La conscience et la loi

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Deux voies pour l’autorité politique

Pourquoi obéissons-nous à la loi ? La première raison qui nous conduit à nous conformer à ce que prescrit le droit, c’est le fait que toute loi s’accompagne nécessairement de la menace d’une sanction : si je ne paye pas mes impôts, je risque d’aller en prison. Voilà le calcul spontané, primitif mais efficace, qui conduit généralement à renoncer à l’infraction parfois tentante pour plier notre conduite à la norme commune. De ce fait, une règle dont l’entorse n’est plus réellement sanctionnée devient bientôt obsolète : lorsque les peines ne sont plus effectives, les lois ne sont plus efficaces.

Cependant, ce calcul primitif nous enferme dans un simple rapport de contrainte : il ne contient en lui-même aucune exigence de justice. C’est ici qu’on distingue une société vraiment démocratique : si la peur du gendarme demeure toujours le commencement de la sagesse, elle ne doit rester qu’un commencement, et laisser place à un autre rapport à la loi : dans une société libre, le citoyen obéit aux lois parce que cela est juste. Seule cette seconde raison permet de concilier l’obéissance à la règle avec la liberté individuelle.

Il y a donc deux motifs pour expliquer le respect des lois, deux fondements possibles pour asseoir l’autorité politique : la peur, ou l’adhésion. La contrainte, ou l’obligation. La force, ou la conscience. On l’a dit, ces deux principes ne sont pas toujours exclusifs dans la pratique ; mais en droit, ils supposent un choix radical, duquel dépend depuis toujours la nature même de l’autorité politique. L’antique tragédie de Sophocle éclaire l’opposition irréconciliable de ces deux voies. La première est celle de Créon, qui affirme que les commandements doivent être suivis pour la seule raison que le souverain, qui possède pour lui la force, les a fixés. La seconde est celle d’Antigone, qui réplique que rien, pas même le risque de la mort, ne la contraindra à fuir la seule obligation qui puisse compter pour elle, l’impératif de justice reçu en conscience.

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La reconnaissance juridique de la conscience, critère décisif de la démocratie

C’est donc l’importance accordée à la conscience qui distingue Créon d’Antigone. Là se joue ce choix absolu, qui n’admet pas de degrés : il faut donner la première place à la conscience, ou bien ne lui en laisser aucune. Il faut faire le choix politique, collectif, d’Antigone ou de Créon. De notre décision dépendra la forme de la société dans laquelle nous vivons. Une authentique liberté politique ne peut se fonder que sur l’exigence du respect des consciences : parce que la loi trouve sa justification dans le fait qu’elle répond à la recherche partagée de la justice, alors il est nécessaire de permettre à chacun de contribuer personnellement à son élaboration. De là s’ensuivent les procédures électives, parlementaires, référendaires, la liberté d’expression et d’association, et tant d’autres dispositions qui rendent effective la primauté donnée à la liberté de conscience. Si, à l’inverse, la conscience individuelle ne mérite aucun respect, alors à quoi bon parler de démocratie ?

La reconnaissance progressive de la dignité de toute personne, qui a émergé en Europe à la faveur de plusieurs siècles de philosophie et de théorie du droit imprégnées de christianisme, a abouti à l’affirmation politique des droits de la conscience. Dans des pages décisives, st. Thomas d’Aquin affirme clairement, en s’inspirant de l’intuition augustinienne, qu’une loi injuste ne saurait constituer une obligation pour le citoyen – et que résister à cette loi est parfois la véritable obligation. A partir de ces réflexions, la question décisive de la philosophie du droit n’est plus celle de la place de la conscience, désormais acquise, mais plutôt le difficile problème de la détermination des critères concrets permettant de reconnaître objectivement une loi comme injuste. Il est alors entendu que, dans une situation avérée d’injustice, le devoir moral commande de s’opposer à la loi. La Seconde Guerre mondiale voit s’incarner, dans les résistances européennes, une forme de contestation qui dépasse par son universalisme ce que pouvaient être par le passé, et jusqu’au début du XXème siècle, les mouvements de soulèvement nationalistes face aux invasions. Pour le résistant français, par exemple, il ne s’agit pas seulement de lutter pour la libération du pays, mais aussi et surtout contre le nazisme, considéré comme un mal politique et moral objectif. Cette même conviction inspirera les actions de résistance allemande à Hitler, de Stauffenberg aux étudiants munichois de la Rose blanche.

Ce tournant sera scellé par les procès de Nüremberg, qui constituent un moment décisif dans l’histoire du droit. Pour la première fois, des hommes sont jugés – et condamnés – pour avoir agi d’une façon qui pourtant, au regard du droit positif, était parfaitement et absolument légale. Le troisième Reich, arrivé au pouvoir par la voie des urnes, sans aucun coup de force ni aucune irrégularité, s’était distingué – suprême degré dans l’horreur – par son caractère parfaitement légaliste du point de vue formel. De ce point de vue formel, le droit nazi était donc pleinement valide. Et pourtant, les juges de Nüremberg décideront de sanctionner des responsables, parmi lesquels des hauts fonctionnaires ou des officiers, pour avoir appliqué ces lois, eux dont c’était pourtant le métier. Il fallait nécessairement pour cela invoquer une instance supérieure à la loi, à laquelle l’obligation morale fondamentale commande d’obéir en premier : cette loi de la conscience, que rien ne saurait faire taire, et que nous sommes toujours inexcusables de n’avoir pas entendue et suivie. C’était choisir la liberté de la conscience contre la soumission aveugle aux édits du pouvoir – choisir Antigone contre Créon. Ce choix juridique essentiel peut être relié à la reconnaissance de l’objection de conscience, notamment dans la tradition juridique française à l’occasion de quelques « cas de conscience » célèbres, comme la guerre d’Algérie ou la pratique de l’interruption volontaire de grossesse.

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La conscience menacée ?

La reconnaissance de l’objection de conscience est souvent décrite comme une conquête de la gauche. Et pourtant, c’est la gauche qui, aujourd’hui, menace dangereusement de revenir sur ce choix si décisif. A l’occasion du mariage homosexuel, le président de la République s’est illustré dans l’une de ces volte-face dont il a le secret. Devant dix sept mille Maires réunis en Congrès, il rappelle que les élus peuvent faire appel au principe de l’objection de conscience pour ne pas célébrer des mariages qui heurteraient les principes de leur conception de la famille. La déclaration suscite l’intérêt des médias ; et le lendemain, après avoir reçu deux représentants des associations LGBT, M. Hollande déclare laconiquement qu’il « retire » cette liberté de conscience. Une telle légèreté fait frémir, lorsqu’on prend la mesure des enjeux…

L’épisode est instructif : il dit l’inconsistance de la réflexion, au plus haut niveau de l’État, sur une question qui, comme nous avons tenté de le montrer, est pourtant décisive. Le flot de réactions qui s’en est ensuivi montrait d’ailleurs, hélas, que plus personne ne sait exactement ce que signifie la conscience. Loin qu’il s’agisse d’une liberté laissée à chacun de choisir dans les lois celles qui lui plaisent ou non, elle désigne au contraire l’exigence individuelle qui consiste à se reconnaître obligé devant la loi comme devant un impératif intérieur, et non pas simplement une contrainte extérieure. Si j’obéis à la loi, c’est parce que cela est juste, et non parce que j’y suis contraint. Cela suppose que mon obéissance demeure conditionnée à la justice de la loi… Parmi les détracteurs improvisés de la liberté de conscience, lequel oserait assumer qu’il faut obéir à tous les ordres du pouvoir en place, même lorsque je sais qu’ils produisent une injustice ?

Rappelons donc que l’objection de conscience n’a rien d’un choix de facilité, ou de convenance. C’est une décision grave, qui suppose d’être fondée sur des raisons solides et fortes, sur une considération générale et non personnelle de la loi. Mais c’est un choix parfois nécessaire. Si elle n’accepte pas de le reconnaître et de le protéger, la force publique transforme inéluctablement (quand bien même ce serait apparemment indolore, insensible) la liberté de la société civile en l’uniformité d’une dictature. Et elle transforme ainsi la loi en pure contrainte.

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Sauver la loi

Car au fond, c’est cette question qui est posée. Qu’est-ce qu’une loi ? A cette question, le positivisme juridique classique apportait une réponse simple : une loi est un commandement assorti de la menace d’une sanction. Mais cette réponse est objectivement, pour l’idéal démocratique, insuffisante et dangereuse. Insuffisante, parce qu’elle ne suffit pas à rendre raison de la nature propre de la loi. Après tout, si l’on s’en tient à ces deux critères, rien ne distingue l’injonction du percepteur de celle du voleur de grand chemin. Le premier dit : « Si vous ne payez pas l’impôt, vous irez en prison. » L’autre commande : « La bourse ou la vie ! » Dans les deux cas, nous avons affaire à un commandement assorti de la menace d’une sanction ; pourtant, l’un doit normalement nous obliger, en conscience ; mais à l’autre, seule la violence peut nous faire obéir. Si le percepteur commande de façon légitime, c’est que son injonction ne dépend pas de lui, mais d’un principe qui le dépasse. C’est qu’il est juste de contribuer au bien commun dans la mesure de ses moyens, alors qu’il est nécessairement injuste de devoir se dépouiller de son bien pour le seul profit de plus fort que soi.

Un Etat qui refuserait de considérer que, en dernier ressort, l’obligation juridique ne peut trouver de fondement que dans la primauté de la conscience, deviendrait comparable à ce bandit de grand chemin, dont les injonctions n’ont d’autre fondement que la violence dont il peut les accompagner. Au fond, la nature même de l’autorité politique se joue donc dans sa capacité à reconnaître ou non le droit à l’objection de conscience. La majorité actuelle saura-t-elle s’en souvenir ? Tout gouvernement qui veut contribuer par son autorité à la construction jamais achevée d’une société libre, comme tout législateur qui veut authentiquement produire des lois, doit commencer par reconnaître comme un principe essentiel et intangible le respect et la protection de la liberté de conscience de chaque citoyen, pourvu que son exercice soit suffisamment précis et exigeant pour que rien ne puisse faire craindre qu’il soit détourné de sa signification première.

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« Une patrie intellectuelle »

Une fois n’est pas coutume, je me contente de reproduire ici quelques extraits d’un texte entendu aujourd’hui : il s’agit du discours prononcé par le doyen de l’Assemblée Nationale, François Scellier qui, comme le veut la coutume, a ouvert cet après-midi les travaux de la nouvelle législature. Le bref discours qu’il a prononcé à cette occasion est tout simple, comme sa brièveté l’exigeait ; mais il pose, non sans humour, de bons principes et de belles questions. Il restera sans doute totalement ignoré, et c’est dommage : si les débats parlementaires qui s’ouvriront bientôt pouvaient être à l’image de ces premiers mots, nous serions des électeurs comblés…

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Discours du Président de Séance, François Scellier

Monsieur le ministre, mes chers collègues, je dois au seul privilège de l’âge d’ouvrir aujourd’hui les travaux de notre assemblée. C’est un honneur, le plus grand peut-être de ma vie de parlementaire.

Vous comprendrez que je ressente une forte émotion à cet instant, comme sans doute nos 218 collègues qui se sont installés pour la première fois dans cet hémicycle. Cette émotion est d’autant plus forte qu’outre la présence de ma famille à la tribune je sais que ma maman, qui vient d’avoir cent ans, me regarde à la télévision. (Applaudissements.)

J’ose à peine parler d’elle, de crainte de désespérer, si je bénéficie des mêmes gênes, ceux qui attendent sûrement avec une certaine impatience de prendre ma place et qui pourraient se demander si je ne serais pas capable de renouveler l’exercice à la prochaine législature. (Rires et applaudissements.)

Cette présidence du doyen d’âge, par laquelle commence chaque législature, exprime ce miracle de la démocratie et de la république (…) : au-delà de la majorité et de l’opposition, nous sommes tous ensemble l’Assemblée nationale et non l’assemblée des partis. Au-dessus de chacun d’entre nous et de nos différences, il y a la République une et indivisible, qui s’impose à nous comme une exigence non pas seulement politique, mais aussi morale.

C’est une cause que, dans les affrontements inhérents à toute démocratie, nous ne devons jamais perdre de vue, quelle que soit la passion légitime que nous mettons dans nos débats.

C’est un devoir plus grand encore dans les circonstances où se trouve notre pays, alors qu’il doit affronter des crises d’une gravité telle qu’elles peuvent mettre en danger, nous le pressentons tous, notre indépendance, voire notre démocratie. (…)

Dans les circonstances actuelles, je vous le dis, mes chers collègues, les Français ne nous pardonneraient pas une autre attitude que celle inspirée par une saine vertu républicaine. (…) Comme l’a si bien écrit Tocqueville au sujet de la Révolution française, faisons de notre assemblée législative une « patrie intellectuelle » où tous les arguments peuvent être entendus, où le sérieux des débats prévaut sur les effets de manche, où l’intérêt général structure notre action.

Soyons des éveilleurs de conscience. (…) En ces temps difficiles, nous devons veiller à conserver le bon sens comme boussole et le bien commun comme horizon.

Mes chers collègues, ce petit exercice de prise de recul n’est pas une invitation à la contemplation. C’est bien davantage un exercice de salubrité intellectuelle pour se poser les bonnes questions : pourquoi, comment et pour qui nous sommes-nous engagés ?

Entré tard en politique, j’ai parcouru le trajet classique d’un élu de terrain. Je dois avouer que ce n’est pas la plus mauvaise école. Je vous ai parlé du privilège du doyen en commençant ce propos, mais je ne compte pas en abuser longtemps. Pour clore cette réflexion sur notre mission de parlementaire, je vous livre ces mots de Tzvetan Todorov : « L’existence humaine ressemble à ce jardin imparfait […]. Elle est ce lieu où nous apprenons à fabriquer de l’éternel avec du fugitif, où le hasard d’une rencontre se transforme en nécessité de vie. »

Cette sagesse, transposée au mandat que le peuple français nous a confié, nous commande d’être des jardiniers conscients que les tailles, les coupes, les semis auront plus ou moins d’effets, bénéfiques ou non, de court ou de long terme. En dépend la floraison ou son dépérissement.

C’est donc en jardiniers responsables que nous devons nous comporter, toujours soucieux de la prochaine récolte. (Applaudissements.)

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